1Revenir d’un terrain sensible n’est jamais anodin. Les militaires, les journalistes et les chercheurs qui y ont été exposés, certes à des degrés divers et dans des systèmes de contraintes différents, portent en eux les traces d’une expérience en zone de combats et de conflits dont ils devront s’arranger une fois revenus à la vie « normale ». S’ils se trouvent confrontés à des questionnements particuliers liés à la spécificité de leurs métiers ou s’ils rencontrent des obstacles relatifs à leurs champs propres d’action et de compétence, ils ont néanmoins en partage une même nécessité de faire face à la question du « retour ». Le dossier qui est présenté dans ce numéro est d’une grande richesse pour appréhender cette question dans toutes ses dimensions et implications. Les terrains sont divers et les rôles dévolus à chacun restent difficiles à comparer. Néanmoins la confrontation entre ces trois univers de métiers, se trouvant temporairement reliés par l’expérience d’une immersion en zone de conflits, permet de tirer quelques fils d’interprétation utiles à la compréhension de ce qu’il y a à la fois de spécifique et d’irréductible, de particulier et de commun, dans celle-ci, non seulement dès lors qu’il s’agit de la vivre, mais aussi et surtout d’en revenir.
2De prime abord, trois constats s’imposent. Le premier concerne l’importance du registre émotionnel à partir duquel les récits et les témoignages convoqués dans ce numéro s’organisent. Tous les acteurs ont évoqué à un moment la densité des émotions ressenties, comme une écume persistante sur le flot de leurs souvenirs, fixatrice d’une mémoire qui les accompagnera longtemps et qui conditionne nécessairement les voies du retour. Le deuxième attire l’attention sur la place des sentiments d’ambivalence et des situations d’ambiguïté que tous les intervenants, chacun à partir de son rôle, de son statut ou de son positionnement, se sont efforcés de pointer. Le troisième constat rappelle que l’expérience du « terrain sensible » est aussi une situation d’interaction sociale, engageant des rapports culturels et sociaux ainsi que des échanges humains, auxquels les militaires, les chercheurs comme les journalistes, sont confrontés.
3Une première interrogation s’est très vite imposée : la notion même de « terrain sensible » a-t-elle un sens ? De quoi parle-t-on dès lors qu’on lui prête une spécificité et surtout un rapport d’expérience singulier ? Cela mérite discussion. Pour certains, cette notion ne rend pas suffisamment compte de la nécessaire violence ainsi que du danger omniprésent dont les zones de conflits sont le théâtre, lui préférant la notion de chaos, qui malmène et désoriente, et au sein duquel il faut apprendre coûte que coûte à évoluer. Dans ce chaos, le temps lui-même obéit à d’autres rythmes, à d’autres impératifs régis par l’urgence et la proximité du danger. D’autres ont insisté sur l’expérience fondatrice que représente la rencontre avec l’inconnu et le processus d’acculturation à l’autre « étranger » à soi, dans des cadres culturels et sociaux qu’il faut maîtriser pour établir des relations. C’est notamment le cas pour les journalistes et les chercheurs (pour les militaires c’est autre chose). Quoi qu’il en soit, le « terrain sensible » oblige à endosser des rôles qu’il faut assumer dans un contexte marqué par une rupture avec la vie ordinaire : rôle de combattant, rôles de chercheur, rôle de journaliste, dont ne sont pas exclus les rôles d’espion ou de traître aux yeux des populations qu’il faut aussi pouvoir montrer. L’expérience du terrain sensible suppose de perdre ses certitudes, oblige à réajuster constamment ses actes, ses pensées, ses hypothèses de travail comme d’action. Elle nécessite d’endosser une posture de réflexivité qui seule permet d’adopter une ligne de conduite, en apprivoisant ses peurs comme ses réticences, et qui seule permet d’opérer le passage entre le « terrain ordinaire » – que l’on quitte – et le « terrain sensible » – où l’on arrive.
4Dans ce passage, c’est une transformation qui opère : transformation dans son corps, transformation de ses émotions, transformation dans sa mémoire, transformation dans son rapport à l’espace et aux temporalités nouvelles qui l’organisent, transformation dans son rapport à l’autre. Cette transformation a une dimension initiatrice, en ce sens qu’elle opère un franchissement de frontière entre l’ordinaire et l’extraordinaire, entre le connu et l’inconnu, entre le monde du jour et le monde de la nuit, entre la passivité et l’engagement. C’est ce franchissement de seuil, comme un passage de l’autre côté du miroir, qui donne à la question du retour toute sa densité tragique. Tragique parce que le franchissement en sens inverse ne va pas de soi. Qu’il n’est en rien évident et facile. Qu’il peut être impossible. Presque tous le reconnaissent : on laisse une part de soi sur un « terrain sensible ». Et si l’on revient dans la vie ordinaire, ce n’est jamais vraiment complètement ni de façon définitive.
5Les différents contributeurs de ce numéro s’efforcent de dégager les aspects positifs et négatifs de leur présence en « terrain sensible », et de les départager. L’excitation, le plaisir de l’adrénaline, voire l’addiction au danger ou encore la jouissance d’une certaine héroïsation, peuvent être mis au rang des rétributions positives. L’approche de l’horreur, la peur, la culpabilité, le traumatisme sont à mettre du côté négatif. Des traumatismes graves empêchent de retrouver la voie du retour à la vie « normale » et hypothèquent durablement toute possibilité d’apaisement. Cela est vérifié. Les facteurs liés aux conditions de préparation de la mission, mais aussi de son déroulement ont un impact important. Le sentiment d’appartenance au groupe ou à l’unité joue indéniablement un rôle porteur et protecteur. Le collectif rassure, protège. La camaraderie fait cohésion. A contrario, la solitude ou l’impréparation face aux missions en zones sensibles renforcent les difficultés d’adaptation. Et cela a d’autant plus de conséquences pour les journalistes et les chercheurs souvent engagés seuls dans leurs missions. La solitude peut également être ressentie par rapport au silence ou à la distance des institutions d’appartenances des acteurs engagés sur le terrain.
6On le pressent, le chemin du retour ne va pas de soi. Mais là encore, une interrogation s’impose : que veut dire « revenir » ? De quoi le retour est-il le nom ? La première réponse indique avec évidence que dans tous les cas ce retour est difficile, voire impossible. Il faut du temps pour revenir. Peut-on même revenir ? Ce n’est pas parce que l’on est revenu physiquement que l’on est revenu psychiquement. Et certains laissent penser que le passage de la vie ordinaire au « terrain sensible », même dans les conditions d’étrangeté et de dépaysement extrêmes, même en proie à l’omniprésence du danger, reste plus facile que le cheminement inverse. Même si cela est contre-intuitif. Certes à des degrés d’implication divers, selon qu’il s’agit des militaires, des journalistes ou des chercheurs. Mais pour tous ceux qui l’ont vécue, c’est l’expérience du retour qui apparaît paradoxalement la plus dépaysante, et sans doute la plus difficile. La découverte et l’adrénaline ne sont plus là pour porter et stimuler d’une façon ou d’une autre l’engagement, le sens de la mission est terminé, la motivation s’est diluée. Ne restent souvent que les aspects négatifs, dont certains lorsqu’ils engagent des traumatismes sont paralysants. Les macrotraumatismes comme les microtraumatismes plus difficiles à détecter, engrangés physiquement ou psychiquement, peuvent freiner la reprise du cours de la vie ordinaire. Plusieurs contributeurs laissent entendre que l’importance des traumatismes est souvent sous-estimée dans ce temps du retour où les pas sont comptés.
7Ceux qui reviennent du terrain sensible se heurtent aussi à plusieurs obstacles d’ordre relationnel. Ils font souvent l’expérience de la solitude et de l’incommunicabilité de leur expérience avec leurs proches, et plus largement avec l’ensemble de la société qui les entoure. Comment partager le chaos inextricable qu’ils ont vécu, fait de l’entrechoc d’un ensemble disparate d’actions et d’émotions, de jouissances et de désarrois, de soutiens et d’abandons, de courage et de lâcheté ? Comment parler des rencontres plus ou moins fortuites qui ont constitué le réseau de leurs relations dans ce temps hors du temps ordinaire que représenta leur mission au loin ? Comment raconter la partition intime qui s’est jouée au fond d’eux-mêmes à ceux qui vous sont pourtant les plus proches ? C’est avec un autre paysage intérieur qu’ils retrouvent les décors familiers de leur vie ordinaire. Malgré des différences évidentes d’implication et d’exposition au danger, il existe néanmoins des points communs entre militaires, journalistes et chercheurs revenant d’un terrain sensible, et tout d’abord cette difficulté à transmettre l’expérience de celui-ci. Et cela est d’autant plus manifeste lorsque la violence est en jeu, relayant avec elle non seulement des émotions et un ressenti personnel, mais aussi des questions d’ordre éthique et épistémologique. L’expérience de l’intransmissible, les militaires la font dès l’instant où ils rentrent, et ce malgré les sas de réadaptation mis en place par l’institution militaire. Mais les chercheurs et les journalistes, bien que d’une autre manière, y sont aussi confrontés.
8Revenir suppose pour les acteurs un travail personnel afin d’objectiver leur propre subjectivité. Ce travail de mise à distance est délicat et n’a bien sûr pas les mêmes enjeux pour le militaire marqué par le combat, le journaliste tenu d’informer ou le chercheur engagé dans ses recherches. Leurs implications respectives en « terrain sensible », et les récits d’expérience qui en restituent le sens et la teneur, relèvent de registres de justification bien différenciés. Les ordres de légitimation de leurs discours ne sont pas les mêmes et les postures éthiques sont nécessairement circonstanciées n’étant arrimées ni aux mêmes objectifs ni aux mêmes nécessités. Le journaliste et le chercheur sont à l’écoute d’une pluralité de récits et d’informations à partir desquels analyser au plus près de leur vérité les faits qu’ils étudient. Le militaire, évoluant quant à lui dans un écosystème plus homogène, est tenu par l’accomplissement de sa mission, et participe activement à la réalité dont le journaliste et le chercheur doivent rendre compte. Les temporalités ne sont pas les mêmes. Les militaires font l’objet de préparation, ils sont entraînés sur le long terme, ils sont encadrés. À l’inverse, les journalistes peuvent être envoyés du jour au lendemain en fonction des événements à couvrir sans aucun encadrement. Le chercheur quant à lui évolue dans une temporalité beaucoup plus longue, pouvant étudier son terrain pendant des semaines, des mois, voire des années. Contrairement au journaliste qui doit envoyer ses papiers la plupart du temps dans l’urgence, le chercheur a le temps d’écrire puis de publier.
9L’expérience du « terrain sensible », telle qu’elle ressort de cette confrontation croisée entre les acteurs militaires et les acteurs de la vie civile, reste conditionnée par les formes institutionnelles et les finalités professionnelles des missions endossées. Néanmoins, les témoignages collectés révèlent des épreuves communes et des questionnements similaires auxquels militaires et civils – journalistes et chercheurs – ont pu être confrontés dans un temps de rupture avec leur vie ordinaire, d’éloignement et d’exposition au danger, requis par leur mission. Les conditions de leur retour empruntent souvent des méandres semblables et peuvent buter sur les mêmes difficultés. Revenir du « terrain sensible », c’est pour beaucoup ne plus être tout à fait le même ni être tout à fait un autre. Ne serait-ce que parce que revenir c’est aussi laisser derrière soi les autres qui ont fait partie de cette expérience. C’est renoncer à une histoire partagée quels qu’en soient la teneur, le sens et la finalité.
Mots-clés éditeurs : retour d’expériences, terrain, Opex, épreuve
Date de mise en ligne : 06/05/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.840.0040