1La période qui a succédé à la guerre froide n’a finalement pas été une période de paix, mais la suprématie incontestable des États-Unis avait permis d’évacuer la perspective de conflits de haute intensité. L’émergence de la Chine, le retour de la Russie, le développement de l’Inde et l’affirmation de puissances régionales rendent cette option à nouveau crédible dans un monde profondément modifié par les différents effets de la révolution technologique, et soumis à d’importants défis démographiques, climatiques et d’accès aux ressources.
2Pour aborder la conflictualité future, il semble tout d’abord nécessaire de tenter une description prospective et succincte du monde d’ici trente à quarante ans, en toute bonne conscience des limites de l’exercice. En effet, bien que le sujet traité concerne la forme des conflits potentiels plus que leurs causes, ne pas évoquer le contexte géopolitique à cette échéance conduirait à trop d’abstraction.
L’état du monde dans la décennie 2050
3À cet horizon, la Chine sera la première puissance économique mondiale et fera militairement jeu égal avec les États-Unis. Les volumes de forces seront nettement en faveur de la Chine, mais les États-Unis conserveront une certaine avance technologique ainsi qu’une plus grande sophistication de la pensée militaire et de sa mise en œuvre. L’Inde aura poursuivi sa progression, mais n’aura pas encore atteint une maturité suffisante pour rivaliser militairement avec la Chine. Elle sera néanmoins la puissance montante, en rivalité directe avec la Chine.
4L’Union européenne restera une puissance économique majeure, mais n’aura toujours pas d’institutions politiques efficaces en matière de politique étrangère et de défense. Elle aura cependant développé un cadre juridique permettant de protéger ses infrastructures stratégiques des appétits chinois afin de limiter les risques pour sa souveraineté. Son impact géostratégique restera donc limité, et sa défense reposera encore sur l’alliance avec les États-Unis.
5La Russie, handicapée par une démographie très faible en comparaison des autres blocs, restera une puissance moyenne disposant d’un pouvoir de nuisance fort à vocation principalement défensive et dissuasive. Mais elle exploitera toutes les opportunités qui se présenteront, y compris loin de ses frontières, pour accroître son influence, entretenir des foyers d’instabilité et saisir des gains stratégiques ou économiques.
6L’Afrique, devenue un mastodonte démographique, n’aura pas réussi à garantir un développement économique et éducatif suffisant pour y faire face. Des zones de pauvreté endémiques côtoieront des économies plus florissantes, mais pénalisées par les flux migratoires internes au continent, et une instabilité exploitée par le djihadisme et le banditisme. Ces phénomènes n’auront pas disparu des zones les plus déshéritées, et continueront à prospérer sur fond de faiblesses étatiques, et de misère matérielle et culturelle accrue par les effets du réchauffement climatique. Plusieurs États africains seront des puissances régionales influentes sur le continent, mais aucune ne sera en mesure de peser sur les affaires du monde. L’Afrique, impuissante, sera essentiellement un enjeu majeur d’accès aux ressources, ainsi qu’une source de risques migratoires et sécuritaires. La dépendance du continent vis-à-vis de la Chine sera accrue, et la présence chinoise s’y sera développée autour de plusieurs points stratégiques, et avec l’implantation de petits groupes de population. Les États-Unis, l’Inde et l’Union européenne veilleront à préserver leurs sources d’approvisionnement africaines, et à éviter une captation excessive de ces ressources par la Chine.
7D’autres pays tenteront de poursuivre leurs velléités de leadership régional, tels la Turquie et l’Iran dans la zone s’étendant de la Méditerranée méridionale et orientale à l’Asie centrale. Cependant, ils seront contenus au sein de sphères d’influence limitées malgré la faiblesse durable d’un monde arabe toujours en difficulté. En effet, le Moyen-Orient arabe conservera une valeur stratégique compte tenu d’un mix énergétique mondial encore dépendant du gaz et du pétrole du Golfe, conduisant les grandes puissances à limiter les appétits turcs et iraniens.
8L’Amérique du Sud, bien qu’objet de convoitise fortement sollicité par la Chine de multiples manières, restera un espace d’influence américaine, sans véritable autonomie géostratégique. En revanche, comme l’Afrique, elle sera un enjeu d’accès aux ressources.
9Les facteurs de crise majeurs se concentreront sur la zone Indo-Pacifique pour plusieurs raisons. L’Inde et la Chine représenteront environ un tiers de la population mondiale, alors même que ces pays disposent de peu de terres arables. Plus largement, les nations d’Asie du Sud et du Sud-Est concentreront environ 50 % des êtres humains. Leurs économies, concurrentielles, nécessiteront des approvisionnements en matières premières dans des quantités considérables, et la protection des sources et des flux d’approvisionnement sera une exigence stratégique. La sécurité alimentaire sera au cœur de leurs préoccupations majeures. Malgré la diversification des voies d’approvisionnement, fruit notamment des infrastructures issues de la Belt and Road Initiative, la majorité des flux de transport sera maritime, avec pour corollaire un développement significatif des forces navales et aériennes qui seront chargées de garantir la sécurité des approvisionnements, et la protection des principaux ports de chargement. Les États-Unis procéderont de façon similaire et concertée dans le cadre d’alliances multilatérales et bilatérales au sein desquelles ils assureront le leadership, et dont l’UE fera partie.
10La Chine jouera d’une bonne relation avec le Pakistan pour peser sur l’Inde. De son côté, l’Inde conservera de bonnes relations avec la Russie, l’UE et les États-Unis, et contribuera sans aucun alignement à un certain encerclement de la Chine promu par les États-Unis, au travers d’un arc reliant l’Inde au Japon via l’Australie. Dans cet espace, le Bangladesh, pays surpeuplé et territorialement miné par les effets du réchauffement climatique, sera un foyer de migrations à fort pouvoir déstabilisant sur l’Inde.
11La Chine, si tel n’est pas déjà le cas, cherchera à réintégrer Taïwan, y compris par la force. Elle aura établi une souveraineté de fait en mer de Chine, et recherchera la suprématie dans les espaces maritimes d’Asie du Sud-Est, en contestant la présence des États-Unis et de leurs alliés, tout autant que de l’Inde.
12De son côté, la Russie conservera une politique de minage de ses marches, afin de disposer d’outils de déstabilisation dissuasifs à l’égard des velléités réelles ou supposées à son égard. Elle mènera des actions d’affaiblissement de ses ennemis potentiels de façon indirecte et opportuniste. Elle bénéficiera de l’ouverture des routes maritimes arctiques et de l’exploitation des matières premières de cette région, notamment de l’accroissement des surfaces arables dû au réchauffement climatique. Elle valorisera son statut de puissance eurasiatique, trait d’union entre l’UE et l’espace asiatique. Enfin, elle conservera un puissant outil de dissuasion nucléaire qui lui permettra de ne s’aligner ni sur l’UE, ni sur la Chine.
13Sur le plan économique, UE et États-Unis ne seront plus dominants. Sans être pleinement dominé par la Chine, le monde occidental sera très dépendant des échanges avec l’empire du milieu. Cependant, les parts de marché obtenues par l’Inde permettront à l’Occident de sortir du tête-à-tête avec la Chine, tandis qu’elle devra faire face à un concurrent stratégique à ses frontières.
14En de nombreux points, cette description géostratégique sera déjà réalité d’ici quinze à vingt ans. Mais en dehors d’un fort développement de l’Inde accompagné de son cortège d’effets, il est probable que les deux décennies qui suivront ne voient pas d’évolutions majeures. Sur le plan macroscopique, la Chine et l’Occident se neutraliseront dans un monde très polarisé, facteurs de dérapages et de risques, mais dont l’entropie sera tempérée par de fortes interdépendances économiques et un relatif équilibre des forces.
15En résumé, si l’affrontement militaire n’est pas inéluctable, l’état du monde sera propice aux déclenchements de conflits, dans un éventail très vaste susceptible d’inclure le retour à des conflits de haute intensité entre puissances majeures.
16Le tableau de la situation mondiale à trente-quarante ans et les facteurs de conflictualité étant posés, voyons quelles formes pourront prendre les conflits à cette échéance.
Technologies numériques, cybernétiques et spatiales, nouveau centre de gravité des puissances
17Après avoir été profondément marquées par la période qui vit s’opposer Alliance atlantique et pacte de Varsovie dans une guerre froide qui se préparait à un affrontement total entre puissances, les doctrines militaires se sont adaptées pour tenir compte du caractère asymétrique et dissymétrique qui caractérise les engagements militaires de ces trente dernières années. Mais elles n’ont pas abandonné pour autant les hypothèses d’affrontement symétrique de haute intensité. Malgré des périodes de réductions des budgets accompagnées de celles des volumes de forces, la modernisation des équipements s’est poursuivie avec l’idée que la supériorité technologique est une condition indispensable – tout autant qu’insuffisante – pour dominer son adversaire dans un conflit du haut du spectre.
18De ce point de vue, l’avènement du numérique, technologie de rupture s’il en est, révolutionne le niveau de performance individuel et collectif des armements, ainsi que des outils qui permettent leur mise en œuvre. Accompagné d’un accroissement exponentiel des capacités de calcul qui connaîtront, elles aussi, une révolution grâce à l’exploitation des technologies quantiques, le développement généralisé de l’intelligence artificielle (IA) viendra irriguer tous les tissus et s’insérer dans toutes les étapes des processus de prise de décision.
19Toutefois, cette révolution numérique ne concerne pas seulement le monde militaire. En investissant inexorablement nos quotidiens, en particulier avec l’Internet des objets, elle a profondément modifié le terrain d’affrontement potentiel en ouvrant un immense champ de vulnérabilité qui permet de cibler chaque être humain, chaque famille, chaque entreprise et chaque organisation, privée comme étatique. Si l’on arrive à désorganiser les hôpitaux, la gestion des feux de circulation, les équipements de la maison et de nos véhicules, la radio, la télévision, l’Internet, les intranets, les smartphones, les distributeurs bancaires, les communications… On désorganise toute la société, et on fragilise – au moins momentanément – sa capacité de résilience. Si, plus hypothétique, néanmoins réaliste, on songe aux hybridations humaines potentiellement promues par la philosophie transhumaniste ou par des visions décomplexées du soldat augmenté, on mesure combien cyberespace et cybersécurité deviennent des corollaires prioritaires de la conflictualité moderne.
20Le second domaine qui révolutionne les rapports de force est l’espace. Il se nourrit de la révolution numérique, mais également des nouveaux rapports entre industries privées et agences étatiques, dénommés New Space. Ils permettent d’abaisser considérablement les coûts d’accès à l’espace en attirant des investissements privés colossaux, lesquels permettent notamment de multiplier les constellations satellitaires dont l’exploitation des services garantit le retour sur investissement. Outre qu’ils irriguent l’économie et nos quotidiens, les outils spatiaux sont une composante indispensable à l’acquisition de la supériorité militaire. En effet, en assurant l’observation de l’adversaire et la continuité des échanges de données à très haut débit entre tous les moyens connectés, ils permettent d’élaborer les stratégies d’action les plus pertinentes, et maximisent la célérité et l’efficacité de leur mise en œuvre.
21Cependant, ces outils sont devenus tellement vitaux dans l’anticipation et la conduite des opérations que leur disponibilité devient l’un des principaux centres de gravité pour toutes les parties en confrontation. La protection des outils spatiaux est donc tout aussi vitale que l’accès à ces moyens, qu’il s’agisse de protection contre les débris spatiaux, de protection contre des tentatives de destruction ou de capture, de neutralisation de leurs capacités, de déception ou encore d’espionnage.
22L’histoire récente a démontré que ces modes d’action sont déjà maîtrisés par certains États, ce qui nécessite de se prémunir, tout autant que de s’interroger sur la manière d’utiliser et menacer les outils spatiaux de l’ennemi sans trop écorner nos engagements internationaux en la matière. C’est d’ailleurs l’irruption de ces deux dimensions, technologies numériques et spatiales, qui a prévalu à la création ici et là de commandements cyber et de commandements de l’espace. En matière d’affrontement militaire, leurs effets combinés vont se traduire par une bien plus grande intégration des moyens aériens, navals, terrestres, cybernétiques et spatiaux, qui vont œuvrer dans des essaims connectés dont la géométrie sera agile et évolutive, et qui seront assistés par l’IA.
Des systèmes de commandement et de conduite intégrés, virtualisés, agiles et résilients
23Après avoir contribué à évaluer les rapports de force et élaborer des stratégies d’action, l’IA proposera en temps réel les réponses permettant d’optimiser la tactique interarmées, de créer les opportunités de gain et les saisir. Cette approche globale s’appuiera sur des systèmes de commandement et de conduite eux-mêmes intégrés, virtualisés, jouissant d’un pouvoir d’ubiquité améliorant leur efficacité et leur résilience. L’approche « multidomaines » qui se développe outre-Atlantique en est la préfiguration.
24Ces systèmes de commandement et de conduite devront permettre de raccourcir les boucles de décision dans des durées inférieures à celles de l’adversaire. Pour ce faire, leur architecture s’adaptera en temps réel à l’état des moyens et à l’évaluation de la situation, avec l’automatisation de certaines étapes de prise de décision lorsque les conditions le permettront ; ou l’exigeront. Ils proposeront des solutions tactiques et distribueront dynamiquement les délégations d’ouverture du feu jusqu’au plus bas niveau permis par les règles d’engagement. Dans les opérations multinationales, ils intégreront les spécificités nationales et pourront donc automatiser les fonctions « d’autorité nationale d’engagement » (Red Card Holder). En effet, bien que la doctrine française requière l’autorisation humaine pour ouvrir le feu, le respect de cette exigence risque fort d’être difficile à tenir lorsque l’adversaire ne s’y contraindra pas, pour des motifs qui tiennent à l’avantage résultant de boucles décisionnelles plus courtes que celles de l’ennemi.
25Or, la Russie a déjà annoncé son intention d’automatiser les engagements, et vient de produire ses premières unités de drones terrestres pilotés par l’IA. Aux États-Unis, des tests confrontant des pilotes de combat à des appareils pilotés par IA ont déjà eu lieu, avec une supériorité totale de l’IA. S’il faut se garder de conclusions hâtives, compte tenu des conditions d’exécution de ces confrontations, il en ressort néanmoins que les systèmes « auto-apprenants » offrent un très fort potentiel d’acquisition de la supériorité.
Des outils d’intelligence artificielle sûrs et lisibles au cœur de la décision
26Toutefois, l’équilibre à trouver entre l’exploitation d’IA et validation humaine sera l’un des enjeux les plus complexes, car la responsabilité des conséquences des engagements incombera toujours aux hommes. De plus, l’IA ainsi que les algorithmes et les datas feront l’objet de tentatives de manipulation par l’adversaire dont il conviendra de se prémunir pour éviter des décisions inadaptées. Une part importante de la difficulté reposera donc sur le degré de confiance accordable aux outils d’IA, et sur la lisibilité des propositions qu’ils vont produire. Ces outils devront être surveillés et évalués de façon crédible et compréhensible pour que le chef militaire puisse s’approprier l’évaluation de la situation sans crainte de biais générés par des insuffisances technologiques et, pire encore, par leur exploitation par l’adversaire.
Des champs de confrontation élargis par une numérisation généralisée
27Mais cette description succincte n’aborde que le domaine des opérations armées. Or, dans les conflits de haute intensité qui s’opèrent entre des « États puissances », l’engagement ne peut pas se réduire à l’engagement militaire. Il devient nécessairement total. Tout l’éventail d’affaiblissement de l’adversaire doit être exploité : saper la légitimité du pouvoir, l’affaiblir économiquement et moralement, créer des déstabilisations internes, réduire la résilience de la population, générer des dysfonctionnements des entreprises, des administrations et de tout ce qui interagit avec la vie quotidienne des citoyens. Ce que l’on s’interdit face à des adversaires plus faibles redevient champ d’action potentiel dans les conflits de haute intensité.
28Or, la numérisation généralisée de toutes les composantes de la société et de toutes les activités crée dans ces domaines de fortes vulnérabilités. Celles-ci peuvent également être des opportunités vis-à-vis de l’adversaire, mais cela suppose d’avoir la volonté d’agir dans ce spectre et d’y être préparé.
Un monde occidental mal préparé à la guerre totale
29Mais tel n’est pas le cas s’agissant des démocraties occidentales. Les trente années qui viennent de s’écouler n’ont pas préparé nos populations à l’hypothèse d’une guerre totale. Les conflits dissymétriques et asymétriques de cette période sont caractérisés par des rapports de forces militaires si déséquilibrés que l’exigence éthique d’une guerre « zéro mort » s’est imposée dans les opinions publiques. Chaque dégât collatéral potentiel fait l’objet de médiatisation, de tentatives d’instrumentalisation par l’adversaire et le niveau de force employée est souvent soumis à des demandes de justification.
30Cette caractéristique de la culture occidentale, à laquelle les militaires eux-mêmes n’échappent pas, est un motif de fierté sous bien des aspects, et c’est de toutes les façons un corollaire de la démocratie en paix. Mais elle induit des faiblesses dont il faut être conscient.
31Pour autant, l’acceptabilité citoyenne d’un abaissement des exigences éthiques se développe toujours lorsque les coups donnés par l’adversaire sont durs et dénués de cette dimension éthique. Mais il faut du temps pour que cette mue s’opère, temps pendant lequel l’ascendant bénéficie à l’adversaire. Nos ennemis potentiels, qui sont dirigés par des régimes autoritaires, ont de multiples avantages dans ce domaine. Ils protègent mieux leurs États et leurs populations contre des cyberattaques, grâce à des architectures réseau qui facilitent la surveillance et à des niveaux de verrouillage des accès qui peuvent aller jusqu’à l’isolement. Ils ont développé des outils de guerre hybride, en particulier dans le cyberespace, qui sont fréquemment utilisés avec un certain succès.
32Sans s’étendre sur l’ingénierie des rapports entre groupes de hackers ou sociétés de sécurité privée et institutions étatiques, on mesure comment la manipulation des citoyens, l’influence dans les processus électoraux ou encore l’action coercitive par « mercenaires » ou « pirates » interposés sont des modes d’action couramment utilisés par ces États, sans qu’ils ne puissent leur être formellement attribués. On est pleinement dans la déstabilisation sociétale de l’adversaire évoquée plus haut. De ce point de vue, le choix du thème des « pirates » confié à la Red Team pilotée par l’Agence de l’innovation de défense paraît très pertinent, tant il s’agit potentiellement d’un puissant outil de guerre hybride.
Hybridation humaine et soldat augmenté, enjeux éthiques et militaires
33Pour poursuivre dans le domaine de l’humain, il semble nécessaire de revenir sur la notion de « soldat augmenté ». « L’augmentation » du soldat est consubstantielle de la pensée militaire : il s’agit de lui procurer des armes et des systèmes de protection qui lui confèrent la supériorité sur son adversaire. Il en fut ainsi de l’armure, de l’arbalète, du fusil… Les systèmes d’autoprotection d’un avion de combat, combinés à la furtivité de l’appareil et à son système d’armes, sont des formes d’augmentation du soldat, tout comme l’exosquelette du fantassin. Certaines drogues qui annihilent la peur en sont une autre forme, et ceux qui ont combattu dans l’adrar des ifoghas en savent quelque chose. Mais la technologie offre aujourd’hui des possibilités nouvelles avec certaines formes d’hybridations humaines qui pourraient conférer des facultés supérieures à ceux qui en bénéficieraient. Le consensus de rejet qui pouvait prévaloir jusqu’ici est ébranlé par le courant transhumaniste qui promeut ces solutions. Certes, il ne met pas en avant l’hybridation humaine comme moyen de supériorité militaire, mais cette application sera inévitable le cas échéant. Or, les barrières éthiques traditionnelles risquent de s’effacer face à l’hybridation pour des motifs médicaux. Comment refuser à un malade la greffe d’un appareil connecté et interactif avec son corps qui lui permettrait de retrouver une vie quasi-normale ? Un cœur artificiel n’est-il pas la préhistoire de l’hybridation humaine ? Et une fois cette barrière franchie, comment éviter des applications plus larges de ces principes ? Il faut impérativement conserver l’intégrité de l’humain, et rejeter catégoriquement cette option. Néanmoins, il convient que la réflexion militaire intègre l’hypothèse de devoir affronter ce type de soldat augmenté, en parallèle de l’établissement d’un consensus international d’interdiction de l’hybridation humaine.
34Les conflits de haute intensité de demain seront donc en grande partie des affrontements technologiques, dont les centres de gravité de premier niveau seront la supériorité spatiale et la supériorité numérique et cybernétique. Les victimes militaires seront moins nombreuses, car la technologie permettra d’engager des drones dans les fonctions les plus exposées. Et, à l’extrême, la supériorité cybernétique paralysera la capacité d’action de l’adversaire, ce qui suffira à sa neutralisation… momentanée.
35Il paraît à ce stade nécessaire de tracer les grandes lignes de la typologie des équipements des forces armées à cette échéance : la surveillance coopérative entre constellations satellitaires, stations de surface, et une multitude de capteurs de diverses natures et fonctions, disséminés tout autour du globe pour rendre des services variés et opportunément intégrés au sein de ces réseaux de surveillance, va permettre aux grandes puissances de mettre en œuvre une observation permanente et généralisée des espaces terrestres, maritimes, aériens, exo atmosphériques, et électromagnétiques. Les puissances de calcul disponibles et les algorithmes d’IA permettront une analyse continue de l’ensemble des données collectées pour élaborer une situation « temps réel » planétaire et spatiale. Malgré les technologies de furtivité et les stratégies de leurrage, il sera beaucoup plus difficile de masquer ses activités. Il s’ensuivra une plus grande vulnérabilité des moyens lourds tels que les AWACS ou les porte-avions, pour ne prendre que deux exemples.
Des moyens de combat plus légers et plus autonomes mis en réseau
36Ceux-ci sont en effet des cibles prioritaires, tant pour leur valeur militaire que pour leur dimension politique, et leurs activités seront scrutées à chaque instant par l’adversaire qui recherchera des opportunités de neutralisation. Il est donc probable qu’à cette échéance, on se prépare à substituer aux moyens lourds qui concentrent des fonctions stratégiques des moyens plus légers mis en réseau, de telle sorte que l’attrition d’un ou plusieurs éléments n’ait pas de conséquences trop indésirables.
37La virtualisation des moyens de commandement et de conduite et l’ubiquité naturelle de forces aériennes, bénéficiant de technologies de propulsion moins dépendantes du carburant embarqué, seront au cœur de l’abandon progressif de moyens de combat lourds et concentrés. Les armées seront donc constituées de plateformes plutôt légères, dont une partie conservera des humains à bord pour garantir une supervision avancée des groupes tactiques, lesquels seront majoritairement composés de drones de fonctions variées.
38À l’échéance visée, les flottes d’équipement militaire seront cependant encore bien loin d’être intégralement à ces standards. En effet, les plateformes qui seront mises en service dans les dix prochaines années irrigueront encore les forces. Certaines d’entre elles seront rétrofitées pour s’intégrer dans ces réseaux connectés, soit sous des formes dronisées, soit pour exécuter des fonctions n’exigeant pas le plus haut niveau capacitaire.
Guerre totale et dissuasion nucléaire au cœur des stratégies
39Toutefois, ces conflits dépasseront largement la dimension militaire pour embrasser le principe de « guerre totale » qui inclut tous les secteurs d’activité dans le champ des opérations. Ce contexte fera ressurgir la vision selon laquelle la guerre est un affrontement de volontés. En amont du lancement des hostilités militaires, les démocraties devront faire face à des actions de guerre hybride visant à déstabiliser la société, générer des situations de crises intérieures de toutes natures, et à délégitimer les pouvoirs en place. Dès que l’affaiblissement moral sera suffisant, et si la situation le nécessite, l’action militaire pourra intégrer cette stratégie qui restera globale.
40Le défi des démocraties est donc multiple, tant au plan défensif qu’au plan offensif :
- Comment se protéger de ces actions hybrides dès le temps de paix ?
- Comment déployer des actions de même nature sans renier nos valeurs ?
- Comment armer moralement les populations pour faire face à ce contexte ?
- Comment conserver un avantage technologique déjà fortement contesté ?
- Comment régénérer les volumes de forces nécessaires pour faire face dans la durée ?
41La dissuasion nucléaire restera le meilleur facteur de paix. En effet, toute puissance, aussi hégémonique et dominatrice soit-elle, restera sensible à l’idée que la destruction de sa capitale est une issue inacceptable dont le risque ne vaut pas d’être couru. Mais pour que cette dissuasion soit opérante, il convient que celui qui la brandit puisse disposer d’un outil crédible capable de transpercer les défenses adverses et d’atteindre sa cible avec certitude. Or, cette aptitude exige des investissements lourds et réguliers pour contourner les progrès défensifs de l’adversaire. Il y a donc un enjeu budgétaire volontariste, associé à un enjeu d’acceptabilité sociétale que l’adversaire potentiel combattra par des actions hybrides.
Des fondamentaux finalement inchangés
42Et si finalement l’adversaire remporte le combat, il n’exercera pas d’occupation physique lorsque celle-ci ne sera pas jugée indispensable pour des motifs stratégiques ou politiques. Il imposera un asservissement technologique, économique et culturel surveillé par des outils de contrôle généralisé des individus et de la société. Dès lors, l’affrontement des volontés prendra le chemin historique de la résistance et renouera avec les techniques de guérilla et de terreur adaptées à l’ère numérique. Pour les acteurs de cette résistance, il n’y aura plus d’autres valeurs que celle de la reconquête de la souveraineté, au nom de laquelle tout sera permis.
43Tout ce qui vient d’être dit ne recouvre finalement aucune nouveauté. L’art de la guerre dans son ensemble avait déjà été parfaitement décrit dès l’antiquité par Sun Tzu, six siècles avant Jésus-Christ, dans des mots simples qui n’ont rien perdu de leur pertinence ni de leur aptitude à embrasser tout le champ de la guerre.
44La technologie, la connaissance et l’évolution culturelle ont modifié l’environnement et les outils, mais les principes énoncés restent pleinement d’actualité. On peut les résumer ainsi : l’objectif de la guerre est de contraindre l’ennemi à abandonner la lutte, y compris sans combat, grâce à la ruse, l’espionnage, une grande mobilité et l’adaptation à la stratégie de l’adversaire. Tous ces moyens doivent ainsi être employés afin de s’assurer une victoire au moindre coût, humain comme matériel.
Mots-clés éditeurs : conflictualité, soldat augmenté, prospective, intelligence artificielle (IA)
Date de mise en ligne : 06/10/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.843.0167