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Article de revue

Le commandement : l’exemple de Jean Bart

Pages 39 à 46

Notes

  • [1]
    « Le mal de Dunkerque ». C’est en ces termes que Jaques Duquesne décrit l’attachement qui lie Louis XIV à Dunkerque. Un attachement qui commence par son entrée triomphale en 1658 après la bataille des Dunes. Le mot maladif est à rapprocher tant de l’importance majeure que le roi porte à cette place, que des douloureux souvenirs laissés par la Fronde dans la mémoire du roi (alors mineur) de sa fuite de Paris, et dans le gâchis de la reconquête de Dunkerque par les Espagnols.
  • [2]
    C’est ainsi que A. de Saint-Léger traite l’acquisition de Dunkerque et de Mardyck par Louis XIV dans son article pour la Revue d’histoire moderne et contemporaine de 1900.
  • [3]
    Parfaire son apprentissage à l’étranger est un fait courant en temps de paix à cette époque.
  • [4]
    Huit bâtiments de la Marine française ont déjà porté son nom.
  • [5]
    Description de la bataille du Texel par Jacques Duquesne : Jean Bart ; Éditions Seuil, p. 229.
  • [6]
    Pourtant interdit par ordonnance.
  • [7]
    La seule exception semble être le capitaine Ranc dont Jean Bart ne peut recevoir l’épée en 1678. Il se fait alors soigner du boulet qui lui a emporté une partie des jambes, et de la grenade qui lui a brûlé le visage et les mains.
  • [8]
    De Jonghe, historien de la marine hollandaise dira : « Il mourut, pleuré par toute la France, mais non par les Anglais et les Hollandais qui rendirent un légitime hommage à ses services exceptionnels, mais qui ne purent cependant pas dissimuler leur joie d’être à l’abri d’un de leurs plus redoutables ennemis, terreur de tous les gens de mer. », Jacques Duquesne, op. cit, p. 305.
  • [9]
    « Enfin, mais cela vous le savez déjà, l’autorité est fille du courage sous toutes ses formes, moral, intellectuel et physique. Commander, c’est être seul. La plupart des décisions qui remonteront à vous seront délicates, sinon elles auraient déjà été réglées par un autre. [….] », Hélie de Saint Marc : Les Sentinelles du soir.
  • [10]
    « L’homme qui reconnaît loyalement qu’il s’est trompé, ou plus simplement qu’il ne sait pas tout, se grandit singulièrement. Et par surcroît, il conquiert, en se conquérant ainsi lui-même, une magnifique indépendance. Là seulement est la véritable liberté : l’esclavage vis-à-vis d’un autre homme est dur, mais l’esclavage vis-à-vis de soi-même est pire encore. », général de La Porte du Theil.
  • [11]
    Meesters développa une « machine infernale » qui pourrait être qualifiée comme l’ancêtre de la torpille. Munie d’un éperon pointu capable de s’enfoncer dans les coques et jetées, elle était chargée de poudre, de mitraille, de cailloux, de goudron, de soufre, etc.
  • [12]
    Jacques Duquesne : op. cit., p. 174.
  • [13]
    Ces deux entreprises ne seront d’ailleurs pas des succès retentissants…
  • [14]
    Abbé Courtois : L’Art de commander, § 244.
  • [15]
    Elisabeth van der Woude est faite prisonnière par Jean Bart en 1677 lors de la prise d’un navire marchand hollandais à bord duquel elle se trouvait. Elle écrit, non sans un trait d’humour, « le Capitaine était un homme plein de droiture et d’amabilité et moins acharné papiste que les autres » (le papiste fait référence au désir exprimé par un des lieutenants de Jean Bart de voir la jeune femme se convertir avant de la prendre pour épouse).
  • [16]
    Jacques Duquesne : op. cit., p. 233.
  • [17]
    Antoine de Saint-Exupéry : Pilote de guerre, p. 229.
  • [18]
    Contre-amiral Marin Gillier : « La dignité de l’homme, l’officier face à ses choix », in « L’éthique du marin militaire », Bulletin d’études de la Marine, n° 43, septembre 2008.
  • [19]
    Abbé Courtois : op. cit., § 288.
  • [20]
    « Jean Bart n’a pas changé, il se préoccupe toujours du confort de ses hommes, de leur habillement aussi, se montre soucieux du plus infime détail, intervient à Versailles pour celui-ci ou celui-là », Jacques Duquesne, op. cit., p. 296.
  • [21]
    La nourriture chargée pour la course ne rencontre pas les mêmes contraintes que celles liées à des grandes traversées ou des longues attentes.
  • [22]
    C’est par cette expression que l’on dénomme le partage du butin revenant à l’équipage du bâtiment.
  • [23]
    « Après s’être imposé au respect et à la considération de ses subordonnés par sa valeur personnelle et par l’exemple qu’il leur donne en toute occasion, le chef gagne leur confiance en s’intéressant aux détails de leur vie, en les écoutant avec bienveillance, chaque fois que les règles de la discipline ne s’y opposent pas ; en leur prouvant qu’après le bien du service, le bien-être de la troupe est le principal souci du commandement. », préface du général Weygand du Rôle social de l’officier, du maréchal Lyautey.
  • [24]
    « Dieu veille que nos maîtres soient fermes, c’est tout ce que nous leur demandons. Rien n’est dangereux pour celui qui est dessous comme la bonhomie de celui qui est dessus. », Charles Péguy, Mystique et Politique.
  • [25]
    Abbé Courtois : op. cit., § 338.
  • [26]
    Maréchal de Belle-Isle : Instruction sur les devoirs du chef militaire.
  • [27]
    « Et surtout, il travaille. Beaucoup. », Jacques Duquesne, op. cit., p. 295.
  • [28]
    « N’essayez pas de vous mentir et encore moins de mentir à vos hommes. Personne ne vous demande une perfection que nul n’a rencontrée dans ce monde. La tentation des jeunes officiers est parfois de s’abandonner au coup de menton et au profil de médaille : ils cherchent naïvement à coïncider avec leur idéal. La réalité, tôt ou tard, risque de leur éclater au visage. Sachez être simple et sobre. Vos hommes s’adapteront naturellement à vos qualités et compenseront vos défauts. », Hélie de Saint Marc, op. cit.
  • [29]
    « Il y en aurait une bonne partie qui se soumettrait volontiers. Sa bravoure et sa manière de commander (quoique peu expérimenté) lui ont donné créance parmi eux », propos du commissaire général de la Marine Hubert en réponse à Colbert, Jacques Duquesne, ibidem.
  • [30]
    Le chef d’escadre est un grade d’officier général prenant rang après le vice-amiral et le lieutenant général.
  • [31]
    « Compétent, exemplaire, respectueux, courageux… J’aurais bien du mal à rentrer moi-même dans ce cadre-là ; le soldat vit humblement, jour après jour, en sachant que rien n’est jamais acquis et que l’horizon, comme un mirage dans le désert, se dérobe toujours sous ses pas. Mais ces quatre mots peuvent être un point de mire sur le sentier où vous avancerez. Dans la vie civile, ils m’ont également été d’un honnête secours. », Hélie de Saint Marc, op. cit.
  • [32]
    Alexandre Soljenitsyne : Le Déclin du courage.
  • [33]
    Maréchal Leclerc : « La décadence vient aussi du langage tenu aux Français aussitôt la victoire de 1918 remportée. Après l’effort formidable qu’on venait de leur demander, on ne leur a plus jamais parlé de leurs devoirs mais uniquement de leurs droits. L’homme qui voulait réussir auprès de ses concitoyens ne devait plus jamais leur parler d’effort, de discipline, de travail. », Déclaration faite, en 1942, au Tchad.
  • [34]
    « De tels chefs ne doivent pas se laisser cantonner au rôle d’expert du combat technologique, qui pourrait obscurcir leur vision d’ensemble, mais rechercher au contraire les idées générales qui seules peuvent féconder l’action », François-Olivier Corman : « Commander à l’âge de l’information : comment tirer parti du miracle (ou du mirage) technologique », RDN, n° 828, mars 2020.
  • [35]
    « À l’époque des machines et des ordinateurs, de la cybernétique et de la logistique, il importe de noter que l’acte de commander ne peut être suppléé par un appareil. L’acte humain supposera toujours un choix entre plusieurs partis, il exige une sorte de pari. Celui qui commande peut se tromper. La machine n’est pas responsable ; elle ne parie pas. Elle ne risque rien. Et si je pouvais créer des mots, je dirais que la machine “ordine” mais n’ordonne pas. », Jean Guitton : La Philosophie du commandement.
  • [36]
    Abbé Courtois : op. cit., § 395.
  • [37]
    François-Olivier Corman : op. cit.

1En seize ans à peine, la ville de Dunkerque passa des mains espagnoles aux françaises, puis redevint espagnole à la suite de la Fronde, avant de tomber sous domination britannique après la bataille des Dunes (1658). Voyant l’occasion d’y installer une place stratégique, tant pour son commerce que pour sa défense, l’Angleterre renforça sensiblement les fortifications de la ville. Après la restauration des Stuart sur le trône d’Angleterre et la fin de la république de Cromwell, profitant de la situation de déliquescence économique laissée par cette période mouvementée, Louis XIV racheta la place forte dont il avait contracté le mal [1] à Jacques II en 1662. Cette entreprise est l’une des plus heureuses et des plus importantes de la politique extérieure du roi en son début de règne personnel [2].

2Voici planté le décor historique de la ville qui vit naître en 1650 l’un des marins les plus célèbres du Roi-Soleil. Tantôt sujet français, britannique, espagnol, il fit ses premières armes à bord des vaisseaux hollandais sous les ordres du célèbre De Ruyter [3]. On peut donc légitimement se demander ce qui destinait Jean Bart à devenir un serviteur si précieux de la France et l’un des commandants les plus célèbres et reconnus [4] que la Marine ait eus. C’est au travers de cette figure du célèbre Dunkerquois que nous allons développer plusieurs qualités du chef ainsi que l’art de commander.

Le courage au service de l’autorité

3Parmi toutes les qualités de Jean Bart, l’une des plus évidentes semble être le courage dont il a fait preuve à de nombreuses reprises. C’est le courage qui lui permet de se confronter à l’escadre hollandaise largement supérieure en nombre comme en canons au large du Texel [5]. C’est le courage qui le fait se lancer le premier à l’abordage sur ses futures prises [6]. Et c’est aussi le courage qui lui fait défier en combat singulier les capitaines des navires qu’il affronte (conformément au code de l’honneur de la course) [7]. Courages physique et moral. Ce sont sur eux que s’appuie Jean Bart pour asseoir son autorité auprès des hommes. Et grâce à eux qu’il sème la terreur [8] chez les Anglais et Hollandais.

4En tout temps, l’attitude d’un chef est montrée en exemple (bon ou mauvais) aux yeux de ses subordonnés. Aussi, un chef courageux pourra plus encore révéler les courageux dans ses rangs. Cette assertion se vérifie aisément sur le plan physique. Mais elle n’est pas moins vraie, ni moins utile, du point de vue intellectuel ou moral. Hélie de Saint Marc dans sa lettre aux capitaines, fait d’ailleurs de ces courages les piliers sur lesquels repose l’autorité du chef [9], seul dans ses décisions et dans l’action.

5La notion de décision étant indissociable de celle de responsabilité, le courage est une vertu pour l’action, comme après l’action. Il se révèle également lorsque le chef doit rendre des comptes. À plus forte raison lorsque les nouvelles sont mauvaises, il forme le trait d’union entre les conséquences d’un choix et l’auteur de ce choix. C’est aussi de cette manière que peut être éclairée la célèbre formule du maréchal Joffre : « Je ne sais pas si c’est moi qui ai gagné la bataille de la Marne. Mais il y a une chose que je sais bien : si elle avait été perdue, elle l’aurait été par moi. »

6En assumant ses responsabilités, et plus généralement sa parole, le chef montre le courage de la loyauté. La loyauté envers ses chefs, envers ses subordonnés et envers lui-même. Si l’on en croit le général de la Porte du Theil, assumer sa parole et ses erreurs est, pour l’Homme, source d’une véritable indépendance. Elle lui permet de se libérer de son propre esclavage [10]. À plusieurs égards, Jean Bart, nous donne en exemple sa loyauté et sa franchise. Et notamment celle vis-à-vis de ses subalternes. Il utilise régulièrement son accès privilégié au roi pour l’entretenir de cas particuliers et plaider en leur faveur. Ce constat se vérifie également pour l’intérêt de groupe (qu’il soit à l’échelle de l’équipage ou de l’escadre) que Jean Bart défend auprès de ses chefs en leur faisant part des sujets les plus terre à terre de leur quotidien. C’est la devise de l’amiral Jurien de La Gravière, « loyauté et indifférence » qui permet finalement de synthétiser le lien qui noue loyauté et courage. La loyauté à ses chefs, à ses subordonnés et à son devoir quelles qu’en soient les conséquences personnelles.

À propos de la compétence

7Jean Bart est courageux, mais il n’est pas téméraire. Le courage seul ne suffit pas. Il ne se substitue pas à la compétence, mais la complète. Souvent bloqué par les escadres anglaises et hollandaises mouillées devant Dunkerque, Jean Bart ne part pas en mer tête baissée. Il prend de la hauteur, observe les positionnements ennemis, choisit la technique qui permettra sa sortie, ou la diffère pour attendre des circonstances plus favorables. À chaque occasion, il déploie une imagination et un sens tactique hors-norme. Une fois en rasant la côte malgré le péril des bancs de sable (qu’il connaît parfaitement). Une autre en faisant sortir six barques de nuit avec leur fanal pour donner le change aux Anglais. Une autre encore en attendant que la tempête qui s’annonçait s’occupe de disperser les forces adverses.

8Pour arriver à ce degré de compétence tactique, le chef doit se former. Il doit apprendre de la théorie et de l’expérience. Il doit apprendre du champ technique comme de celui de la profondeur de l’Homme par lequel, en premier lieu, il exerce son autorité. Comme le dit le maréchal Foch, c’est une préparation exigeante et de long cours dont le fruit est la conduite de l’action : « la victoire ne se contente pas des vertus de la dernière heure. La réalité du champ de bataille est qu’on n’y étudie pas ; simplement on fait ce que l’on peut pour appliquer ce qu’on sait. Dès lors, pour y pourvoir un peu, il faut savoir beaucoup et bien ».

9Si l’action est la finalité de l’acquisition de compétences, ce processus de formation personnelle reste évidemment sans achèvement. En prenant à deux reprises une part active dans la défense de la ville de Dunkerque assiégée par les armadas britannique et hollandaise, Jean Bart nous montre qu’il développe ses compétences dans d’autres champs que celui de la course. Il fait écarter les brûlots et les machines infernales imaginées par le Hollandais Meesters [11] par des chaloupes et fait lever les sièges sans dommage pour la place. Le Dunkerquois est incontestablement un excellent corsaire, déployant un sens tactique remarquable. Mais il montre également son appétence pour des affaires de portée stratégique en rédigeant à l’intention de Versailles son « mémoire sur une entreprise à exécuter dans la rivière de Londres » [12]. En outre, c’est à lui que Louis XIV confie de débarquer en Angleterre le Stuart Jacques II évincé par son cousin, Guillaume d’Orange, à la tête du royaume et c’est à nouveau à lui qu’il fait appel pour conduire le prince Conti après son élection au trône de Pologne dans son futur royaume [13].

10Peut-être plus encore qu’ailleurs, la mer oblige le chef à être compétent dans ses métiers de commandement et de marin. L’abbé Courtois, dans son ouvrage L’Art d’être chef, nous rapporte les propos écrits par Napoléon à son frère Joseph : « La compétence professionnelle n’est pas seulement une condition de prestige, c’est une question d’honnêteté. La plus grande immoralité, c’est de faire un métier qu’on ne sait pas [14]. »

Sur la dignité de l’Homme

11Plongé au cœur d’une époque où les mœurs pouvaient être très cruelles, Jean Bart est pourtant animé d’un profond respect pour l’Homme. En témoigne notamment le traitement qu’il réserve à ses amis comme à ses ennemis. Le journal intime d’Elisabeth van der Woude [15] est là pour témoigner du respect avec lequel il traite ses prisonniers. Un de ses capitaines, après la prise majeure réalisée au Texel en 1690, prendra soin de lui signaler par son compte rendu qu’il a « traité le capitaine, ses lieutenants et son fils comme s’ils étaient de nos amis » [16]. Au retour de cette même expédition, il s’astreint à débuter le débarquement de son escadre par la prise en charge des 169 blessés (en grande majorité hollandais) avant de se poursuivre par celui des 469 prisonniers. Il a le souci des hommes, et celui de préserver des vies.

12Dans son œuvre Pilote de guerre, Saint-Exupéry nous plonge au cœur de la notion de dignité de l’Homme : « Ma civilisation, héritant de Dieu, a fait les hommes égaux en l’Homme. La grandeur, en effet, de ma civilisation, c’est que cent mineurs s’y doivent de risquer leur vie pour le sauvetage d’un seul mineur enseveli. Ils sauvent l’Homme [17]. » La dignité, qui paraît familière tant elle est inscrite dans notre culture, n’en reste pas moins fondatrice pour le chef et son rapport aux autres.

13Sur l’échelle hiérarchique, qui permet l’exercice du commandement, le chef et son subordonné ne sont pas au même niveau. Mais c’est par la dignité qu’ils sont semblables. Car par la dignité leurs vies sont de même valeur, c’est-à-dire inestimables. Cette haute vision de l’Homme, fruit millénaire de notre civilisation, s’applique aux subalternes comme aux supérieurs. Mais elle s’applique également aux alliés, aux civils ou aux ennemis avec lesquels le chef doit composer dans son action [18]. Elle ne suffit pas pour rendre humaine la guerre, mais est vitale pour ne pas rendre inhumains ses acteurs.

14Agir avec un profond respect de l’Homme c’est être bienveillant, avec ses pairs et surtout ses subordonnés. La bienveillance, mot-à-mot « veiller au bien de », est une attitude toute forgée d’altruisme et de respect. Le chef doit savoir donner le sentiment à ses subordonnés que leurs préoccupations personnelles intéressent leurs supérieurs [19]. À cet égard, Jean Bart se montre soucieux de régler les problèmes les plus domestiques comme le bien-être de son équipage [20]. Il se préoccupe du confort de tous et de la qualité de la nourriture [21]. Il a aussi la réputation de traiter avec soin ses hommes et de ne pas les oublier au moment de prendre leur pied [22]. Cette attitude exemplaire, emprunte de bienveillance et de justice, n’est d’ailleurs pas dommageable au corsaire puisqu’elle lui facilite la recherche de nouvelles recrues. Elle est une des clefs de l’autorité [23].

15La bienveillance indique aussi au chef d’endosser un rôle d’éducateur et de formateur de ses subordonnés. En veillant à grandir ses hommes, il œuvre à leur service. Mais il œuvre aussi à celui du bien commun en assurant la progression générale d’une institution et en participant à la montée de futurs cadres. Le bon chef fait des émules qui seront à leur tour des chefs équilibrés.

16Tout en étant bienveillant, le chef doit néanmoins se garder de sombrer dans la faiblesse. La faiblesse n’est pas l’excès de bienveillance, mais elle en est une caricature dénaturante. Elle est un travers, sûrement humain, dans lequel le chef peut tomber, et qui constitue le plus grand péril de son autorité [24]. Bienveillance ne rime donc pas avec démagogie ou avec bonhomie. Bien au contraire, elle semble être synonyme de justice, de force et de vérité. Ainsi, l’extrait d’une lettre reçue par le général Drouot d’un de ses hommes, nous permet de résumer en miroir les attentes de l’exercice de l’autorité conduite avec bienveillance : « Moi, mon général, je n’ai jamais trouvé aucun colonel qui sût parler comme vous à un soldat ; vous étiez sévère, j’en conviens, mais juste ; enfin, vous parliez à un soldat comme s’il eût été votre égal. Il y a des officiers qui parlent aux soldats comme s’ils étaient les égaux des soldats, mais ça ne vaut rien selon moi [25]. »

L’exemplarité du chef

17Les différentes illustrations de la vie de Jean Bart que nous avons explorées sont autant d’occasions de montrer combien il fut un chef exemplaire. Cette observation nous permet déjà de sentir à quel point cette notion est distillée dans l’attitude générale du chef.

18Le Maréchal de Belle-Isle, dans les instructions rédigées à l’intention de son fils [26], nous livre une série de préceptes qui touchent, dans une large part, à l’exemplarité du chef. Elle s’étend du respect des ordres et des consignes, à l’attitude qu’un chef doit montrer en public, en passant par la manière d’être avec chefs et subordonnés – ou avec anciens et plus jeunes – et va jusqu’à préciser l’équilibre de vie qu’il doit adopter. On voit, par cette longue liste non exhaustive, à quel point elle touche l’ensemble des faits et gestes de celui qui exerce l’autorité, et combien l’attitude d’un chef est synonyme d’exemple.

19De sa vie, Jean Bart donne de nombreuses années au service de la France. Il y témoigne d’une certaine exemplarité – d’ailleurs saluée par ses pairs – accentuée par le travail important qu’il fournit [27]. Elle est, pour le Dunkerquois, une porte d’entrée à l’exigence qu’il a envers ses hommes comme envers les services de logistique avec lesquels il traite. On ne peut néanmoins conclure sans noter qu’exigence et exemplarité ont toutes deux leur possible travers. L’exigence, tout d’abord, doit s’efforcer de s’accorder avec la bienveillance sans laquelle elle ne saurait être au service du bien commun. L’exemplarité, ensuite, ne doit pas inciter le chef à se placer derrière un masque [28]. Être exemplaire n’est pas cacher ses travers ni se construire une posture. C’est être naturel et authentique sans chercher à paraître ou à singer des attitudes toutes faites, sans toutefois exclure le travail sur ses défauts. C’est cette manière d’être qui fonde une confiance durable des subordonnés vis-à-vis de leur chef.

Conclusion

20Quelles descriptions du chef Jean Bart transparaissent auprès de ses contemporains ? Même s’il existe certaines critiques de sa manière d’être et de commander, ses contemporains sont très majoritairement élogieux. Par sa bienveillance, sa compétence et par la gloire qu’il a acquise, il est reconnu de ses équipages. Son autorité est également vantée par ses pairs, les capitaines de Dunkerque, qui s’y soumettent volontiers [29]. Enfin, la place de choix qu’il occupe dans l’estime de Louis XIV, gagnée par ses nombreux mérites, lui vaut les lettres de noblesse qui lui sont accordées en 1697 et sa promotion au grade de chef d’escadre [30]. Ce parcours exceptionnel le fit passer d’officier marinier (à son retour de la marine hollandaise) au grade d’officier général, et d’un enfant d’une famille pauvre de Dunkerque à l’une des personnalités les plus prestigieuses des Flandres.

21Ces quelques éléments biographiques de Jean Bart sont évidemment loin d’être complets. Il en existe probablement bien d’autres qui mériteraient tout autant d’être rapportés. De même, ces quelques lignes n’ont pas la prétention de faire le tour de l’art du commandement. Beaucoup se sont déjà penchés sur ce sujet et se sont exprimés de manière beaucoup plus juste. Et ils offrent au lecteur un point de vue bien plus légitime par le recul de leur propre expérience.

22En décortiquant ces événements de la vie de Jean Bart sous le prisme du commandement, quatre vertus se sont détachées. Elles ne sont pas remontées par l’histoire de manière uniforme ou équilibrée, mais toutes disposent d’au moins quelques exemples pour affirmer que Jean Bart fut un chef compétent, exemplaire, respectueux et courageux [31]. Reste à poser la question de l’actualité de ces qualités pour le chef.

23Que dire du courage à l’heure de son déclin [32] ?

24Soljenitsyne avait mis en garde les Occidentaux contre le vide causé par l’appauvrissement moral et du juridisme sans âme de notre société matérialiste. Quel ressort peut pousser l’homme au service, au don et à l’élévation morale lorsque l’épanouissement individuel, pris sous l’angle de la possession, de la jouissance individuelle sans limite, ou du culte du corps, est l’Alpha et l’Oméga de la société ? Le progrès technique et le progrès social – tous deux par ailleurs vertueux – ont marché main dans la main pour léguer à l’individu le bien-être en héritage. Aussi, qui peut lui donner le goût du sacrifice [33] ?

25Que dire de la compétence à l’heure où l’ultra technicisation incite à l’expertise ? À l’heure où la machine occupe une place, chaque jour grandissante, dans notre environnement ?

26Pour maintenir une vue d’ensemble et disposer d’idées générales, les chefs doivent se garder d’être enfermés dans l’expertise [34]. C’est une condition qui leur permet de ne pas céder la main à la machine. Nos systèmes, en effet, ont besoin des décideurs qu’ils ne sont pas. Comme le dit Jean Guitton, le chef ordonne là où la machine « ordine » [35].

27La formation du chef doit également faire de lui un fin connaisseur de l’épaisseur humaine. À l’heure de nos systèmes informatisés, cette connaissance semble toujours nécessaire pour l’analyse d’une situation donnée par une interface numérique et synthétique, qui parfois laisse ressurgir un peu d’homme. Elle reste, de plus, une piste majeure pour favoriser l’inventivité, l’initiative et permettre la subsidiarité [36].

28Que dire de la dignité de l’Homme à l’heure de l’individu roi ? Quel lien unit autorité et bien commun ?

29L’amiral Auphan nous invite à voir le chef comme « le membre d’une élite constituée de ceux-là qui conduisent des hommes en vue du bien commun ». Lire les dangers de l’individualisme à l’échelle du chef, c’est dire qu’il ne doit céder ni au caprice, ni à l’intérêt, ni à l’orgueil pour dicter ses décisions [37]. Pour le dire autrement, le chef doit connaître et guetter les périls de l’individualisme pour ne pas s’y laisser piéger. Et encore une fois, dans une société qui peine à définir l’essence du bien commun, c’est le rôle du chef qui s’en trouve raffermi.

30Rien ne sert de se plaindre du vent, il faut ajuster ses voiles. Et tout porte à croire que si elles ne sont pas dans l’air du temps ces quatre vertus demandent justement à être protégées, mises en lumière et cultivées pour le plus grand service de l’autorité.


Mots-clés éditeurs : corsaire, Jean Bart, Louis XIV, Dunkerque

Date de mise en ligne : 09/02/2021

https://doi.org/10.3917/rdna.837.0039

Notes

  • [1]
    « Le mal de Dunkerque ». C’est en ces termes que Jaques Duquesne décrit l’attachement qui lie Louis XIV à Dunkerque. Un attachement qui commence par son entrée triomphale en 1658 après la bataille des Dunes. Le mot maladif est à rapprocher tant de l’importance majeure que le roi porte à cette place, que des douloureux souvenirs laissés par la Fronde dans la mémoire du roi (alors mineur) de sa fuite de Paris, et dans le gâchis de la reconquête de Dunkerque par les Espagnols.
  • [2]
    C’est ainsi que A. de Saint-Léger traite l’acquisition de Dunkerque et de Mardyck par Louis XIV dans son article pour la Revue d’histoire moderne et contemporaine de 1900.
  • [3]
    Parfaire son apprentissage à l’étranger est un fait courant en temps de paix à cette époque.
  • [4]
    Huit bâtiments de la Marine française ont déjà porté son nom.
  • [5]
    Description de la bataille du Texel par Jacques Duquesne : Jean Bart ; Éditions Seuil, p. 229.
  • [6]
    Pourtant interdit par ordonnance.
  • [7]
    La seule exception semble être le capitaine Ranc dont Jean Bart ne peut recevoir l’épée en 1678. Il se fait alors soigner du boulet qui lui a emporté une partie des jambes, et de la grenade qui lui a brûlé le visage et les mains.
  • [8]
    De Jonghe, historien de la marine hollandaise dira : « Il mourut, pleuré par toute la France, mais non par les Anglais et les Hollandais qui rendirent un légitime hommage à ses services exceptionnels, mais qui ne purent cependant pas dissimuler leur joie d’être à l’abri d’un de leurs plus redoutables ennemis, terreur de tous les gens de mer. », Jacques Duquesne, op. cit, p. 305.
  • [9]
    « Enfin, mais cela vous le savez déjà, l’autorité est fille du courage sous toutes ses formes, moral, intellectuel et physique. Commander, c’est être seul. La plupart des décisions qui remonteront à vous seront délicates, sinon elles auraient déjà été réglées par un autre. [….] », Hélie de Saint Marc : Les Sentinelles du soir.
  • [10]
    « L’homme qui reconnaît loyalement qu’il s’est trompé, ou plus simplement qu’il ne sait pas tout, se grandit singulièrement. Et par surcroît, il conquiert, en se conquérant ainsi lui-même, une magnifique indépendance. Là seulement est la véritable liberté : l’esclavage vis-à-vis d’un autre homme est dur, mais l’esclavage vis-à-vis de soi-même est pire encore. », général de La Porte du Theil.
  • [11]
    Meesters développa une « machine infernale » qui pourrait être qualifiée comme l’ancêtre de la torpille. Munie d’un éperon pointu capable de s’enfoncer dans les coques et jetées, elle était chargée de poudre, de mitraille, de cailloux, de goudron, de soufre, etc.
  • [12]
    Jacques Duquesne : op. cit., p. 174.
  • [13]
    Ces deux entreprises ne seront d’ailleurs pas des succès retentissants…
  • [14]
    Abbé Courtois : L’Art de commander, § 244.
  • [15]
    Elisabeth van der Woude est faite prisonnière par Jean Bart en 1677 lors de la prise d’un navire marchand hollandais à bord duquel elle se trouvait. Elle écrit, non sans un trait d’humour, « le Capitaine était un homme plein de droiture et d’amabilité et moins acharné papiste que les autres » (le papiste fait référence au désir exprimé par un des lieutenants de Jean Bart de voir la jeune femme se convertir avant de la prendre pour épouse).
  • [16]
    Jacques Duquesne : op. cit., p. 233.
  • [17]
    Antoine de Saint-Exupéry : Pilote de guerre, p. 229.
  • [18]
    Contre-amiral Marin Gillier : « La dignité de l’homme, l’officier face à ses choix », in « L’éthique du marin militaire », Bulletin d’études de la Marine, n° 43, septembre 2008.
  • [19]
    Abbé Courtois : op. cit., § 288.
  • [20]
    « Jean Bart n’a pas changé, il se préoccupe toujours du confort de ses hommes, de leur habillement aussi, se montre soucieux du plus infime détail, intervient à Versailles pour celui-ci ou celui-là », Jacques Duquesne, op. cit., p. 296.
  • [21]
    La nourriture chargée pour la course ne rencontre pas les mêmes contraintes que celles liées à des grandes traversées ou des longues attentes.
  • [22]
    C’est par cette expression que l’on dénomme le partage du butin revenant à l’équipage du bâtiment.
  • [23]
    « Après s’être imposé au respect et à la considération de ses subordonnés par sa valeur personnelle et par l’exemple qu’il leur donne en toute occasion, le chef gagne leur confiance en s’intéressant aux détails de leur vie, en les écoutant avec bienveillance, chaque fois que les règles de la discipline ne s’y opposent pas ; en leur prouvant qu’après le bien du service, le bien-être de la troupe est le principal souci du commandement. », préface du général Weygand du Rôle social de l’officier, du maréchal Lyautey.
  • [24]
    « Dieu veille que nos maîtres soient fermes, c’est tout ce que nous leur demandons. Rien n’est dangereux pour celui qui est dessous comme la bonhomie de celui qui est dessus. », Charles Péguy, Mystique et Politique.
  • [25]
    Abbé Courtois : op. cit., § 338.
  • [26]
    Maréchal de Belle-Isle : Instruction sur les devoirs du chef militaire.
  • [27]
    « Et surtout, il travaille. Beaucoup. », Jacques Duquesne, op. cit., p. 295.
  • [28]
    « N’essayez pas de vous mentir et encore moins de mentir à vos hommes. Personne ne vous demande une perfection que nul n’a rencontrée dans ce monde. La tentation des jeunes officiers est parfois de s’abandonner au coup de menton et au profil de médaille : ils cherchent naïvement à coïncider avec leur idéal. La réalité, tôt ou tard, risque de leur éclater au visage. Sachez être simple et sobre. Vos hommes s’adapteront naturellement à vos qualités et compenseront vos défauts. », Hélie de Saint Marc, op. cit.
  • [29]
    « Il y en aurait une bonne partie qui se soumettrait volontiers. Sa bravoure et sa manière de commander (quoique peu expérimenté) lui ont donné créance parmi eux », propos du commissaire général de la Marine Hubert en réponse à Colbert, Jacques Duquesne, ibidem.
  • [30]
    Le chef d’escadre est un grade d’officier général prenant rang après le vice-amiral et le lieutenant général.
  • [31]
    « Compétent, exemplaire, respectueux, courageux… J’aurais bien du mal à rentrer moi-même dans ce cadre-là ; le soldat vit humblement, jour après jour, en sachant que rien n’est jamais acquis et que l’horizon, comme un mirage dans le désert, se dérobe toujours sous ses pas. Mais ces quatre mots peuvent être un point de mire sur le sentier où vous avancerez. Dans la vie civile, ils m’ont également été d’un honnête secours. », Hélie de Saint Marc, op. cit.
  • [32]
    Alexandre Soljenitsyne : Le Déclin du courage.
  • [33]
    Maréchal Leclerc : « La décadence vient aussi du langage tenu aux Français aussitôt la victoire de 1918 remportée. Après l’effort formidable qu’on venait de leur demander, on ne leur a plus jamais parlé de leurs devoirs mais uniquement de leurs droits. L’homme qui voulait réussir auprès de ses concitoyens ne devait plus jamais leur parler d’effort, de discipline, de travail. », Déclaration faite, en 1942, au Tchad.
  • [34]
    « De tels chefs ne doivent pas se laisser cantonner au rôle d’expert du combat technologique, qui pourrait obscurcir leur vision d’ensemble, mais rechercher au contraire les idées générales qui seules peuvent féconder l’action », François-Olivier Corman : « Commander à l’âge de l’information : comment tirer parti du miracle (ou du mirage) technologique », RDN, n° 828, mars 2020.
  • [35]
    « À l’époque des machines et des ordinateurs, de la cybernétique et de la logistique, il importe de noter que l’acte de commander ne peut être suppléé par un appareil. L’acte humain supposera toujours un choix entre plusieurs partis, il exige une sorte de pari. Celui qui commande peut se tromper. La machine n’est pas responsable ; elle ne parie pas. Elle ne risque rien. Et si je pouvais créer des mots, je dirais que la machine “ordine” mais n’ordonne pas. », Jean Guitton : La Philosophie du commandement.
  • [36]
    Abbé Courtois : op. cit., § 395.
  • [37]
    François-Olivier Corman : op. cit.

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