Couverture de RDN_369

Article de revue

Société d'histoire du droit et des institutions des pays flamands, picards et wallons

Pages 201 à 216

Journées internationales de Boulogne-sur-Mer du 25 au 28 mai 2006

1Les premiers arrivants furent accueillis devant l’Hôtel de ville, le jeudi 25 mai en fin d’après-midi. Ils furent invités à se promener sur les remparts de la ville haute. Datant du xiiie siècle, ceux-ci offrent une vue intéressante sur la ville et le port de Boulogne. Les participants furent ensuite conviés à une visite du Palais impérial, hôtel particulier néo-classique qui doit son nom au séjour qu’y passa Napoléon Ier.

2Les séances de travail se tinrent dans les locaux de l’Université du Littoral, dans les bâtiments de l’ancien séminaire situé Grand-Rue dans la basse ville et datant dans ses parties les plus visibles du xviie siècle. Dès neuf heures et demies, monsieur Pfister, remplaçant monsieur le professeur Lottin, empêché, fit un exposé vivant de l’histoire de la ville de Boulogne-sur-Mer, des origines à nos jours, exposé amplement illustré par une riche documentation iconographique.

3La première journée fut presque intégralement consacrée au thème « droit et environnement ». Les communications furent toutefois variées, relatives aux politiques environnementales dans les anciens Pays-Bas, du Moyen Âge à l’époque contemporaine. La diversité et l’importance des sources archivistiques furent soulignées, ce qui explique sans doute la richesse des communications proposées. Les politiques municipales de nettoiement et d’assainissement en Flandre et en Hainaut à l’époque moderne furent amplement exposées, particulièrement l’utilisation en Flandre des déjections domestiques à des fins agricoles. Une place fut réservée à une communication hors thème, d’un grand intérêt, sur la publicité des lois et règlements à Liège au Moyen Âge. De leur côté, les accompagnants bénéficièrent d’une visite de la « Casa libertador ». Ce musée est consacré au général Don José de San Martin, libérateur de l’Argentine, du Chili et du Pérou entre 1816 et 1821. Le musée est installé dans le lieu même où le général finit ses jours.

4À la fin de la journée, les membres de la société furent reçus à l’Hôtel de ville de Boulogne-sur-Mer, dans la salle des gouverneurs, qui doit son nom aux portraits des ducs d’Aumont qui la décorent. Monsieur l’adjoint au maire chargé de la culture y évoqua les liens particulièrement forts entre la ville et l’université. Il souligna l’importance et l’actualité du thème choisi par la société.

5La journée du 27 mai fut encore en partie consacrée au thème principal du colloque. Furent évoqués l’aménagement du territoire par les moines trappistes dans le contexte difficile de la séparation de l’Église et de l’État en France, ainsi que la politique de reconstruction après le premier conflit mondial qui a particulièrement marqué nos régions. Plus proprement juridique, un exposé fut consacré à l’existence d’une véritable politique jurisprudentielle à Anvers et Malines aux xviie et xviiie siècles. La journée de travail fut close par deux interventions hors thème : l’une sur la personnalité et l’œuvre d’Edmond Picard, jurisconsulte belge du xixe siècle, et l’autre sur la politique répressive à la fin du xixe siècle en Belgique. Durant ces deux journées, les communications furent suivies d’échanges fructueux avec le public, dans l’ambiance cordiale qui caractérise la société. Ces journées ont encore permis la rencontre de jeunes chercheurs avec des universitaires confirmés.

6L’assemblée générale de la société se tint en fin de journée. Monsieur le professeur Georges Macours, président de la société, annonça les décès de monsieur Goven Van den Bergh, professeur honoraire à l’Université d’Utrecht, ancien président de la société, et de monsieur Theo Veen, professeur à l’Université d’Amsterdam. L’assemblée garda une minute de silence à leur mémoire. La société accueillit ensuite de nouveaux membres : monsieur Cédric Glineur de l’Université d’Orléans, monsieur Renaud Limelette de l’Université de Lille II et madame Sabrina Michel du Centre d’histoire judiciaire de l’Université de Lille II, membres français. Elle accueillit aussi monsieur Bruno Debaenst de l’Université de Gand et madame Isabelle Parmentier de l’Université de Louvain-la-Neuve, membres belges.

7La trésorière, madame le professeur Véronique Demars-Sion, présenta les comptes de la société qui furent approuvés à l’unanimité. Les journées de 2007 furent annoncées. Elles se dérouleront à Bruxelles aux Facultés universitaires Saint Louis, à l’invitation de monsieur le professeur Cauchies. Le thème retenu pour ces journées est « la vie associative dans les villes et les campagnes ».

8Le traditionnel banquet de clôture eut lieu au restaurant « La sirène » au cap Gris-Nez, dans la plus grande convivialité. Le président Macours remercia chaleureusement monsieur Pfister pour son accueil.

9Le lendemain, les participants eurent le plaisir de découvrir, aux environs de Boulogne-sur-Mer, la curieuse église de Wirwignes. Celle-ci, datant pour son origine du xiiie siècle, a été totalement décorée au début du siècle dernier par le curé de la paroisse, monsieur Lepoutre, dans le style du facteur Cheval. La visite du musée de la faïence à Desvres fut malheureusement annulée en raison de sa fermeture. Après un repas pris au « Relais des randonneurs » à Viel Moutier, les participants se séparèrent.

10Tanguy Le Marchadour, Maître de conférences à l’Université d’Artois, Secrétaire de la Société.

11? De Bononia à Boulogne-sur-Mer.

12L’auteur, dans son introduction, n’a pas la prétention de dresser un tableau circonstancié sur le riche passé boulonnais. Il préfère insister sur quelques épisodes qui ont infléchi fortement le destin de cette vieille cité qui sort de l’ombre en 54 av. J.-C. avec le mouillage de la flotte de César dans l’estuaire de la Liane. Base de la classis britannica, Boulogne commence par être un grand camp militaire dont le parèdre est Douvres, mais quatre fois plus petit. Aussi Boulogne est-elle citée constamment par tous les historiens antiques et médiévaux comme point de passage obligé des grands personnages qui ont entre leurs mains, du moins partiellement, les destinées du monde. En revanche, la ville et ses habitants ne bénéficient guère d’une reconnaissance quelconque de ces mêmes historiens et chroniqueurs. D’où le paradoxe d’une ville qui est constamment citée et dont on ignore les aspects de la vie interne. Boulogne, à l’instar de Bavay, reste le filon archéologique majeur du Nord/Pas-de-Calais, même si elle a perdu en 1644 son célèbre phare, construit sous Caligula en 39 ap. J.-C. Probablement incendiée vers 268, elle est déjà reconstruite vers 300 et devient un môle de résistance romaine qui disparaît avant 430. Quentovic prend alors le relais, battant monnaie. C’est avec l’avènement de la féodalité que le site reprend vie avec une famille homonyme particulièrement remuante et ambitieuse : Eustache II de Boulogne accompagne Guillaume de Normandie dans sa conquête de l’Angleterre ; il épouse une fille du roi d’Écosse tandis que son frère Godefroy de Bouillon va chercher en Orient un destin hors du commun.

13Il faut attendre 1212 pour percevoir une première rupture avec l’hommage imprudent de Renaud de Dammartin à Jean sans Terre et son emprisonnement à Bouvines deux ans plus tard. Les Capétiens, progressivement, s’installent dans le Boulonnais, chose faite après la mort de Philippe d’Huterel en 1234. L’histoire de la cité se fond dans celle du royaume mais en redevient une tête de pont à partir de 1346 quand les Anglais s’installent à Calais puis dans le Wimeu. Jean sans Terre l’occupe à partir de 1416 et Louis XI ne la récupère qu’en 1477 tout en faisant hommage du comté à la Vierge de Boulogne qui n’avait guère fait parler d’elle jusque-là.

14« La ville la plus frontière de France » tombe aux mains d’Henry VIII en 1544. Elle est restituée pour 400 000 écus payés par Henri II qui offre, en sus, une nef d’argent à la Vierge boulonnaise. La statue disparaît en 1567 (pour un temps) avec l’iconoclasme protestant. Mais, à partir de 1570, un évêché s’installe enfin et orchestre la contre-réforme du xviie siècle, avec l’arrivée des Capucins en 1618, des Ursulines en 1624, des Oratoriens en 1631, des Annonciades en 1636, etc. Cela n’empêche pas les misères de la guerre à partir de 1635 et une trop rigoureuse mainmise des gouverneurs sur le plat-pays qui se révolte en 1662 avec les Lustucrus.

15Néanmoins les victoires françaises éloignent la frontière et Boulogne, perdant son rôle militaire perd ses fortifications sauf son enceinte médiévale, réduite d’un tiers. En revanche, la guerre de course fait quelques heureux et c’est son ouverture sur le large (enfin !) qui lui permet de connaître une honnête aisance bourgeoise au xviiie siècle quand la ville s’adonne au lucratif et toléré smoglage. Ce commerce interlope permet aux fraudeurs anglais de déverser des milliers de tonnelets d’alcool, la nuit, au pied des falaises de la blanche Albion.

16Si, tout compte fait, le camp de Boulogne n’est qu’une péripétie militaire (1803-1805), psychologiquement, l’Empereur a atteint son but vis-à-vis des Boulonnais : la colonne de la Grande Armée constitue un haut lieu de son culte toujours vivant. Il y a peu à dire sur le xixe siècle qui voit la plus belle période de l’histoire de la cité au dynamisme toujours renouvelé, aux atouts savamment combinés et qui en font la capitale de la pêche française et un des passages obligés vers le Royaume-Uni, disposant d’une rade pour transatlantiques. Cela explique son importance capitale en 1914-1918 avec ses 55 000 entrées et sorties et sa destruction en 1944, avec une ville à moitié détruite et un port anéanti.

17Après une reconstruction qui la métamorphose, la cité subit, à partir de 1970, de plein fouet les conséquences de l’incessante recomposition de l’économie mondiale et des drames sociaux qu’elle suscite, d’où l’aventure de Nausicaa et celle, plus profonde, de la mise en place d’une université qui doit relever le défi au profit des nouvelles générations.

18Christian Pfister, Maître de conférences à l’Université du Littoral.

19? Archives et environnement : des sources à foison.

20Les sources de l’histoire de l’environnement sont innombrables. En témoignent les trois tomes parus chez L’Harmattan sur ce thème.

21Sous l’Ancien Régime, la notion de protection de l’environnement n’existait pas mais de nombreuses sources permettent d’étudier l’évolution du paysage, la forêt, les routes, les voies navigables, les ponts, les moulins, etc.

22Pour le xixe siècle et pour prendre l’exemple du Nord/Pas-de-Calais, les archives sont le témoin des transformations d’une région dont les industries conditionnent l’industrie nationale, dont l’agriculture est très performante et les réseaux de routes, voies navigables et chemins de fer particulièrement développés. Les exemples donnés de sources d’archives et de leurs apports pour la recherche historique montrent toute la richesse des fonds et particulièrement des Archives départementales du Nord dans le domaine de l’histoire de l’environnement.

23Rosine Cleyet-Michaud, Conservateur des archives départementales du Nord.

24? un mode singulier daffichage des lois et coutumes au Moyen Âge. la traille de la cathédrale Saint-Lambert à Liège.

25L’examen attentif de textes des xive, xve et xvie siècles nous a permis d’identifier un mode singulier d’affichage du droit de la Cité et du pays de Liège. Se rendant dans sa cathédrale, le Liégeois avait le loisir de consulter, en le feuilletant dans une petite niche creusée dans un pilier et fermée d’une grille (d’où le nom de traille), le livre où étaient enregistrés en copie les statuts et les privilèges dont il jouissait.

26La formalité apparaît comme une mesure d’ordre tendant à assurer la publication, la conservation et l’exécution des lois et coutumes.

27Ainsi, Liège, dont on connaît les avancées précoces en matière de liberté individuelle, de contrôle et de séparation des pouvoirs, anticipe sur la plupart des villes étrangères également dans le domaine de la publicité légale ; l’enregistrement de la loi ne reste pas confiné au greffe des cours souveraines.

28Les textes qui sont rassemblés dans le livre que la traille enferme, et que nous avons pu reconstituer en grande partie, condensent les libertés et les privilèges acquis peu à peu par le peuple sur les gouvernants.

29Les lettrés, les jurisconsultes, les coutumiers ou les officiers publics disposaient, à portée de main, d’une sorte de code de droit public qui réglait la vie sociale, politique et même économique du pays. Pendant plus de deux siècles, peut-être davantage, les différentes parties constituant le corps politique ont marqué leur assentiment sur un ius commune, un coutumier municipal et « national », qui leur assurait la paix sociale.

30Devançant la maxime que Jean-Sylvain Bailly, le premier maire de Paris, aurait prononcée en 1789, la publicité constitue à Liège, dès le Moyen Âge, la « sauvegarde du peuple ». Cette situation paraît tout à fait exceptionnelle.

31La redécouverte de la traille de Saint-Lambert oblige à ouvrir de nouvelles pistes de réflexion, à élargir notre regard sur le droit liégeois et à reconsidérer plus d’une perception trop souvent fondée sur l’état parcellaire de la documentation.

32Paul Bruyère, Licencié en droit.

33? Les sentences de la chambre de nettoiement de Lille, à la fin du xviie et au début du xviiie : la dimension dordre public de lenvironnement urbain.

34Le droit fixe un cadre à la vie en société et les édiles des villes d’autrefois ont fait de la « police de l’environnement », sans le savoir. Les sources municipales nous désignent la question de la propreté à Lille, comme cruciale, et on a appelé « chambre du nettoiement » la commission qui veillait à la bonne exécution d’une grande part de la réglementation en matière de police des rues.

35Les « Registres aux sentences » des « commissaires » fournissent des informations tant administratives que judiciaires sur le découpage de la ville en sept quartiers organisés autour d’une paroisse et d’une porte, le statut du personnel auxiliaire, le fonctionnement des audiences… et, bien entendu, sur des procédures essentiellement verbales, qui ont emprunté leur forme tant au droit civil qu’au droit criminel, et illustrent un pouvoir de police général et autonome.

36Malgré un taux moyen de condamnations élevé (plus de 8 cas sur 10), on constate finalement, en étudiant la nature et la répartition des peines, que ce n’est pas la sévérité qui domine. Les membres du Magistrat délégués à la direction du nettoiement ont exercé une pression régulière et adaptée sur des contrevenants, sans pour autant harceler ni vexer leurs concitoyens. Les troubles à l’ordre public ainsi concrètement poursuivis appartiennent alors à trois grandes catégories : administration et vie urbaine, réduction des dangers et encombrements, et surtout sauvegarde de la propreté et de la salubrité.

37La chambre du nettoiement a manifestement fait office d’observatoire de terrain, attentif non seulement aux préoccupations des autorités, mais encore à celles des habitants. Grâce à elle, le Magistrat semble être parvenu à un amendement quantifiable mais fragile d’un environnement urbain, qui s’avère ainsi un peu moins sombre, au jour le jour, qu’on aurait pu le croire jusqu’à présent.

38Jacques Lorgnier, Chargé de recherches au CNRS, CHJ, UMR 8025.

39? Environnement, politique municipale et initiatives privées dans deux villes de l’Escaut (Tournai, Valenciennes, 1540-1620).

40Les villes fluviales manufacturières des Pays-Bas espagnols s’adaptent aux nouvelles nécessités démographiques, économiques et militaires des années 1540-1620. Le fleuve fait l’objet des premiers grands aménagements sous forme d’écluses et de plantations d’arbres sur les berges pour contrôler son débit, pour assurer la défense des remparts par l’inondation et pour satisfaire les intérêts contradictoires des activités économiques tributaires de l’eau ou de l’énergie hydraulique. Les bateliers s’opposent aux meuniers, et les ateliers des brasseurs, des tanneurs et des teinturiers se signalent par l’usage privatif et intensif des berges. Les poteaux et piliers plantés le long du fleuve par ces entrepreneurs du textile et de l’agro-alimentaire contribuent à l’envasement du lit fluvial. La ville de Valenciennes procède au début du xviie siècle au curage de l’Escaut, ce que Tournai ne parvient à faire à cause des problèmes judiciaires l’opposant aux villes partenaires de la navigation.

41Dans le même temps, ces deux villes dynamiques connaissent une densification de leur population à l’intérieur de la surface délimitée par les remparts et une recrudescence des épisodes épidémiques ou « pesteux ». La peur de la contagion n’entraîne qu’une lente réaction des autorités municipales. Les principes de la quarantaine ont du mal à s’imposer et la lutte contre l’épidémie peine à se moderniser devant le recours aux méthodes traditionnelles (marquage et enfermement dans les habitations contaminées). L’innovation vient de l’isolement et du rejet d’une partie des malades hors les murs, dans des baraquements réservés, et de la mise en place d’officiers de santé des pestiférés. Mais le dispositif ne tient que durant les pics de mortalité épidémique et souffre d’un financement ténu comme d’un manque de coercition à l’égard des malades. Cette politique s’apparente au nouveau traitement de la pauvreté (personnel municipal, financement public, hésitation entre assistance à domicile et enfermement).

42Ces défis environnementaux et sanitaires posent de manière confuse la question de la politique d’assainissement du territoire urbain. L’accès à l’eau, abondante dans ces régions, n’est pas une priorité édilitaire. Le ramassage des déchets est organisé depuis la fin du Moyen Âge mais souffre de carences multiples (voirie secondaire non traitée, indiscipline des habitants) en dépit de la répétition des règlements municipaux. L’existence de latrines publiques, adossées à la rivière, ne règle pas le problème des matières fécales sur la voirie. Il faut attendre les années 1620 pour noter l’émergence d’une nouvelle culture sanitaire qui oblige les propriétaires à équiper les habitations de lieux d’aisance dotés d’une fosse à vidanger.

43La difficulté visible des municipalités de l’époque moderne à mener une politique suivie d’assainissement du territoire urbain n’est pas le signe d’un désintérêt. L’entretien de l’Escaut, la gestion des épidémies et l’élimination des matières fécales entrent dans les préoccupations des échevins, mais leur action est limitée par les problèmes financiers et judiciaires, par l’absence de personnel spécialisé de santé et d’entretien, par l’absence de collaboration entre administrés et municipalité et de coercition. L’ordre et la police de la « bonne ville » des xvie et xviie siècles sont avant tout perçus par les autorités compétentes sous l’angle du contrôle social et moral des populations.

44Yves Junot, Docteur en histoire.

45? La législation des nuisances industrielles dans les Pays-Bas du xviiie et du début du xixe siècles.

46Les provinces belges, comme le Nord de la France, se sont engagées tôt dans la voie de la Révolution industrielle. Dès le milieu du xviiie siècle, un tournant décisif est pris en matière de productivité industrielle et d’accroissement démographique. À partir de ce moment, débute une phase d’implantation et de développement d’« huisines », particulièrement actives dans les secteurs du fer, du verre, du textile, mais aussi dans le secteur chimique à partir de 1759. L’exploitation houillère de plus en plus intensive contribue également à modeler ce nouveau paysage industriel. Les transformations, s’inscrivant souvent au cœur du tissu urbain, créent une promiscuité importante entre lieux de vie et espaces d’activités industrielles, et génèrent une série de nuisances pour les citadins – ou du moins perçues comme telles : déchets, odeurs, bruit, enlaidissement du paysage.

47Quel a été l’investissement législatif des autorités locales, provinciales et centrales face à ces problèmes dans la seconde moitié du xviiie siècle (période autrichienne) et au début du xixe siècle (période française) ? Durant l’Ancien Régime, peu de mesures sont prises par les autorités centrales et provinciales qui laissent essentiellement cette initiative aux pouvoirs locaux. Néanmoins, plusieurs affaires de pollution industrielle sont portées devant le Conseil privé: utilisation problématique de la houille dans les villes drapières (Gand, Bruges, Courtrai, par exemple) par la production de suie en résultant, activités d’une fabrique de bleu de Prusse (Bruxelles, 1778), fabrication d’eau forte et d’huile de vitriol (Bruxelles, 1786) et installation d’une raffinerie de sucre à Courtrai en 1783 en sont les principaux exemples. Mais ces dossiers n’ont guère donné lieu à l’élaboration d’une législation spécifique, ni à la mise en place d’une procédure stricte d’agrément des établissements industriels.

48Ce sera par contre le cas avec la période française (1795-1815) puisque se met en place, en vertu de la loi du 28 juillet 1791 et du décret du 15 octobre 1810, une procédure – dont on trouve déjà des signes avant-coureurs au xviiie siècle – qui restera à la base des enquêtes de voisinage, encore en vigueur actuellement, menées lors de l’implantation d’un nouvel établissement industriel ou la transformation d’une usine plus ancienne. Les enquêtes de commodo et incommodo produites dans ce cadre constituent un premier pas significatif dans la reconnaissance des nuisances industrielles. Toutefois, elles n’auront que peu de conséquences sur la régulation de ces nuisances, la priorité du gouvernement restant de soutenir le dynamisme économique du pays.

49Ces enquêtes constituent une source extrêmement riche pour les historiens de l’environnement, en particulier pour l’étude du paysage et des mentalités belges au tournant des xviiie et xixe siècles, car on dispose déjà de nombreux documents pour la période qui précède le décret napoléonien de 1810.

50Isabelle Parmentier, Professeur, Facultés Universitaires Notre-Dame de la paix, Namur.

51? L’engrais flamand, la richesse de la Flandre.

52Au xviiie siècle, des agronomes étrangers comme Schwerz et Shaw, qui visitaient la Flandre, étaient impressionnés par les richesses que les fermiers flamands récoltaient de leurs champs. L’ingrédient le plus important du succès était sans doute l’utilisation abondante des engrais. L’adoration des engrais était exubérante telle que l’agronome Schwerz en disait : « le fumier y est une Divinité : Pitumnus sterquilinus, stercutius. S’il y avait un culte pour Lui, le Flamand en serait le presbytère ou au moins son adepte principal ». Il n’exagérait pas : les Flamands de l’Ancien Régime étaient vraiment obsédés par les engrais et ils utilisaient presque tout ce qu’ils pouvaient trouver pour engraisser leurs sols. L’engrais le plus fameux, qui était connu sous le nom de l’engrais flamand ou Vlaamsch genoffel, se constituait des déchets et des excréments humains, dont les villes et villages de la Flandre étaient les plus grands fournisseurs. Dans une situation de sous-fumage chronique, personne d’autre n’appréciait plus les qualités de ces déchets odorants que le fermier flamand. Vu l’importance indubitable de ces engrais pour l’agriculture flamande, il valait la peine d’étudier ce phénomène.

53Nous avons d’abord étudié l’organisation du rassemblement des déchets dans la ville de Bruges. On y avait l’office d’un doyen des meuraers, qui était responsable de la politique sanitaire de la ville : il devait superviser les citoyens et les éboueurs. Ceux-ci étaient divisés en trois catégories : les rassembleurs des fumiers de rue (meuraers), les rassembleurs des excréments humains (beerruymers) et les transporteurs de ces déchets (wagenaers). Ensuite, nous avons analysé le transport des déchets de la ville à la campagne, pour lequel nous avons pu faire usage d’une source exceptionnelle, les mesttekens, c’est-à-dire les comptes d’une taxe que la ville imposait aux déchets. Grâce au hasard historique, on a conservé à Bruges ces comptes, sans interruption de 1697 à 1706, ce qui nous a offert la possibilité d’estimer l’ampleur de l’exportation et de constater une dynamique saisonnière. De cette manière, nous avons découvert ce circuit économique spécifique, qui formait une des richesses de la Flandre. La faim inextinguible de la campagne pour l’engrais flamand créait un mécanisme perpetuum mobile avec uniquement des avantages : les villes de la Flandre pouvaient jouir d’une organisation sanitaire gratuite et même profitable grâce aux revenus du commerce de leurs déchets. Les éboueurs gagnaient leur vie. Les fermiers flamands enfin pouvaient disposer d’engrais précieux qui leur donnaient des récoltes riches et la possibilité de cultiver des plantes industrielles exigeantes comme le lin.

54Bruno Debaenst, Assistant, Université de Gand.

55? L’aménagement du territoire du Mont des Cats par les trappistes (1826-1925).

56Les Trappistes, communauté de moines cisterciens réformés, s’installèrent au Mont des Cats le 26 janvier 1826. Dès lors, ils ne cessèrent de bâtir, pour les besoins de l’exploitation agricole qu’ils créèrent, mais aussi en raison du développement de l’abbaye, et enfin pour offrir à la population quelques services. Ils transformèrent ainsi le paysage. À partir de 1880, l’emprise des moines sur la colline suscite l’hostilité des pouvoirs publics en raison de la lutte des républicains anticléricaux contre les congrégations religieuses.

La transformation du paysage par l’exploitation agricole

57L’extension des superficies cultivées s’opère par le défrichement, les acquisitions, les locations. Les biens du couvent s’étendent ainsi sur les communes environnantes de Godewaersvelde pour atteindre 96 hectares en 1900, auxquels s’ajoutent les 70 hectares de la ferme de Watou, située sur la frontière belge, où les moines peuvent se replier en cas d’expulsion. Cette expansion suscite des tentatives de rétorsion de la part du ministère de l’Intérieur.

58La production modifie l’environnement. La fabrication de la bière exige la culture d’élégantes houblonnières, mais aussi la construction d’une brasserie avec sa disgracieuse cheminée. Les démêlés avec l’administration au sujet du commerce de la bière entraîneront la fermeture de la brasserie en 1905.

59La production de beurre et de fromage sera plus durable. Elle donne aussi l’agrément du lieu, avec les pâtures et les troupeaux. Elle est utile au pays, avec la collecte du lait chez les fermiers des environs. Elle est organisée comme une grosse entreprise moderne. Ce dynamisme irrite les autorités impuissantes.

60Enfin, toutes ces activités attirent sur le Mont une population d’ouvriers agricoles employés et logés par le monastère. La prospérité de l’exploitation agricole fournira les fonds nécessaires aux constructions.

La modification de l’environnement par les constructions

61À leur arrivée sur le Mont en 1826, les religieux occupèrent les bâtiments de l’ancien ermitage des Antonins. Ce bâtiment étant trop petit, ils en construisirent un autre et agrandirent celui de l’école, car ils prenaient en charge l’instruction des enfants. De 1891 à 1897, un nouveau monastère grandiose fut édifié dans le style néogothique. En juin 1898, eut lieu l’inauguration mémorable qui attira 140 000 personnes. L’électricité fut installée précocement, dès 1900. Mais les moines souhaitent aussi offrir aux habitants du Mont une paroisse. Au grand dam des autorités préfectorales, ils restaurent, dans ce but, une ancienne chapelle, inaugurée en 1901. Les ambitions de l’abbaye s’étendent à l’érection d’un véritable hameau au sommet du Mont, alors que l’administration souhaiterait que le monastère restât isolé. Le gérant de la communauté milite d’abord pour la construction d’un chemin direct menant du village à l’abbaye, proposition à laquelle les républicains s’opposent. En revanche, il obtient la création d’un cimetière. En plus, selon la rumeur, c’est avec l’argent du couvent qu’aurait été construite une école congréganiste de filles, à mi-côté du Mont. Enfin, point de hameau sans un cabaret, cet estaminet-auberge qui existe toujours appartenait aux Trappistes depuis 1852. Ce patrimoine immobilier comprend aussi les bâtiments agricoles : fromagerie, menuiserie, forge, porcherie ainsi que les petites maisons louées aux ouvriers.

62Tout cela est détruit en 1918 et reconstruit dans les décennies suivantes, dans un contexte de déclin relatif de l’abbaye.

63Renée Martinage, Professeur émérite à l’Université de Lille II.

64? Questions juridiques relatives à la Grande Guerre et à lenvironnement. La reconstruction de lespace urbain et rural.

65Les dommages matériels causés par la première guerre mondiale ont été considérables dans tous les lieux qui ont connu les affrontements militaires et en particulier sur le front ouest, car c’est sur ce front que les puissances engagées dans le conflit se sont affrontées avec des moyens les plus destructeurs mis à disposition par leurs industries. Une zone d’environ 1000 km de long sur 10 km de large est ainsi totalement dévastée : villes détruites, voies de communication impraticables, paysage agricole bouleversé.

66La prise de conscience de l’ampleur des dégâts et de la reconstruction à laquelle elle donnera lieu après la guerre est immédiate en France. Dès la fin de l’année 1914, le principe du droit à indemnisation des victimes est proclamé et l’État s’engage. Les projets de reconstruction naissent et se développent puisque la guerre dure et que les dommages s’aggravent. La préparation de la reconstruction donne lieu à des concours d’architectes auxquels est offerte l’occasion de réaliser à grande échelle leurs rêves d’urbanistes. Un courant l’emporte, celui du régionalisme, mais les réalisations concrètes après la guerre révèleront un grand éclectisme. La reconstruction des villes détruites introduira de nombreuses améliorations du point de vue du confort et de l’hygiène des habitations ainsi qu’au plan de l’aménagement de l’espace collectif urbain. La reconquête du milieu rural, accélérée par la motivation des agriculteurs pressés de remettre en culture des terres qui sont parmi les plus fertiles du pays, implique la restauration du milieu physique par le désobusage, l’enlèvement des matériaux divers, comme des débris humains que contient le sol, suivis du rebouchage des tranchées et trous d’obus.

67La reconstruction est la source d’une abondante production législative et réglementaire dont la loi sur les dommages de guerre du 17 avril 1919 et la loi sur la reconstitution agricole du 4 mars 1919 sont les pivots. Elle inaugure une intervention de l’État, qui devient une providence, dans des domaines qui jusque-là n’étaient pas les siens.

68Le financement de la reconstruction est l’un des grands problèmes de l’immédiat après-guerre. Il guide les exigences françaises et belges à la Conférence de la paix où il s’agit d’élaborer un système de responsabilité de la guerre qui met la dette de la reconstruction à la charge de l’Allemagne. Lorsque les illusions sur ses capacités de paiement se dissipent, les économies s’imposent et des mesures sont prises pour réduire les coûts de la reconstruction et parallèlement les indemnisations.

69La page de la reconstruction a été, en moins de dix ans, rapidement tournée, mais les innombrables cimetières militaires et la découverte continuelle d’obus nous montrent que la Grande Guerre est toujours bien présente dans nos paysages et que ses nuisances nous menacent encore aujourd’hui.

70Annie Deperchin, Chercheur associé au CHJ Lille II.

71? La Justice et la Patrie. Droit et politique dans la pensée juridique d’Edmond Picard (1836-1924), avocat et jurisconsulte belge.

72Edmond Picard (1836 Bruxelles – 1924 Dave-sur-Meuse) est sans doute le personnage le plus brillant et omniprésent du monde judiciaire belge de la deuxième moitié du xixe siècle. Après un épisode maritime, il fait de brillantes études en droit à l’Université Libre de Bruxelles. Il s’inscrit en 1860 au barreau de Bruxelles et devient le premier stagiaire de Jules Lejeune, futur ministre de la Justice. En 1881, il est nommé avocat à la Cour de cassation. Il est élu comme bâtonnier de l’Ordre des avocats à la Cour de cassation en 1896, 1898 et 1899. De 1894 à 1908, il est sénateur socialiste pour la province de Hainaut. Il est aussi, depuis la fondation jusqu’à la fin de la première guerre mondiale, professeur en droit à l’Université Nouvelle de Bruxelles. Picard est le fondateur et rédacteur en chef des Pandectes belges, encyclopédie de 136 volumes du droit belge du xixe et du début du xxe siècle, et du Journal des Tribunaux.

73La source majeure pour la connaissance de sa philosophie du droit est Le droit pur. Dans cette œuvre de 1899, Picard fait une distinction claire entre le droit isolé et la totalité des droits, la Juricité. Il divise ce dernier en quatre niveaux, notamment le Droit pratique, le Droit légal, le Droit théorique et le Droit transcendantal. Il définit le droit individuel comme un rapport de jouissance d’un sujet sur un objet protégé par la contrainte sociale. L’élément de contrainte défensive et protectrice, exercée par l’État, est essentiel pour Picard pour pouvoir parler d’un droit, sinon il s’agit de morale.

74Le but du droit est, selon Picard, la Justice, ce qu’il traduit dans un soi-disant tétragramme : De chacun selon ses facultés. À chacun selon ses besoins. Par l’effort de chaque individu. Par l’effort de l’ensemble. La Justice est pour lui un idéal utopique à long terme, elle ne peut être atteinte dans sa totalité qu’au moment où les quatre membres du tétragramme sont réalisés et intériorisés dans le droit. Le but final du droit est donc, pour Picard, précisément la décapitalisation du droit lui-même.

75La conception du droit de Picard est naturellement influencée par ses convictions politiques. Il est d’abord socialiste de cœur. Il réclame entre autres la suppression du suffrage censitaire et demande une législation sociale. Il juge l’entrée des socialistes dans le Parlement comme le début d’un droit nouveau ou ouvrier ; une première application concrète est, selon lui, la loi du 24 décembre 1903 sur la réparation des dommages résultant des accidents de travail. En même temps, Picard est aussi nationaliste et antisémite. Il invente le concept de l’âme belge – ce qui est, à son avis, la combinaison harmonieuse de l’âme germaine et de l’âme latine ou les deux variétés dominantes de la race aryenne – et considère le droit comme la manifestation la plus concrète. Sa haine envers les grands capitaux juifs le pousse à demander des mesures législatives contre la haute banque et la Bourse.

76La Justice et la Race apparaissent ainsi comme les deux éléments clés dans la pensée juridique de Picard et sont étroitement liées. Picard soutient la conquête du pouvoir des classes populaires belges et la collectivisation du droit, qui doit en être, à son avis, nécessairement la conséquence. Son antisémitisme n’est qu’un autre résultat de cette attitude principale.

77Il est vrai que beaucoup d’idées de Picard ne sont pas tout à fait originales ; il a clairement subi l’influence des auteurs étrangers et a complété leur pensée dans la société belge jusqu’à une œuvre unique, qui contient logiquement maints paradoxes. Cependant, l’intérêt de sa pensée juridique semble surtout être situé dans son attention pour la société. Pour Picard, le droit ne peut pas rester neutre dans la société ; les juristes doivent inévitablement œuvrer pour plus de justice. Picard a été – entre autres par cette prise de position – un des précurseurs dans le monde juridique belge, qui a réagi contre la méthode et la théorie de l’École exégétique du professeur gantois François Laurent, selon laquelle le droit devait seulement être légitimé par sa logique interne.

78Bart Coppein, Assistant du Département de Droit romain et d’Histoire du Droit, Katholieke Universiteit Leuven.

79? La jurisprudence « environnementale » à Anvers et à Malines (xvie-xviie siècles).

80Dans l’Ancien Régime, le droit environnemental local comprend, à côté des règlements sur le nettoyage des rues et des rivières, les règles coutumières sur le bornage et les nuisances entre voisins. Le droit coutumier d’Anvers et de Malines fournit d’amples remèdes aux troubles de voisinage. Les articles légaux, étant très détaillés, permettent de résoudre des problèmes réels.

81La nature concrète de ces dispositions démontre l’importance de l’expertise dans les affaires entre voisins. Les ordonnances de procédures anversoises et malinoises ordonnent que ces disputes soient traitées après une consultation de spécialistes en bornage, arpentage et maçonnerie. Sur ce point, il y a une différence dans l’organisation judiciaire des deux villes. À Anvers, c’est un département des tribunaux d’échevinage qui est compétent pour cette matière. Les experts n’y sont que les consultants des juges. À Malines, par contre, les experts prononcent eux-mêmes un jugement après l’inspection de la situation et suivant des débats informels.

82Dans les décisions judiciaires, il est clair que les règles coutumières sur le voisinage sont appliquées par analogie. Dans les cas qui ne sont pas envisagés par les normes coutumières, on ordonne des mesures qui sont, dans les coutumes, prévues pour d’autres situations. Dans d’autres affaires, des sanctions nouvelles, inspirées par l’avis des experts, sont prononcées. Cette souplesse dans le traitement judiciaire des troubles de voisinage est une importante caractéristique de la protection contre les ennuis dans la vie quotidienne.

83Dave de Ruyssher, Katholieke Universiteit Leuven.

84? Les émeutes de 1886 et la participation criminelle. La provocation publique des lois du 23 août 1887 et du 25 mars 1891.

85Dans l’histoire sociopolitique de la Belgique, la crise sociale de l’an 1886 prend une envergure extraordinaire. Cette année-là, les effets de la crise économique se faisaient sentir partout, causant une jacquerie industrielle dans la région wallonne. Au Parlement, la vague de grèves de 1886 aboutissait à plusieurs initiatives qui ont marqué les débuts de la législation sociale en Belgique, mais la législation pénale fut aussi adaptée. On voulait étendre la figure de la participation criminelle de l’article 66 du Code pénal belge. Le gouvernement avait peur des meetings tels qu’ils s’étaient produits et des pamphlets tels qu’ils étaient parus pendant les années passées. Il voulait qu’une telle provocation constitue une infraction spécifique. Par conséquent, il voulait spécifiquement pénaliser les provocations publiques et directes, même si elles n’étaient pas suivies d’effet, donc si elles n’avaient pas eu de résultat criminel. D’après les gouvernants, l’effet de longue durée de ce type de provocation pourrait déstabiliser la classe ouvrière en particulier et la société belge en général, et pourrait ainsi menacer le calme du pays d’une façon permanente.

86En avril 1887, quand tout était de nouveau tranquille, le ministre de la Justice catholique Joseph-Emmanuel Devolder prit l’initiative. Le 10 avril, il déposa un projet de loi pour pénaliser toute provocation directe à commettre des crimes ou des délits, même lorsque ces provocations n’étaient pas suivies d’effet. Ce projet, rédigé par le procureur-général liégeois et soumis par Devolder sous son propre nom, voulait rendre plus de puissance à la figure de la participation criminelle. Devolder voulait surtout une base juridique plus solide pour poursuivre des individus comme Edouard Anseele et Alfred Defuisseaux, des chefs socialistes qui venaient d’être condamnés pour avoir écrit des pièces contraires aux dispositions du deuxième article du décret sur la presse de 20 juillet 1831. Le projet devint la loi du 23 août 1887, et resta en vigueur pour trois années.

87Après l’expiration de la durée de trois ans, le nouveau ministre de la Justice catholique, Jules Le Jeune, soumit un nouveau projet de loi le 20 janvier 1891 pour que les dispositions de la loi de 1887 soient renouvelées. Bien qu’il admît que cette loi avait été très peu appliquée dans la pratique judiciaire, il légitimait le renouvellement en se référant à une enquête auprès des parquets et des procureurs-généraux. De plus, Le Jeune voulait étendre le champ d’application vers d’autres expressions de la protestation des ouvriers. Finalement, en mars 1891, après des discussions entre la droite et la gauche pleines de bagarres verbales, la loi fut renouvelée sans limites temporelles, grâce à la majorité catholique. Si la loi de 1887 n’avait pas eu la moindre application, son renouvellement eut plus de succès judiciaire. À partir du moment où la provocation publique fut inscrite dans le droit pénal belge et dans la pratique judiciaire, cette loi fut appliquée à plusieurs reprises. Après 1891, les archives judiciaires montrent qu’il y eut de nombreuses poursuites à base de cette loi.

88La jacquerie industrielle de 1886 a bouleversé l’idéologie bourgeoise libérale qui était tellement typique de la Belgique du xixe siècle. Les lois du 23 août 1887 et du 25 mars 1891 indiquaient que les hommes, à savoir les ouvriers et le prolétariat des années 1880, n’étaient plus considérés comme des personnes individuelles qui contrôlaient leurs actes d’une façon rationnelle et autonome. Elles montraient plutôt que le Parlement regardait de plus en plus le prolétariat comme une masse profondément influencée par les conditions sociales et par la société en général. L’introduction de la provocation publique dans le droit pénal indique que la réaction des individus, expression d’idées incitantes de la part de quelques agitateurs n’était plus une question qui ne concernait que la personne incitée, mais soulignait le rôle de l’individu incitant. La responsabilité individuelle des ouvriers n’était pas la chose primordiale à opprimer ou à juger, mais c’était plutôt l’abus de la situation misérable de la classe ouvrière qui caractérisait ces nouvelles tendances idéologiques. Les lois indiquaient des transformations discursives importantes, annonçant ainsi l’avènement de la pensée de la défense sociale, qui prédominerait pendant le demi-siècle suivant.

89Bram Delbecke, Assistant, Katholieke Universiteit Leuven.


Date de mise en ligne : 19/03/2013

https://doi.org/10.3917/rdn.369.0201

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