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Article de revue

Les régions-pilotes dans le développement économique de l'Europe du Nord-Ouest

Pages 747 à 766

Notes

  • [*]
    René Leboutte, Professeur, titulaire de la Chaire Jean Monnet (ad personam) en Histoire de l’intégration européenne, Directeur d’Études Master en Histoire européenne contemporaine, Université du Luxembourg, Campus Walferdange, Route de Diekirch / BP 2, L-7201 Walferdange.
  • [1]
    S. Pollard (dir.), Region und Industrialisierung. Studien zur Rolle der Region in der Wirtschaftsgechichte der letzten zwei Jahrhunderte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1980 ; Ch.F. Sabel, « La riscoperta delle economie regionali », Meridiana, t. 3, 1988, p. 13-71 ; Ch.F. Sabel, « Regionale Industrialisierung », Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1992-1, p. 11-112 ; P. Hudson (dir.), Regions and industries. A perspective on the industrial revolution in Britain, Cambridge, 1989, p. 1-112 ; R. Schulze (dir.), Industrieregionen im Umbruch. Historische Voraussetzungen und Verlaufsmuster des regionalen Strukturwandels im europäischen Vergleich, Essen, Klartext, 1993.
  • [2]
    J. Labasse, L’Europe des régions, Paris, Flammarion, 1991, p. 30 et 36.
  • [3]
    R. Leboutte, Vie et mort des bassins industriels en Europe, 1750-2000, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • [4]
    H. Madurowicz-Urbanska, « Aspects of micro- and macroanalysis in historical socio-economic regionalization », Studia Historiae Œconomicae, vol. 13, Poznan, 1978, p. 26-39 ; H. Madurowicz-Urbanska, « Remarques sur la méthodologie des régions économiques et leurs valeurs épistémologiques », Studia Historiae Œconomicae, vol. 15, Poznan, 1980 (1981), p. 87-93.
  • [5]
    H. Madurowicz-Urbanska, « Remarques sur la méthodologie des régions économiques », p. 87-88.
  • [6]
    R. Leboutte (dir.), Proto-industrialisation : Recherches récentes et nouvelles perspectives. Proto-industrialization : Recent Research and New Perspectives, Centre d’Histoire économique internationale, Université de Genève, Genève, Droz, 1996.
  • [7]
    R. Leboutte, Histoire économique et sociale de la construction européenne, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2008 ; S. Schirmann, « Le Conseil syndical interrégional Saar-Lor-Lux. Un coin d’Europe en marche ? », dans M. Dumoulin (dir.), Réseaux économiques et construction européenne, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2004, p. 317-327 ; S. Schirmann, « Les syndicats français et la perception du régionalisme au cours des années 1970 », dans M.-T. Bitsch (dir.), Le fait régional et la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 71-83.
  • [8]
    J.-F. Eck, P. Friedemann, K. Lauschke (dir.), « La reconversion des bassins charbonniers. Une comparaison interrégionale entre la Ruhr et le Nord/Pas-de-Calais / Strukturwandel in altindustriellen Regionen. Nord/Pas-de-Calais und das Ruhrgebiet im Vergleich », Revue du Nord, hors série, coll. Histoire, n° 21, 2006.
  • [9]
    E.A. Wrigley, Industrial Growth and Population Change. A Regional Study of the Coalfield Areas of North-West Europe in the Late Nineteenth Century, New York, Cambridge U.P., 1961.
  • [10]
    K. Tenfelde (dir.), « Raumbildung als mentaler Prozess : Schwerindustrielle Ballungsregionen im Vergleich », Mitteilungsblatt des Instituts für soziale Bewegungen, 39, Bochum, 2008.
  • [11]
    J. Wodz, Haute-Silésie. L’espace déchiré. Spécificité d’une région fort industrialisée, Katowice, 1990.
  • [12]
    F. Pyke, G. Becattini, W. Sengenberger (dir.), Distretti industriali e cooperazione fra imprese in Italia, Firenze, Banca Toscana, 1991; G. Becattini (dir.), From industrial districts to local development : an itinerary of research, Northhampton (MA), Edward Elgar, 2003.
  • [13]
    M. Prak, « Regions in the Early Modern Europe », dans Proceedings. Eleventh International Economic History Congress, Milan, September 1994, Milan, Università Bocconi, p. 19-55.
  • [14]
    P. Bousch, T. Chilla, P. Gerber, O. Klein, Ch. Schulz, C. Sohn, D. Wiktorin, Der Luxemburg Atlas / Atlas du Luxembourg, Cologne, Emons, 2009.
  • [15]
    R. Leboutte, Vie et mort des bassins industriels en Europe…, op. cit.; B. Merenne-Schoumaker, La localisation des industries, mutations récentes et méthodes d’analyse, Paris, Nathan, 1991, p. 171-176 ; P. Dumolard, « Région et régionalisation : une approche systémique », L’Espace géographique, 1975-2, p. 93-111 ; O. Gritsai, A. Treivish, C. Vandermotten, « Les vieilles régions industrialisées européennes dans la perspective historique globale des rapports ‘‘Centre-périphérie’’ », Revue belge de géographie, fascicules 1-4, 116e année, 1992, p. 9-10.
  • [16]
    E.A. Wrigley, Continuity, chance and change. The character of the industrial revolution in England, New York, Cambridge UP, 1988, p. 17.
  • [17]
    À propos des contraintes environnementales préindustrielles, voir R. Leboutte, « Intensive Energy Use in Early Modern Industrial Europe (17th-early 19th Century) », dans Istituto Internazionale di Storia Economica F. Datini, Prato, Serie II–Atti delle Settimane di Studi, Economia e Energia secc. XIII-XVIII, XXXIV Settimana di Studi Il Datini, a cura di Simonetta Cavaciocchi, Firenze-Prato, Le Monnier, Prato, 2003, p. 547-575.
  • [18]
    F. Perroux, « Notes sur la notion de pôle de croissance », Économie appliquée, 1955, p. 306-320 ; P. Lebrun, M. Bruwier, J. Dhondt, G. Hansotte, Essai sur la révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1979, p. 68-71.
  • [19]
    N.J.G. Pounds, An historical geography of Europe, New York, Cambridge UP, 1993, p. 335-342.
  • [20]
    Dans le Nord de la France, au lendemain de la seconde guerre mondiale, les deux tiers des ventes de houille sont transportés par rail et un quart par eau. En 1952, le transport des houilles représentait 50 % du tonnage-marchandises expédié par la SNCF à partir de la région ; 53 % du tonnage du trafic fluvial intérieur à la région ; 78 % des expéditions par eau à partir de la région (dont 31 % des expéditions fluviales vers l’étranger ; 90 % des expéditions fluviales vers le reste de la France). Au total, on a pu estimer que les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais font vivre directement ou indirectement 700 000 personnes, soit près du quart de la population régionale (R. Gendarme, La région du Nord. Essai d’analyse économique, Paris, A. Colin, 1954, p. 189).
  • [21]
    Ce qui suit est en partie repris de R. Leboutte, « Frontières politiques et régions économiques. Les bassins industriels en Europe, 1750-1914 », dans J.C.G.M. Jansen (dir.), Relations économiques dans les régions frontalières à l’ère industrielle, 1750-1965, Leeuwarden, Mechelen, Eisma BV, 1996, p. 223-236.
  • [22]
    Dieudonné Forir, mécanicien liégeois, a fourni avant 1812 une machine à vapeur pour les houillères de Bardenberg (canton d’Eschweiler). (R. Leboutte, « Révolution industrielle et publicité. Les machines à feu du Liégeois Dieudonné Forir, en 1815 », dans Bulletin de la Société royale Le Vieux-Liège, 249, t. XII, avril-juin 1990, p. 33-38).
  • [23]
    H. Seeling, « Die Belgischen Anfänge der Eisen- und Stahlindustrie in Düsseldorf zwischen 1850 und 1860 », Düsseldorfer Jahrbuch, t. 49, 1959, p. 210-240 ; H. Seeling, « Belgisches Hochofenprojekt in Düsseldorf-Oberbilk (1858), Eisenhüttenindustrie im Düsseldorfer Raum », Düsseldorfer Jahrbuch, t. 52, 1966, p. 105-119 ; H. Seeling, « Über Wallonen in Berg-, Hütten- und Eisenwerken zwischen Duisburg und Dortmund », Duisburger Forschungen, t. 23, 1976, p. 116- 150 ; H. Seeling, Les Wallons, pionniers de l’industrie allemande, Liège, E. Wahle, 1983 ; F. Von Steinbeis, Die Elemente der Gewerbeförderung nachgewiesen an den Grundlagen der belgischen Industrie, Stuttgart, 1853 ; R. Fremdling, « John Cockerill : Pionierunternehmer der belgisch-niederländischen Industrialisierung », Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, t. 26, 1981, 3, p. 179-193 ; R. Fremdling, « The development of iron industry in Western Europe, 1820-1860. A comparative view on the adaptation of coke-smelting and puddling in Belgium, France and Germany », dans L. Sjorberg, N. Rosenberg (dir.), Technical change, employment and investment, Lund, 1982, p. 95-110 ; R. Fremdling, « Die Rolle ausländischer Facharbeiter bei der Einführung neuer Techniken im Deutschland des 19. Jahrhunderts (Textilindustrie, Maschinenbau, Schwerindustrie) », Archiv für Sozialgeschichte, t. 24, 1984, p. 1-45 ; V. Troitzsch, « Belgien als Vermittler technischer Neuerungen beim Aufbau der eisenschaffende Industrie im Ruhrgebiet um 1850 », Technikgeschichte, t. 39, 1972, 2, p. 142-158.
  • [24]
    Archives de l’État à Liège, Entreprises, Société d’Angleur-Athus, n° 84, Conseil d’Administration du 18 avril 1879.
  • [25]
    Archives de l’État à Liège, Entreprises, Société d’Angleur-Athus, n° 34, Assemblée générale ordinaire du 30 mars 1880. Rapport de l’administration.
  • [26]
    Archives de l’État à Liège, Entreprises, Société d’Angleur-Athus, Société anonyme des Aciéries d’Angleur. Exercice 1879-1880. Extraits du rapport du Conseil d’Administration, Liège, 1880, p. 6.
  • [27]
    R. Gendarme, op. cit., p. 41-50, 58-63, 110 ; D. PARIS, La mutation inachevée. Mutation économique et changement spatial dans le Nord-Pas-de-Calais, Paris, L’Harmattan, 1993. p. 29-30.
  • [28]
    R. Gendarme, op. cit., p. 54-63 ; P. Bruyelle, L’organisation urbaine de la région du Nord-Pas-de-Calais (doctorat d’État, Sciences humaines, Paris I), 1981, p. 622-624.
  • [29]
    Cité par J. Michel, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Étude comparative des années 1880 à 1914, Thèse de doctorat d’État, Lyon II, t. 1, Lyon, 1987, p. 96.
  • [30]
    J.L. Hammond, B. Hammond, The Town Labourer, 1760-1832. The New Civilisation, 2e édition, Londres, 1917, p. 39-42.
  • [31]
    Naissance et développement des villes minières en Europe, études réunies par Jean-Pierre Poussou et Alain Lottin, Artois Presses Université, Collection « Histoire », Arras, 2004.
  • [32]
    À propos de la délimitation de la région pilote liégeoise, voir J.A. Sporck, L’activité industrielle dans la région liégeoise. Étude de géographie économique, Liège, 1957, p. 106-116.
  • [33]
    D. Paris, op. cit., p. 41-42.
  • [34]
    C. Vandermotten, « La formation des vieilles régions industrielles et leur place dans les systèmes régionaux », Revue belge de géographie, fascicules 1-4, 116e année, 1992, p. 5-6.
  • [35]
    B. Merenne-Schoumaker, op. cit., p. 171-176.
  • [36]
    Commission des Communautés européennes, Vade-mecum sur la réforme des fonds structurels communautaires, OPOCE, Luxembourg, 1989, p. 14.
  • [37]
    B. Zuindeau, « Région Nord-Pas-de-Calais, 2004, Atlas régional du développement durable Nord – Pas-de-Calais », Développement durable et territoire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’aube, Publications de 2004, mis en ligne le 20 novembre 2004: http://developpementdurable.revues.org/document1245.html. Consulté le 11 septembre 2008.

1La notion de « région économique » en histoire a soulevé de nombreux débats qui rejoignent d’ailleurs ceux des géographes et des anthropologues [1]. Il s’agit ici de s’interroger sur l’existence de « régions économiques majeures » ou encore « régions-pilotes » dans l’espace de l’Europe continentale du Nord-Ouest. On revisitera d’abord les travaux d’un certain nombre d’historiens qui se sont interrogés sur « la région économique ». Ensuite, à titre d’exemple, deux cas d’émergence de régions pilotes transfrontalières serviront à montrer que ces agencements socio-économiques et techniques territoriaux ont joué avec les frontières plutôt que d’être paralysés par celles-ci. La question du type d’urbanisation et celle de la perception qu’avaient et qu’ont encore les habitants ouvrent le champ combien difficile des délimitations spatiales des régions-pilotes. Enfin, le facteur temps fait que ces régions-pilotes passent par des phases de déclin – elles perdent alors leur rôle de régions-pilotes pour devenir des régions « assistées », des « vieilles régions de tradition industrielle » – et que se pose le problème d’un nouveau repositionnement, une reconquête d’une primauté économique et sociale perdue. Comme espace d’observation, on s’en tiendra à l’ensemble de bassins industriels qui va du Pas-de-Calais au nord de la Ruhr.

Régions, régionalisation et « régions-pilotes »

2Que faut-il entendre par région économique, par région-pilote ? Pour Jean Labasse, une région économique est une « région organique dont est privilégié le contenu géographique, économique, social, culturel et politique ».

3Jadis, Vidal de la Blache a énoncé l’hypothèse que « les régions naissent par leur centre », hypothèse qui annonce la notion de « pôle de croissance » [2]. L’apparition des bassins industriels au début du xixe siècle, leur expansion territoriale, puis leur mutation contemporaine semblent confirmer cette hypothèse [3].

4Selon Helena Madurowicz-Urbanska, la région économique se caractérise par trois facteurs :

  1. une unité cohérente d’éléments (homogénéité interne) ;
  2. une structure qui se définit par le réseau des relations qui unissent entre elles des unités simples et complexes ;
  3. un système lié, tel qu’un changement apporté à l’un de ses éléments entraîne celui de tous les autres.
Ces trois facteurs doivent se comprendre dans l’espace et dans le temps. D’où l’importance de la temporalité introduite par l’histoire : elle parle de « mutabilité ». C’est ainsi qu’elle considère la régionalisation comme une construction socio-économique de l’espace, de la région historique [4]. « La notion empirique de la région historique implique son caractère temporel. L’ingérence du temps et la mutabilité (inconstance) qui en ressort sont d’une importance significative ». Elle s’interroge aussi sur les « facteurs régionogènes », ceux qui favorisent l’émergence d’une région [5]. La protoindustrialisation [6], les phases successives d’industrialisation ont évidement été des facteurs régionogènes, en particulier dans l’espace envisagé ici. Le processus d’intégration européenne est lui aussi un puissant facteur régionogène. D’ailleurs, il est symptomatique que la Communauté européenne du charbon et de l’acier et, à partir de 1958, la Communauté économique européenne aient eu comme socle économique le triangle industriel Nord/Pas-de-Calais-Wallonie-Ruhr-Sarre/Lorraine/Luxembourg [7]. Une récente étude d’histoire comparée montre que le processus de reconversion industrielle est un facteur régionogène [8].

5Il n’est guère aisé de délimiter géographiquement une région-pilote, parce qu’elle est en perpétuelles transformations dues à la conjoncture économique, mais surtout aux mutations structurelles, c’est-à-dire à l’évolution technologique et aux mutations du marché international. Pourtant, dans le cas qui nous concerne, le géographe et historien E.A. Wrigley est parvenu à délimiter les bassins charbonniers (austrasian coalfields) de cette énorme région-pilote européenne à l’aide d’une batterie d’indicateurs (extension géographique de l’exploitation charbonnière, densité de population, urbanisation industrielle, etc.) [9].

6Au-delà de la territorialité, l’historien est confronté à la question de savoir si les populations passées et présentes ont ou non une « carte mentale » de leur région-pilote. La prise de conscience d’appartenance à une région économique fait depuis quelques années l’objet de nombreuses recherches [10]. L’étude de Jacek Wodz sur la Haute-Silésie est exemplaire à cet égard. Il aborde notamment la région dans la perspective de l’imaginaire. Dans la « conscience sociale » des habitants de cette région, une image globale de la région existe qui est une représentation imaginaire, un concept global hérité d’une génération à l’autre. Pour Wodz, deux courants sont nécessaires pour la créer : l’un à l’intérieur de la région, l’autoreprésentation, c’est-à-dire la prise de conscience sociale qu’ont les habitants de la région ; l’autre hors de la région, l’image de la région qui est présente dans la conscience sociale d’autrui [11].

Croissance et déclin

7Les théories de la croissance ont cédé le terrain aux « théories de la croissance endogène ». Il s’agit d’étudier la répartition des activités économiques dans l’espace en tenant compte d’un grand nombre de variables, telles que les coûts de transport, le marché du travail régional, le degré d’urbanisation, etc. La nouvelle géographie économique tente donc de mesurer aussi finement que possible le degré de convergence existant entre des régions ou groupes de régions. Elle en arrive à distinguer non plus simplement des régions pauvres et des régions riches, mais des ensembles comme celui formé par le chapelet de bassins industriels. Chaque ensemble ou « club » de régions aurait son propre modèle de convergence, son propre rythme de croissance. Cette approche retient de plus en plus l’attention des historiens qui abordent les « réseaux de régions ».

8Ces considérations amènent à évoquer trois domaines où les recherches sont intenses. Le premier porte sur la question des « districts » industriels, qui ont donné lieu à une abondante littérature, surtout en Italie. La notion de district a mis en évidence l’importance des liens, des interrelations entre innovation technologique, savoir-faire, entreprises familiales, liens sociaux, culture entrepreneuriale, territoire. Les travaux menés en ce domaine ont clairement opté pour l’interdisciplinarité et l’approche comparée [12]. Le deuxième porte sur les régions « transfrontalières » (histoire transnationale). Le troisième concerne les réseaux de régions (les « clubs »), un domaine nouveau que découvrent les historiens. Ceux-ci attachent en effet de plus en plus d’importance aux grands ensembles régionaux : la « Grande Région » ; le réseau hanséatique ; l’espace de la Baltique (qui englobe l’Écosse et les Provinces-Unies). Ces trois domaines de recherche renvoient à une typologie proposée par Marteen Prak en 1994 [13] :

  1. la micro-région : ensemble territorial homogène, formant un système où villes-campagne, spécialisation-complémentarité économique s’articulent en un ensemble cohérent ;
  2. la « méso-région », telle que la « Grande Région » [14] ;
  3. la macro-région, c’est-à-dire les ensembles, les « économies monde » de Fernand Braudel.

Le « croissant fertile industriel » de l’Europe de l’Ouest : une région-pilote transfrontalière?

9L’espace industriel qui va du Pas-de-Calais jusqu’à Hamm dans la Ruhr est l’un des plus remarquables cas de régions-pilotes – enchaînement de bassins industriels – européennes. Le bassin industriel peut être défini comme un système dynamique d’agencement territorial dicté par l’impératif du rendement optimum de l’industrie lourde, lors de la phase d’exploitation intensive d’une source d’énergie non renouvelable : le charbon. Au sein du bassin industriel, l’économie, la société, l’environnement, les infrastructures sont fortement interdépendantes. Tout changement affectant un de ces éléments entraîne la modification de tous les autres. C’est de plus un système dynamique en ce sens qu’il a été et qu’il reste soumis à des transformations incessantes. Sa capacité plus ou moins grande à s’adapter, à se reconvertir, indique que le bassin industriel n’est pas ipso facto condamné à mort [15].

10À l’origine, le bassin industriel est un agencement territorial typiquement européen puisqu’il est l’inscription spatiale de la première révolution industrielle. Cette dernière se caractérise par une mutation du système énergétique. L’économie, traditionnellement basée sur les sources d’énergie renouvelables (advanced organic economy), s’est tournée vers l’exploitation des sources d’énergie non renouvelables (mineral-based energy economy) [16], à la suite de la diffusion de la machine à vapeur rotative, qui a permis enfin de transformer l’énergie thermique en énergie mécanique, libérant l’industrie des aléas climatiques et des contraintes de localisation imposées par l’énergie hydraulique. La mise en place du nouveau système énergétique fit de la localisation charbonnière une contrainte impitoyable à partir de l’instant où la houille devint le combustible de l’industrie lourde [17]. Le charbon a donc imposé une nouvelle contrainte de localisation, très forte, et fait apparaître des « pôles de croissance » à forte densité de main-d’œuvre [18].

11En apparence, l’émergence des bassins industriels contraste avec l’agencement de l’espace qui a prévalu durant la phase proto-industrielle. Nébuleuses proto-industrielles et bassins industriels répondent pourtant à une logique identique, celle du rendement optimum, et les seconds sont souvent les héritiers des premières.

12La rareté relative des gisements de charbon cokéfiable a profondément marqué la géographie sidérurgique du siècle dernier. C’est ainsi que la dépendance du charbon cokéfiable, particulièrement celui de la Ruhr, a forgé une relation économique transfrontalière dans la région-pilote s’étendant du Pasde-Calais au nord de la Ruhr et englobant les bassins, riches en minerai de fer, mais pauvres en houilles à coke : les « Terres Rouges luxembourgeoises », la Lorraine et la Sarre [19].

13Fournisseurs de matières premières, les charbonnages ont exercé un rôle de polarisation de la main-d’œuvre (jusqu’au milieu des années 1960, l’extraction houillère demeure une activité à intense demande de main-d’œuvre) et d’industries voraces en charbon (sidérurgie, verrerie, ateliers de construction mécanique, chimie). Ils ont aussi généré des industries ancillaires telles que câbleries, ateliers de matériel de roulage, fabriques d’outillage minier…, autant de firmes dont la vie était rythmée par les fluctuations de la demande de houille. Charbonnages et sidérurgie furent à la fois fournisseurs et gros clients des moyens de transport [20], ce qui explique que, souvent, la formation des bassins industriels est contemporaine de la mise en place du réseau ferroviaire (Wallonie, Nord de la France, Ruhr).

14Bien adaptés au transport des matières pondéreuses, rails et canaux ne permettaient pourtant pas la dispersion d’une main-d’œuvre pauvre, incapable de se payer le chemin de fer, soumise aussi à des horaires qui interdisaient de longs allers-retours quotidiens. C’est pourquoi, malgré la présence de réseaux de communication de plus en plus denses, la concentration de l’habitat ouvrier au sein des bassins industriels s’est intensifiée au point de poser un grave problème d’aménagement du territoire à partir des années 1950-1960.

15L’usage du charbon comme source d’énergie n’explique pas seul la genèse des bassins industriels. Ce qui soude entre eux les éléments constitutifs des pôles de croissance, c’est l’interdépendance entre les diverses branches du secteur secondaire, la synergie à l’échelon régional. Charbon et sidérurgie ont créé autour d’eux une infinité d’entreprises moyennes ou petites, voire d’ateliers artisanaux qui travaillaient dans l’orbite des fonderies, des fabriques de fer. Les industries lourdes avaient aussi le souci d’internaliser la formation professionnelle, les laboratoires de recherche, les services médicaux et sociaux. C’est donc tout un tissu socio-économique, éducatif et culturel qui, peu à peu, a été tissé.

Régions transfrontalières et transferts de technologie et de ressources humaines: deux exemples

16Le know-how et les ressources humaines ont caractérisé ces bassins. Ce qui est remarquable, c’est la transférabilité au-delà des frontières politiques de cette richesse. La réalité historique de la région économique, cette « inscription territoriale » de l’activité économique dans la longue durée, a fait apparaître toute l’importance des régions frontalières : à l’intérêt ancien pour la frontière comme lieu de séparation, de conflit, d’affirmation des nationalismes, s’ajoute désormais la perception des régions frontalières comme éléments de dynamisme économique, zones d’échanges. Au sein des régions transfrontalières, les acteurs économiques utilisent les frontières qui apparaissent alors comme un facteur dynamique, voire un avantage.

17Dans l’espace considéré, plusieurs régions-pilotes ont été des régions transfrontalières : celle de Maastricht-Liège-Aix-la-Chapelle ; le Nord-Pas-de-Calais qui s’adosse à la frontière belge ; l’espace économique Sarre-Lorraine-Luxembourg [21].

18Il n’y a pas de modèle unique d’échanges économiques, de diffusion technologique et de stratégies d’entreprises au sein de ces régions transfrontalières. Sous l’Ancien Régime, les marchands-fabricants de Verviers-Eupen-Montjoie utilisaient leurs réseaux familiaux et d’associés, pratiquaient le dédoublement des fabriques et des entrepôts de part et d’autre des frontières afin de réduire les effets néfastes des politiques douanières et de tirer profit de l’existence de plusieurs marchés nationaux cloisonnés. À l’époque de la révolution industrielle, on assiste à des transferts technologiques et de personnel qualifié d’un bassin à l’autre de part et d’autre de la frontière, de sorte que se crée une interprétation des intérêts et des savoirs qui constituent une région-pilote, telle celle de Liège-Verviers ou les bassins industriels d’Aix-la-Chapelle et de la Ruhr. Ailleurs, la région-pilote du Nord français et du Hainaut belge témoigne d’une interpénétration des intérêts belges et français par-delà la frontière. C’est ainsi que le bassin sidérurgique de Maubeuge s’est formé dans l’orbite de celui de Charleroi, tandis que les industriels du Valenciennois et de la région lilloise sont aussi présents en Flandres et dans le Hainaut.

Le cas de la région-pilote Liège-Verviers-Aix-la-Chapelle-Ruhr

19Les liens économiques fort anciens qui rapprochent les régions de Liège-Maastricht, d’Eupen-Verviers et d’Aix-la-Chapelle ont permis la diffusion de l’industrialisation du pays mosan vers la Rhénanie, sans que la frontière politique apparaisse comme un obstacle infranchissable. Plusieurs vagues de diffusion technologique se sont superposées en fonction des innovations et des opportunités du marché (en l’occurrence, le marché de l’Empire napoléonien, puis, à partir des années 1840, le Zollverein). Dès les deux premières décennies du xixe siècle, ce sont les constructeurs liégeois de machines à vapeur qui entrent en scène dans la région d’Aix-la-Chapelle [22], d’assortiments de mécaniques pour l’industrie lainière (déjà on retrouve la famille Cockerill fort active dans cette région transfrontalière), notamment pour la fabrication de cardes qui était une spécialité des industriels de Liège et de Verviers.

20Toutefois, c’est la sidérurgie qui est le vecteur de la formation de cette région-pilote transfrontalière. Cette diffusion s’opère géographiquement par vagues : au départ de Liège, par Aix-la-Chapelle, Stolberg, Eschweiler et Düren, elle atteint finalement la Ruhr. Elle utilise plusieurs créneaux techniques précis. Le premier est celui du puddlage-laminage. Adopté en 1821 à Liège par les Orban dans leur usine de Grivegnée, le puddlage est introduit par Henri-Joseph Orban à Eschweiler, puis à Düsseldorf-Oberblick. Dans la Ruhr, la Gutehoffnungshütte, qui a installé un four à puddler en 1836, fait appel en 1841 à la Société des charbonnages et hauts-fourneaux de l’Espérance de Seraing afin d’obtenir un maître-puddleur capable de former les ouvriers du pays. À la même époque, Gilles-Joseph Pouplier, originaire de Chênée, se rend en Westphalie avec un groupe de puddleurs wallons dont certains sont engagés par la Hoerder Bergwerk- und Hüttenverein, à Hoerde, près de Dortmund. Toussaint Bicheroux, né à Jemeppe-sur-Meuse en 1811, inventeur d’un four à puddler et d’un procédé de fabrication de tuyaux en acier, s’implante dans la Ruhr en 1852. Trois ans plus tard, les familles Bicheroux et Marcotty créent le laminoir Bicheroux-Marcotty & Cie à Duisburg-Hochfeld, d’où sortiront, à la fin du siècle, les Rheinische Stahlwerke.

21Un autre créneau investi par les Liégeois est celui du laminage des rails. C’est ainsi que les rails du chemin de fer qui relie Nuremberg à Fürth (1835) ont été laminés par Christian Friedrich Remy, un Liégeois, engagé par la firme Heinrich-Wilhem Remy créée en 1771 à Rasselstein. Cette entreprise se dota du premier laminoir à tôles d’Allemagne pour travailler le fer qu’elle puddlait depuis 1824. Les laminoirs, de modèle liégeois, ont été introduits d’abord à Aix-la-Chapelle et Düren par Jean-Pascal Piedbœuf, de Jupille, qui crée en 1846 l’Aachener Aalz- und Hammerwerk.

22En 1841, Télémaque Michiels fonde les Usines de Puddlage et laminoirs Michiels et Cie, à Eschweiler-Aue. Ne disposant pas de hauts fourneaux, l’établissement dépendait totalement de la Société Cockerill de Seraing pour ses besoins en fonte. Ceci n’empêcha nullement l’entreprise de prospérer : les établissements Michiels sont le berceau de la puissante société Phönix, créée en 1852 pour produire fonte et fer, suite au renchérissement du fer belge consécutif à une hausse des tarifs douaniers sur la houille. En 1855, la Phönix fusionne avec une autre entreprise belge : la Société des mines et fonderies du Rhin Charles Detillieux & Cie, qui avait installé en 1851 une usine sidérurgique à Essen-Bergeborbeck. La Phönix est également associée à l’industriel liégeois Gilles Antoine Lamarche (1785-1865) qui possédait une entreprise métallurgique à Velbert, au sud de la Ruhr.

23En matière de technologie des hauts fourneaux, les Liégeois se précipitent vers la Ruhr, lorsqu’ils apprennent en 1849 que les sidérurgistes envisagent de produire eux-mêmes de la fonte au coke afin de ne plus dépendre des approvisionnements en fontes liégeoises. La direction du premier haut fourneau à coke construit par la Friedrich-Wilhelms-Hütte à Mülheim-sur-Ruhr en 1849 est ainsi confiée à un fondeur belge. Lors de la mise en marche des hauts fourneaux de la Gutehoffnungshütte A.G. à Oberhausen en 1853, le Liégeois Abraham Franquinet est engagé comme directeur technique. L’année suivante, la Heinrichshütte, près de Hattingen, fait construire des hauts fourneaux selon le type en usage à Grivegnée, en faisant appel à des techniciens liégeois.

24Toutefois, le principal créneau investi par les Liégeois en Rhénanie est celui de la grosse chaudronnerie. À partir de la chaudronnerie créée à Jupille en 1812 par son père Jacques P. Piedbœuf (Jupille 1783-1839), Jacques Piedbœuf (Jupille 1802-Aix-la-Chapelle 1852) installe la première chaudronnerie d’Allemagne en 1831 à Aix-la-Chapelle. En 1845, il s’assure l’approvisionnement en matières premières en y créant une usine de puddlage, avec laminoirs et martinets. La firme Piedbœuf ouvre dans les années 1850 de nouvelles usines à Neuss et à Düsseldorf. En 1854, Hubert H.J. Gobiet (1801-1889), originaire de Seraing, installe une petite chaudronnerie à Düsseldorf et se spécialise dans la fabrication des fours à coke. En 1859, Gérard Collardin, de Liège, crée une chaudronnerie à Cologne-Bayenthal, tandis que, dix ans plus tard, Joseph Prégardien et Émile Lammine fondent une chaudronnerie à Deutz.

25Enfin, il faut rappeler le rôle particulier de la S.A. des Mines et fonderies de zinc de la Vieille Montagne (1837) dans l’essor de l’industrie du zinc de la Ruhr (Mülheim, Borbeck, Oberhausen). Des capitaux belges entrent également dans la constitution de la Société des mines et fonderies de plomb et de zinc de Stolberg et de Westphalie.

26Dans le domaine des chemins de fer, John Cockerill fournit les premières locomotives en Rhénanie et l’installation de la ligne de communication ferroviaire entre la Belgique et l’Allemagne donne l’occasion aux industriels liégeois de développer leurs activités dans la zone proche de la ligne ferroviaire, à Düren et à Eschweiler, et de l’intensifier dans la ville frontière d’Aix-la-Chapelle. De là, la percée des Liégeois aboutit à Düsseldorf, Duisburg et Dortmund. En matière de navigation à vapeur, John Cockerill et Röntgen fondent en 1825 une compagnie dont les chantiers, installés à Ruhrort, lancèrent le premier bateau à vapeur en 1830.

27En ce qui concerne l’exploitation minière, les Liégeois sont également présents dans la Ruhr. Ils acquièrent des droits miniers près de Gelsenkirchen, avant même d’avoir repéré précisément l’étendue du gisement, et fondent entre 1845 et 1856, en collaboration avec les sociétés minières Dahlbusch et Hibernia, deux charbonnages qui compteront bientôt parmi les plus importants de la Ruhr. La Société Anglo-Belge des mines du Rhin, fondée en 1847 et qui deviendra plus tard la Bergwerksgesellschaft Dahlbusch de Gelsenkirchen, est la troisième société anonyme créée dans la Ruhr. D’autre part, à la fin des années 1840, Charles Detillieux rachète des concessions dans la Ruhr, près de Gelsenkirchen, qui deviendront après 1855 la Gelsenkirchener Bergwerksverein Detillieux, Frères & Cie.

28Sur le plan technique, M. Chaudron, sorti de l’École de Liège, est le premier à forer des puits de mine dans des terrains aquifères en utilisant un cuvelage de fonte. Associé à l’ingénieur allemand Kind, il creuse des dizaines de puits (premiers essais en 1847) en Westphalie, en Saxe et en Autriche [23].

29Lors de la révolution de l’acier au convertisseur, la rapidité d’action transfrontalière est stupéfiante, preuve qu’il s’agit d’une région-pilote sur le plan de l’innovation technologique. Après avoir pris un brevet le 15 mars 1879, Thomas et Gilchrist amélioreront leur procédé à l’usine de Dowlais. Les premiers essais du convertisseur Thomas ont été réalisés en Angleterre le 4 avril 1879. Or, dès le 18 avril, soit à peine une semaine après l’annonce de la nouvelle, les Aciéries d’Angleur passent un accord historique :

30

« L’acte de cession des brevets obtenus par M. Sydney Gilchrist-Thomas, lequel porte la signature de notre Président, M. [Octave] Neef, nous assure le monopole de l’usage de ces brevets pour la Belgique. Les Aciéries d’Angleur ont toutefois le droit d’accorder des licences à d’autres établissements du pays, sous la condition que M. Thomas perçoive sur leur production d’acier la redevance prévue de 1 shilling à la tonne de 1,015 kg » [24].

31Après quelques déboires, la société d’Angleur décide d’acheter dans la Ruhr le matériel nécessaire :

32

« Nous avons acquis en Westphalie, à Witten, les appareils d’une aciérie Bessemer. […] Ces appareils appartenaient au consortium de la Syeinhauser-Hütte. […] Au moyen de l’achat fait à Witten, le nombre de nos convertisseurs sera porté de 4 à 6, dont 2 de 7 tonnes et 4 de 6 tonnes. […] Nous avons le projet d’installer l’ancien procédé dans la nouvelle usine et d’affecter les 4 convertisseurs que nous possédons à l’application du procédé Thomas » [25].

33Pour s’assurer une localisation proche du bassin luxembourgeois de minette, le Conseil d’administration déclare au début de l’année 1880 : « Nul de vous n’ignore sans doute que nous avons cédé à la Société des Hauts-Fourneaux d’Athus, dans le Luxembourg belge, une licence pour la fabrication de l’acier par le procédé ‘Thomas’ » [26].

Le Nord français et le Hainaut belge

34Parce qu’elle fractionne l’espace, la frontière encourage la démultiplication des entreprises, la création de filiales afin de déjouer les mesures protectionnistes et de tirer profit des marchés nationaux. Dans le Nord de la France et dans le Hainaut belge, on observe ainsi des échanges frontaliers intenses, différents toutefois de ceux qui existent entre Liège et la Rhénanie. Jusqu’en 1713, le charbon du Borinage alimentait le Nord de la France, mais la conquête française, fermant la frontière entre le Hainaut français et le Hainaut belge, marqua l’amorce de l’exploitation charbonnière dans le Nord. La prospection démarra à Fresnes en 1717, à l’instigation d’industriels de la région de Charleroi : le vicomte Desandrouin et son frère, un industriel verrier qui a besoin de grandes quantités de houille pour son usine. En 1734, l’exploitation charbonnière commence à Anzin et, après bien des démêlées, la Société des mines d’Anzin voit le jour en 1757, sous l’égide du prince de Croÿ, du marquis de Cernay et du vicomte Desandrouin. En 1773, une autre société, celle d’Aniche, est créée par le marquis de Traisnel. Ainsi, les Belges ont été très présents dans la genèse de ce bassin industriel, car l’implantation française leur permettait de déjouer la politique mercantiliste.

35Dans la région du Nord, l’effet de frontière est très marqué, particulièrement dans l’orientation des voies de communication. Au xviie siècle, le réseau des voies d’eau était orienté nord-sud et fonctionnait dans l’orbite d’Anvers sur l’Escaut et de Liège sur la Meuse (via la Sambre).

36En 1713, l’annexion à la France entraîne une complexification du réseau des voies de communication. Pour approvisionner Paris, on décide le creusement du canal de Saint-Quentin de 1803 à 1810, puis la canalisation de l’Oise et la mise en place d’un canal latéral à cette rivière (1836), afin de relier l’Escaut à l’Oise et à la Seine, ce qui ouvre le marché de Paris aux charbons du Nord. La coïncidence entre le système de canaux et la zone du bassin houiller est remarquable. Au xviiie siècle et au début du siècle suivant, la houille d’Anzin pouvait, grâce aux canaux, atteindre tous les points de la région. En 1814, le canal de Mons à Condé a ouvert le marché parisien aux houilles du Valenciennois et du Borinage. D’autres canaux, tels que celui de la Sensée (1820), celui de l’Aire à la Bassée (1825) qui relie la Deûle à la Lys, resserrent les liens entre l’Escaut et les ports de Calais et Dunkerque.

37La possibilité d’un accès aux voies navigables est un facteur déterminant dans l’essor industriel. C’est ainsi que la vallée de la Sambre reste longtemps isolée, faute d’être réunie par canal à l’Escaut, de sorte que, pour se rendre de Maubeuge à Valenciennes, un détour de près de 200 kilomètres était nécessaire. La politique des transports fluviaux a en effet été une arme redoutable entre les mains de patrons charbonniers qui se livraient une guerre impitoyable. Les maîtres de fosses du Valenciennois et du Borinage ont ainsi exigé un renforcement de la protection douanière contre le puissant bassin houiller de Charleroi, qui répliqua en colonisant la région métallurgique de Maubeuge. Le canal de la Sambre à l’Oise, mis en service en 1838, n’apportait guère d’avantages aux charbons de Charleroi, car cette voie de communication était grevée de péages instaurés par les compagnies qui avaient réalisé les travaux de sorte que le fret sur Paris était, à la veille de 1870, onze fois plus élevé pour le charbon de Charleroi que pour celui de Mons ou d’Anzin. C’est un bel exemple de « guerre des bassins » dans une région-pilote [27].

38À partir du milieu du xixe siècle, le rail concurrence évidemment le transport fluvial. En 1846, l’ouverture de la ligne allant de Paris à la frontière belge par Lille et Valenciennes double le canal de Saint-Quentin. Dix ans plus tard, la ligne Paris-Hautmont-Charleroi est ouverte au trafic. La toute puissante Compagnie du Nord, aux mains de Rothschild, absorbe ou élimine les autres compagnies.

39Charleroi a contribué largement à l’essor de la sidérurgie moderne dans la vallée de la Sambre française. Disposant d’un gisement de minerai de fer, la métallurgie de la Sambre possède, au début du siècle dernier, un haut fourneau, celui du Hayon, fonctionnant au charbon de bois, de platineries et de quelques forges de clouterie et quincaillerie qui travaillent les fontes en provenance du bassin sidérurgique de Charleroi. À partir des années 1830, les industriels de Charleroi vont littéralement coloniser la Sambre française. En 1842, la Société des forges de la Providence installe à Hautmont des laminoirs, des fours à puddler et deux hauts fourneaux (1845-1847). À la même époque, l’industriel hennuyer Dorlodot installe un laminoir à Sous-le-Bois en 1844 ; devenue en 1853 les Forges et laminoirs de la Sambre, l’usine est rachetée par Vezin-Aulnoye en 1856.

40L’industrialisation de la Sambre a en effet été tributaire des capitaux belges, de Charleroi tout d’abord, de Liège ensuite, rendus nécessaires par le protectionnisme qui freinait les exportations d’acier belge vers la France. La proximité des bassins houillers et des centres de décision belges en matière de sidérurgie a renforcé l’intérêt stratégique de la Sambre comme territoire de pénétration du capitalisme sidérurgique belge en France. Charbons et fontes de la région carolorégienne étaient acheminés par la Sambre. Le véritable démarrage résulte toutefois de la mise en place du réseau ferroviaire après 1850 qui facilite de manière décisive l’approvisionnement en charbons borains et valenciennois. Dans ce cas de figure, les usines de la Sambre française demeurent longtemps dépendantes et sous contrôle des industriels carolorégiens [28].

Le bassin industriel, un type d’urbanisation spécifique

Un semis urbain en dehors des grandes villes traditionnelles

41Le bassin industriel est un hybride, à mi-chemin entre la campagne et la ville. De la campagne, il conserve aujourd’hui encore de nombreux champs, prairies et bosquets qui s’accrochent dans les interstices du bâti et des voies de communication ou qui reconquièrent les terrils et les friches industrielles. En dehors des noyaux urbains qui correspondent à d’anciens villages transformés en agglomérations, l’habitat, discontinu, garde les traces d’une architecture rurale, comme le montre l’aspect des maisons ouvrières, à un seul étage, possédant leur appentis et un potager. Ce décor quasi campagnard abrite cependant une population majoritairement ouvrière.

42De la ville, le bassin industriel partage deux traits majeurs : d’une part, la forte densité de population et l’entassement en cours et ruelles ; d’autre part, une architecture monumentale transposée aux bâtiments industriels, aux gares et autres édifices publics. Ce décor urbain en trompe-l’œil et cette hyper-densité ne suffisent cependant pas à élever le bassin industriel au rang de ville, car plusieurs fonctions urbaines lui font défaut. Le secteur tertiaire est sous-représenté (administrations, commerces, institutions bancaires, établissements d’enseignement supérieur, etc.).

43Ce caractère hybride fut très tôt perçu par des géographes comme Demangeon ou Vidal de la Blache pour qui l’entassement des usines et de l’habitat ouvrier dans le Nord de la France n’était tout au plus que « de la matière de ville en attendant l’élan créateur » [29]. Dans leur ouvrage The Town Labourer, achevé en 1914, J.L. et Barbara Hammond considéraient que la révolution industrielle avait engendré une civilisation propre dont la caractéristique majeure était une urbanisation intense en dehors des limites étroites des villes existantes. Ces agglomérations nouvelles sont moins des villes peuplées de citoyens que des campements de prolétaires à la solde des patrons [30].

44Il s’agit en fait moins d’agglomérations que d’un semis urbain extrêmement dense, mais qui comporte des caractéristiques distinctes des « métropoles et villes capitales », telles que Paris, Bruxelles ou Düsseldorf. L’entassement prolétarien dans ce décor faussement urbain, dépourvu d’infrastructures et de cadres administratifs suffisants pour assurer le maintien de l’ordre, donna naissance à une conception architecturale radicalement opposée à la ville : la cité-jardin, dont l’objectif était de conjurer la révolution ouvrière qui faillit aboutir en Wallonie en 1886, en Allemagne en 1889.

45La « ville industrielle » est-elle l’échelle la plus adéquate pour appréhender les régions-pilotes ? Oui, à condition toutefois de souligner que ces villes minières et sidérurgiques structurent un maillage qui englobe des espaces ruraux où les agriculteurs sont devenus depuis longtemps minoritaires. Cette question en appelle une autre : la place réservée aux grandes villes du textile, comme Lille-Roubaix-Tourcoing ou Verviers. Elles ne font pas partie des bassins charbonniers, mais bien de cet enchaînement de régions-pilotes assurant d’ailleurs une diversification économique.

46Dans l’espace qui nous intéresse, le semis urbain est une accumulation d’agglomérations industrielles contiguës (la distance séparant l’une de l’autre est rarement supérieure à 40 km). Dans le Nord-Pas-de-Calais et dans la Ruhr, elles se juxtaposent au point de former un conglomérat urbain qui a suscité jadis la reconnaissance administrative de « régions à part entière » (la discussion est encore ouverte dans le cas de la Ruhr). Cette géographie complexe devrait inciter les historiens à une « nouvelle histoire des transports », car les problèmes de mobilité ont été et restent considérables dans ces régions-pilotes [31].

Problèmes de délimitation : « espace physique » et « espace mental »

47À la différence des villes-pilotes qui sont des centres de décision politiques, économiques, financiers (qu’il s’agisse de capitales administratives ou économiques comme Milan), ce semis urbain industriel a toujours évolué au gré des cycles de l’économie industrielle : déplacement des zones d’exploitation minière ; extension ou relocalisation des unités sidérurgiques au sein du bassin, etc. Dès lors, il paraît vain de chercher à en définir les frontières à partir de dates qui ne sauraient être qu’arbitraires (1850, 1900, 1950…). L’histoire de la Ruhr et du Nord-Pas-de-Calais montre au contraire qu’il est préférable de concevoir ces espaces comme des zones aux limites mouvantes (Grenzraum). Mais, comme il faut malgré tout identifier l’objet d’observation, il est sage d’adopter la zone d’expansion maximale (c’est le critère adopté par E.A. Wrigley) des activités industrielles de la région. Cette zone d’expansion maximale semble correspondre à la situation des années 1970, avant la grande mutation qui bouleverse ensuite le monde industriel [32].

48L’évolution des bassins industriels européens offre toute une gamme de situations allant du bassin minier qui n’intègre pas l’héritage proto-industriel et qui ne génère aucune diversification (Borinage) aux bassins industriels « à développement combiné et polarisé » dans lesquels domine la sidérurgie, mais où une diversification a pu s’opérer [33].

49Une première distinction fait intervenir le facteur temps. Deux ou trois générations de bassins industriels se sont succédé en Europe. La première correspond à la révolution industrielle. Elle comprend tous les grands bassins britanniques, la Wallonie, la Haute-Silésie. La deuxième englobe les bassins qui se sont formés au milieu du siècle dernier, en pleine phase d’industrialisation : le Nord de la France, qui était, rappelons-le, une vieille région de proto-industrie ; la Ruhr. La dernière génération est née par expansion des vieux centres industriels : la Campine en Belgique, le Donbass en Ukraine.

50Non seulement la région économique s’inscrit dans un processus, dans une temporalité, mais comme l’a bien fait remarquer le géographe Christian Vandermotten, « le temps n’est pas neutre » :

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« Les ondes longues [de l’innovation technologique] ne se reproduisent pas pareilles à elles-mêmes, comme des vagues déferlant sur la plage. Le temps n’est pas neutre, comme semblait le suggérer Rostow. L’écart de développement entre la Ruhr et le Donetsk n’est pas seulement de cinquante ans ; ces cinquante ans correspondant à un coût relatif croissant de l’accumulation initiale, sont associés au fait que la croissance maximale put être stimulée par le grand capital industriel et bancaire là, le fut (ou dut l’être ?) par un socialisme bureaucratique qui fut plus un capitalisme monopoliste d’État ici. Et cette différence-là n’est pas que quantitative : elle est avant tout qualitative et aura un impact évident sur les possibilités actuelles et futures de reconversion, avant tout fonction des hommes, des rapports sociaux et spatiaux (envisagés à différentes échelles) à l’accumulation du capital » [34].

52Contrairement sans doute aux grandes villes, l’évolution de ces régionspilotes est étroitement liée aux cycles de croissance/décroissance des activités économiques, plus particulièrement industrielles. Les bassins industriels ont été des régions-pilotes puissantes à certaines périodes, des régions à la traîne (depressed areas) à d’autres moments. Ceci peut apparaître trivial, mais ces discontinuités, ces phases de stop-and-go successives amènent plusieurs problématiques qui restent encore peu abordées par les historiens.

Le rôle du facteur temps

La problématique de la reconversion industrielle

53Après un demi-siècle d’une grande mutation commencée depuis 1970 dont les composantes sont bien connues (nouveau système énergétique, nouvelles technologies, globalisation, délocalisation, affirmation de nouveaux pays industriels, etc.), les historiens sont confrontés à l’analyse historique comparée de la problématique de la « reconversion industrielle », terme apparu au début des années 1950 au sein de la CECA.

54Les régions-pilotes qui nous occupent ont directement subi un changement de paradigme qui a été fort bien mis en évidence par des géographes et des spécialistes de l’économie régionale. Bernadette Merenne-Schoumaker a synthétisé ce changement. Depuis les années 1970, on s’aperçoit que les grandes agglomérations industrielles (les régions-pilotes de jadis) ont été et restent « des lieux d’accumulation de l’information spécialisée relative aux coûts, aux prix, à l’offre et à la demande, à la technologie, etc. » qui stimulent le développement industriel et la dynamique urbaine. Mais, depuis un quart de siècle,

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« il y a […] eu inversion du rapport ville-industrie tel qu’il existait au début de l’industrialisation. Si l’industrie était alors l’élément moteur autour duquel s’organisait la ville, l’industrie de pointe est aujourd’hui tributaire de la trame sociale et technologique constituées par les grandes métropoles » [35].

56De cette constatation, découle une question fondamentale : comment faire en sorte que d’anciennes régions-pilotes (les RETI ou « régions européennes de tradition industrielle » dans le jargon communautaire) se reconvertissent en grandes métropoles du savoir-faire et des nouvelles technologies ?

57En 1950, le concept de reconversion industrielle était conçu à l’origine comme une reconversion technique d’une entreprise et une requalification de la main-d’œuvre afin de répondre à la concurrence nouvelle provoquée par le marché commun ouvert dans le cadre de la CECA. Mais, dès 1953, on passe progressivement à l’idée que la reconversion intéresse la région industrielle tout entière. À la suite du drame du Borinage (1958-1959), les experts de la CECA prennent conscience que la modernisation industrielle et la requalification de la main-d’œuvre sont les clefs d’une nouvelle dynamique régionale. C’est une politique régionale de « sauvetage » qu’il faut promouvoir, avec des ambitions plus vastes que la simple fermeture d’usines obsolètes. Il faut redynamiser la région, en la rendant attractive pour les investisseurs étrangers et pour la main-d’œuvre qualifiée, maintenir sur place les facteurs de production, préserver la sociabilité particulière propre aux bassins industriels. La prise de conscience est telle qu’on va aller jusqu’à réviser le traité CECA de 1951 afin qu’il s’applique à ces nouveaux objectifs.

58La reconversion industrielle, pilotée par de nombreuses études de la CECA, comporte deux volets fort bien observables dans l’espace qui nous occupe :

  1. une politique de réadaptation de la main-d’œuvre, passant notamment par des investissements dans l’enseignement technique et universitaire. La création de l’université de Bochum en témoigne. On peut en dire autant de l’université multipolaire d’Artois ou de celle du Hainaut-Cambrésis à Valenciennes.
  2. Une politique de reconversion industrielle stricto sensu, comportant le nettoyage des sites, la démolition des installations abandonnées, l’assainissement des sites charbonniers. L’idée directrice était de changer brusquement et profondément l’image de marque d’une région pour la rendre à nouveau attractive par l’ouverture de zonings destinés, espéraiton, aux entreprises multinationales. L’idée était qu’on n’installera jamais des activités nouvelles « propres » au milieu de ruines. Le passé de la région apparaissait alors comme quasi honteux et dissuasif (culture ouvrière de la lutte syndicale, habitat vétuste et malsain, climat social déprimant, etc.). Il fallait tourner la page et oublier le passé. Cette politique de nettoyage, certes nécessaire jusqu’à un certain point, n’a pas eu tout le succès escompté : en fait, on a multiplié des « friches industrielles » donc beaucoup restent encore désespérément vides ; on a longtemps négligé l’habitat et surtout l’identité régionale.
La raison de ce demi-succès tient à trois facteurs : la crise sidérurgique des années 1975-1985 qui a considérablement aggravé le déclin régional ; la mondialisation qui pousse les investisseurs à choisir des sites plus attractifs (grandes villes proches d’aéroports, grands ports, villes nouvelles) ; la dématérialisation de l’activité économique provoquée par l’électronique. De plus, les autorités nationales ne se sont guère montrées empressées à concourir au renouveau économique régional. C’est particulièrement vrai pour la Belgique où la politique régionale a longtemps été un tabou.

59Cette approche de la reconversion industrielle, plutôt négative et pessimiste (faire table rase du passé, assainir des sites d’activité en une époque de profonde crise et de luttes sociales pour l’emploi) a suscité des réactions parfois très dures de la part de la population locale et des « intellectuels » qui ont dénoncé la destruction volontaire d’une histoire, d’une mémoire, d’une sociabilité, d’un héritage qui font partie intégrante de l’identité des régions industrielles. C’est l’époque (1975-1985) du succès de l’archéologie industrielle, de la préservation du patrimoine, de la collecte des archives industrielles. Les colloques sur l’avenir du patrimoine industriel et sur les identités collectives se sont multipliés dans la région. Tout ceci débouche sur des réalisations importantes, comme la création en 1983 à Roubaix du premier Centre des archives du monde du travail à vocation interrégionale.

60Cependant, au début des années 1990, on assiste à la prise de conscience de la nécessité d’une approche beaucoup plus globale de la reconversion des « régions à tradition industrielle ». La Communauté européenne n’y est pas étrangère. À la suite de l’Acte unique entré en vigueur en juillet 1987, la Communauté a doublé les fonds destinés à la reconversion des zones industrielles en déclin. Avec la réforme des fonds structurels en 1989, l’Objectif 2 concerne directement les bassins industriels, puisqu’il vise à « reconvertir des régions, régions frontalières ou parties de régions (bassin d’emploi et communautés urbaines), gravement affectées par le déclin industriel » [36].

61Depuis ce tournant, deux concepts apparemment éloignés de la problématique de la reconversion ont pris une importance grandissante dans une approche de plus en plus globale et transfrontalière : le développement durable et la gouvernance.

62Le terme de développement durable, qui est apparu en 1987, doit retenir notre attention. Si l’on y réfléchit bien, l’histoire des bassins industriels et des régions-pilotes montre que ces régions sont dès l’origine tout à fait étrangères à la notion de « développement durable ». Dès l’entre-deux-guerres, les ingénieurs du Corps des Mines, les sidérurgistes les plus avisés prédisaient la fin de l’exploitation charbonnière et la nécessité d’une localisation plus appropriée de la sidérurgie, sur les grands ports maritimes notamment. C’est précisément parce que ces régions pilotes échappent au développement durable que la CECA a multiplié ses enquêtes dans les années 1960 (« Cahiers de la reconversion »).

63Le développement durable recouvre au moins trois dimensions qui ont été et restent des défis pour les régions qui nous occupent : le retour à une efficacité économique basée sur d’autres ressources que les ressources naturelles non-renouvelables ; le respect de l’environnement et du cadre de vie (y compris la culture et l’identité propres aux bassins industriels) ; la recherche de la cohésion économique et sociale. Or, les bassins industriels ont historiquement vécu d’un développement non durable : exploitation souvent excessive des ressources naturelles (charbon, minerais, espace) ; dégradation considérablement de l’environnement et pollution importante ; discrimination socio-économique [37].

64La gouvernance, terme souvent galvaudé, s’applique cependant à la problématique des régions-pilotes. Depuis le début des années 1960, l’histoire elle-même de la reconversion montre en effet que cette opération exige une approche à plusieurs niveaux. Il s’agit d’assurer la gouvernance d’entreprises devenues énormes (Thyssen-Krupp), celle de systèmes financiers mondialisés (toute la problématique des investissements), celle d’institutions publiques où se combinent les communautés locales, les communautés urbaines, les régions, l’État, l’Union européenne, sans oublier le niveau transnational. On parle même parfois de « gouvernance territoriale » à propos de ces régions-pilotes qui transcendent les frontières, les limites administratives.

65Sans gouvernance, les bonnes performances d’une région-pilote peuvent avoir des effets destructeurs sur une région voisine. À nouveau, l’histoire des vingt-cinq dernières années en donne quelques exemples : le succès du Nord-Pas-de-Calais depuis les années 1980 ne semble pas avoir exercé d’effets d’entraînement sur les régions voisines du Borinage et du Pays de Charleroi ; durant la crise de la sidérurgie en Belgique, la « guerre des bassins » entre Liège et Charleroi a été un exemple de gouvernance catastrophique… Pour sortir la sidérurgie européenne de la débâcle, il a fallu mettre en œuvre le Plan Davignon qui n’est autre qu’un exemple de gouvernance efficace.

Conclusion et prospectives

66En prenant comme champ d’observation les régions industrielles de l’Europe du Nord-Ouest, on peut tracer quelques pistes de recherches interdisciplinaires :

  1. Délimitation : puisque ces régions sont un semis urbain industriel qui ont grandi au cours des années par extension des activités et par « accumulation d’héritages », convient-il de prendre pour cadre géographique la situation présente ?
  2. Qui dit accumulation d’héritages, dit complexité des strates qui restent toujours visibles, malgré une phase de négation du passé heureusement révolue. On semble avoir appris qu’on n’efface pas l’histoire comme on démolit une usine. C’est sur cet héritage qu’il faut innover : l’exemple de la Ruhr l’indique. Quid ailleurs ?
  3. L’histoire de ces régions montre qu’elles ont connu des cycles d’expansion (régions-pilotes) et de régression (depressed areas, bassins industriels en déclin). Leur évolution ne s’inscrivait pas dans le développement durable. Le retour au statut de régions-pilotes passe désormais par l’affirmation de cette notion, au contenu non seulement économique et social, mais également culturel et environnemental, ce qui implique de dépasser la politique ancienne de revalorisation des friches industrielles.
  4. Les échecs nombreux de la reconversion des années 1970 indiquent que la gouvernance doit se situer à plusieurs niveaux et être transfrontalière. Ici, l’Union européenne a un rôle important à jouer.

Notes

  • [*]
    René Leboutte, Professeur, titulaire de la Chaire Jean Monnet (ad personam) en Histoire de l’intégration européenne, Directeur d’Études Master en Histoire européenne contemporaine, Université du Luxembourg, Campus Walferdange, Route de Diekirch / BP 2, L-7201 Walferdange.
  • [1]
    S. Pollard (dir.), Region und Industrialisierung. Studien zur Rolle der Region in der Wirtschaftsgechichte der letzten zwei Jahrhunderte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1980 ; Ch.F. Sabel, « La riscoperta delle economie regionali », Meridiana, t. 3, 1988, p. 13-71 ; Ch.F. Sabel, « Regionale Industrialisierung », Jahrbuch für Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1992-1, p. 11-112 ; P. Hudson (dir.), Regions and industries. A perspective on the industrial revolution in Britain, Cambridge, 1989, p. 1-112 ; R. Schulze (dir.), Industrieregionen im Umbruch. Historische Voraussetzungen und Verlaufsmuster des regionalen Strukturwandels im europäischen Vergleich, Essen, Klartext, 1993.
  • [2]
    J. Labasse, L’Europe des régions, Paris, Flammarion, 1991, p. 30 et 36.
  • [3]
    R. Leboutte, Vie et mort des bassins industriels en Europe, 1750-2000, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • [4]
    H. Madurowicz-Urbanska, « Aspects of micro- and macroanalysis in historical socio-economic regionalization », Studia Historiae Œconomicae, vol. 13, Poznan, 1978, p. 26-39 ; H. Madurowicz-Urbanska, « Remarques sur la méthodologie des régions économiques et leurs valeurs épistémologiques », Studia Historiae Œconomicae, vol. 15, Poznan, 1980 (1981), p. 87-93.
  • [5]
    H. Madurowicz-Urbanska, « Remarques sur la méthodologie des régions économiques », p. 87-88.
  • [6]
    R. Leboutte (dir.), Proto-industrialisation : Recherches récentes et nouvelles perspectives. Proto-industrialization : Recent Research and New Perspectives, Centre d’Histoire économique internationale, Université de Genève, Genève, Droz, 1996.
  • [7]
    R. Leboutte, Histoire économique et sociale de la construction européenne, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2008 ; S. Schirmann, « Le Conseil syndical interrégional Saar-Lor-Lux. Un coin d’Europe en marche ? », dans M. Dumoulin (dir.), Réseaux économiques et construction européenne, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2004, p. 317-327 ; S. Schirmann, « Les syndicats français et la perception du régionalisme au cours des années 1970 », dans M.-T. Bitsch (dir.), Le fait régional et la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 71-83.
  • [8]
    J.-F. Eck, P. Friedemann, K. Lauschke (dir.), « La reconversion des bassins charbonniers. Une comparaison interrégionale entre la Ruhr et le Nord/Pas-de-Calais / Strukturwandel in altindustriellen Regionen. Nord/Pas-de-Calais und das Ruhrgebiet im Vergleich », Revue du Nord, hors série, coll. Histoire, n° 21, 2006.
  • [9]
    E.A. Wrigley, Industrial Growth and Population Change. A Regional Study of the Coalfield Areas of North-West Europe in the Late Nineteenth Century, New York, Cambridge U.P., 1961.
  • [10]
    K. Tenfelde (dir.), « Raumbildung als mentaler Prozess : Schwerindustrielle Ballungsregionen im Vergleich », Mitteilungsblatt des Instituts für soziale Bewegungen, 39, Bochum, 2008.
  • [11]
    J. Wodz, Haute-Silésie. L’espace déchiré. Spécificité d’une région fort industrialisée, Katowice, 1990.
  • [12]
    F. Pyke, G. Becattini, W. Sengenberger (dir.), Distretti industriali e cooperazione fra imprese in Italia, Firenze, Banca Toscana, 1991; G. Becattini (dir.), From industrial districts to local development : an itinerary of research, Northhampton (MA), Edward Elgar, 2003.
  • [13]
    M. Prak, « Regions in the Early Modern Europe », dans Proceedings. Eleventh International Economic History Congress, Milan, September 1994, Milan, Università Bocconi, p. 19-55.
  • [14]
    P. Bousch, T. Chilla, P. Gerber, O. Klein, Ch. Schulz, C. Sohn, D. Wiktorin, Der Luxemburg Atlas / Atlas du Luxembourg, Cologne, Emons, 2009.
  • [15]
    R. Leboutte, Vie et mort des bassins industriels en Europe…, op. cit.; B. Merenne-Schoumaker, La localisation des industries, mutations récentes et méthodes d’analyse, Paris, Nathan, 1991, p. 171-176 ; P. Dumolard, « Région et régionalisation : une approche systémique », L’Espace géographique, 1975-2, p. 93-111 ; O. Gritsai, A. Treivish, C. Vandermotten, « Les vieilles régions industrialisées européennes dans la perspective historique globale des rapports ‘‘Centre-périphérie’’ », Revue belge de géographie, fascicules 1-4, 116e année, 1992, p. 9-10.
  • [16]
    E.A. Wrigley, Continuity, chance and change. The character of the industrial revolution in England, New York, Cambridge UP, 1988, p. 17.
  • [17]
    À propos des contraintes environnementales préindustrielles, voir R. Leboutte, « Intensive Energy Use in Early Modern Industrial Europe (17th-early 19th Century) », dans Istituto Internazionale di Storia Economica F. Datini, Prato, Serie II–Atti delle Settimane di Studi, Economia e Energia secc. XIII-XVIII, XXXIV Settimana di Studi Il Datini, a cura di Simonetta Cavaciocchi, Firenze-Prato, Le Monnier, Prato, 2003, p. 547-575.
  • [18]
    F. Perroux, « Notes sur la notion de pôle de croissance », Économie appliquée, 1955, p. 306-320 ; P. Lebrun, M. Bruwier, J. Dhondt, G. Hansotte, Essai sur la révolution industrielle en Belgique, 1770-1847, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1979, p. 68-71.
  • [19]
    N.J.G. Pounds, An historical geography of Europe, New York, Cambridge UP, 1993, p. 335-342.
  • [20]
    Dans le Nord de la France, au lendemain de la seconde guerre mondiale, les deux tiers des ventes de houille sont transportés par rail et un quart par eau. En 1952, le transport des houilles représentait 50 % du tonnage-marchandises expédié par la SNCF à partir de la région ; 53 % du tonnage du trafic fluvial intérieur à la région ; 78 % des expéditions par eau à partir de la région (dont 31 % des expéditions fluviales vers l’étranger ; 90 % des expéditions fluviales vers le reste de la France). Au total, on a pu estimer que les Houillères du Nord et du Pas-de-Calais font vivre directement ou indirectement 700 000 personnes, soit près du quart de la population régionale (R. Gendarme, La région du Nord. Essai d’analyse économique, Paris, A. Colin, 1954, p. 189).
  • [21]
    Ce qui suit est en partie repris de R. Leboutte, « Frontières politiques et régions économiques. Les bassins industriels en Europe, 1750-1914 », dans J.C.G.M. Jansen (dir.), Relations économiques dans les régions frontalières à l’ère industrielle, 1750-1965, Leeuwarden, Mechelen, Eisma BV, 1996, p. 223-236.
  • [22]
    Dieudonné Forir, mécanicien liégeois, a fourni avant 1812 une machine à vapeur pour les houillères de Bardenberg (canton d’Eschweiler). (R. Leboutte, « Révolution industrielle et publicité. Les machines à feu du Liégeois Dieudonné Forir, en 1815 », dans Bulletin de la Société royale Le Vieux-Liège, 249, t. XII, avril-juin 1990, p. 33-38).
  • [23]
    H. Seeling, « Die Belgischen Anfänge der Eisen- und Stahlindustrie in Düsseldorf zwischen 1850 und 1860 », Düsseldorfer Jahrbuch, t. 49, 1959, p. 210-240 ; H. Seeling, « Belgisches Hochofenprojekt in Düsseldorf-Oberbilk (1858), Eisenhüttenindustrie im Düsseldorfer Raum », Düsseldorfer Jahrbuch, t. 52, 1966, p. 105-119 ; H. Seeling, « Über Wallonen in Berg-, Hütten- und Eisenwerken zwischen Duisburg und Dortmund », Duisburger Forschungen, t. 23, 1976, p. 116- 150 ; H. Seeling, Les Wallons, pionniers de l’industrie allemande, Liège, E. Wahle, 1983 ; F. Von Steinbeis, Die Elemente der Gewerbeförderung nachgewiesen an den Grundlagen der belgischen Industrie, Stuttgart, 1853 ; R. Fremdling, « John Cockerill : Pionierunternehmer der belgisch-niederländischen Industrialisierung », Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, t. 26, 1981, 3, p. 179-193 ; R. Fremdling, « The development of iron industry in Western Europe, 1820-1860. A comparative view on the adaptation of coke-smelting and puddling in Belgium, France and Germany », dans L. Sjorberg, N. Rosenberg (dir.), Technical change, employment and investment, Lund, 1982, p. 95-110 ; R. Fremdling, « Die Rolle ausländischer Facharbeiter bei der Einführung neuer Techniken im Deutschland des 19. Jahrhunderts (Textilindustrie, Maschinenbau, Schwerindustrie) », Archiv für Sozialgeschichte, t. 24, 1984, p. 1-45 ; V. Troitzsch, « Belgien als Vermittler technischer Neuerungen beim Aufbau der eisenschaffende Industrie im Ruhrgebiet um 1850 », Technikgeschichte, t. 39, 1972, 2, p. 142-158.
  • [24]
    Archives de l’État à Liège, Entreprises, Société d’Angleur-Athus, n° 84, Conseil d’Administration du 18 avril 1879.
  • [25]
    Archives de l’État à Liège, Entreprises, Société d’Angleur-Athus, n° 34, Assemblée générale ordinaire du 30 mars 1880. Rapport de l’administration.
  • [26]
    Archives de l’État à Liège, Entreprises, Société d’Angleur-Athus, Société anonyme des Aciéries d’Angleur. Exercice 1879-1880. Extraits du rapport du Conseil d’Administration, Liège, 1880, p. 6.
  • [27]
    R. Gendarme, op. cit., p. 41-50, 58-63, 110 ; D. PARIS, La mutation inachevée. Mutation économique et changement spatial dans le Nord-Pas-de-Calais, Paris, L’Harmattan, 1993. p. 29-30.
  • [28]
    R. Gendarme, op. cit., p. 54-63 ; P. Bruyelle, L’organisation urbaine de la région du Nord-Pas-de-Calais (doctorat d’État, Sciences humaines, Paris I), 1981, p. 622-624.
  • [29]
    Cité par J. Michel, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, France, Allemagne). Étude comparative des années 1880 à 1914, Thèse de doctorat d’État, Lyon II, t. 1, Lyon, 1987, p. 96.
  • [30]
    J.L. Hammond, B. Hammond, The Town Labourer, 1760-1832. The New Civilisation, 2e édition, Londres, 1917, p. 39-42.
  • [31]
    Naissance et développement des villes minières en Europe, études réunies par Jean-Pierre Poussou et Alain Lottin, Artois Presses Université, Collection « Histoire », Arras, 2004.
  • [32]
    À propos de la délimitation de la région pilote liégeoise, voir J.A. Sporck, L’activité industrielle dans la région liégeoise. Étude de géographie économique, Liège, 1957, p. 106-116.
  • [33]
    D. Paris, op. cit., p. 41-42.
  • [34]
    C. Vandermotten, « La formation des vieilles régions industrielles et leur place dans les systèmes régionaux », Revue belge de géographie, fascicules 1-4, 116e année, 1992, p. 5-6.
  • [35]
    B. Merenne-Schoumaker, op. cit., p. 171-176.
  • [36]
    Commission des Communautés européennes, Vade-mecum sur la réforme des fonds structurels communautaires, OPOCE, Luxembourg, 1989, p. 14.
  • [37]
    B. Zuindeau, « Région Nord-Pas-de-Calais, 2004, Atlas régional du développement durable Nord – Pas-de-Calais », Développement durable et territoire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’aube, Publications de 2004, mis en ligne le 20 novembre 2004: http://developpementdurable.revues.org/document1245.html. Consulté le 11 septembre 2008.
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