Thèse de doctorat
Mylène Mihout-Natar, L’intervention des capitaux français dans la Pologne de la Seconde République (1918-1939), thèse de doctorat, Université de Lille 3, le 10 mars 2003
1Membres du jury : M. Éric Bussière (Université de Paris IV), M. Jean-François Eck (Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, M. Robert Frank (Université de Paris I), Mme Odette Hardy-Hémery (Université Charles de Gaulle-Lille 3, directrice de thèse), M. Josef Laptos (Université de Cracovie, président), Janine Ponty (Université de Franche-Comté)
Présentation par l’auteur
2Titulaire d’une maîtrise consacrée à Tomasz Olszanski, un des leaders syndicaux de l’immigration polonaise en France, je souhaitais poursuivre sur le chemin de la recherche historique en partant à la découverte de la Pologne et de son histoire.
3Biculturelle, licenciée de Polonais, j’ambitionnais d’assurer un rôle de passeur, à la confluence de deux histoires européennes qui si proches qu’elles apparaissent à l’œil inaverti, n’en sont pas moins sujettes à d’importantes incompréhensions mutuelles, par la méconnaissance qu’elles révèlent l’une de l’autre. Ce sujet qui interroge la rencontre de ces deux cultures qui affirment si souvent pourtant la spécificité de leur parenté, de ces deux pays à travers le questionnement de l’apport économique de l’un au développement de l’autre, semblait remplir toutes mes attentes. Une année d’échange à l’Université Jagellon de Cracovie fut l’occasion de vérifier la faisabilité de ce sujet.
4J’envisageais dans un premier temps, une approche résolument microéconomique en lien avec une source statistique très riche à laquelle j’avais consacré une partie du DEA, un annuaire qui présentait des fiches et des bilans de l’ensemble des sociétés en activité en Pologne. Très vite néanmoins, la nécessité de donner un cadre politico-économique à cette première approche m’a imposé d’élargir l’étude aux crédits publics puisque pour partie, ces derniers s’attachaient à des investissements industriels. Le lien du public et du privé dans la pénétration économique française en Pologne, l’approche globale de la prise de position hexagonale qui associe le financier, le militaire, l’industriel, etc., m’a obligée à étendre, une seconde fois, mon champ de recherches, en prenant en compte la dimension plus largement politique et diplomatique de la relation développée entre les deux pays durant la période. Quant à la césure commode initialement retenue de l’entre-deux-guerres, elle ne résista pas non plus à la révélation que j’eus rapidement du volume des immobilisations industrielles françaises héritées de la période précédente (le Royaume de Pologne sous domination russe) ; j’entrepris donc une mise en perspective microéconomique de la présence industrielle française sur les deux périodes : 1880-1914 et post-1918, tout en préservant, non sans avoir hésité, le cadre de l’entre-deux-guerres dans le titre.
5Ce travail fut l’occasion : d’une rencontre, celle de l’historiographie économique française dont je n’avais alors entrevu que de rares bribes ; d’une découverte, celle de l’histoire politique, économique et diplomatique de la Pologne de la Seconde République dont je ne soupçonnais ni la richesse ni les méandres ; d’une révélation historienne et citoyenne aussi, celle de la primauté des intérêts économiques et financiers dans l’histoire des relations entre les États et les peuples, hier comme aujourd’hui.
6L’originalité de mon approche se fonde sur la confrontation des sources et des archives françaises et polonaises, en particulier, les archives des sociétés industrielles intégralement conservées en Pologne. Parmi les principales difficultés rencontrées, je retiendrai, au delà de la confrontation des sources archivistiques, le volume des sources statistiques : plus d’une centaine de sociétés pour lesquelles j’ai relevé d’innombrables données comptables et industrielles. Ces dernières se sont révélées très hétérogènes, entre autres, en terme de monnaies de référence (on passe ainsi parfois du Mark-allemand, au Mark-polonais, puis au Zloty, avec des allusions au Francs, au Zloty-or, sans omettre le Rouble pour la période russe, etc.), mais aussi, en ce qui concerne les codifications comptables et financières différentes d’un pays à l’autre.
7Consciente de l’aspect « austère » que pouvait renfermer ce travail qui associait l’histoire diplomatique à celle des entreprises, j’ai souhaité préserver la dimension humaine de la démarche en agrémentant le texte des paroles et des écrits des acteurs et des observateurs de cette confrontation. Ce fut l’occasion d’interroger les mots et d’enrichir l’histoire des passions franco-polonaises de quelques apports.
8La Pologne qui recouvre en 1918 une existence que lui ont niée les puissances voisines pendant près de 130 ans, est tout au long de l’entre-deux-guerres, un État sous la dépendance des capitaux étrangers, français pour une bonne part, mais aussi américains, anglais, allemands, italiens entre autres.
9Cet afflux de capitaux concerne tout autant les crédits gouvernementaux que les investissements étrangers qui participent à l’activité industrielle et bancaire du pays. Malgré la conscience aiguë qu’ont les gouvernements polonais de cet assujettissement, l’ouverture aux capitaux étrangers reste une constante dans leur politique à cette époque.
10L’obtention de financements étrangers est un élément fondamental qui permet à l’État polonais d’assurer sa sécurité en équipant dans un premier temps son armée entraînée dans une guerre contre la Russie bolchevique, et dans un second temps, d’assainir ses finances et d’entreprendre de stabiliser dès 1927 sa nouvelle monnaie, le Zloty. À la fin des années trente, avec la montée en puissance de son voisin germanique, la Pologne cherche en Occident le soutien au développement de son industrie de guerre.
11La dette étrangère de l’État s’élève en 1938 à 2,5 milliards de Zlotys. Cette somme représente 75 % de la totalité des capitaux investis dans les sociétés industrielles et bancaires du pays, ce qui permet de quantifier à l’échelle de la richesse intrinsèque de l’appareil de production national, le niveau de la dépendance étrangère de l’État. L’engagement envers la France (366 MZL / 2,533 MF-courants) représente près de 15 % de cette dette extérieure.
12Parallèlement, le gouvernement polonais entreprend de faire appel aux industriels et aux financeurs étrangers pour participer activement au développement du pays à travers la concession de certains monopole comme celui du tabac ou de l’alcool, mais aussi à travers des prises de participations dans des entreprises industrielles.
13La situation du pays est paradoxale : soumise pendant plus d’un siècle à des gouvernements étrangers, la Pologne renaissante possède quelques embryons d’industrie pour certains de premier plan, mais l’essentiel de cette force de production est aux mains de représentants des anciennes puissances co-partageantes.
14Deux décennies de souveraineté ne changent pas la donne, la Pologne se trouve à l’image des autres nouvelles démocraties d’Europe Centrale, considérée comme un espace en friche où des capitaux étrangers en quête de nouveaux terrains d’expansion viennent s’installer. En 1930, c’est plus de la moitié de l’industrie polonaise qui est au main du capital étranger (plus de 51 % des capitaux investis dans les entreprises polonaises).
15La pénétration des capitaux étrangers dans l’industrie polonaise se traduit immanquablement par une prise de contrôle et un partage des secteurs économiques stratégiques. Les capitaux étrangers occupent ainsi une position hégémonique dans les secteurs primordiaux de l’industrie : l’industrie lourde et les houillères où ils sont présents pour plus des deux tiers, le pétrole où le monopole est l’apanage quasi exclusif des capitaux français, mais aussi les secteurs du gaz et de l’électricité, celui de l’industrie textile, de la chimie ou encore de la mécanique. Ils se concentrent pour l’essentiel dans de grandes entreprises modernes qui dominent leur branche d’industrie par le volume de leur production, imposant leurs desiderata aux autres sociétés du secteur, état de choses que favorise le développement des cartels. Les investisseurs étrangers ne se dispersent pas et se partagent les secteurs d’intervention en lien avec leur domaine de prédilection, à l’exemple des Belges fortement représentés dans la mécanique et les industries électriques.
16À la fin de la période, si la part des capitaux étrangers dans l’économie polonaise a baissé suite à la « polonisation » de certaines entreprises dans le courant des années trente, les capitaux étrangers représentent encore près de 40 % de l’ensemble.
17Second derrière les États-Unis, au regard de l’ensemble des capitaux fournis (crédits publics et investissements privés), l’apport français se caractérise par une prééminence en son sein de l’investissement privé, essentiellement tourné vers le domaine industriel. Ce rapport reste stable jusque 1936, les financements privés concentrant près des 2/3 des capitaux investis. Après l’accord de Rambouillet, la part des crédits publics passe à 44 %.
18Premiers, par le volume des investissements privés, les capitaux français conservent durant toute la période une place majeure dans l’industrie polonaise, pourtant, globalement, en terme de définition de zone d’influence et de rapport hégémonique entre les grandes puissances, l’implantation économique française en Pologne après 1918 apparaît comme un échec relatif au regard, du moins, des ambitions affichées.
19L’attitude des gouvernants français lors de la réalisation des premiers accords, la volonté manifeste de vouloir « s’assujettir » le jeune État à travers un certain nombre d’accords léonins (commerciaux, pétroliers, etc.), associée à une posture paternaliste, parfois méprisante et donneuse de leçons de nombre d’interlocuteurs français, n’est pas étrangère à la distance que prennent rapidement les gouvernements polonais (dès 1924) qui, sans se détourner outre mesure du capital hexagonal, prennent l’option de la diversification des nationalités.
20Les Polonais ont découvert avec « la leçon de Teschen », le rôle de l’arme économique dans la définition des frontières de leur État renaissant. Ils ont su s’en servir quand est venu le temps de décider du sort de la Galicie Orientale et de la Haute-Silésie. Dans ce dernier cas, les hésitations et les faux-semblants des différents protagonistes français (diplomates, gouvernants, industriels, etc.) sollicités par le gouvernement de Varsovie pour un soutien à l’attribution du triangle industriel à la Pologne ont conduit à des accords minimalistes et finalement décevants dans l’ambition affichée de substitution des capitaux français à leurs homologues allemands. Quant à la Galicie Orientale, c’est une « affaire de pétrole » et la volonté de prise de contrôle de cette source potentielle de l’approvisionnement national s’affirme sans ambages côté français. Le pétrole est bien un des supports d’un déploiement économique de dimension impérialiste.
21L’ensemble des crédits fournis par la France à la Seconde République Polonaise prend la forme d’avances à finalités commerciales. Ils trahissent le souci de Paris d’assurer des marchés pour son industrie nationale ; c’est le cas au début de la période, c’est encore le cas en particulier pour son industrie d’armement avec l’accord de Rambouillet en 1936. L’attitude française envers la Pologne est ambivalente : Paris souhaite préserver le pays de la Vistule comme un élément clé du cordon sanitaire est-européen face à la Russie bolchevique tout en entravant de manière drastique le développement de son industrie de guerre. La participation des capitaux français dans ce domaine si elle est remarquable, reste circonscrite à des secteurs secondaires, et trop tardive surtout, pour éviter à la Pologne l’ampleur de la tragédie de septembre 1939.
22L’étude macroéconomique, associée à une mise en perspective mésoéconomique permet de conclure que malgré l’étroitesse de son marché, la Pologne de l’entre-deux-guerres reste pour les investisseurs français cette « Terre Promise » narrée par l’écrivain Wladyslaw Reymont.
23Les investisseurs français ont une bonne connaissance du terrain, puisque la moitié des capitaux présents dans les années vingt et trente, sont l’émanation de fonds investis dans ce qui s’appelait alors le Royaume de Pologne, jusqu’en 1918, partie intégrante de l’Empire russe. Ces capitaux « précurseurs » ont installés à partir de 1880, à travers entre autres d’importants transferts de technologie, des bases solides qui leur ont permis de prospérer, de se moderniser, tout en dégageant d’importants profits rapatriés pour partie en France.
24La confrontation de l’activité de ces sociétés sur les deux périodes a montré une pérennisation des manières de faire. C’est vrai en particulier pour l’industrie textile dominée par les industriels roubaisiens. Les sociétés françaises fortement concentrées dans la laine poursuivent une politique d’amélioration des capacités de leur potentiel industriel. Leur priorité reste le développement de leur actif parallèlement à un maintien de leur marge bénéficiaire (développement des exportations, politique de monopole développée par l’entreprise Allart et Rousseau qui domine le secteur lainier,…).
25Tout en se développant, les sociétés textiles cherchent à rapatrier la majorité de leurs bénéfices vers la France ; les liens extrêmement étroits qu’elles entretiennent avec la société mère sise en France favorise la manœuvre : fourniture surtaxée de matières premières, faibles liquidités des filiales qui donne à la société-mère un rôle de banquier, etc.). Ces pratiques sont mises à jour à partir d’avril 1936 et la mise en place du contrôle des changes. Les sociétés françaises qui se retrouvent avec d’importants capitaux immobilisés interdits de quitter le territoire, diversifient leurs investissements. Elles participent « tardivement » au développement économique et social du pays d’accueil (construction de logements ouvriers, création d’une usine de textile artificiel, activité de prêt, etc.).
26La balance polonaise des mouvements de capitaux est révélatrice de cet état de fait qui n’est pas propre aux capitaux français, ni au seul secteur du textile : entre 1924 et 1937, c’est ainsi plus de 3,17 milliards de Zlotys qui quittent le pays par la seule voie du transfert de bénéfices vers l’étranger (dont 1/3 entre 1929 et 1931). C’est 5 à 6 fois plus que la totalité des capitaux qui entrent dans le pays durant la même période.
27Dans une dernière partie, nous avons cherché à mettre en valeur le dynamisme de cette implantation française, difficilement perceptible dans le textile. On le trouve plus présent sur cette courbe qui, des confins des Carpates où règnent les pétroliers français au port de Gdynia, emprunte au départ du bassin houiller la voie charbonnière à la conquête d’une Pologne moderne soucieuse de se donner les moyens d’asseoir son indépendance.
28Ainsi en Galicie, l’essaim de petites sociétés venues au pétrole à des fins spéculatives au début de la période se métamorphose en une société-holding qui, sur le terrain du moins, fait montre d’un esprit d’entreprise hors pair : concentration des capitaux, rationalisation des procédés, autofinancement destinés à la prospection et aux forages, etc. Les capitaux français du pétrole participent de concert avec le gouvernement de Varsovie avec une pugnacité sans faille à la quête de « cet eldorado pétrolier polonais » tant espéré.
29Au cœur de la présence française, l’industrie houillère est le sujet d’une confrontation unique entre « la vieille garde tsariste » des industriels du bassin de Dabrowa et les nouveaux venus du capital français qui participent à l’aventure silésienne commanditée depuis Paris. Ce sont les premiers qui finalement montrent peut-être le plus de dynamisme, confrontés à la concurrence démesurée des Silésiens qui assurent les plus forts rendements d’Europe. Les industriels du bassin de Dabrowa représentent en 1936, plus de 77 % des 438 MZL de capitaux investis par l’ensemble hexagonal dans les sociétés houillères et sidérurgiques du pays. C’est encore eux qui sont à l’origine, à partir de 1925, de la fourniture de charbon polonais à la France : ces exportations se chiffrent en 1938 à plus de 1,6 Mt.
30Les houillers sont ainsi au nombre des initiateurs de cette ouverture de la Pologne sur l’ouest européen concrétisée par la construction de la voie charbonnière et d’un port à Gdynia sur la Baltique, deux projets d’envergure qui sont réalisés avec l’apport de fonds hexagonaux. Si ces deux réalisations servent la renommée de la France, elles n’en représentent pas moins des chantiers importants dont les entrepreneurs hexagonaux ne négligent pas de tirer profit.
31Quant au prestige auquel aspire la France en soutenant par des apports publics et privés l’effort de développement de la Pologne, il reste objet de polémique. Les Français ont affiché un manque de confiance flagrant (gouvernement mais aussi financiers) dans le devenir de cette Pologne nouvelle et parfois un mépris dans la capacité de ses dirigeants à conduire le pays. Cette manière d’être, dénoncée dans des écrits contemporains, s’est trouvée décuplée par la médiatisation des quelques affaires qui jalonnent la période (Zyrardow, Cie d’Électricité de Varsovie).
32Ce regard qui interroge l’opinion, quelque peu périphérique des mouvements d’ensemble, financiers et politiques, montre, ô combien, que le mouvement économique est aussi affaire d’hommes… Et ce sont les émotions de ces acteurs qui dicteront finalement à la mémoire collective ce qu’elle retiendra quelques générations plus tard de cette rencontre.
Compte rendu de la soutenance par Laurent Bigand
33Madame Hardy-Hémery, directrice de thèse, souligne, tout d’abord, sa joie de voir ce travail aboutir, ouvrage de très longue haleine et qui a nécessité un travail de plus de dix ans.
34Le parcours de la candidate sort de l’ordinaire, montrant une grande fidélité à son histoire personnelle. Sa maîtrise réalisée entre 1987 et 1988, consacrée à Tomasz Olszanski, un des militants mineurs de l’immigration polonaise en France, est publiée en 1993 par les Presses Universitaires de Lille. En 1988, Mme Mihout-Natar obtient également un DEUG de polonais. L’année suivante, elle part en Pologne à la recherche de sources sur le sujet choisi pour sa thèse, et en septembre 1989, elle soutient son DEA. À ce stade, elle reçoit une allocation de recherche de trois ans. Elle dépouille d’abord les archives françaises et prépare en parallèle une licence de polonais. Puis, en janvier 1991, Mme Mihout-Natar part en Pologne travailler dans les bibliothèques et les archives. Le résultat de ces recherches est de trouver sur place, du fait de la nationalisation des entreprises en 1945, des fonds très riches. Elle découvre entre autres des monographies complètes d’entreprises françaises ayant investi en Pologne. Pendant huit mois de présence dans ce pays, un travail surhumain est accompli, mais Mme Mihout-Natar est loin d’avoir utilisé dans sa thèse toutes les données recueillies. La rédaction débute en 1995 avec la réalisation du premier volume portant sur la partie diplomatique. Ensuite, des occupations professionnelles à plein temps ralentissent l’élaboration du mémoire, que toutefois la candidate poursuit en filigrane. Tous les graphiques, tableaux, cartes, la mise en page et la dactylographie sont l’œuvre exclusive de Mme Mihout-Natar. Le résultat est excellent. Le style est clair et les titres sont très travaillés. À cela s’ajoutent des chronologies précieuses, une bibliographie très ordonnée et enfin un index des personnes et des entreprises. Tout cela représente une œuvre considérable.
35Ensuite, Mme Hardy-Hémery évoque la richesse des archives polonaises concernant les entreprises françaises et qui sont bien plus complètes que leurs homologues françaises. Ainsi l’annuaire statistique des entreprises établies en Pologne est un document de première importance. Il reste donc de nombreuses monographies d’entreprises à écrire, comme celle de la société Motte en Pologne, ou de Skarboferme. De plus, les publications polonaises regorgent d’informations intéressantes sur la problématique des capitaux français de l’entre-deux-guerres. Enfin, Mme Mihout-Natar a dépouillé de nombreux journaux français et polonais. Cette thèse est donc précieuse pour les recherches en cours et ouvre de nombreuses perspectives.
36Les apports de ce travail sont nombreux. Mme Mihout-Natar utilise sa biculturalité pour interroger les manières d’être des deux pays. Son approche historique des relations franco-polonaises s’appuie sur une connaissance profonde des deux cultures. Elle vérifie si le mythe de l’amitié séculaire franco-polonaise résiste aux ambitions économiques. Elle montre également l’imbrication des faits politiques et économiques, et les ambiguïtés qu’elle génère. L’exemple du partage de la Silésie est, à ce titre, parlant : les industriels français négocient en même temps avec les autorités polonaises et les industriels allemands. L’apport de sources et de connaissances sur l’investissement français par branche est considérable. Cette mésoéconomie se construit autour de l’étude concrète des entreprises, comme l’enchevêtrement d’affaires nordistes dans le pétrole de Galicie. Ce travail est minutieux. On a donc, grâce à cette thèse, une meilleure connaissance du capitalisme français — et entre autres nordiste — et de ses réorientations. De nombreux organigrammes pensés par la candidate à partir de nombreuses sources entrecroisées, des études chiffrées éclairent et illustrent ses analyses. L’hétérogénéité des sources et la diversité des méthodes comptables d’un pays à l’autre ont compliqué l’élaboration des résultats des firmes. Ainsi, Mme Mihout-Natar, par ses recoupements, révèle des fraudes comptables, dénoncées à l’époque par les autorités polonaises. Toutefois, la candidate a réussi à différencier les investissements selon les branches, ce qui est très important. Elle montre également parfaitement les mouvements de concentration, par exemple la mise en place du cartel des laines peignées en 1926 ou dans le secteur pétrolier. Enfin, l’étude montre les relations entre les filiales polonaises et les maisons mères. Ainsi, la société Motte France récupère une partie des profits de sa filiale polonaise par le biais du fermage. L’étude des entreprises se termine par une conclusion globale par secteur.
37Le volume 3 apporte une documentation riche et variée : graphiques, cartes, tableaux, organigrammes, photos, textes. La cartographie économique de la Pologne est excellente, d’une très bonne conception. Elle pourra servir de base à de nombreux chercheurs. Elle superpose plusieurs données et est toujours replacée dans l’échelle plus vaste du pays entier. Les graphiques et les courbes montrent une bonne maîtrise de l’exploitation des données économiques, comme des bilans d’entreprises. De plus, la candidate compare ses données avec celles de René Girault. Tout ce travail démontre une grande inventivité et une haute culture générale.
38Enfin, l’un des soucis de Mme Mihout-Natar a été d’essayer de cerner les réactions, la sensibilisation du public polonais et du monde ouvrier à la pénétration des capitaux français. Elle fournit des informations sur les salaires, les mouvements de grève, en comparant certaines données, comme les œuvres sociales des investisseurs français et allemands.
39Mme Hardy-Hémery interroge la doctorante sur trois points. Tout d’abord, les industriels français n’ont-ils pas essayé de ralentir le développement économique de la Pologne, pour se garantir un marché réservé ? Cette politique n’est-elle pas un raisonnement à très court terme ? Ensuite, de nombreuses sociétés textiles du Nord de la France investissent dans un secteur neuf : l’exploitation pétrolière en Galicie. Comment cette recherche effrénée du pétrole, au regard de la faiblesse des productions effectives et d’une législation peu favorable, s’explique-t-elle ? Enfin, comment mettre en parallèle les investissements globaux par branche des différents pays investisseurs, à savoir les capitaux anglais, américains, allemands et français ?
40Selon la candidate, en ce qui concerne le premier point, il est un fait avéré, ce sont les entraves mises par les financeurs français et le gouvernement, au premier chef, au développement d’une industrie de guerre polonaise autonome ; cet élément est longuement exposé dans la seconde partie de la thèse concernant le développement d’une industrie de guerre. Dans ce cas précis, les autorités françaises ont de fait, préférer sacrifier le potentiel de défense national polonais, au grand dam d’ailleurs de la mission militaire française qui percevait plus directement le danger, pour favoriser leur commerce, et préserver un client. La Pologne se trouvait, en effet, par le jeu de différents emprunts dont celui de Rambouillet en 1936, contrainte de se fournir en France pour une partie de ses achats d’armement ; les commandes ne seront pas toujours honorées d’ailleurs, en particulier, en 1938 quand l’imminence du conflit incitera la France à donner la priorité à son propre réarmement. En ce qui concerne la deuxième question et l’investissement pétrolier, la candidate explique qu’il relève visiblement d’une forme de diversification spéculative de capitaux accumulés lors de l’essor textile de la métropole nordiste à la fin du xixe s., vers ce qui apparaît encore comme un secteur neuf et en plein essor. C’est un pari qui ne portera pas les espoirs escomptés, mais cela ne se révèle qu’au fil des années vingt et trente ; à la veille de la première guerre mondiale quand ces premiers investissements ont cours, les terrains pétrolifères galiciens occupent la troisième place dans la production mondiale de naphte. Les potentialités sont réelles, mais l’essor et surtout la rentabilité plus importante d’autres bassins européens comme le bassin roumain en particulier, sonneront le glas du pétrole polonais malgré une poursuite de l’investissement et de la concentration dans les années trente. Répondant à la troisième question de Mme Hardy, la candidate précise qu’apparaît dans le cas des investissements étrangers en Pologne, une forme de sectorisation de chaque investissement national. On relève un partage tacite des secteurs d’investissements, comme dans le cas du pétrole finalement abandonné par les britanniques aux français. Ainsi les capitaux belges se concentrent-ils essentiellement dans l’électricité et les tramways en particuliers ; les capitaux néerlandais sont principalement présents dans l’agro-alimentaire. La confrontation franco-allemande trouve un terrain d’expression privilégié dans la lutte pour le contrôle des industries-clés du jeune État polonais (houille, industrie lourde), les premiers gouvernements polonais ayant cru trouver dans les capitaux français, un capital-ami, susceptible de se substituer au capital allemand en Silésie en particulier. Nous avons montré que cette manœuvre s’est finalement révélée plutôt négative, les Allemands ayant préservé une part de leurs acquis et les Français n’ayant pas réellement relevé le défi annoncé, malgré une volonté politique avérée, au début des années vingt du moins.
41Robert Frank, professeur à l’Université Paris I, prend ensuite la parole. Il rappelle la richesse de ce travail, surtout dans l’analyse des liens entre économie et relations internationales, ainsi que dans la conception et la qualité du troisième volume. Cette thèse est très documentée et fait appel à de multiples archives, dont les archives militaires de Vincennes. Robert Frank salue le courage de la candidate qui a effectué des dépouillements gigantesques. La bibliographie de 28 pages est très précieuse. Les apports de ce travail sont donc nombreux. La première partie démontre bien la dépendance polonaise envers la France et les autres pays investisseurs. Les analyses de l’affaire de Teschen et de la Haute-Silésie sont très poussées et précises. La différence entre logique entrepreneuriale et logique diplomatique est très bien montrée. La notion d’impérialisme est abordée. À ce propos, Robert Frank s’interroge sur le type d’impérialisme pratiqué en Pologne à cette époque. Est-ce un « impérialisme du pauvre » ? Est-ce que le gouvernement polonais devait pousser les étrangers à investir ? Est-ce un « impérialisme des riches » comme celui des Anglo-Saxons ? La partie monographie d’entreprises est bien écrite mais quelque peu difficile à lire. Toutefois, elle a le mérite de montrer le rôle des hommes dans l’initiative économique. De plus, la référence et la comparaison aux travaux de René Girault sont d’une grande utilité. Il s’en dégage une image dynamique de l’investissement français, comme pour le port de Gdynia et pour le chemin de fer de la Baltique.
42Néanmoins, la candidate montre bien que ce dynamisme n’est pas homogène. Dans certains secteurs, comme l’armement, l’investissement est maigre. Il se fait sur des armes peu performantes (voir les accords de Rambouillet) et ne touche que très peu les armes modernes que sont l’avion ou le char. Après les apports de cette thèse, R. Frank énonce ses regrets sur certains points : tout d’abord, il n’est pas très satisfait du plan retenu. Celui-ci n’étant pas chronologique, les retours en arrière sont nombreux. De même, il considère que la différence entre la seconde et la troisième partie n’est pas flagrante. Sur le contenu de ce travail, Robert Frank déplore que l’aspect économique ait été trop privilégié par rapport à l’aspect sécuritaire des relations franco-polonaises. En effet, que représente la Pologne à l’époque pour la France ? L’aspect économique peut justifier certaines attitudes françaises, mais les relations internationales le peuvent également. À ce propos, la candidate est « un peu gentille » avec les Polonais de l’époque auxquels elle trouve peu de défauts. La Pologne est un pays où se font jour beaucoup de désordres et Varsovie a certainement aussi une part de responsabilité dans l’évolution des relations entre les deux pays.
43Enfin, Robert Frank termine son intervention par quelques remarques générales. Il s’interroge sur la notion de dépendance. Même si la France a un rôle dominant, cette dépendance ne joue-t-elle pas dans les deux sens ? La France a-t-elle fait des concessions sur le droit des nationalités pour plaire au gouvernement polonais, par exemple sur le problème de la Lituanie ? Ces concessions avaient-elles pour visées des intérêts économiques, politiques ou stratégiques ? L’exemple de la Silésie, très bien étudié par la candidate, montre que la Pologne a récupéré cette zone avec l’aide française ce qui s’est ensuite matérialisé par un investissement massif.
44Mme Mihout-Natar précise que la question de la dépendance ou interdépendance est difficile à intégrer uniquement dans la sphère économique ; dans le cas des relations franco-polonaises de l’entre-deux-guerres, de nombreux paramètres interfèrent dans les relations entre les deux États : politiques, stratégiques (le cordon sanitaire), militaires (la France est le premier allier de la Pologne). Sur l’attitude des Polonais, sa vision a été plus polonaise, peut-être du fait des sources disponibles, mais aussi pour proposer à l’historiographie française, un regard moins « nombriliste ». La candidate précise qu’il lui est apparu important, en tant qu’historienne française, biculturelle, de proposer un regard moins axé sur l’hexagone mais plus sur la réception de la présence française, sur la réalité de l’investissement quantitatif ramené au contexte national polonais (ce qui permettait par exemple la mise en perspective de l’affrontement franco-allemand autour du devenir des industries silésiennes), mais aussi sur sa dimension humaine (Comment les investisseurs français considèrent-ils cette Pologne mythique recouvrée dans son indépendance ? Comment se comportent-ils en terre étrangère ? Comme à Saïgon ou comme à Roubaix ?).
45Après ces réponses, le président du jury donne la parole à Éric Bussière, professeur à l’Université de Paris IV, qui loue la grande richesse de ce travail. La découverte de grands fonds d’archives, leur dépouillement, leur étude et leur mise en perspective sont un apport important à la recherche historique et documentaire. Le volume d’annexes présente beaucoup d’agréments : il ne s’agit presque jamais de documents illustratifs mais uniquement de documents de synthèse fort riches. Enfin, il note l’excellente bibliographie de la candidate qui est, toutefois sur certaines parties, sous-utilisée.
46La première partie du travail est judicieuse, car une réflexion sur la logique territoriale, en relation avec les traités de paix et l’objectif d’affaiblir l’Allemagne, est intéressante. Tout cela est à rapprocher de la logique de « sécurité économique nationale » qui inspire la démarche française tant à l’ouest qu’à l’est de l’Allemagne. Les territoires situés à l’est de l’Allemagne et pouvant être attribués à la Pologne jouent le même rôle que l’Alsace-Lorraine, la Sarre, le Luxembourg : l’objectif est l’affaiblissement du potentiel allemand et le renforcement de celui de la France et de ses alliés à travers la détention de gisements de charbon, de champs pétrolifères. Pour le pétrole, la logique de sécurité économique s’inscrit dans une perspective mondiale, les accords de San Remo concernant la Pologne, la Roumanie et le Proche-Orient. Le gouvernement polonais a-t-il, à cette époque, une vision sur son rôle dans cette stratégie économique, et plus globalement, sur sa position dans les arbitrages internationaux sur les questions de territoire ?
47Pour M. Bussière, la candidate montre bien que l’investissement hexagonal n’a pas pour seule finalité, la récupération de sources d’énergie. Des transferts de technologie ont également été nombreux. Les crédits apportés par la France pour une certaine autonomie de l’économie polonaise sont manifestes. C’est par exemple le cas dans l’industrie d’armement où une aide est apportée pour le développement autonome de ce secteur en Pologne. Toutefois, ces aides françaises sont relativement faibles. La France de l’époque n’a plus « l’argent de ses ambitions ». Le prêt accordé à la Pologne en 1936 n’est que de 400 millions de francs. De plus, la France étant incapable de transférer cet argent en liquidité ; c’est donc un prêt basé uniquement sur une vente de matériels français. Seules des fournitures de tous ordres honoreront ce prêt. Un autre exemple corrobore cette idée : en matière d’aviation militaire, la France ne peut vendre à la Pologne que des appareils dont la technologie est dépassée. Cette politique française « prêt contre matériel » s’est faite aussi avec la Roumanie.
48Ensuite, M. Bussière aborde le contenu du deuxième et du troisième volume et insiste sur les stratégies d’investissement. Pour lui, le fait dominant est la continuité de l’investissement des entreprises françaises, avec une logique à moyen et à long termes, sur des investissements très rentables, surtout avant 1914. Le volume d’annexe est remarquable. La conception de la documentation se veut la plus précise, avec un réel effort de synthèse.
49Tout comme Robert Frank, M. Bussière s’interroge sur la focalisation adoptée par la candidate. En effet, il considère son regard sur les investissements français comme trop polonais. Par exemple, comment les investisseurs français perçoivent-ils la Pologne ? Comment abordent-ils la crise de 1921 qui ralentit les investissements à l’étranger ? Les investisseurs français se retirent alors de la Roumanie, de l’Europe Centrale. Ne sont-ils pas déçus des résultats modestes de l’exploitation pétrolière ? Quelles raisons les poussent à investir en Pologne ? Sur cette dernière interrogation, il précise qu’une mise en parallèle des relations franco-allemandes et franco-polonaises aurait peut-être permis de voir comment l’une et l’autre se sont influencés réciproquement. Le fait de rénover un partenariat avec l’Allemagne n’a-t-il pas limité l’investissement français ? Le rôle des cartels, surtout après 1926, est présent dans ce travail, mais un élargissement au mouvement européen de cartellisation aurait pu être envisagé. M. Bussière rappelle que l’inflation est une donnée importante de l’entre-deux-guerres. Il est donc maladroit de la sous-estimer, dans les graphiques notamment ; la visualisation de ce phénomène est donc quelque peu altérée.
50La candidate remercie M. Bussière pour les perspectives qu’il énonce, elle précise toutefois que l’étendue déjà démesurée du sujet ne permettait pas de réinterroger l’investissement français dans une mise en perspective plus large de la place des industriels français en Europe durant la période de l’entre-deux-guerres. Un volume supplémentaire aurait sans doute été nécessaire dans ce cas. Les relations franco-allemandes sont évoquées à plusieurs reprises dans la thèse, en particulier pour le règlement de la Haute-Silésie ; le triptyque franco-polono-germanique est nécessairement au cœur de toute étude des relations franco-polonaises tant l’ennemi héréditaire et voisin belliqueux apparaît, pour Paris comme pour Varsovie, un partenaire par bien des aspects incontournables. Mme Mihout-Natar confirme également que de nombreux transferts de technologie ont été réalisés, surtout sous la forme de licences ; son travail l’évoque à plusieurs reprises en particulier dans le secteur textile et pétrolier.
51Jean-François Eck, professeur à l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, rappelle, comme tous ceux qui l’ont précédé, que cette thèse est l’aboutissement d’un travail d’une grande densité. Il a beaucoup appris sur l’investissement français qui est remarquablement analysé par Mme Mihout-Natar. Toutefois, la notion d’impérialisme dans la problématique ne semble pas complètement maîtrisée, d’ailleurs le mot est mis souvent entre guillemets. La partie sur l’analyse des bilans des sociétés est d’une grande qualité. Les explications et conclusions y sont claires et minutieuses. L’analyse des investissements à long terme est très bien faite. Toutefois, certaines imperfections viennent perturber la lecture. Comme M. Bussière, Jean-François Eck rappelle que l’inflation et la déflation sont des données importantes, qui modifient sensiblement la visualisation des données financières sur le long terme. De même, la conception de l’index n’est pas assez précise. Pour une publication, une remise en forme doit être envisagée.
52Jean-François Eck s’interroge ensuite sur l’attitude des industriels français. N’y at-il pas un décalage entre la vision des politiques et celle des entrepreneurs ? Ce décalage ralentit peut-être l’investissement qui a besoin d’une politique stable pour prospecter sur une longue période. Ainsi, l’on peut mettre en parallèle le cas polonais et l’attitude divergente des entrepreneurs et des hommes politiques français sur l’investissement en Allemagne après 1945. Dans le même registre, l’attitude des diplomates français consistant à pousser les industriels à se regrouper en entente ou consortium est inadaptée à ce que recherchent les investisseurs qui agissent seuls. Jean-François Eck précise également que la candidate montre bien que la législation polonaise n’est pas entièrement faite pour favoriser les investissements, comme la taxe mise en place en 1924 sur les exportations pétrolières. Pour bien comprendre l’action des hommes dans une politique d’investissement, il aurait été souhaitable d’approfondir certaines biographies de personnages-clés, comme l’ambassadeur de France à Berlin en 1922, Charles Laurent, président de Union des Mines et de la Métallurgie. Cela permettrait d’éclairer certains choix ou stratégies.
53Le second point qui a fortement intéressé Jean-François Eck a trait aux caractères de la gestion des entreprises implantées. La continuité des investissements ressort pleinement de l’étude. La candidate met bien en avant certaines caractéristiques propres à chaque secteur, mais l’on aimerait que cela soit élargi aux autres secteurs, en particulier sur les sources de financement du secteur textile. L’étude fait apparaître que l’investissement en Pologne est souvent très rentable, supérieur à celui des maisons mères. C’est un capitalisme rentier. Mais on peut se demander si ces bons résultats ne sont finalement pas liés à la nécessité de trouver des capitaux frais. Cette thèse montre bien également le rôle des cartels dans les relations existant entre les filiales des firmes françaises et leurs homologues polonais. Cet aspect aurait pu être approfondi à l’aide des travaux récents de François Berger et de Florence Hachez-Leroy portant sur l’histoire des cartels.
54Une dernière remarque concerne le problème du « nationalisme économique » dont l’analyse n’a pas été complètement poussée. L’obsession de sécurité économique est toujours présente à travers le charbon et le pétrole. La candidate, par exemple, n’aborde pas assez la notion de « sécurité de l’économie » ou l’évolution des politiques douanières.
55La candidate précise qu’elle n’a effectivement pas tout à fait maîtrisé l’inflation de la monnaie française ; la complexité relevait dans ce travail de la confrontation de monnaies diverses (on en compte près de 6 tout au long de ce travail) et cet aspect a été effectivement quelque peu négligé. L’aspect binational du sujet n’a pas facilité le travail d’analyse des bilans de sociétés car ces derniers sont présentés d’une manière assez aléatoire par les sociétés-mères en francs ou en monnaie polonaise quant il s’agit des filiales ; il a fallu faire un gros travail d’analyse des données afin de savoir quelle société ils prenaient en compte : la filiale, la société-mère ; les investisseurs français ont aussi joué sur la confusion pour rendre les choses parfois fort opaques. Quant à la continuité des investissements, c’est là l’une des conclusions les plus notables de ce travail, que cette pérennisation de l’investissement industriel français entre la période russe du Royaume (à partir de 1880) et les premières années de l’entre-deux-guerres et le recouvrement de la souveraineté polonaise, ce qui impose aussi aux capitaux français une réorientation de leur marché alors fortement tourné vers la Russie. Cette mise en perspective n’a jusqu’alors pas été faite, car les études prennent souvent en compte la césure de 1918.
56Mme Ponty, professeur à l’Université de Franche-Comté, commence son intervention en précisant que beaucoup de choses ont déjà été dites. Elle souligne l’intérêt de maîtriser les deux langues pour travailler sur la relation entre deux pays. En effet, ce bilinguisme est indispensable pour aller au fond des choses, ce que la candidate fait très bien. D’ailleurs, le souci de la précision est très présent dans cette thèse. Mais, ce souci empêche parfois la candidate de prendre du recul sur son sujet. Le second volume est une très importante source de renseignements sur les sociétés. Le troisième volume réconcilie Mme Ponty avec la cartographie informatique. En effet, les cartes de synthèse sont d’une très grande qualité. Les légendes sont claires et riches d’enseignements. Les photos sont des témoignages précieux, notamment la photo des immigrants polonais partant en 1923 du port de Gdynia.
57Ensuite, Mme Ponty aborde les problèmes de fond. L’étude de scandales, comme celui de l’entreprise Boussac, est bien traitée, mais Mme Ponty pensait trouver dans cette partie un lien possible avec le rapatriement forcé de travailleurs polonais à la même époque. Or la thèse n’en parle pas. La candidate a-t-elle trouvé dans ses sources un rapprochement entre ces deux faits ? Sur les problèmes de représentation, la France se croit une grande puissance, la Pologne veut le devenir. On est là dans deux « auto-représentations ». La vision réciproque des deux États n’est-elle pas irréaliste et ne constitue-t-elle pas la base d’une incompréhension mutuelle ? La France n’a-t-elle pas besoin de conforter sa place sur l’échiquier européen ?
58Mme Ponty précise également, comme les autres membres du jury, qu’il ne faut pas uniquement voir l’investissement français en Pologne comme une mainmise sur certains secteurs économiques. L’installation de l’électricité à Varsovie est à mettre au compte des investisseurs français. Les entreprises françaises ont donc œuvré au développement économique du pays. Qu’elles en retirent des bénéfices est chose légitime. Il est sur ce point un peu excessif de faire d’un pays où des capitaux étrangers investissent, une victime. En revanche, ce travail montre que le mythe des relations privilégiées entre les deux pays correspond à un a priori. Les deux nations n’ont pas d’autres relations que leurs intérêts propres. Certes, les deux pays ne se sont jamais fait la guerre, mais la France a abandonné la Pologne à son sort de 1792 à 1917.
59Mme Ponty termine son propos par une remarque sur le titre choisi. Celui-ci correspond-il parfaitement au contenu ? Ne faudrait-il pas élargir la période couverte pour aboutir une période allant de 1880 à 1939 ? L’étude de terrain de la candidate montre bien la continuité de la Pologne avant et après la première guerre mondiale.
60La candidate répond qu’effectivement son travail a très vite dépassé la période de l’entre-deux-guerres, pour s’attacher à montrer la continuité des investissements français en Pologne. Elle s’est interrogée à plusieurs reprises sur la reformulation du sujet ; les allusions à la période 1880-1914 ne concernent toutefois que certains secteurs industriels, et presque exclusivement la partie russe du territoire. Concernant les liens entre la présence économique française en Pologne et la venue d’ouvriers polonais pour travailler dans les houillères françaises, Mme Mihout-Natar rappelle le paragraphe qu’elle consacre à l’émigration ouvrière polonaise en lien avec la construction du port de Gdynia et les investissements des Houillères françaises dans ce projet ; elle souligne d’ailleurs quelques données qui viennent compléter les travaux antérieurs de Mme Ponty (tableau 36 des annexes) en particulier les chiffres des embarquements de travailleurs polonais au départ de Gdynia, mais aussi l’intérêt des Houillères françaises pour le bois polonais. Quant à ces « auto-représentations » auxquelles Mme Ponty fait allusion, elles sont effectivement présentes dans ce travail ; elles sont aujourd’hui encore l’objet d’incompréhensions de part et d’autre. Cette « sensibilité » polonaise qui s’exprime à l’encontre d’une attitude française souvent hautaine, et que Mme Mihout-Natar a mis en exergue, dans les réactions épidermiques, dans les discours passionnels et excessifs parfois, des gouvernants mais aussi de la presse polonaise, sont comme elle l’explique à plusieurs reprises, l’héritage d’une histoire polonaise qui a oscillé entre grandeur et décadence. Elle précise que cette histoire des passions franco-polonaises qu’elle a tenté d’esquisser en fil rouge est pleine de déceptions et d’insatisfactions de part et d’autre, car malgré ces incompréhensions, l’attente d’une collaboration, d’un partenariat est réelle ; tout n’est pas négatif d’ailleurs, la réalisation du port de Gdynia est saluée comme un aboutissement du partenariat franco-polonais.
61Josef Laptos, professeur à l’Université de Cracovie, témoigne de son grand plaisir à présider ce jury. Il souligne l’« immense travail » accompli par la candidate et rappelle qu’en France, les thèses sont toujours volumineuses. Le résultat est très méthodique et précis. Cette recherche amène une vision nouvelle sur l’investissement étranger en Pologne dans l’entre-deux-guerres. Cet effet « miroir » d’un pays perçu par un autre est très captivant. L’un ne souffre-t-il pas d’un complexe de supériorité, l’autre d’une certaine fragilité. Cet aspect aborde donc les notions de rapport de force, de souveraineté et d’indépendance. Le thème de « l’espace mouvant » est en relation avec les études actuellement menées dans les universités polonaises. La candidate développe également la notion d’évolution d’une politique, passant du stade de l’apprentissage de méthode de production ou de stratégie commerciale à un stade de maturation d’une situation où il est possible de renégocier certains accords ou de dénoncer plus facilement certaines affaires de corruption. Les liens entre la France et la Pologne ont donc évolué sensiblement durant la période. L’autre apport important de cette thèse est la mise en relation de données statistiques importantes et de morceaux choisis de la littérature polonaise, montrant ainsi l’éclectisme de la candidate. Toutefois, M. Laptos regrette certaines prises de position peut-être trop marquées. Comme les autres membres du jury, il pense que la candidate intente un « procès un peu excessif » à l’encontre des investissements français. La notion d’impérialisme est sans doute un peu excessive au regard des réalisations concrètes accomplies dans les domaines des infrastructures ferroviaires et portuaires notamment. Pour conclure, après avoir réitérer les remarques sur la conception du plan et le choix de la périodisation, il rappelle de façon forte que, depuis la thèse de Mme Ponty, l’historiographie franco-polonaise n’avait pas été confrontée à un travail aussi fourni.
62Mme Mihout-Natar remercie le président du jury pour ses remarques. En ce qui concerne l’utilisation de certaines notions dont celle de l’impérialisme, elle précise que même si elle les a parfois nuancées, elle lui apparaissent avoir leur raison d’être eu égard à un certain esprit de la démarche d’investissement français en Pologne, aux propos de ces acteurs, qui tendent très souvent à infantiliser la Pologne (de nombreux écrits du Quai d’Orsay vont dans ce sens) ; ces éléments n’apparaissent qu’en filigrane dans le manuscrit, mais ils ne sauraient être négligés tant ils permettent d’illustrer cette interrogation du regard porter sur l’Autre que la candidate a tenté d’esquisser tout au long de son travail. L’interrogation vaut aussi sur la Pologne dont la candidate a tenté d’interroger les frustrations dans cette dénonciation parfois très forte des contemporains de cette mainmise étrangère sur leurs industries et leurs matières premières. La candidate précise qu’elle s’est aussi attachée à valoriser les réalisations de l’investissement français, en particulier dans la troisième partie, avec le chemin de fer Silésie-Gdynia ou encore la construction du port de Gdynia. Les dénonciations qui se font jour en Pologne durant cette période ne concernent pas tous les secteurs de l’investissement français, mais uniquement ceux où la gestion paraît tendancieuse ; les affaires qui éclatent, le font toujours à des moments peu favorables et viennent souvent se conjuguer avec un regain du nationalisme autochtone. Pour conclure, Mme Mihout-Natar souligne qu’en proposant cette contribution à « l’histoire de l’impérialisme économique français en Europe Centrale », elle revendique aussi la filiation, que relevait tantôt M. Frank, qui lui apparaît devoir être faite entre ses travaux et ceux de René Girault ou encore de Georges-Henry Soutou, énonçant « l’impérialisme du pauvre ».
63Après avoir entendu les réponses de la candidate et à l’issue d’une brève délibération, le jury décerne à Mme Mihout-Natar le titre de Docteur (Histoire contemporaine), avec la mention très honorable et ses félicitations à l’unanimité.