Notes
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[*]
Jacques Boulogne, professeur de Langue et Littérature grecques, Université de Lille 3-HALMA, UMR 8142.
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[1]
C’est le cas, chez Homère (Odyssée, 11, 14-18 ; cf. Hésiode, Théogonie, 759-761), du pays mythique des Cimmériens.
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[2]
C’est ce qui arrive pour l’île mythique de Circé (Odyssée, 10, 190-199). Voir le commentaire de A. Ballabriga, Les fictions d’Homère. L’invention mythologique et cosmographique dans l’Odyssée, PUF, Paris, 1998, p. 141.
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[3]
Voir son Introduction aux phénomènes, 6, 2-23.
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[4]
Voir le traité hippocratique, Airs, Eaux, Lieux, 19, 2. Selon Strabon (2, 5, 8), le tropique d’été (i. e. la latitude 66° N).
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[5]
Les traductions de Strabon sont toutes empruntées à la Collection des Universités de France.
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[6]
Par exemple, en 1, 1, 3-4 et 5 ; ou 2, 4, 1-2 ; ou encore 4, 5, 5. Cf. Lucien, Récits véritables (Préface et, au livre 2, l’épisode de la mer gelée présentée, par anticipation dans la Préface, comme totalement fantaisiste, au même titre que tout le reste.
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[7]
Pour une analyse de l’attitude de Strabon à l’égard des mythes, voir G. Malinowski, « Mythology, paradoxography, and teratology in Strabo’s Geography » dans Imaginaire et modes de construction du savoir antique dans les textes scientifiques et techniques (M. Courrent, J. Thomas), Presses Universitaires de Perpignan, 2001, p. 107-119.
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[8]
Par exemple, il cite les Morins, ces « hommes du bout du monde » pour reprendre l’expression de Virgile (Énéide, 8, 725), habitants de l’actuel Boulonnais, mais sans vraiment s’intéresser spécifiquement à eux. Il ne parle que de leur immense forêt, où ils se réfugient en temps de guerre (4, 3, 5).
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[9]
Sur leur réputation de sagesse, voir Philostrate, La vie d’Apollonios de Tyane, 3, 15-16 et 6, 4-10), et J. Boulogne, « Apollonios de Tyane. Le mythe avorté d’une sagesse totale », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1999/3, p. 303-305.
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[10]
Voir La guerre des Gaules, 1, 1 ; 4, 1 ; 5, 12-14 ; 6, 13-14 et 16-28.
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[11]
Voir La Germanie, passim.
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[12]
Voir, par exemple, Strabon, Géographie, 3, 1, 2 (cf. 3, 3, 5) et Hippocrate, Airs, Eaux, Lieux, 12, 2-6 et 16, 1-5.
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[13]
Op. cit., 13, 4.
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[14]
Selon, Hippocrate, Airs, Eaux, Lieux, 5, 3 — 6, 4.
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[15]
Sur les Lestrygons et leur localisation dans le Grand Nord, voir A. Ballabriga, op. cit., p. 112-139.
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[16]
À leur sujet, voir Strabon, 1, 1, 10 ; 1, 2, 9 ; 3, 1, 12.
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[17]
Op. cit., p. 143.
-
[18]
Pour Hérodote, toutes ces ethnies scythes sont européennes, car il ne définit pas les limites orientales de l’Europe au moyen de l’axe du Tanaïs, mais au moyen du Phase, selon une séparation nord-sud, et non pas ouest-est. Voir F. Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980, p. 49.
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[19]
Voir le traité Airs, Eaux, Lieux, 12, 4.
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[20]
Voir Ph.-É. Legrand, Hérodote. Histoires, 4, CUF, Paris, 1960, p. 64, n. 2.
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[21]
Voir, là-dessus, l’essai de F. Hartog, cité supra, p. 224 sqq.
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[22]
Hérodote (4, 106) mentionne, à côte des Scythes, des androphages, qui avaient, comme l’indique leur nom, la réputation d’être de grands consommateurs de chair humaine.
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[23]
A. Ballabriga (op. cit., p. 131) y voit une transposition mythique du massif en arc de cercle que forment les Alpes et les Carpathes.
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[24]
D’après Pindare, Pythiques, 10, 56-71.
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[25]
Sur ce thaumaturge et prêtre d’Apollon, probablement un chaman, voir E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Flammarion/Champs, Paris, 1977, p. 145-149. Sur sa réputation en Grèce, voir Strabon, 7, 3, 8.
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[26]
Sur l’ambiguïté de la position de Strabon relativement aux Hyperboréens, voir R. Dion, « La notion d’Hyperboréens, ses vicissitudes au cours de l’Antiquité », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 4e Série, 1976, 2, p. 143-157.
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[27]
Voir aussi Hésiode, Les travaux et les jours, 663 et A. Ballabriga, op. cit., p. 107-108.
-
[28]
Introduction aux phénomènes, 6-43.
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[29]
Pour la fortune post-antique de ce thème, voir P. Brunel, « Le pays des Cimmériens » dans La mythologie et l’Odyssée. Hommage à Gabriel Germain, (A. Hurst, F. Létoublon), Genève, 2002, p. 169-190.
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[30]
Voir, sur la romanisation des barbares, M. Clavel-Lévêque, « Les Gaules et les Gaulois. Pour une analyse du fonctionnement de la Géographie de Strabon », Dialogues d’Histoire Ancienne, p. 77-93 ; L.A. Thompson, « Strabo on Civilization », ??????, 31, 1979, p. 213-230.
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[31]
Par exemple, voir le Timée, 69 c — 71 a.
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[32]
Voir, entre autres, Platon, encore et son image de l’attelage ailé (Phèdre, 246 a — b).
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[33]
Cf. Polybe, Histoires, 2, 30 ; 2, 33 ; 2, 35.
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[34]
Pour cette préoccupation, voir P. Leman, « Des Alpes à l’Océan. La voie d’Agrippa et la voie orientale d’après les textes et l’archéologie », Bulletin de la Société des fouilles archéologiques et des monuments historiques de l’Yonne, n° 5, 1988, p. 30.
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[35]
Pour la pensée du centre à Rome, voir F. Toulze, « Centre et périphérie à Rome », Uranie, 3, 1993, p. 87-118.
1L’esprit humain éprouvant le besoin d’unifier le multiple pour s’emparer du monde environnant et essayer de le mettre à son service, nos représentations, loin de refléter fidèlement la réalité des choses, résultent de constructions simplificatrices qui visent à introduire un ordre et un sens dans ce qui semble, de prime abord, relever de la diversité la plus kaléidoscopique. Sont ainsi élaborés des types, qui permettent d’identifier, de classer et de hiérarchiser les objets de l’expérience sensible. Mais ces outils, dans le même temps où ils nous donnent une prise sur le réel, nous en livrent une vision stéréotypée et donc mythique, c’est-à-dire composée d’éléments plus ou moins inventés et cependant considérés comme vrais. Ce sont ces a priori structurants de la perception et qui proviennent d’un imaginaire collectif que nous voudrions tenter de dégager, s’agissant des espaces et des peuples septentrionaux tels que les Grecs de l’Antiquité se les représentaient, en procédant à l’analyse du cas de la Géographie de Strabon.
2À cette fin, nous commencerons par délimiter le champ de référence pertinent, puis nous examinerons comment son contenu est observé pour, ensuite, nous efforcer de démonter les rouages de l’observation, avant d’en déterminer le mécanisme mythique et de terminer par une analyse de son moteur idéologique.
Délimitation du champ géographique
3Pour désigner le Nord, les anciens Grecs utilisent le nom soit d’un vent, le Borée, soit d’une constellation, l’Ourse (??????). Mais, dans les deux cas, c’est la plupart du temps en se contentant de dire que les régions considérées ou leurs habitants ont une orientation boréale ou arctique, comme si l’indication d’une direction leur suffisait et comme s’ils n’éprouvaient pas le besoin de préciser où commence le Nord. Sans doute la raison tient-elle au relativisme de la notion. Un même peuple peut tour à tour être qualifié de septentrional ou de méridional, selon qu’on le situe par rapport à ses voisins du sud ou du nord. Ce relativisme cesse toutefois, lorsqu’on atteint les limites extrêmes au-delà desquelles il n’y a plus rien de connu. C’est donc ce qui se produit pour le Grand Nord, que les Grecs définissent comme le lieu de paradoxes solaires, qui se traduisent tantôt par une nuit permanente, semblable à celle des Enfers, car elle échappe à la course du soleil [1], tantôt au contraire par une absence de nuit, le Levant et le Couchant finissant par se rejoindre, ce que suggère Homère (Odyssée, 10, 86) à propos du pays mythique des Lestrygons, où « les chemins de la nuit et du jour sont proches ».
4Le Grand Nord trouve ainsi, chez Homère, une définition absolue, grâce à l’astronomie et se caractérise, à cet égard, par une étrange coïncidence des opposés que sont l’Orient et l’Occident, si bien qu’il devient impossible d’y localiser l’est et l’ouest [2]. Ces phénomènes surprenants pour des Méditerranéens, rapportés par des voyageurs commerçants ou explorateurs et repris mythiquement par les poètes, ont assez vite reçu des explications mathématiques par les astronomes, tel notamment Géminos de Rhodes au ier siècle avant notre ère [3], qui met en relation la variation de la longueur du jour et de la nuit avec la latitude. Cependant parvenir à tracer géométriquement avec rigueur des cercles parallèles sur la sphère céleste n’entraîne pas ipso facto que leur projection sur la terre habitée permette une localisation exacte. Il faut ajouter des mesures dont les Anciens ne disposaient pas encore, d’où beaucoup de flottement dans leurs premières cartes. Toutefois, concernant le Grand Nord, à l’époque d’Hérodote et d’Hippocrate, apparaît une constante qui correspond en particulier aux vastes étendues sillonnées par les Scythes, dont on dit qu’ils vivent sous les Ourses, là où le soleil fait demi-tour vers le sud, au solstice d’été [4].
5De fait, un demi-millénaire plus tard, Strabon (1, 1, 13) écrit que le Nord (?? ???? ??????) va jusqu’à l’extrémité ultime (????? ??? ???????) de la Scythie et de la Celtique. Que signifie chorographiquement l’expression « extrémité ultime » ? Du côté de la Celtique, cela correspond, pour Strabon, à l’île appelée Ierné (i. e. l’Irlande). « De la Celtique, le plus loin qu’on puisse aller vers le nord », dit-il (2, 1, 13), « c’est, reconnaît-on aujourd’hui, dans les parages d’Ierné, île qui se trouve bien au-delà de la Bretagne et où le froid ne permet qu’une vie misérable, de sorte que l’on considère qu’au-delà il n’y a plus d’habitant » [5]. Strabon rejette vigoureusement comme invraisemblables les récits et les descriptions de Pythéas de Marseille. Il va même jusqu’à le traiter de menteur [6], voire de mythomane [7]. D’après lui, la limite septentrionale de l’oïkoumène est marquée par l’île d’Ierné. Voici comment il se justifie (2, 5, 8) :
« À ce propos, Pythéas le Massaliote prend Thulé, la plus septentrionale des îles bretonnes, comme limite extrême, la plaçant à l’endroit où le tropique d’été se confond avec le cercle arctique. Or aucune autre source ne m’autorise à dire ni qu’il existe une île du nom de Thulé, ni si les contrées habitables s’étendent jusqu’à l’endroit où le tropique d’été devient cercle arctique. Je considère donc que la limite septentrionale du monde habité passe beaucoup plus au sud ; en effet, les auteurs actuels ne trouvent rien à signaler au-delà d’Ierné, située au nord de la Bretagne, que des individus complètement sauvages, qui mènent une existence misérable par suite du froid ; aussi considéré je que c’est là qu’il faut placer la limite en question ».
7Peu importe même que l’île de Thulé existe ou non ; ce qui compte pour un géographe, selon Strabon (2, 5, 5), ce sont les parties habitées de la terre ; or Thulé est localisée par Pythéas et Ératosthène à une latitude qui rend, aux yeux de Strabon (1, 4, 2 et 4), l’île absolument inhabitable.
8Il suffit, dans ces conditions, de tracer, à la hauteur d’Ierné, une ligne parallèle à l’équateur pour délimiter le côté supérieur de la zone occupée par les peuples nordiques, qu’Éphore, rappelle Strabon (1, 2, 28), nomme Scythes d’une façon indifférenciée. Reste à placer le côté sud de cette zone. Strabon laisse, ici, son lecteur libre de son choix. Celui-ci peut néanmoins assez facilement s’effectuer d’une manière relative, à partir du point tenu pour le plus septentrional de la mer dite intérieure par opposition à l’Océan censé encercler les continents ; or, ce point (2, 5, 25) étant fourni par l’embouchure du Tanaïs (i. e. le Don), le parallèle qui passe à cet endroit pourrait fournir la limite méridionale du Nord. Et alors, pour prendre un repère géographique commode, il serait possible de convenir que le Nord commence à la hauteur du cours de l’Istros (i. e. le Danube), ce qui permettrait de prendre en compte la partie la plus occidentale de l’Europe, à savoir l’Ibérie, séparée de la Celtique par la montagne Pyréné, dont l’axe nord-sud constitue, selon les représentations de l’époque (2, 5, 25), le côté oriental de la péninsule ibérique. Cette inversion dans l’orientation de la chaîne pyrénéenne a pour effet d’entraîner une rotation de l’Ibérie d’un quart de tour sur elle-même et de transformer sa côte occidentale en côte septentrionale, dont la pointe occidentale est le cap Nérion (3, 1, 3 et 3, 5). Toute la façade ouest de l’Europe se trouve ainsi rehaussée. Par ailleurs, la montagne Kemmenon (i. e. les Cévennes) qui s’étend jusqu’à la hauteur de Lugdunum et qu’on situe alors perpendiculairement au Mont Pyréné (4, 1, 1), entraînée dans la même rotation, prend une orientation ouest-est et constitue une ligne de démarcation naturelle entre le nord et le sud, qui se trouve approximativement placée à la hauteur des Alpes et qui, prolongée, rejoindrait d’un côté celle que forme le cours du Tage et, de l’autre, celle de l’Istros. Tel pourrait donc être le côté inférieur du quadrilatère imaginaire constitué par les pays qu’habitent les gens du Nord.
Description du contenu ethnique
9À l’intérieur du quadrilatère ainsi dessiné, quels peuples Strabon nous fait-il rencontrer ? En suivant le mouvement qu’il nous propose d’ouest en est, nous trouvons successivement, sans entrer dans la poussière des subdivisions tribales, les Lusitaniens, les Artabres, les Callaïques, les Astures, les Cantabres et les Vascons pour l’Ibérie (3, 3, 3 et 7) ; puis, de l’autre côté du Mont Pyréné et au nord de la montagne Kemménon, les Aquitains jusqu’à la Loire, du moins à partir d’Auguste (4, 1, 1 et 4, 2, 1) ; ensuite, entre la Loire et le Rhin, jugés parallèles au Mont Pyréné (2, 5, 28 et 4, 1, 1), viennent les Belges (4, 3, 1). Voilà pour la partie septentrionale de la Gaule. Au nord des côtes de cette partie-là de l’Europe, il faut ajouter des îles : les Cassitérides (3, 5, 11), la Bretagne et Ierné (4, 5, 4). Restent, au-delà du Rhin, les Germains (7, 2, 4) jusqu’au Borysthène (i. e. le Dniepr) et, pour finir, entre le Borysthène et le Tanaïs regardé comme la ligne démarcation entre l’Europe et l’Asie (2, 5, 26 et 31 ; 11, 1, 1), les Scythes (8, 3, 17).
10Au total, une très grande diversité de population, une des grandes caractéristiques générales de l’Europe (2, 5, 26), dont ne rend pas compte l’énumération rapide qui vient d’être faite ; mais préciser le détail des ethnies n’apporterait rien à notre propos [8]. Néanmoins, en dépit de cette multiplicité, une certaine uniformité éthographique se constate dans l’ambivalence. Une double constante apparaît, en effet, chez tous ces peuples du Nord de l’Europe : tenus pour proches de la nature, ils sont censés en posséder à la fois la rudesse et la simplicité.
11La première de ces deux tendances prend plusieurs formes, dont l’inintelligence, la sauvagerie et l’étrangeté. Parlant de la sottise des Gaulois, Strabon généralise en écrivant (4, 4, 5) : « Leur irréflexion s’accompagne aussi de barbarie et de sauvagerie, comme si souvent chez les peuples du Nord ». Et il donne, en exemple, plusieurs usages gaulois auxquels les Romains, horrifiés, ont mis fin : clouer devant sa porte des têtes d’ennemis ou les embaumer pour les montrer à ses hôtes ; lire l’avenir dans les convulsions d’un homme abattu d’un coup d’épée dans le dos ; sacrifier des hommes en les criblant de flèches, en les crucifiant ou en les brûlant avec divers animaux dans un mannequin de paille. Ces sacrifices humains se retrouvent chez les Lusitaniens, qui éventrent leurs prisonniers de guerre afin de consulter leurs entrailles et coupent la main droite de ces derniers pour la consacrer en offrande (3, 3, 6). Chez les Germains, les Cimbres aggravent l’horreur dans la mesure où ces sacrifices sont pratiqués par des femmes qui égorgent les prisonniers au-dessus d’un cratère immense pour tirer des prophéties du sang qui jaillit dans le récipient, tandis que d’autres ouvrent le corps de la victime afin d’en examiner les viscères (7, 2, 2). Quant aux Scythes, ils n’hésitent pas à franchir le pas de l’anthropophagie : « Les uns », nous apprend Strabon en se réclamant d’Éphore (7, 3, 9, cf. 4, 5, 4), « poussent la cruauté jusqu’au cannibalisme, tandis que les autres, s’abstiennent de manger même la chair des autres animaux ». Point culminant de ces inversions typiques des peuples qui vivent bestialement : ces humains qui méritent à peine ce nom épargnent les bêtes et préfèrent s’entre-dévorer !
12Cette façon de mettre le monde à l’envers se constate dans d’autres domaines, notamment avec les femmes, comme on vient de le noter, qui jouent le rôle normalement dévolu à des hommes. Parlant des Gaulois, Strabon glisse cette observation générale (4, 4, 3) : « Quant à ce fait qu’entre les hommes et les femmes, les travaux sont distribués à l’inverse de ce qu’ils sont chez nous, il est commun à beaucoup d’autres peuples parmi les barbares ». Par exemple, chez les Cantabres (3, 4, 17), ce sont elles qui accomplissent les tâches agricoles et, à peine accouchées, elles servent leur mari qui a pris leur place dans le lit ; ce sont elles qui héritent, qui choisissent l’époux de leurs frères et qui reçoivent de leur époux une dot, toutes pratiques jugées propres à la gynécocratie (3, 4, 18), une forme de société tenue pour bestiale (3, 4, 18), au même titre que la dureté à la souffrance physique, comme celle des prisonniers cantabres cloués sur des croix et qui chantent des hymnes de victoire (3, 4, 17), ou encore au même titre que le fait de se laver les dents avec de l’urine qu’on a laissé vieillir dans des citernes (3, 4, 16) ou de dormir à même le sol et de manger sur des litières de paille (3, 4, 16 et 4, 4, 3).
13Donc, des peuplades toutes proches de l’animalité, mais avec des degrés variables selon la latitude. Si les Ibères ressemblent aux Aquitains (4, 1, 1), les Germains aux Gaulois (4, 4, 2, cf. 7, 1, 2) et les Bretons aux Celtes (4, 5, 2), il existe des différences spécifiques liées à leur localisation plus ou moins septentrionale. Plus on monte vers le nord, plus les tendances tenues pour naturelles s’accentuent, aussi bien sur le plan du courage ou de la taille que sur celui de la sauvagerie. C’est ainsi que les Gaulois, plus ils habitent au nord, plus ils sont jugés combatifs, les plus courageux d’entre eux étant dans ces conditions les Belges (4, 4, 2-3) ; c’est ainsi que les Germains, situés plus au nord que les Gaulois (4, 4, 2), sont vus d’une manière générale, plus grands qu’eux et qu’ils ont la réputation de les dépasser en sauvagerie (7, 1, 2). Le Pont Euxin est ainsi appelé par antiphrase « Mer Hospitalière », parce que son pourtour est parcouru par des nomades de plus en plus sauvages à mesure qu’on monte vers le nord (7, 3, 7). Et, plus au nord, il y a encore plus barbare, en la personne du Breton, plus grand lui aussi que les Celtes et surtout incapable, non seulement de jardiner et a fortiori de pratiquer l’agriculture, mais même de transformer le lait en fromage (4, 5, 2). Son asservissement à l’égard de la nature est tel qu’il est condamné à consommer les produits de cette dernière à l’état brut. Le comble est atteint par les habitants d’Ierné, les plus septentrionaux des Européens. Naturellement encore plus sauvages que les Bretons, ils sont à la fois anthropophages et herbivores. Et, alors que les Celtes et les Ibères peuvent manger circonstanciellement de la chair humaine par nécessité, dans cette île, la coutume veut qu’on dévore son père après sa mort (4, 5, 4). Certes, Strabon émet un doute sur la crédibilité de sa source, mais le rapprochement qu’il effectue avec les Scythes invite à prendre quelque peu au sérieux les informations qu’elle fournit, en particulier dans le domaine de la vie sexuelle adoptée par ce peuple à l’image des bêtes, que n’arrêtent aucun tabou, ni aucun interdit, ni aucune pudeur.
14Toutefois, comme nous l’avons annoncé, la nature non encore policée n’offre pas que des caractéristiques négatives. À côté de la sauvagerie, Strabon relève, à plusieurs reprises, des traits de bonté foncière. La simplicité qui leur est prêtée leur vaut d’être considérés comme dépourvus de vice. C’est ce qui est dit des tribus « galliques » (4, 4, 2, cf. 4, 4, 5) et répété des Scythes : « Nous nous les représentons », écrit Strabon (7, 3, 7), « comme d’une extrême simplicité et tout à fait incapables de mal faire ».
15À cette qualité jugée naturelle s’ajoutent les différentes formes de la vertu. Nous avons déjà parlé du courage ; précisons que cette aptitude est largement partagée par les femmes, que ce soit chez les Cantabres ou chez les Scythes (3, 4, 17). Accompagnent le courage les autres manifestations cardinales de l’excellence, à savoir, selon les Grecs, la tempérance, la justice et la piété. Ces populations se distinguent toutes par la frugalité (7, 3, 4), surtout les montagnards du Nord de l’Ibérie (3, 3, 7), qui pourtant vivent dans des régions favorisées (3, 3, 4 et 5). Elles possèdent, en outre, un sens aigu de ce qui est juste, en particulier les Scythes (7, 3, 8 et 9). Mais ce qui frappe le plus reste la présence, notamment chez ces derniers, d’un sentiment religieux très fort, lequel se traduit par le végétarisme (7, 3, 4).
16Naturellement doués pour la vertu, tous les peuples septentrionaux deviennent, du coup, eux aussi, des dépositaires de la sagesse, au même titre que les brahmanes ou les Gymnosophistes [9]. C’est de la sorte que certains Scythes ont acquis en Grèce, sur ce plan, un prestige considérable, tels Anacharsis et Abaris (7, 3, 8), ou encore, chez les Gètes, Zalmoxis, qui passe pour avoir été au service de Pythagore et pour l’avoir convaincu de renoncer pieusement à l’alimentation carnée (7, 3, 5). Le culte de l’amitié, valeur philosophique très prisée des Grecs, couronnement en quelque façon, selon eux, de la vie du sage, est par voie de conséquence attribué à des Nordiques comme les Gètes (7, 3, 8), ou comme les Bretons (4, 5, 3), bien que, s’agissant de la sagesse et de la piété, la description de Strabon tende à suggérer qu’elles s’accroissent d’ouest en est. Il est, en effet, significatif que vers l’extrême Occident on rencontre des peuples déclarés athées, tels que les Callaïques (3, 4, 16), que les Gaulois sont dits avoir assez le sens du sacré pour créer dans leur société une classe sacerdotale, les druides (4, 4, 4), bien qu’ils ne reculent pas devant les sacrifices humains (4, 4, 5) et qu’il faut se rendre dans le Nord-Est de l’Europe pour trouver au sein des religions septentrionales les comportements les plus pieux (7, 3, 4-5).
17Au total, Strabon nous dessine une sorte de portrait robot de l’homme du Nord où se mélangent animalité et sagesse naturelle en des proportions qui varient tantôt selon la latitude, tantôt selon le méridien. Et, dans ce montage, nous avons moins affaire à la volonté de rapporter des « choses vues » qu’au souci de satisfaire aux exigences de la vraisemblance.
Une construction intellectuelle
18Bien sûr, nombre des traits physiques, psychologiques et culturels prêtés aux Gaulois, aux Bretons et aux Germains se trouvent déjà chez César [10] et se retrouvent ensuite chez Tacite [11]. Et, pour la plupart, il ne fait pas de doute qu’ils proviennent d’observations personnelles. Cependant, le témoignage direct n’est pas automatiquement tenu en lui-même pour absolument fiable. Pour être admis comme véridique, il doit être jugé vraisemblable, c’est-à-dire correspondre aux préconceptions qui, ne cessant au fil des siècles de se renforcer par une reprise régulière en littérature, finissent par s’imposer comme des évidences. Par exemple, la tendance à idéaliser les Scythes, transposée par Tacite aux Germains, présente chez Diodore de Sicile (Bibliothèque historique, 9, 6), remonte à Éphore, comme nous l’apprend Strabon (7, 3, 9). L’autorité de la tradition littéraire est proportionnelle à l’ancienneté de celle-ci et, sur le plan ethnographique, elle prend naissance chez Homère et grossit ensuite continûment grâce, entre autres, aux relais d’Hécatée, d’Hérodote, de Théopompe, de Polybe (Histoires, 2, 17-22) et de Poseïdonios, ce qui lui confère, aux yeux de Strabon, un poids écrasant. Ni les récits de voyageurs, tels ceux d’un Pythéas, ni les observations scientifiques d’un Ératosthène, ne peuvent devenir crédibles dès lors qu’il n’y a pas convergence avec elle. La majeure partie du premier livre de la Géographie de Strabon défend Homère contre les critiques d’Ératosthène. Et une bonne moitié du troisième chapitre (sections 2-10) du livre sept, en s’appuyant sur l’interprétation que Poseïdonios (7, 3, 2) livre du poète, s’emploie à démontrer que la description des Mysiens, dans l’Iliade, sous les traits d’un peuple paisible, buveur de lait, empreint d’une grande piété et très épris de justice, concerne en fait les Scythes en particulier (7, 3, 7), et plus généralement les nomades des régions septentrionales. Quant aux affirmations de Pythéas, elles ont beau être en accord avec le savoir astronomique, elles ne sauraient en recevoir un quelconque fondement, car elles rapportent des faits inconnus de la littérature (4, 5, 5).
19Par conséquent, la représentation des gens du Nord chez Strabon demeure largement littéraire et doit très peu à l’autopsie, d’autant moins même qu’elle s’appuie sur la théorie du conditionnement humain par le biotope. Cette théorie, inventée par la science ionienne, utilisée systématiquement par la médecine hippocratique comme on le constate dans le traité Airs, Eaux, Lieux, relayée par Poseïdonios et appelée à connaître une grande fortune dans le monde occidental jusqu’à Montesquieu et au-delà, permet à Strabon de conforter scientifiquement les stéréotypes, en mettant sa peinture des populations en relation avec le climat et l’environnement écologique. Il pose, en effet, comme une évidence, l’adéquation entre la rudesse des conditions de vie et celle du comportement. Plus il fait froid et humide, plus le sol est rocailleux, plus le pays est montagneux, et plus les peuples se montrent belliqueux, capables de bravoure, portés au brigandage et proches de l’animalité [12]. Comme l’écrit Hippocrate [13], il s’établit une ressemblance entre les paysages et leurs habitants. Dès lors, armé de ce genre de grille de lecture, on voit moins les êtres tels qu’ils sont réellement qu’on ne projette sur eux les schémas préfabriqués qu’on a en tête. On a affaire à un cadre a priori qui organise la perception, qui anticipe même sur elle au moyen de catégories ouvrières d’identification et de classification. Et, quand celles-ci associent étroitement, d’une part, latitudes septentrionales et températures basses accompagnées d’un degré d’humidité élevé, et, d’autre part, régions situées vers le Couchant et mauvaise qualité de la lumière, de l’air et de l’eau, dont la limpidité entraîne la clarté de la voix et de l’esprit [14], il suffit qu’une population soit localisée à tel ou tel endroit de la carte pour qu’immédiatement elle soit, en fonction de ces critères, affublée de caractéristiques automatiques. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que les Cantabres reçoivent l’attribution d’une nature si sauvage : ils cumulent les handicaps liés à une région à la fois nordique et occidentale. En revanche, les Scythes, leurs symétriques orientaux, bénéficient des avantages du soleil levant, qui rend plus intelligent. S’explique de la même manière la sagesse prêtée à ces nomades qui vivent au Nord du Pont Euxin.
20Cependant, si cette ethnographie livresque se pare d’une logique et d’une cohérence apparemment toutes scientifiques, deux garanties de sa validité et de son objectivité pour le lecteur, elle repose sur des postulats non démontrés, qui relèvent, eux, directement de la pensée mythique.
L’imaginaire des présupposés
21D’abord, l’ambivalence des peuples du Nord dans les représentations géographiques s’inscrit dans le prolongement d’une mythologie qui tantôt les dévalorise, tantôt les survalorise. On se rappelle l’épisode des Lestrygons (Odyssée, 10, 80-132), une population de pêcheurs vivant au fond d’une espèce de fjord, dans un pays où règne le long jour arctique [15]. Or deux caractéristiques sont relevées par le poète : le gigantisme et le cannibalisme, deux traits qui, quelles que soient les modalités de leur élaboration, n’ont pu ensuite, une fois déposés dans la tradition, que nourrir l’imagination collective et produire des attentes anticipatrices favorisant la projection sur l’expérience de la réalité des schèmes imaginaires d’autant plus déformants qu’ils permettent d’identifier ce qu’on voit. Homère évoque une autre population de ces régions de l’Extrême-Nord, plongées, elles, dans une nuit interminable, les Cimmériens (Odyssée, 11, 14-19) [16]. Mais, sans compter qu’il ne dit presque rien sur eux, sinon qu’ils sont bien à plaindre, Alain Ballabriga [17] montre qu’il s’agit là d’une ethnie bien réelle des rivages septentrionaux de la Mer Noire et qu’il faudrait les assimiler aux Scythes installés sur les bords du détroit de Kertch, à la sortie de la Mer d’Azov, et dont parle Hérodote (4, 11-13 et 28). Il est toutefois significatif que la description proposée par ce dernier de la Scythie place au-dessus des Cimmériens les Issédons, encore plus au nord les Arimaspes, un peuple monoculaire, et au-dessus de ceux-ci, des Griffons, gardiens de l’or dont regorgeraient ces régions (4, 13 et 17) [18]. Plus on s’élève en latitude, moins les terres sont connues et plus l’imagination donne libre cours, non pas à sa fantaisie, mais à sa logique du paradoxe : plus on séloigne du centre, mythiquement tenu pour le lieu de tous les équilibres [19], pour gagner les extrêmes, plus les déséquilibres sont imaginés aggravés : du coup, un contresens sur un ethnique, comme pour les Arimaspes, dont le nom signifierait « Qui aiment beaucoup les chevaux » plutôt que « Dotés d’un œil unique » [20], n’est pas remis en question, dans la mesure où cette dénomination physique ne semble pas anormale dans des contrées où tout est anormal. Sans développer davantage le jeu systématique des inversions auquel l’esprit peut alors se livrer [21], ni entrer dans la diversité des ethnies recensées par Hérodote pour le monde scythe, tels, par exemple, les Sauromates et les Amazones (4, 110-17, cf. Airs, Eaux, Lieux, 17) — ce serait sortir du cadre de Strabon —, notons seulement qu’Hérodote rapporte des Issédons que, lors des funérailles d’un père, ils mangent son cadavre, un banquet cannibale qui fait symptomatiquement écho au cannibalisme des Lestrygons. L’imaginaire grec semble donc associer cannibalisme et vie dans l’Extrême-Nord [22] et présente cette association comme une vérité indiscutable, au point que la signification symbolique de pratiques culturelles mal interprétées débouche sur des généralisations complètement fausses, mais qui satisfont pleinement au jugement de vraisemblance.
22Toutefois, il est une limite au-delà de laquelle tout bascule en son contraire, où l’animalité se transforme en divinité. Il s’agit des Monts Rhipées, une chaîne montagneuse mythique [23], « d’où souffle le Borée », comme le dit le traité médical Airs, Eaux, Lieux (19, 2), et de l’autre côté de laquelle un peuple de bienheureux est imaginé savourer les délices d’un jardin lumineux où se réfugie Apollon, quand l’hiver sévit en Grèce. Cet Au-delà paradisiaque, dont nul ne connaît l’accès [24], est censé être habité par les Hyperboréens, des êtres situés au-dessus du Borée, comme le dit littéralement leur nom, et jouissant d’une félicité quasi divine. Hérodote doute de leur existence, mais expose longuement les croyances déliennes qui font état d’offrandes envoyées à Délos (4, 32-36) par ce peuple mystérieux et relate une tradition selon laquelle le sage scythe Abaris [25] serait d’origine hyperboréenne. Strabon (7, 3, 1) n’y ajoute pas davantage foi [26]. Néanmoins, ainsi que nous l’avons relevé, il considère spontanément les régions situées au nord de la Grèce comme un berceau de sagesse et, à cet égard, il reprend peut-être inconsciemment l’association mythique que l’imaginaire des périodes archaïques a établie, par l’intermédiaire d’Apollon, entre l’île de Délos et la zone la plus arctique de la terre. Hippocrate (Airs, Eaux, Lieux, 19, 2) localise les Monts Rhipées, en tant que frontière méridionale des pays de l’Extrême-Nord, sous la constellation de la Grande Ourse, c’est-à-dire à l’endroit où le soleil semble, pour un observateur grec, se rendre avant d’y faire demi-tour, au solstice d’été [27]. Il existe donc également, dans l’esprit des Anciens, un lien astronomique entre ce peuple mythique et la lumière solaire, et l’augmentation avec la latitude de l’amplitude diurne, expliquée mathématiquement par Géminos de Rhodes [28] qui rend compte de la représentation homérique des Cimmériens [29] par le phénomène de la nuit polaire, suggère que les Hyperboréens, symétriques lumineux de ces derniers, sont imaginés plongés dans une lumière permanente, parce qu’ils vivent là où les jours durent jusqu’à six mois. L’astronomie conforte, par conséquent, la mythologie, qu’elle rationalise, et, la rendant ainsi plus vraisemblable, elle renforce la pensée mythique qui relie étroitement l’intelligence humaine et la clarté héliaque, celle-ci atteignant son plus haut degré de pureté vers le Levant et culminant en durée chez les Hyperboréens, un peuple qui ne peut donc connaître que le bonheur en raison de sa particularité géographique.
23De ces mythes suggérant une ambivalence des Nordiques fait partie le mythe relatif à la simplicité de leur nature. Nous avons constaté que l’ensemble des ethnies gauloises sont jugées par Strabon dotées d’un bon fond (4, 4, 2) et qu’il tient les Scythes pour incapables de malfaisance (7, 3, 7, cf. 7, 3, 8). Et c’est à cette simplicité naturelle qu’est rattachée la facilité des relations avec les uns et les autres, Bretons (4, 5, 3) ou Gètes (7, 3, 8), de même que leur domestication par la civilisation romaine. À plusieurs reprises, Strabon souligne que la fréquentation des Romains a considérablement adouci les mœurs de ces barbares du Nord (3, 3, 8 ; 4, 4, 2 ou 4, 4, 5) [30]. Or cette bonté foncière n’entraîne pas la conviction que la nature est fondamentalement exempte de défauts. La simplicité enregistrée, proche de la naïveté, voire de la sottise, à tout le moins de l’absence de malice, s’accompagne d’agressivité et d’une inclination à vite s’emporter, un comportement dont le principe a son siège dans ce que les Grecs appellent le thumos (4, 4, 2 : ??????? ? ; 4, 4, 5 : ??????/). Nous trouvons, ici, le mythe de la tripartition de l’âme, très présent dans la tradition philosophique et qui, principalement depuis Platon [31], subordonne le corps à une triple instance, l’intellect (????), l’affectivité (?????) et l’appétence (????????). En retrouvant partout en Europe des activités politiques (?? ?????????), guerrières (?? ???????) et agricoles (?? ?????????), Strabon applique cette tripartition au corps social (2, 5, 26). Dans cette vision habituelle de l’âme, le rôle du thumos est de servir d’intermédiaire entre la raison et le désir irrationnel [32] : sa catégorie se range, par conséquent, du côté du mixte et/ou du neutre ; n’étant en lui-même ni l’un, ni l’autre des deux éléments qu’il sépare, il peut cependant être l’un et l’autre à la fois avec une dominante qui varie selon la force de l’influence qu’il subit. Mais, chez les gens du Nord, la hiérarchie se trouve quelque peu modifiée à cause d’une hypertrophie du thumos aux dépens de l’intellect (4, 4, 5), ce qui explique la généreuse et stupide débauche de bravoure dont les guerriers du Nord sont capables sur les champs de bataille (4, 4, 2) [33], mais également la docilité avec laquelle il leur arrive d’accepter le joug romain, comme s’ils comprenaient instinctivement que leur intérêt leur commande de se soumettre à un peuple plus avancé qu’eux du point de vue de la rationalité, de même que, chez un individu de bon sens, le cœur souhaite que la raison canalise les pulsions irrationnelles.
24Avec l’idée que les septentrionaux sont les hommes du thumos, cause interne de leur ambivalence, nous arrivons à l’objectif visé par Strabon. Le montage mythique auquel il procède pour dépeindre à ses lecteurs les populations du Nord ne s’éclaire totalement que par rapport à une intention politique.
La motivation idéologique
25La Géographie de Strabon, dont l’ambition est philosophique dans la mesure où elle embrasse des domaines qui touchent aussi bien au divin avec les phénomènes naturels qu’à l’humain avec la vie politique et la pratique du gouvernement et où elle propose un ensemble de connaissances utiles à l’art de vivre et au bonheur (1, 1, 1), dresse, pour une bonne part, un inventaire des ressources humaines [34] dont dispose Rome au sein des populations barbares qui l’entourent, notamment dans la zone septentrionale de la terre habitée. Les responsables de l’Empire ont besoin d’informations ethnographiques pour consolider la domination des Romains. Strabon sert d’autant plus volontiers les intérêts de l’impérialisme romain qu’il est intimement convaincu des effets civilisateurs de la conquête romaine. L’absence de relations commerciales avec le reste du monde et un habitat à l’écart de la circulation des hommes favorisent la sauvagerie, comme Strabon le note pour le Nord de l’Ibérie (3, 1, 2), et l’arrivée des Romains ne peut alors qu’être bénéfique : ils humanisent et adoucissent les habitudes, en introduisant la vie politique (2, 5, 26, cf. 4, 4, 3) et en mettant fin au brigandage et à l’insécurité chronique (3, 3, 5 ; 3, 3, 7 ; 4, 4, 2), comme aux sacrifices humains (4, 4, 5).
26Encore faut-il, toutefois, que la romanisation n’entraîne pas une dégénérescence. Il convient, en effet, de rendre gouvernables les barbares du Nord, sans les abâtardir, c’est-à-dire sans leur faire perdre leurs qualités intrinsèques. Or celles-ci peuvent s’altérer au contact d’autres civilisations. C’est ainsi que le commerce engendre un esprit mercantile, inspire le goût du luxe, développe les désirs artificiels et déchaîne toutes les convoitises, comme c’est devenu le cas, remarque Strabon (7, 3, 7), pour les nomades scythes. Le résultat est alors catastrophique, car l’acculturation, loin de renforcer l’emprise de l’intellect sur l’affectivité, conduit à une hypertrophie de l’épithumia, à savoir de l’irrationnel. Il s’agit donc d’apprivoiser ces gens du Nord de manière à ce qu’ils se mettent spontanément à la disposition de Rome, comme César a réussi à l’obtenir des Bretons (4, 5, 3), tout en conservant leurs vertus guerrières, afin que, dans les échanges de services que les peuples se rendent mutuellement (2, 5, 26), ils puissent apporter le secours de leurs dons naturels.
27C’est pourquoi, par exemple, il est mentionné que les Lusitaniens sont excellents pour tendre des embuscades et obtenir des renseignements (3, 3, 6). Une façon de suggérer qu’ils sont tout indiqués pour le recrutement des troupes légères dont toute armée a besoin pour assurer sa progression en des contrées plus ou moins hostiles. Quant aux Ibères, ils fournissent une cavalerie redoutable en montagne (3, 4, 14). Autre exemple : si les Gaulois sont déclarés tous naturellement doués pour le combat, apprenons qu’il vaut mieux les recruter comme cavaliers, car ils sont moins bons comme fantassins (4, 4, 2). Des précisions sont même communiquées sur les effectifs disponibles : Strabon fait état d’une approximation de 300 000 hommes, chez les Belges, en mesure de porter les armes (4, 4, 3). Ou encore, pour passer en Scythie, il est signalé que les Rhoxolanes, les plus septentrionaux des Scythes (7, 3, 17), possèdent une réputation de combattants hors pair pour le corps à corps, mais d’impuissance en face d’une phalange bien disciplinée, à cause de la légèreté de leur équipement, tandis que les agriculteurs du Marais-Méotide, corrompus par les contacts avec la mer, s’adonnent, en dépit de mœurs plus policées, à la piraterie et à toutes les malhonnêtetés par amour de l’argent (7, 4, 6).
28Cela pour ne parler que de la demande militaire. Il faudrait ajouter les informations livrées sur les mérites respectifs des uns et des autres du point de vue des emplois serviles : par exemple, la frugalité et la propreté des Lusitaniens qui vivent sur les bords du Douro (3, 3, 6), ou la qualité des nourrices gauloises (4, 4, 3). Mais ce serait allonger l’exposé sans rien apporter de vraiment nouveau.
29Concluons. Au total, derrière la variété, nous voyons se profiler une image d’Épinal qui permet d’identifier immédiatement l’homme du Nord aussi bien par son physique que par ses coutumes et sa psychologie. Il se caractérise principalement par une grande taille, le port de cheveux longs et une naïveté enfantine. Trois traits dévalorisants aux yeux du lecteur de Strabon, parce qu’ils placent les Nordiques sous le signe de la prédominance de la force musculaire aux dépens de l’intellect. Le jugement de valeur implicite non seulement fait de ces gens-là des inférieurs qu’on est en droit d’asservir, mais encore conforte et légitime la prétention du monde gréco-romain à l’hégémonie, puisqu’il répand ainsi les bienfaits de la civilisation chez des sauvages. Dans le même temps, la diffusion d’un tel portrait-robot vise à rassurer. Ces populations proches de la bestialité et à l’aspect inquiétant doivent cesser d’effrayer, car elles n’ont pas le fond méchant, comme en témoignent leur simplicité et leur absence de perversité. Ce sont de bonnes pâtes dont on peut faire ce qu’on veut, à condition de savoir comment les prendre. Ici, apparaît l’esprit colonisateur face à des peuples qu’on veut domestiquer et dont on se dit qu’ils sont faciles à apprivoiser, parce qu’on a affaire à de « grands enfants », ce qui précisément naguère se disait encore des Noirs.
30Bien sûr, ce stéréotype ne sort pas entièrement de l’imagination, fût-elle collective. Il repose sur des observations. Mais sur des observations interprétées et choisies pour construire une représentation orientée en fonction des attentes de l’observateur et de sa capacité de compréhension, c’est-à-dire selon ses préconceptions et ses préjugés, au point même que celui-ci finit par voir plus ce qu’il a en tête que ce qu’il a sous les yeux. Il est significatif que seule la taille soit privilégiée, parmi les caractéristiques physiques : rien, par exemple, sur la couleur de la peau, des yeux ou des cheveux ; la teinte plus claire de la pigmentation était naturellement constatée ; cependant, elle devait être tenue pour non pertinente, dans la mesure où les cheveux blonds et les yeux bleu-verts étaient dans la littérature l’apanage des héros et des dieux. Pensons, en particulier, à Achille et à Athéna. Le système axiologique dont il participe frappant le géographe et l’ethnographe d’une cécité sélective, Strabon fait confiance à une tradition littéraire qui remonte à Homère. Du coup, sous sa plume, les choses vues se transforment en lieux communs ou s’effacent devant eux et ceux-ci, usurpant le statut de la vérité, empêchent la réception de descriptions neuves et différentes.
31Les procédés à l’œuvre dans ce genre de construction intellectuelle tiennent globalement de ce qu’on appelle parfois la pensée mythique, dont le propre est d’attribuer une valeur qualitative sur le plan des symboles à ce qui en reste totalement dénué. C’est ainsi que les explications à prétention scientifique du conditionnement des peuples par le climat se trouvent subverties par des croyances qui dévalorisent le Couchant et la périphérie au profit du Levant et du Centre [35], si bien que, dans cette optique, plus on s’éloigne des lieux considérés comme favorables à tous les équilibres, plus on doit logiquement s’attendre à des anomalies, à des atrophies et/ou des hypertrophies, de même qu’à des inversions de toute espèce. Il en résulte que la localisation prédétermine la représentation de la nature humaine. Et les préjugés s’imposent avec d’autant plus d’évidence qu’ils s’articulent de façon cohérente, chez Strabon, sur les mythes de l’anthropologie dominante et de sa théorie de la tripartition de l’âme, une théorie qui fonde les Grecs et les Romains à s’imaginer que les septentrionaux, livrés à eux-mêmes, n’obéissent qu’à leurs affects.
Mots-clés éditeurs : représentation, animalité, stéréotype, théorie des climats, sagesse
Date de mise en ligne : 19/03/2013.
https://doi.org/10.3917/rdn.360.0273Notes
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[*]
Jacques Boulogne, professeur de Langue et Littérature grecques, Université de Lille 3-HALMA, UMR 8142.
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[1]
C’est le cas, chez Homère (Odyssée, 11, 14-18 ; cf. Hésiode, Théogonie, 759-761), du pays mythique des Cimmériens.
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[2]
C’est ce qui arrive pour l’île mythique de Circé (Odyssée, 10, 190-199). Voir le commentaire de A. Ballabriga, Les fictions d’Homère. L’invention mythologique et cosmographique dans l’Odyssée, PUF, Paris, 1998, p. 141.
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[3]
Voir son Introduction aux phénomènes, 6, 2-23.
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[4]
Voir le traité hippocratique, Airs, Eaux, Lieux, 19, 2. Selon Strabon (2, 5, 8), le tropique d’été (i. e. la latitude 66° N).
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[5]
Les traductions de Strabon sont toutes empruntées à la Collection des Universités de France.
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[6]
Par exemple, en 1, 1, 3-4 et 5 ; ou 2, 4, 1-2 ; ou encore 4, 5, 5. Cf. Lucien, Récits véritables (Préface et, au livre 2, l’épisode de la mer gelée présentée, par anticipation dans la Préface, comme totalement fantaisiste, au même titre que tout le reste.
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[7]
Pour une analyse de l’attitude de Strabon à l’égard des mythes, voir G. Malinowski, « Mythology, paradoxography, and teratology in Strabo’s Geography » dans Imaginaire et modes de construction du savoir antique dans les textes scientifiques et techniques (M. Courrent, J. Thomas), Presses Universitaires de Perpignan, 2001, p. 107-119.
-
[8]
Par exemple, il cite les Morins, ces « hommes du bout du monde » pour reprendre l’expression de Virgile (Énéide, 8, 725), habitants de l’actuel Boulonnais, mais sans vraiment s’intéresser spécifiquement à eux. Il ne parle que de leur immense forêt, où ils se réfugient en temps de guerre (4, 3, 5).
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[9]
Sur leur réputation de sagesse, voir Philostrate, La vie d’Apollonios de Tyane, 3, 15-16 et 6, 4-10), et J. Boulogne, « Apollonios de Tyane. Le mythe avorté d’une sagesse totale », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1999/3, p. 303-305.
-
[10]
Voir La guerre des Gaules, 1, 1 ; 4, 1 ; 5, 12-14 ; 6, 13-14 et 16-28.
-
[11]
Voir La Germanie, passim.
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[12]
Voir, par exemple, Strabon, Géographie, 3, 1, 2 (cf. 3, 3, 5) et Hippocrate, Airs, Eaux, Lieux, 12, 2-6 et 16, 1-5.
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[13]
Op. cit., 13, 4.
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[14]
Selon, Hippocrate, Airs, Eaux, Lieux, 5, 3 — 6, 4.
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[15]
Sur les Lestrygons et leur localisation dans le Grand Nord, voir A. Ballabriga, op. cit., p. 112-139.
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[16]
À leur sujet, voir Strabon, 1, 1, 10 ; 1, 2, 9 ; 3, 1, 12.
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[17]
Op. cit., p. 143.
-
[18]
Pour Hérodote, toutes ces ethnies scythes sont européennes, car il ne définit pas les limites orientales de l’Europe au moyen de l’axe du Tanaïs, mais au moyen du Phase, selon une séparation nord-sud, et non pas ouest-est. Voir F. Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980, p. 49.
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[19]
Voir le traité Airs, Eaux, Lieux, 12, 4.
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[20]
Voir Ph.-É. Legrand, Hérodote. Histoires, 4, CUF, Paris, 1960, p. 64, n. 2.
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[21]
Voir, là-dessus, l’essai de F. Hartog, cité supra, p. 224 sqq.
-
[22]
Hérodote (4, 106) mentionne, à côte des Scythes, des androphages, qui avaient, comme l’indique leur nom, la réputation d’être de grands consommateurs de chair humaine.
-
[23]
A. Ballabriga (op. cit., p. 131) y voit une transposition mythique du massif en arc de cercle que forment les Alpes et les Carpathes.
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[24]
D’après Pindare, Pythiques, 10, 56-71.
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[25]
Sur ce thaumaturge et prêtre d’Apollon, probablement un chaman, voir E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Flammarion/Champs, Paris, 1977, p. 145-149. Sur sa réputation en Grèce, voir Strabon, 7, 3, 8.
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[26]
Sur l’ambiguïté de la position de Strabon relativement aux Hyperboréens, voir R. Dion, « La notion d’Hyperboréens, ses vicissitudes au cours de l’Antiquité », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 4e Série, 1976, 2, p. 143-157.
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[27]
Voir aussi Hésiode, Les travaux et les jours, 663 et A. Ballabriga, op. cit., p. 107-108.
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[28]
Introduction aux phénomènes, 6-43.
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[29]
Pour la fortune post-antique de ce thème, voir P. Brunel, « Le pays des Cimmériens » dans La mythologie et l’Odyssée. Hommage à Gabriel Germain, (A. Hurst, F. Létoublon), Genève, 2002, p. 169-190.
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[30]
Voir, sur la romanisation des barbares, M. Clavel-Lévêque, « Les Gaules et les Gaulois. Pour une analyse du fonctionnement de la Géographie de Strabon », Dialogues d’Histoire Ancienne, p. 77-93 ; L.A. Thompson, « Strabo on Civilization », ??????, 31, 1979, p. 213-230.
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[31]
Par exemple, voir le Timée, 69 c — 71 a.
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[32]
Voir, entre autres, Platon, encore et son image de l’attelage ailé (Phèdre, 246 a — b).
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[33]
Cf. Polybe, Histoires, 2, 30 ; 2, 33 ; 2, 35.
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[34]
Pour cette préoccupation, voir P. Leman, « Des Alpes à l’Océan. La voie d’Agrippa et la voie orientale d’après les textes et l’archéologie », Bulletin de la Société des fouilles archéologiques et des monuments historiques de l’Yonne, n° 5, 1988, p. 30.
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[35]
Pour la pensée du centre à Rome, voir F. Toulze, « Centre et périphérie à Rome », Uranie, 3, 1993, p. 87-118.