Notes
-
[*]
Sabine Effosse, maître de conférences (histoire contemporaine), Université F. Rabelais de Tours, sabine.effosse@univ-tours.fr.
-
[1]
Bien que le terme d’« habitat » ait une acception plus large que celui de logement, ce dernier est préféré ici car il est retenu pour les études statistiques. L’INSEE distingue, dans les enquêtes nationales logement, le type de logements selon qu’ils sont individuels (un logement individuel est une construction qui ne comprend qu’un seul logement, autrement dit une maison) ou collectifs (un logement collectif fait partie d’un bâtiment d’au moins deux logements), cf. M. Segaud, J. Brun et J.-C. Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, A. Colin, 2002 et www.insee.fr.
-
[2]
Cf. A.-M. Fribourg, « Évolution des politiques du logement depuis 1950 » dans Logement et habitat. L’état des savoirs, M. Ségaud, C. Bonvalet, J. Brun (dir.)., Paris, La Découverte & Syros, 1998, p. 225. Sur le problème des lotissements, cf. A. Fourcaut, La banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Créaphis, 2000.
-
[3]
C. Topalov, Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1987 et H. Heugas-Darraspen, Le financement du logement en France, Paris, La documentation française, 1994.
-
[4]
S. Effosse, L’invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003, p. 127.
-
[5]
Ibid., p. 148.
-
[6]
D. Voldman, La Reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Paris, L’Harmattan, 1997.
-
[7]
S. Effosse, L’invention du logement aidé, op. cit., p. 139.
-
[8]
S. Effosse, « La construction immobilière en France, 1947-1977 : le logement social, un secteur prioritaire ? », Histoire & Sociétés, n° 20, septembre 2006, p. 12-27.
-
[9]
Id., L’invention du logement aidé, op. cit.
-
[10]
Ibid., p. 281-282.
-
[11]
J.-P. Flamand, Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social, Paris, La Découverte, 1989 et R.-H. Guerrand, Cent ans d’habitat social. Une utopie réaliste, Paris, Albin Michel, 1989.
-
[12]
B. Vayssière, Reconstruction-déconstruction. Le Hard french ou l’architecture française des Trente Glorieuses, Paris, Picard, 1988 et L. Coudroy de Lille, « Les Trente Glorieuses et l’urbanisme. Regard sur l’historiographie », dans L’urbanisme, des idées aux pratiques (xixe-xxie siècles), P. Chassaigne et S. Schoonbaert (dir.), Rennes, 2008, p. 163-176.
-
[13]
S. Effosse, L’invention du logement aidé, op. cit., p. 155.
-
[14]
E. Lengereau, L’État et l’architecture, 1958-1981. Une politique publique ?, Paris, Picard-Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2001, ainsi que F. Dufaux et A. Fourcaut, Le monde des grands ensembles, Paris, Créaphis, 2004.
-
[15]
V. Renard, « L’économie du logement : le préalable foncier », dans Logement et habitat. L’état des savoirs, op. cit., p. 201-209.
-
[16]
Une mesure phare du premier schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne est la création des villes nouvelles censées mettre un terme à cet urbanisme clandestin, cf. A. Fourcaut et L. Vadelorge (dir.), « Villes nouvelles et grands ensembles », Histoire urbaine, n° 17, décembre 2006, p. 5-146.
-
[17]
S. Effosse, L’invention du logement aidé, op. cit., p. 214.
-
[18]
Ibid., p. 128-129.
-
[19]
Ibid., p. 79.
-
[20]
R.-H. Guerrand, Cent ans d’habitat social, op. cit. et T. Tellier, Le temps des HLM, 1945-1975. La saga urbaine des Trente Glorieuses, Paris, Autrement, 2007.
-
[21]
J.-P. Flamand, Loger le peuple, op. cit., p. 303-306.
-
[22]
N. Haumont, Les Pavillonnaires, Paris, L’Harmattan, 2001 (1re éd. Centre de recherche urbaine, 1966).
-
[23]
L. Ghekiere, Marchés et politiques du logement dans la CEE, Paris, La documentation française, 1991. En 1984, le parc immobilier français (résidences principales) compte 54,8 % de logements individuels et 52,1 % de propriétaires.
1Analyser l’enjeu économique de l’habitat collectif en France au sortir de la seconde guerre mondiale conduit à s’interroger sur les contraintes financières de la période considérée et sur les choix politiques qui en ont résulté.
2En termes de coûts de production, le logement collectif est-il plus économique, coûte-t-il moins cher à construire qu’un logement individuel ? Y-a-t-il eu, par conséquent, un choix délibéré en faveur de l’habitat collectif ? Ce choix a-t-il porté uniquement sur le type de logements (individuels/collectifs) ou bien a-t-il également pris en compte le statut d’occupation des logements (accession/location) et, le cas échéant, pour quelles raisons [1] ?
3Pour certains spécialistes de la question du logement, des praticiens, « il n’y a pas eu de débat réel sur le choix entre habitat collectif et habitat individuel ». Le développement de l’habitat collectif durant cette période s’opposerait « à l’urbanisme pavillonnaire de l’entre-deux-guerres qui, du fait de sa mauvaise réalisation, avait conduit au mouvement revendicatif des mallotis » [2]. Ce facteur urbanistique, réel, néglige pourtant les facteurs financiers prégnants et déterminants dans l’élaboration d’une politique de construction de logements qui se devait d’être compatible à la fois avec les possibilités financières et l’urgence sociale du pays au lendemain du second conflit.
4Il s’agit donc d’analyser en premier lieu comment, face à la crise du logement, l’habitat collectif permet d’optimiser l’utilisation des ressources financières. En second lieu, il s’agit d’étudier comment ce type d’habitat favorise l’industrialisation du bâtiment et la maîtrise des coûts fonciers, préalables à une politique de construction d’envergure. Enfin, l’évolution de la relation entre type de logements et statut d’occupation à travers l’essor de la copropriété des immeubles montre comment cette dernière, en augmentant la solvabilisation de la demande, constitue un vecteur du développement de l’habitat collectif au sein de la construction de logements neufs.
Optimiser l’utilisation des ressources financières
5L’acuité de la crise du logement au lendemain de la guerre et la pénurie de ressources disponibles conduisent l’État à intervenir financièrement en faveur du logement [3]. Tardive par rapport à d’autres pays européens également sinistrés, comme l’Allemagne de l’Ouest ou l’Italie, quelle forme cette intervention prend-elle ?
L’immensité des besoins et la rareté des capitaux
6« Construire 20 000 logements par mois est désormais pour la France une question de vie ou de mort ». Cette déclaration du ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, Eugène Claudius-Petit, en 1949, illustre la situation dramatique du logement en France au sortir du conflit.
7Celle-ci résulte en partie des faits de guerre (2,5 millions de logements sont totalement ou partiellement détruits à la Libération), mais pas seulement. En effet, le faible niveau de construction de l’entre-deux-guerres, imputable à la taxation des loyers inaugurée en 1914 et à la chute de la rentabilité immobilière, a freiné le renouvellement du parc immobilier et accentué sa vétusté. De même, la reprise de la croissance démographique durant le conflit et l’accélération de l’urbanisation à son issue, principalement au profit des grandes villes et de la région parisienne, ont contribué à renforcer les besoins en logements. Ainsi ces derniers sont estimés entre 4 et 5 millions de logements, ce qui représente près de 40 % du parc immobilier de 1946. Passées les pénuries alimentaires, le logement devient alors, pour les Français, le « problème social n° 1 ». Problème social, le logement s’avère aussi être un problème financier majeur. En effet, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme estimant à environ 600 000 francs le coût d’un logement de trois-pièces en 1946, la dépense annuelle requise pour satisfaire les besoins oscillerait entre 285 milliards et 351 milliards de francs. Rapporté au revenu national, c’est 10 à 12 % de celui-ci qu’il s’agirait de consacrer à la construction pour remédier à la crise. Encore une légère hausse se profile-t-elle dans l’immédiat après-guerre, compte tenu de l’augmentation plus rapide du coût de la construction que du revenu national. Ainsi en 1948, sur la base de 1,5 million de francs pour un logement de trois-pièces, c’est 15 % du revenu national qui devraient y être consacré [4].
8Face à l’importance des sommes à investir, quelles sont les ressources disponibles ? Concernant l’initiative privée, force est de constater son impuissance. En effet, malgré le vote de la loi du 1er septembre 1948 qui rétablit la liberté des loyers pour les constructions neuves et prévoit des augmentations pour les autres, la rentabilité immobilière demeure insuffisante. De plus, la forte inflation qui sévit en France jusqu’à la fin des années 1940, par la dépréciation de l’épargne qu’elle entraîne, contribue à décourager l’investissement de capitaux à long terme. Ce tarissement des sources traditionnelles de financement immobilier et la montée des revendications sociales et politiques à l’égard du logement conduisent l’État à intervenir. Quelle forme cette intervention prend-elle ? Quelles sont les priorités retenues ?
L’intervention de l’État et la volonté d’assurer la meilleure utilisation des ressources
9La première caractéristique de l’engagement de l’État en faveur de la construction de logements est son caractère tardif. Dans l’immédiat après-guerre, la priorité va en effet à la reconstruction industrielle et aux transports, c’est-à-dire à l’investissement productif. Le premier plan de modernisation et d’équipement (1947-1952), adopté sur l’initiative de Jean Monnet, est un plan sans logement [5]. De plus, le logement n’est alors perçu que dans le cadre, partiel, de la reconstruction. En dépit de la supériorité des besoins en logements dus à la vétusté et à l’insalubrité d’un parc immobilier ancien, seuls les besoins nés des destructions par faits de guerre (20 % au total) sont pris en considération. La Charte de la reconstruction, votée à l’unanimité le 28 octobre 1946, proclame le principe de la réparation intégrale et égale pour tous et prévoit une indemnisation fondée sur le coût de la reconstitution de l’immeuble endommagé, non sur sa valeur vénale [6]. Généreuse et satisfaisante sur le plan électoral, cette loi n’est pas sans entraver la mise en place d’une véritable politique de construction pour au moins deux raisons. D’une part, elle aborde les dommages de guerre dans leur ensemble et, bien que les destructions d’immeubles d’habitation en constituent les deux tiers, elle ne suscite pas l’émergence d’une réflexion sur le problème général du logement. D’autre part, généreuse envers les sinistrés, la Charte de la reconstruction pèse sur les finances publiques dont la situation se détériore rapidement avec le début de la guerre d’Indochine.
10Cette détérioration de la situation des finances publiques contribue à mettre en évidence un deuxième trait de l’intervention de l’État : son caractère limité, du moins dans sa formule originelle. En effet, la nationalisation du logement, proposée en 1947 par un parlementaire socialiste, Paul Grunebaum-Ballin, est rejetée sans ambages [7]. De même, les gouvernements successifs se refusent à relancer la construction immobilière en utilisant le secteur social en priorité. Trop coûteux pour les finances publiques, il ne constitue pas le levier privilégié d’un programme de construction ambitieux [8]. L’idée qui domine alors est d’inciter l’épargne privée à retrouver le goût de la pierre, non de se substituer entièrement à elle. C’est dans cet objectif que les gouvernements Bidault, puis Pleven décident d’accorder une aide publique à la construction de logements privés. Instaurée par la loi du 21 juillet 1950, étendue en 1953, cette aide consiste en l’attribution d’une prime par mètre carré construit, à laquelle peut s’ajouter un prêt spécial, garanti par l’État et accordé par le Crédit foncier de France. Elle contribue à créer, aux côtés du secteur social et du secteur libre (logements ne recevant aucune aide), un « tiers secteur », le secteur aidé [9]. Quels sont les débats qui ont présidé à la création de ce secteur ? Y-a-t-il eu une réflexion spécifique sur le type de logements (individuels ou collectifs) destiné à bénéficier de cette aide publique ? En fait, il apparaît que la principale préoccupation des ministères concernés par la politique du logement, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme ainsi que celui des Finances, est avant tout d’assurer la meilleure utilisation des ressources afin de remporter la « bataille de la production ». Dans cette perspective « d’optimisation », deux priorités se dégagent clairement et font l’objet de discussions récurrentes : l’abaissement des coûts de construction, propre à freiner l’inflation d’une manière générale et à permettre de nombreuses mises en chantier, et l’augmentation du taux d’effort des ménages pour leur logement afin de ménager les dépenses publiques.
Moderniser pour abaisser le coût du logement et augmenter la production : l’impératif industriel et foncier
11Atteindre les objectifs de construction suppose, compte tenu des ressources financières limitées, d’abaisser le coût du logement. Dès lors, la modernisation de l’industrie du bâtiment et la maîtrise des coûts fonciers constituent des priorités pour les pouvoirs publics chargés de mettre en œuvre la politique du logement définie au début des années 1950. Ces priorités impliquent-elles l’édification de logements collectifs ?
Moderniser le bâtiment
12Le coût élevé de la construction d’un logement en France s’explique avant tout par le retard technique de l’industrie du bâtiment. Malgré la création du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) en 1948, les progrès réalisés en matière de productivité sont faibles. Le secteur demeure très artisanal et l’intervention de nombreux corps de métiers allongent les délais de construction. Alors que la construction d’un logement type en Angleterre nécessite 2080 heures de travail et voit sa réalisation effective au bout d’une année, il faut 3 000 heures de travail en France et la durée moyenne de construction est de deux ans, voire deux ans et demi. Ce retard technique rend la construction française coûteuse. En 1954, au moment où le gouvernement lance une politique de construction ambitieuse, la France est le pays d’Europe où la dépense par logement construit représente la fraction la plus élevée du produit national brut. La commission de la Construction du deuxième Plan note, en 1953, que le prix moyen d’un logement, toutes dépenses confondues, est de 3,6 millions de francs et qu’il est impératif, pour construire davantage, de le réduire à 2,5 millions [10].
13Aussi l’industrialisation du bâtiment et son corollaire, la standardisation, constituent-elles des priorités pour le ministère en charge du logement. Les pouvoirs publics encouragent ainsi, par la création, en 1953, de logements destinés à recevoir une aide publique plus importante, les Logécos (logements économiques et familiaux), la mise en place de normes de construction propres, non seulement à généraliser un confort élémentaire, mais aussi à dégager des gains de productivité.
14Cette volonté modernisatrice et productiviste conduit-elle à favoriser l’habitat collectif ? Ce dernier serait-il le meilleur vecteur de l’industrialisation du bâtiment ? La question se pose d’autant plus que, dès 1945, l’entreprise de maisons individuelles Phénix, est créée et s’emploie précisément à instaurer la préfabrication afin de diminuer le prix de revient et les délais de construction. L’habitat individuel peut donc également être source de progrès. Mais, dans la politique du logement mise en place au début des années 1950, l’habitat individuel est délaissé au profit de l’habitat collectif. Dès 1948-1949 et plus encore en 1957-1958, les chantiers industrialisés à haute productivité lancés sous l’égide du ministère du Logement édifient uniquement des logements collectifs [11]. Le temps des « chemins de grue », synonymes de « barres », est venu. Pourquoi ? Outre les considérations en terme de productivité, caractéristiques de cette période de forte croissance que sont les Trente Glorieuses, ce choix résulte également de considérations architecturales, voire « esthétiques » pour reprendre le vocabulaire de l’époque. L’influence de la Charte d’Athènes et des travaux de Le Corbusier, proche d’Eugène Claudius-Petit, tend à faire de l’habitat collectif le vecteur de la modernité [12]. Cette conception est partagée par certains parlementaires, notamment socialistes, mais pas seulement. Ainsi, en février 1948, une proposition de loi visant à instituer un service national du logement afin de construire 500 000 logements, déposée par Jean Minjoz, député socialiste du Doubs, justifie cette création pour des raisons financières, techniques mais aussi esthétiques, la création de « grands ensembles » devant permettre de « tirer parti, au profit de tous, des espaces libres, des masses de verdure, des vues directes que détruit, en général, un individualisme excessif et mal compris » [13]. En août 1957, le socialiste Bernard Chochoy, ministre de la Reconstruction et du Logement du gouvernement Mollet, reprend ces principes dans sa loi-cadre « Construction ». Inappliquée faute de financement, cette loi est in fine reprise sous la forme d’un arrêté adopté par Pierre Sudreau, ministre de la Construction du général de Gaulle, en décembre 1958. Intitulé « Urbanisme, HLM, crise du logement », cet arrêté consacre la généralisation des grands programmes de logements collectifs, en particulier HLM, sous une forme architecturale spécifique, celle des grands ensembles [14]. Porteurs de modernité à la fois par les techniques de construction mises en œuvre et par le confort élémentaire apporté, l’habitat collectif en général, et l’expérience des grands ensembles en particulier, présentent également un autre avantage. Ils permettent, par leur faible emprise au sol, d’économiser l’espace.
Maîtriser le coût foncier
15Outre les coûts de construction proprement dits, le prix du terrain est un facteur important dans le prix de revient global d’un logement. Difficile car relativement technique, l’étude de la politique foncière pour la période des Trente Glorieuses demeure un chantier ouvert [15]. Quelques jalons, notamment grâce aux lois foncières, permettent néanmoins d’appréhender la politique des pouvoirs publics dans ce domaine. Une des principales préoccupations qui se fait jour est la crainte de la spéculation. Pour favoriser le lancement de grands chantiers, l’arrêté de décembre 1958 cité supra (« Urbanisme, HLM, crise du logement ») crée ainsi les zones à urbaniser en priorité, les ZUP. Placées sous l’autorité des préfets afin d’endiguer la spéculation foncière, ces zones sont destinées à accueillir des programmes de plus de 500 logements ainsi que les équipements collectifs nécessaires. La déclaration d’utilité publique permet, en outre, de recourir aux procédures d’expropriation pour l’acquisition des terrains. Fer de lance d’une vaste politique d’édification de logements collectifs, en particulier HLM, cette mesure fondatrice est complétée par plusieurs dispositions foncières durant les années 1960. Les zones d’aménagement différé, qui ressemblent aux ZUP, mais qui sont dépourvues des caractères d’urgence de ces dernières, sont instituées en juillet 1962. De même le système du bail à construction, destiné à limiter les expropriations tout en facilitant la construction de logements, est instauré en décembre 1964.
16Efficaces quant au prix d’achat des terrains, ces dispositions modifient toutefois la physionomie des villes. Les logements ne sont plus construits dans la ville, mais à l’extérieur de celle-ci, en périphérie, là où le foncier est moins cher. Cette politique de construction, facilitée par la progression de la motorisation des ménages durant les années 1960, provoque le mitage de l’espace, particulièrement en région parisienne. C’est précisément pour endiguer cette tendance que la loi d’orientation foncière de 1967 entérine la mise en place des plans d’occupation des sols et des schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme dont le premier, celui de la région parisienne, est approuvé en septembre 1965 par un arrêté du ministre de la Construction [16].
17Si la modernisation du bâtiment et la prévention de la spéculation foncière sont des conditions nécessaires à une politique de construction ambitieuse, un second volet d’action est indispensable pour limiter l’aide publique au logement : l’augmentation du taux d’effort des ménages.
Solvabiliser la demande : l’essor de la copropriété
18La solution financière au problème du logement en France passe également par l’accroissement des ressources consacrées à celui-ci. Or, alors que leurs homologues européens consacrent en moyenne 15 % de leur budget au loyer, les Français n’y consacrent que 3 % à la fin des années 1940, l’apéritif ayant souvent, pour les témoins de l’époque, priorité sur le loyer. Comment rompre avec ces habitudes trentenaires qui découlent de la taxation des loyers ? Quels sont les choix politiques adoptés ? Ces choix sont-ils partagés par tous les acteurs de la politique du logement ?
Développer la copropriété
« Rien n’est possible si chaque Français, locataire ou propriétaire, n’est pas persuadé que les dépenses qui sont consacrées au logement doivent constituer dans leur ensemble, dans leur somme, la dépense la plus importante de toutes celles qui sont destinées à assurer la subsistance de la famille. Tant que les Français ne seront pas persuadés de cela, ils vivront dans des conditions détestables […] ».
20Cette déclaration d’Eugène Claudius-Petit en 1952 [17] montre la nécessité de faire payer aux Français le logement à son prix réel, et par conséquent d’accepter une augmentation de leur taux d’effort. La réussite de cette volonté passe par l’étude des désirs hexagonaux en matière d’habitat. Une enquête publiée par l’Institut national des études démographiques en 1947 en dévoile les principales caractéristiques [18]. En premier lieu, il apparaît que les Français préfèrent à une écrasante majorité (72 %) habiter une maison individuelle. En second lieu, près des deux tiers (64 %) jugent préférables d’être propriétaires plutôt que locataires, seuls les Parisiens partagent l’opinion contraire. Enfin, les Français considèrent en moyenne que la proportion convenable des ressources à affecter à leur loyer est de 10 %, les Parisiens allant jusqu’à 14 %. Ces résultats ne sont pas sans intérêt pour les acteurs de la politique du logement. En effet, si les désirs en matière d’habitat individuel – davantage propre aux hommes qu’aux femmes, puisque un tiers d’entre elles expriment le souhait de vivre en appartement – ne convergent pas avec le choix des pouvoirs publics en faveur de l’habitat collectif, en revanche, le désir de propriété des Français peut rejoindre celui des pouvoirs publics de limiter les dépenses.
21C’est précisément la possibilité de faire augmenter ce taux d’effort en contrepartie de l’accession à la propriété qui intéresse le gouvernement. Cette convergence explique en partie la nature de la loi du 21 juillet 1950, dont l’application est étendue en 1953 avec la création des Logécos. L’aide publique instaurée est une aide à la pierre, accordée sans condition de ressources, et qui finance quasi exclusivement jusqu’en 1960 des opérations d’accession à la propriété. Le ministère des Finances, autre acteur majeur de la politique du logement, voit en effet un double avantage à la diffusion de la propriété. Dans un contexte de croissance économique sans précédent, elle permet de faire augmenter le taux d’effort des ménages, d’une part, et de reporter une partie du coût final sur les ménages, d’autre part. Ainsi, en 1963, la part de l’apport personnel dans le financement des logements neufs atteint 30 %. De plus, cette volonté de privilégier l’accession pour ménager les dépenses publiques est également « compatible » avec le choix de l’habitat collectif retenu comme vecteur de modernisation du bâtiment. En effet, l’après seconde guerre voit la généralisation de la copropriété. Institutionnalisée par la loi du 28 juin 1938 « tendant à régler le statut de la copropriété des immeubles divisés par appartements », la copropriété ne prend véritablement son essor, compte tenu de la guerre, qu’à l’issue du conflit [19]. En permettant aux Français d’emprunter pour une fraction d’immeuble, cette application, qui dissocie la partition traditionnelle individuel/accession et collectif/locatif, a des conséquences majeures : elle amorce la reprise de la construction et porte la vague d’accession à la propriété des années 1950 et 1960.
22Pour autant ce choix en faveur de l’accession, et plus précisément de la copropriété, fait-il l’unanimité au sein des ministères concernés ?
L’exception HLM
23Alors qu’au sein du ministère des Finances le choix est clairement en faveur de l’accession à la propriété, il en est différemment au ministère du Logement. Préoccupé par la mobilité de la main-d’œuvre, mais aussi par les statistiques en matière de mises en chantier, ce ministère se prononce systématiquement en faveur de la construction de logements locatifs. Ce choix se fait particulièrement sentir sur le secteur HLM dont le ministère du Logement a la tutelle depuis décembre 1945 [20]. Dès 1956, la part des logements HLM terminés, en accession à la propriété, est de 20 % contre 50 % en 1933. Cette tendance se renforce avec l’arrivée, en 1958, de Pierre Sudreau au ministère de la Construction. Promoteur des ZUP, puis des ZAD, il multiplie le lancement de grands ensembles. C’est le commencement de la vague du « tout collectif » et du « tout locatif ». Même le secteur aidé, pourtant davantage dans la mouvance des Finances, est concerné par cette volonté du ministère du Logement de promouvoir l’habitat collectif locatif. Des logements économiques et familiaux (Logécos) locatifs sont créés en 1960. L’heure est à la bataille des chiffres, à la construction de masse (4 000 logements à la Courneuve). Avec 546 300 logements achevés en 1972, contre 230 000 en 1956, la construction française atteint son record et la France sort enfin de la crise quantitative du logement.
24Pourtant, cette politique, accusée de promouvoir « une longue suite d’horreurs qui jalonnent la banlieue parisienne et dont le mortel ennui n’est plus à démontrer » est dénoncée dès 1961. L’extension de la « sarcellite », mal-être des habitants de Sarcelles (10 000 logements construits de 1955 à 1970) contribue à la faire évoluer. Durant la seconde moitié des années 1960, des concours visant à abaisser le coût des logements individuels (Villagexpo en 1966 et Chalandonnettes en 1969) sont lancés sur l’initiative du ministère de l’Équipement et du Logement [21]. De même, l’accession à la propriété HLM est relancée : de 20 % en 1962, la part de logements sociaux en accession à la propriété passe à 32 % en 1973, année où la circulaire d’Olivier Guichard, ministre de l’Équipement et du Logement, supprime les grands ensembles. Mais le retournement de conjoncture économique et l’arrivée de la crise contribuent à figer la situation.
25La solution à la crise du logement en France au lendemain de la seconde guerre est donc passée par la promotion de l’habitat collectif. Conçu comme le vecteur de la modernisation de l’industrie du bâtiment et de la modernité architecturale, ce choix résulte de contraintes économiques fortes : la nécessité absolue de diminuer le prix de revient du logement et de solvabiliser les ménages, afin de garantir un haut niveau de construction tout en limitant les dépenses publiques. Les gains de productivité obtenus et l’essor de la copropriété, qui introduit une évolution décisive dans la relation entre type de logements et statut d’occupation, ont ainsi permis de sortir de la crise quantitative du logement. Toutefois, si l’extension de la copropriété satisfait le désir de propriété des Français (35 % d’entre eux sont propriétaires de leur logement en 1954, 47 % en 1975), il en est différemment pour le logement collectif. Le désir de la maison individuelle demeure. L’urgence passée et le désengagement de l’État s’amorçant, les « pavillonnaires » se développent [22]. Au début des années 1980, la France apparaît ainsi comme un modèle intermédiaire en Europe, privilégiant l’accession à la propriété comme les pays du Sud, mais développant l’habitat individuel comme ceux du Nord [23].
Notes
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[*]
Sabine Effosse, maître de conférences (histoire contemporaine), Université F. Rabelais de Tours, sabine.effosse@univ-tours.fr.
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[1]
Bien que le terme d’« habitat » ait une acception plus large que celui de logement, ce dernier est préféré ici car il est retenu pour les études statistiques. L’INSEE distingue, dans les enquêtes nationales logement, le type de logements selon qu’ils sont individuels (un logement individuel est une construction qui ne comprend qu’un seul logement, autrement dit une maison) ou collectifs (un logement collectif fait partie d’un bâtiment d’au moins deux logements), cf. M. Segaud, J. Brun et J.-C. Driant (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Paris, A. Colin, 2002 et www.insee.fr.
-
[2]
Cf. A.-M. Fribourg, « Évolution des politiques du logement depuis 1950 » dans Logement et habitat. L’état des savoirs, M. Ségaud, C. Bonvalet, J. Brun (dir.)., Paris, La Découverte & Syros, 1998, p. 225. Sur le problème des lotissements, cf. A. Fourcaut, La banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Créaphis, 2000.
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[3]
C. Topalov, Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1987 et H. Heugas-Darraspen, Le financement du logement en France, Paris, La documentation française, 1994.
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[4]
S. Effosse, L’invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003, p. 127.
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[5]
Ibid., p. 148.
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[6]
D. Voldman, La Reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954. Histoire d’une politique, Paris, L’Harmattan, 1997.
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[7]
S. Effosse, L’invention du logement aidé, op. cit., p. 139.
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[8]
S. Effosse, « La construction immobilière en France, 1947-1977 : le logement social, un secteur prioritaire ? », Histoire & Sociétés, n° 20, septembre 2006, p. 12-27.
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[9]
Id., L’invention du logement aidé, op. cit.
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[10]
Ibid., p. 281-282.
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[11]
J.-P. Flamand, Loger le peuple. Essai sur l’histoire du logement social, Paris, La Découverte, 1989 et R.-H. Guerrand, Cent ans d’habitat social. Une utopie réaliste, Paris, Albin Michel, 1989.
-
[12]
B. Vayssière, Reconstruction-déconstruction. Le Hard french ou l’architecture française des Trente Glorieuses, Paris, Picard, 1988 et L. Coudroy de Lille, « Les Trente Glorieuses et l’urbanisme. Regard sur l’historiographie », dans L’urbanisme, des idées aux pratiques (xixe-xxie siècles), P. Chassaigne et S. Schoonbaert (dir.), Rennes, 2008, p. 163-176.
-
[13]
S. Effosse, L’invention du logement aidé, op. cit., p. 155.
-
[14]
E. Lengereau, L’État et l’architecture, 1958-1981. Une politique publique ?, Paris, Picard-Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2001, ainsi que F. Dufaux et A. Fourcaut, Le monde des grands ensembles, Paris, Créaphis, 2004.
-
[15]
V. Renard, « L’économie du logement : le préalable foncier », dans Logement et habitat. L’état des savoirs, op. cit., p. 201-209.
-
[16]
Une mesure phare du premier schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne est la création des villes nouvelles censées mettre un terme à cet urbanisme clandestin, cf. A. Fourcaut et L. Vadelorge (dir.), « Villes nouvelles et grands ensembles », Histoire urbaine, n° 17, décembre 2006, p. 5-146.
-
[17]
S. Effosse, L’invention du logement aidé, op. cit., p. 214.
-
[18]
Ibid., p. 128-129.
-
[19]
Ibid., p. 79.
-
[20]
R.-H. Guerrand, Cent ans d’habitat social, op. cit. et T. Tellier, Le temps des HLM, 1945-1975. La saga urbaine des Trente Glorieuses, Paris, Autrement, 2007.
-
[21]
J.-P. Flamand, Loger le peuple, op. cit., p. 303-306.
-
[22]
N. Haumont, Les Pavillonnaires, Paris, L’Harmattan, 2001 (1re éd. Centre de recherche urbaine, 1966).
-
[23]
L. Ghekiere, Marchés et politiques du logement dans la CEE, Paris, La documentation française, 1991. En 1984, le parc immobilier français (résidences principales) compte 54,8 % de logements individuels et 52,1 % de propriétaires.