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Article de revue

La guerre du Golfe vue de Moscou : la haute précision en ligne de mire

Pages 46 à 52

Notes

  • [*]
    Je remercie les officiers qui m’ont fait l’honneur et l’amitié de relire l’article pour leurs suggestions avisées.
  • [1]
    L. Galin, A. Sokolov, N. Novičkov : « VVS SŠA v vojne v Persidskom zalive » (La composante militaire aérienne des États-Unis dans la guerre du golfe Persique), Zarubežnoe voennoe obozrenie (Revue militaire de l’étranger), n° 9, 1992, p. 35-41 (http://www.airwar.ru/).
  • [2]
    Parmi les six générations de guerre, la première désigne les combats de la cavalerie et de l’infanterie avec des armes blanches dans le but d’anéantir l’adversaire ; la deuxième inclut des détachements tactiques utilisant la poudre et des armes à canon lisse afin d’anéantir l’adversaire et de s’emparer de ses possessions et territoires ; la troisième désigne les guerres de niveau tactico-opératif au cours desquelles des armes automatiques sont utilisées afin d’anéantir les forces armées de l’adversaire, de détruire son économie et de renverser le pouvoir ; la quatrième génération désigne les guerres de niveau stratégique visant, au moyen de chars, de l’aviation et de la flotte, à anéantir les forces armées de l’adversaire et à détruire son potentiel économique et son système politique ; la cinquième désigne l’âge nucléaire. Vladimir I. Sliptchenko : Vojny šestogo pokoleniâ. Oružie i voennoe iskusstvo buduŝego (Les guerres de sixième génération. Armement et art militaire du futur), Moscou, Rakurs, 2002 (https://velesova-sloboda.info/).
  • [3]
    Mary C. FitzGerald : « The Russian Military’s Strategy for “Sixth Generation” Warfare », Orbis, été 1994, p. 457-476, p. 457.
  • [4]
    Alexei G. Arbatov : « The Transformation of Russian Military Doctrine : Lessons Learned from Kosovo and Chechnya », The Marshall Center Papers, n° 2, 2000, p. 7-15 (https://apps.dtic.mil/).
  • [5]
    Ivan M. Kapitanec : Vojna na more. Aktual’nye problemy razvitiâ voenno-morskoj nauki (La guerre navale. Les problèmes actuels du développement de la science navale), Moscou, Vagrius, 2001, chap. II.3 (http://militera.lib.ru/).
  • [6]
    Ibidem.
  • [7]
    A. G. Arbatov : « The Transformation of Russian Military Doctrine », op. cit., p. 17.
  • [8]
    Doctrine militaire de 2000 (en russe) : (http://base.garant.ru/).
  • [9]
    Point 23 de la déclaration du Sommet de l’Otan à Bucarest datée du 3 avril 2008.
  • [10]
    Le système de radars Nebo-M permet d’améliorer sensiblement la détection des mobiles dotés de caractéristiques de furtivité, c’est-à-dire d’une faible surface équivalente radar.
  • [11]
    Cf. Jay Ross : « Time to Terminate Escalate to De-Escalate – It’s Escalation Control », War on the Rocks, 24 avril 2018.
  • [12]
    Entretien avec Andrei A. Kokoshin, Moscou, 6 novembre 2019. Ancien vice-ministre de la Défense et ancien Secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, l’académicien A. A. Kokoshin est notamment l’auteur de Soviet Strategic Thought, 1917-1991 ; Cambridge, MIT Press, 1998.
  • [13]
    Céline Marangé : « Le nucléaire russe : un instrument de dissuasion et d’intimidation », Revue Défense nationale, n° 802, été 2017, p. 50-57 ; doctrine militaire de 2014 (en russe) : (http://static.kremlin.ru/).
  • [14]
    Principes de base de l’État russe dans le domaine de la dissuasion nucléaire de 2020 (en russe) : (http://kremlin.ru/).
  • [15]
    Aleksej (Alexei) G. Arbatov : « Sleduû ij dogovor SNV : missiâ vypolnima ? » (La prochaine négociation New Start : la mission est-elle réalisable ?), Nezavisimoe voennoe obozrenie (NVO, Revue militaire indépendante), 18 mars 2021 (https://nvo.ng.ru/).

1L’annexion du Koweït par l’Irak, le 2 août 1990, coïncide avec la fin de la guerre froide. Mikhaïl Gorbatchev a accepté, quelques semaines plus tôt, la réunification accélérée de l’Allemagne, ainsi que son maintien dans l’Otan, revenant sur sa demande initiale de neutralité. La crise du Golfe manifeste le dépassement de l’antagonisme Est-Ouest et marque l’aboutissement de la « Nouvelle pensée » gorbatchévienne en matière de politique étrangère. Moscou agit à l’unisson de la communauté internationale, votant toutes les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, y compris la résolution n° 678 du 29 novembre 1990 qui autorise le recours à la force au terme d’un ultimatum fixé au 15 janvier 1991. Favorable à une solution négociée, la direction soviétique multiplie, au cours de l’automne, les initiatives diplomatiques pour tenter de trouver une issue au conflit et d’empêcher la guerre. Le déclenchement de l’opération Tempête du Désert (Desert Storm), le 17 janvier 1991, réduit à néant ses efforts de médiation.

2La coalition internationale emmenée par les États-Unis emporte une victoire rapide et nette sur l’armée irakienne et démontre l’efficacité de la doctrine américaine de combat aéroterrestre (AirLand Battle). Comment cette guerre d’un nouveau genre qui consacre la suprématie de l’arme aérienne et la domination de l’armée américaine est-elle interprétée par les théoriciens militaires russes qui, au même moment, voient leur pays se déliter et sa puissance s’affaisser ? Les opérations aériennes conduites en 1991 pendant 35 jours contre l’Irak et plus encore celles menées au Kosovo par l’Otan en 1999 pendant 78 jours contre la Serbie les incitent à repenser le cadre de la dissuasion nucléaire et à accorder une importance redoublée à la défense antiaérienne et aux armes de haute précision.

L’avènement de la guerre « sans contact »

3Dès 1992, des officiers russes dressent un bilan de la guerre du Golfe et s’efforcent d’en tirer des enseignements pour l’armée russe. Ils se penchent en particulier sur l’usage de l’arme aérienne à partir d’un rapport publié par le Pentagone. D’emblée l’accent est mis sur le caractère lointain, ciblé et discriminant des opérations aériennes, ainsi que sur la capacité à imposer une domination aérienne et à désorganiser les forces irakiennes au Koweït. Les avions de la coalition ont, notent-ils, dominé l’espace aérien dès les premiers jours de combat grâce à une planification des actions visant à détruire les aérodromes et les avions, et à neutraliser les systèmes de défense antiaérienne de l’adversaire, ainsi que certains systèmes d’armes et le personnel chargé de les faire fonctionner. S’ils font remarquer que les systèmes antiaériens irakiens ont été facilement neutralisés en raison de l’extrême centralisation de leur commandement, ils reconnaissent toutefois que ces actions ont paralysé en un temps réduit l’ensemble des forces et des moyens de défense de l’armée irakienne, présentée avant-guerre comme la quatrième armée du monde.

4L’armée irakienne étant principalement équipée de matériels soviétiques, se pose par ailleurs la question de savoir si la conquête rapide de la domination aérienne résulte d’une supériorité écrasante de la technologie militaire américaine sur la technologie militaire soviétique. Sans nier le rôle crucial de l’aviation alliée dans la victoire, les experts russes s’attachent à relativiser ses performances. Ils soulignent que de nombreux armements de facture soviétique, en particulier les systèmes de défense antiaérienne, n’ont pas été utilisés à leur plein potentiel. Ils objectent également que, si les opérations ont été couronnées de succès, tous les objectifs n’ont pas été atteints, remarquant que non seulement il a fallu plus de temps que prévu pour atteindre les buts fixés, mais que l’ensemble de l’aviation irakienne n’a pas été anéanti et que plusieurs centres de production d’armes de destruction massive, transférés dans les montagnes et dans des souterrains, sont restés intacts, alors que d’importantes forces aériennes alliées avaient pour mission de les localiser et de les détruire [1].

5Forts de ce constat, des théoriciens militaires russes, à l’instar du général Vladimir I. Sliptchenko qui dirige le Département de la recherche scientifique de l’Académie de l’état-major, affirment dès le début des années 1990 que les frappes de haute précision introduisent une rupture par rapport à l’âge nucléaire et marquent l’avènement des guerres de « sixième génération » [2]. De leur point de vue, la guerre « à distance », « sans contact direct », menée au moyen d’armes de précision dans les conditions d’une confrontation informationnelle globale et régionale, change le caractère même de la guerre. Le facteur décisif n’est plus la puissance de feu et la masse des troupes au sol, mais la capacité à paralyser l’adversaire en neutralisant ses communications et ses défenses antiaériennes, et en anéantissant ses centres de commandement et ses centres économiques. Parmi les facteurs déterminants des guerres précédentes – la puissance de feu, le choc et la manœuvre – seul le choc demeure, tandis que la capacité à manœuvrer consiste désormais à orienter la trajectoire des missiles. Cette rupture appelle, selon eux, deux corollaires : le développement d’armes stratégiques de haute précision et, dans l’interlude, un changement de la posture de dissuasion nucléaire.

Les priorités en matière de recherche et développement

6Dès le lendemain de la guerre du Golfe, les autorités militaires russes jugent nécessaire de se doter d’armes stratégiques de haute précision et des systèmes permettant de les intégrer, considérant qu’ils révolutionnent tous les aspects de l’art militaire et de la structure de force. La première doctrine militaire de l’ère post-soviétique, adoptée en novembre 1993, stipule ainsi que les efforts de recherche et de développement doivent porter sur les armes conventionnelles capables de frapper dans la profondeur, sur les armes informationnelles, notamment les systèmes avancés de C3I, et sur les capacités de guerre électronique [3]. Dans cette période de crise politique et de chaos économique, où les commandes d’État au complexe militaro-industriel connaissent des réductions drastiques, les rares ressources dédiées à la recherche et au développement sont allouées à la création de ces trois types d’armement. La gageure est d’autant plus grande que la guerre de Tchétchénie commence l’année suivante et que la Russie accuse un retard dans la conception des systèmes de guidage à longue distance. Ceux-ci ont été négligés à l’époque soviétique dans la mesure où les armes nucléaires ne requéraient pas la haute précision et où la doctrine des opérations non-nucléaires prévoyait l’utilisation d’appui feu massif au moyen d’armes de saturation ou de traitement de zone.

7Figure aussi dans la doctrine militaire de 1993 la nécessité de se défendre contre des frappes massives depuis la mer avec des armes de haute précision. Selon le politologue Alexei G. Arbatov, expert russe du nucléaire, cette mention a été incluse pour rendre hommage aux théoriciens militaires et flatter l’establishment de défense à des fins politiques, sans se traduire dans les crédits militaires. Le sujet resurgit cependant avec force après les opérations de l’Otan au Kosovo, lancées en mars 1999 sans mandat onusien, alors que la Russie avait annoncé qu’elle opposerait son véto. Arbatov, alors député à la Douma d’État au titre du parti centriste et démocrate Iabloko et vice-président de la Commission de Défense, note que cette campagne est interprétée à Moscou comme une « humiliation », un « crachat en pleine face », qu’elle constitue un point de rupture dans les relations russo-américaines et qu’elle provoque d’intenses débats dans les milieux de défense et les cercles politiques russes. Déjà échaudés par l’élargissement à l’Est de l’Otan, ceux-ci envisagent, pour la première fois depuis le milieu des années 1980, la possibilité d’un conflit militaire avec les pays de l’Otan [4]. Leur crainte, ouvertement exprimée, étant d’être les suivants sur la liste (« Aujourd’hui la Yougoslavie, demain la Russie »), ils scrutent avec attention le modus operandi de l’Otan au Kosovo et en Serbie qui rappelle celui de la guerre du Golfe : les forces aériennes ont d’abord cherché à neutraliser les défenses antiaériennes serbes (sans grand succès) et les nœuds de télécommunication, avant de procéder à des frappes de haute précision et de détruire les centres économiques et les infrastructures de transport.

8En avril 2000, moins d’un mois après son élection à la présidence de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine entérine une nouvelle doctrine militaire qui se réfère abondamment à la guerre du Kosovo. À la même époque, l’amiral Kapitanets, ancien vice-chef d’état-major de la flotte soviétique (1988-1992), membre de l’Académie des sciences militaires et auteur respecté sur la pensée navale, écrit que la révolution dans les affaires militaires induite par les armes de haute précision donne aux actions navales une plus grande importance en élargissant leur périmètre d’action et en leur conférant une dimension spatiale et informationnelle. Il lui paraît nécessaire de mettre au point des systèmes de défense capables d’intercepter des missiles stratégiques et d’équiper les forces navales de telle sorte qu’elles puissent s’opposer à des porteurs d’armes de haute précision. Il ajoute que des puissances comme la Russie et la Chine continueront de s’appuyer sur la dissuasion nucléaire et de refuser toute diminution de leur arsenal tant qu’elles n’auront pas acquis assez d’armes de haute précision pour être en mesure de mener des « guerres de sixième génération » [5].

Les implications sur la posture de dissuasion nucléaire

9Pour compenser l’infériorité conventionnelle réelle et perçue de leur armée, les dirigeants de la nouvelle Russie indépendante se démarquent de la doctrine de dissuasion soviétique, renonçant à l’engagement du « non-emploi en premier » dans la doctrine militaire de 1993. Dans les années 1990, les documents de doctrine russes considèrent qu’il est peu probable que survienne une guerre nucléaire ou une guerre conventionnelle comprenant des opérations au sol de grande envergure ; ils n’excluent pas, en revanche, que des armes conventionnelles et des armes de haute précision soient utilisées dans des guerres locales dans le contexte de la dissuasion nucléaire. Seuls les pays possédant des armes nucléaires sont en effet, à cette époque, en capacité de produire et d’utiliser des armes de haute précision depuis la mer, le ciel et l’espace. Ainsi, sans s’appuyer principalement sur la dissuasion nucléaire, les « guerres de sixième génération » comportent, dans l’esprit des théoriciens militaires russes, le risque d’une escalade vers la guerre nucléaire.

10L’amiral Kapitanets pousse l’analyse plus loin. Prenant l’exemple des guerres du Golfe et du Kosovo, il estime que des frappes massives et ininterrompues, lancées depuis les airs et la mer au moyen d’armes de pointe sur des cibles stratégiques, peuvent, dans un court laps de temps, priver un pays de sa capacité à résister de manière organisée et à infliger des frappes en représailles. Pire, constate-t-il, « le recours massif à des armes conventionnelles de haute précision sur des centres économiques et des centres militaires est capable de paralyser l’activité de n’importe quel État et, en cas de destruction de centres potentiellement dangereux, d’entraîner des catastrophes d’une ampleur régionale, voire planétaire ». Il en conclut que « les armes de haute précision, par l’efficacité de la neutralisation des cibles, se rapprochent d’ores et déjà des armes nucléaires tactiques » [6].

11Ainsi fait son chemin l’idée d’utiliser des frappes nucléaires circonscrites au moyen d’armes nucléaires tactiques pour contenir ou mettre fin à un conflit conventionnel. Le 18 mars 1999, le jour même de la signature des Accords de Rambouillet et moins d’une semaine avant le début de la campagne aérienne de l’Otan au Kosovo, la Douma d’État adopte une loi sur le financement des forces nucléaires stratégiques, dont l’initiative revient à Alexei Arbatov. Celle-ci stipule que les forces nucléaires tactiques seraient les premières considérées pour un emploi en premier dans le cadre d’un conflit conventionnel et qu’à cette fin il est nécessaire d’achever le développement des missiles balistiques tactiques Iskander et de développer une nouvelle arme nucléaire tactique de type naval [7]. Pour la première fois, la doctrine militaire de 2000 fait référence à la possibilité d’utiliser des armes nucléaires pour répondre à « une agression au moyen d’armes conventionnelles » [8]. Ces changements conduisent les Américains à supposer l’existence d’un jeu sur l’escalade qu’ils désignent par l’expression « escalate to de-escalate ».

L’extension de la dissuasion et le contrôle de l’escalade

12Depuis l’arrivée au pouvoir de V. Poutine, une forte impulsion a été donnée aux programmes de réarmement, tandis que l’hostilité à l’Otan et aux États-Unis est allée crescendo à la suite de la guerre d’Irak en 2003, des nouveaux élargissements en 2004, de la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, de la promesse faite à la Géorgie et l’Ukraine d’intégrer l’Alliance atlantique [9], et de la guerre d’Ossétie du Sud en 2008, puis de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation du Donbass en 2014.

13En vingt ans, la Russie a amélioré ses systèmes de défense antiaérienne et antimissile avec la modernisation des S-300 et la mise au point des S-400, et bientôt des S-500. Elle a développé et mis en service des armes de haute précision, telles que les Iskander, les missiles de croisière du système d’arme Kalibr à capacité duale et le missile antinavire supersonique Oniks sur plateforme navale ou côtière et achève de développer le missile antisatellite Nudol. Elle a renouvelé ses matériels et ses armements qui, d’après des sources officielles invérifiables, seraient de « conception moderne » à 70 % (86 % pour les forces nucléaires), et acquis des radars passifs (96L6VP), des radars basés sur la résonance (Rézonans-N) et sur plusieurs gammes de fréquence [10] et de nombreux systèmes de brouillage (GPS, liaisons de données tactiques). Elle s’est aussi dotée de six armes de rupture stratégique que V. Poutine a présentées avec emphase dans un discours de mars 2018. Censées échapper aux défenses antimissiles, ces armes de haute précision à double capacité sont pour la plupart entrées dans leur phase de test. On compte parmi elles le missile aérobalistique air-sol Kinjal (Poignard), le missile balistique intercontinental lourd Sarmat et le planeur hypersonique Avangard, ainsi que deux systèmes d’armes navales : le missile hypersonique antinavire Tsirkon et la torpille sous-marine stratégique Poséidon, supposément capable de provoquer un tsunami.

14Désormais inscrite dans la doctrine militaire, la combinaison de la dissuasion nucléaire et de la dissuasion non nucléaire vise in fine à permettre un meilleur contrôle de l’escalade [11]. D’après Andreï A. Kokoshin, la dissuasion stratégique non nucléaire, dite prénucléaire (предъядерное сдерживание), à distinguer de la dissuasion conventionnelle, est empruntée à la doctrine de dissuasion française et s’exerce avant tout au moyen d’armes de haute précision à long rayon d’action [12]. En outre, les hypothèses d’emploi des armes nucléaires semblent s’être élargies. La doctrine militaire russe de 2014, toujours en vigueur en 2021, stipule que la Russie se réserve le droit de procéder à des frappes nucléaires au cas où seraient utilisées « contre elle ou contre ses alliés des armes nucléaires ou des armes de destruction massive », mais aussi si « l’existence même de l’État » était mise en danger par « une agression au moyen d’armes conventionnelles » (III-27) [13]. Plus explicite encore, la doctrine nucléaire publiée en 2020 précise que la dissuasion nucléaire vise, en cas de conflit conventionnel, à empêcher l’escalade militaire et à mettre fin à un conflit à des conditions acceptables pour la Russie et ses alliés (point 4) ; elle prévient aussi qu’une frappe nucléaire serait considérée en cas d’action contre des « centres étatiques et militaires d’importance critique dont la mise hors d’état de nuire conduirait à interrompre les actions de représailles des forces nucléaires » (point 19B) [14]. Cette formulation assez large permet d’envisager une riposte nucléaire assez vite puisqu’une frappe conventionnelle pourrait toucher un élément physique que l’armée russe considère comme constitutif de son dispositif nucléaire.

15Face à ces évolutions, la reconduction in extremis du traité New Start pour cinq ans, en février 2021, et la rencontre entre les présidents Biden et Poutine à Genève, en juin, ouvrent des perspectives de négociation entre les États-Unis et la Russie, tandis que la Chine refuse par principe de communiquer sur son arsenal nucléaire et a fortiori d’entrer dans des pourparlers à ce sujet. Dans les négociations russo-américaines à venir, Moscou souhaite que de nouveaux arrangements soient trouvés concernant les boucliers antimissiles (un point non négociable pour Washington) et surtout que soient prises en compte, en plus des armes stratégiques nucléaires, les armes stratégiques non-nucléaires, en particulier les armes conventionnelles de haute précision [15]. On peut en déduire que la partie russe redoute toujours, en cas de conflit de haute intensité, de perdre la supériorité aérienne et de subir des frappes de haute précision dans la profondeur, notamment des frappes de décapitation de ses centres de pouvoir. Pour sa part, Washington insiste sur la nécessité de mieux contrôler les armes nucléaires tactiques que la Russie possède en grand nombre et surtout de clarifier leur cadre d’emploi. On peut en déduire que la partie américaine suppose toujours l’existence d’une doctrine nucléaire russe consistant à jouer sur l’escalade pour obtenir une désescalade et craint des frappes nucléaires limitées en cas de conflit même local. Deux peurs nées des suites de la guerre du Golfe dans les années 1990.


16La guerre du Golfe a marqué pour Moscou le début d’un affaiblissement militaire et géopolitique durable. Il est notable qu’en dépit des bouleversements politiques et des difficultés matérielles que traversait leur pays, des officiers russes aient immédiatement entrepris d’analyser les implications stratégiques de leurs observations militaires, ne cessant jamais de réfléchir à l’avenir, et que des responsables militaires aient réussi à réorienter en conséquence les maigres ressources dédiées à la recherche en ces temps de disette. En ravivant la peur d’une frappe de décapitation, la guerre du Kosovo a constitué, huit ans plus tard, un tournant dans le rapport de la Russie à l’Otan (bien plus que la guerre d’août 2008 contre la Géorgie). Quand, au début des années 2000, sont apparus la volonté politique, la nécessité militaire et les moyens financiers, le complexe militaro-industriel russe était prêt à produire ces armes de haute précision. Le résultat de ces décisions pose à présent un danger pour la France et ses alliés, rappelant à chacun, si besoin était, que la faiblesse est souvent passagère et l’hubris funeste.


Mots-clés éditeurs : nucléaire, Gorbatchev, Poutine, Kosovo

Date de mise en ligne : 06/10/2021

https://doi.org/10.3917/rdna.843.0046

Notes

  • [*]
    Je remercie les officiers qui m’ont fait l’honneur et l’amitié de relire l’article pour leurs suggestions avisées.
  • [1]
    L. Galin, A. Sokolov, N. Novičkov : « VVS SŠA v vojne v Persidskom zalive » (La composante militaire aérienne des États-Unis dans la guerre du golfe Persique), Zarubežnoe voennoe obozrenie (Revue militaire de l’étranger), n° 9, 1992, p. 35-41 (http://www.airwar.ru/).
  • [2]
    Parmi les six générations de guerre, la première désigne les combats de la cavalerie et de l’infanterie avec des armes blanches dans le but d’anéantir l’adversaire ; la deuxième inclut des détachements tactiques utilisant la poudre et des armes à canon lisse afin d’anéantir l’adversaire et de s’emparer de ses possessions et territoires ; la troisième désigne les guerres de niveau tactico-opératif au cours desquelles des armes automatiques sont utilisées afin d’anéantir les forces armées de l’adversaire, de détruire son économie et de renverser le pouvoir ; la quatrième génération désigne les guerres de niveau stratégique visant, au moyen de chars, de l’aviation et de la flotte, à anéantir les forces armées de l’adversaire et à détruire son potentiel économique et son système politique ; la cinquième désigne l’âge nucléaire. Vladimir I. Sliptchenko : Vojny šestogo pokoleniâ. Oružie i voennoe iskusstvo buduŝego (Les guerres de sixième génération. Armement et art militaire du futur), Moscou, Rakurs, 2002 (https://velesova-sloboda.info/).
  • [3]
    Mary C. FitzGerald : « The Russian Military’s Strategy for “Sixth Generation” Warfare », Orbis, été 1994, p. 457-476, p. 457.
  • [4]
    Alexei G. Arbatov : « The Transformation of Russian Military Doctrine : Lessons Learned from Kosovo and Chechnya », The Marshall Center Papers, n° 2, 2000, p. 7-15 (https://apps.dtic.mil/).
  • [5]
    Ivan M. Kapitanec : Vojna na more. Aktual’nye problemy razvitiâ voenno-morskoj nauki (La guerre navale. Les problèmes actuels du développement de la science navale), Moscou, Vagrius, 2001, chap. II.3 (http://militera.lib.ru/).
  • [6]
    Ibidem.
  • [7]
    A. G. Arbatov : « The Transformation of Russian Military Doctrine », op. cit., p. 17.
  • [8]
    Doctrine militaire de 2000 (en russe) : (http://base.garant.ru/).
  • [9]
    Point 23 de la déclaration du Sommet de l’Otan à Bucarest datée du 3 avril 2008.
  • [10]
    Le système de radars Nebo-M permet d’améliorer sensiblement la détection des mobiles dotés de caractéristiques de furtivité, c’est-à-dire d’une faible surface équivalente radar.
  • [11]
    Cf. Jay Ross : « Time to Terminate Escalate to De-Escalate – It’s Escalation Control », War on the Rocks, 24 avril 2018.
  • [12]
    Entretien avec Andrei A. Kokoshin, Moscou, 6 novembre 2019. Ancien vice-ministre de la Défense et ancien Secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, l’académicien A. A. Kokoshin est notamment l’auteur de Soviet Strategic Thought, 1917-1991 ; Cambridge, MIT Press, 1998.
  • [13]
    Céline Marangé : « Le nucléaire russe : un instrument de dissuasion et d’intimidation », Revue Défense nationale, n° 802, été 2017, p. 50-57 ; doctrine militaire de 2014 (en russe) : (http://static.kremlin.ru/).
  • [14]
    Principes de base de l’État russe dans le domaine de la dissuasion nucléaire de 2020 (en russe) : (http://kremlin.ru/).
  • [15]
    Aleksej (Alexei) G. Arbatov : « Sleduû ij dogovor SNV : missiâ vypolnima ? » (La prochaine négociation New Start : la mission est-elle réalisable ?), Nezavisimoe voennoe obozrenie (NVO, Revue militaire indépendante), 18 mars 2021 (https://nvo.ng.ru/).

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