1 À la mi-octobre 2019, la Flotte du Nord russe a déployé huit sous-marins d’attaque dont six à propulsion nucléaire en mers de Barents et de Norvège dans un effort d’une intensité inhabituelle depuis la fin de la guerre froide. Dans les mêmes eaux, deux sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de classe « Sierra II » conduisaient des essais et des activités d’entraînement. Cette concentration inhabituelle d’unités – 20 % des forces sous-marines déclarées de Moscou à la mer simultanément – a déclenché une réaction vigoureuse des aviations de patrouille maritime de l’Otan (plus de 40 sorties). Six P-3C norvégiens, un CP-140 canadien et quatre P-8A américains opéraient depuis Andoya, un autre Poseidon depuis Keflavik et un Atlantique 2 était déployé à Prestwick. Ce retour massif des sous-marins russes à l’est du GIUK (ligne Groenland-Islande-UK) peut être interprété comme une démonstration de la capacité de Moscou à protéger son « bastion » septentrional, zone de patrouille de ses SSBN, et rappelle l’importance de la guerre sous-marine.
2 En un peu plus d’un siècle, le submersible puis le sous-marin ont apporté des changements radicaux dans les domaines géopolitique, stratégique, tactique et technologique. De simple vecteur chargé de délivrer une torpille ou d’engager au canon une cible, il est devenu une plateforme multimissions inévitable. L’arme sous-marine fut longtemps le pré carré d’une poignée de nations qui savaient concevoir, construire et mettre en œuvre ce type de bâtiment susceptible de changer le cours d’une guerre. Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux sous-marins – en particulier américains – furent cédés aux pays alliés. L’URSS leur emboîtera le pas plus tard en fournissant à la République populaire de Chine et à d’autres pays satellites des sous-marins qui seront ensuite construits à grande échelle par Pékin. Le nombre de nations possédant l’arme sous-marine n’a ensuite cessé de croître. Cependant, posséder ne veut pas dire maîtriser, et le développement d’une force sous-marine reste un défi tant technologique qu’humain. Si la dissémination des vecteurs et de leur armement est bien réelle, celle des transferts de technologies et de la capacité à les mettre en œuvre reste encore mesurée, en particulier dans les domaines de la propulsion – notamment nucléaire – et des armements. Avant de se projeter dans l’avenir et d’émettre des hypothèses à moyen terme, un état des lieux des forces sous-marines mondiales et des tendances avérées dans leurs évolutions n’est pas inutile à la réflexion.
L’arme sous-marine moderne
3 Le sous-marin moderne est un outil puissant et polyvalent dont les missions se sont considérablement étendues depuis les années 1970. Capable d’évoluer en milieu adverse au plus près de la cible grâce à sa discrétion, il est un moyen aussi bien adapté au temps de paix qu’aux crises ou conflits. Le sous-marin constitue en effet une excellente plateforme de renseignement multidomaine : électromagnétique, acoustique, optique ou humain (mise en œuvre de forces spéciales) et remplit des missions d’information, de surveillance et de reconnaissance (ISR). Dès le temps de paix, il participe ainsi à la stratégie navale d’un État par son pouvoir dissuasif et sa présence possible dans une zone d’intérêt. En temps de crise ou de guerre, le sous-marin devient l’arme du combat naval par excellence. Il est l’instrument privilégié des opérations d’interdiction maritime (Sea Denial), contribue à celles de contrôle des mers (Sea Control) et fait aujourd’hui partie de la panoplie des vecteurs de projection de puissance vers la terre. Il peut en effet participer à des actions vers la terre par frappes de missiles ou peut venir en soutien d’actions de forces spéciales.
4 Cependant, le sous-marin n’est pas une panacée multifonctions. Par sa nature, c’est une arme plutôt binaire qui est peu adaptée à l’emploi de la force de manière graduelle. Ainsi, il est peu apte aux missions d’action de l’État en mer (sauf pour la fonction renseignement). Le contre-terrorisme maritime, la police des pêches, la surveillance de l’immigration, les missions de lutte contre la pollution ou les trafics illicites ne sont pas dans son champ de compétences.
Le cas particulier des sous-marins lanceurs d’engins balistiques à têtes nucléaires
5 Les porteurs de têtes nucléaires sont en quasi-totalité à propulsion nucléaire ; on parle alors de sous-marin nucléaire lanceur d’engin (SNLE). Leur mission est unique : la dissuasion nucléaire. Les qualités requises pour la plateforme sont généralement les mêmes que pour les autres sous-marins. Le club des nations mettant en œuvre une composante de dissuasion nucléaire par vecteur sous-marin est très restreint : États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni et Chine. Les quatre premières puissances ont toutes un programme ambitieux de renouvellement de leurs SNLE : poursuite de la mise en service des Borey pour la Russie, lancement des programmes Columbia et Successor pour les Américains et les Britanniques, et enfin SNLE de troisième génération pour la France. Pékin devrait consolider le volet sous-marin de sa triade nucléaire avec six unités classe « Jin » (094) et le développement du type « 096 » à l’horizon 2030.
6 L’Inde, avec l’Arihant à propulsion nucléaire, a rejoint ces cinq puissances début 2016. Ce navire a été équipé dans un premier temps de missiles à tête nucléaire K15 de portée réduite (750 km), en attendant l’entrée en service du missile balistique K4 pouvant frapper à 3 500 km, qui équipera la seconde unité, l’Arighat en 2020. Ce sous-marin indigène, en grande partie inspiré des productions russes, est un hybride entre le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) et le SNLE. Notons également qu’Israël et le Pakistan peuvent potentiellement mettre en œuvre des missiles de croisière à tête nucléaire à partir de sous-marins à propulsion conventionnelle ; le Turbo Popeye à partir des Dolphin pour l’État hébreu, le Babur embarqué à bord des Agosta 90B pakistanais et à l’avenir sur les S-20 commandés à la Chine. L’ampleur (coûts et technologies) et la durée des programmes de conception, de construction et de formation d’une composante de sous-marins lanceurs d’engins balistiques à têtes nucléaires rendent toutefois faible la probabilité d’évolution de l’ordre de bataille mondial dans ce domaine. Le sous-marin conventionnel lanceur d’engin à tête nucléaire nord-coréen, même s’il peut s’appuyer sur des fondements tangibles, reste surtout un épouvantail et un moyen de chantage.
7 Certains sous-marins ont également des caractéristiques particulières : les sous-marins nucléaires lanceurs de missiles de croisière, désignés selon le code Otan par le sigle SSGN (« G » pour Guided). Ces plateformes ont été à l’origine, ou par transformation, dédiées à des missions spécifiques : la frappe vers la terre pour les quatre SSBN américains classe « Ohio » modifiés ou la destruction de porte-avions américains pour les SSGN classe « Oscar II » russes. Ces unités, dotées d’un armement spécifique Tomahawk Land Attack Missiles pour les premiers et missiles antinavires P-700 Granat (3M45 ou SS-N-19) pour les seconds sont actuellement remplacées par des SNA multidomaines de lutte antisurface, lutte sous la mer et action vers la terre : les Virginia (Block V en particulier) pour les États-Unis et les Yasen pour la Russie.
Quelle flotte mondiale ?
8 L’évolution de la flotte sous-marine mondiale (chiffres de fin 2019) permet de constater que 41 marines sur 172 sont dotées de sous-marins de combat, ce qui représente 520 navires armés au total, loin des quelque 980 qui équipaient 43 marines en 1988. Sur ces 520 unités répertoriées, 105 sont des sous-marins de poche ou midgets. Certaines nations ont disparu de la scène (Albanie, Cuba, Bulgarie, Danemark, Libye et Ukraine) quand d’autres ont acquis une composante (Iran, Corée, Singapour, Malaisie, Vietnam, Bangladesh et Birmanie). Certains pays sont en passe de s’équiper, la Thaïlande ayant commandé ses premières unités à la Chine (3 S26T version export du Yuan chinois) et d’autres, comme les Philippines, réfléchissent ouvertement à disposer de l’arme sous-marine. Il faut néanmoins rester prudent sur ces chiffres, incluant par exemple 72 sous-marins de poche attribués à la Corée du Nord. Il est intéressant de constater que, numériquement, l’essentiel de la flotte sous-marine mondiale est plutôt situé en Asie (hors Russie) puisque 43 % des unités sont localisées en Océanie, Proche, Moyen et Extrême-Orient. On en trouve 16 % en Europe, 15 % en Amérique du Nord et 14 % en Russie, les 12 % restants étant partagés entre l’Afrique et l’Amérique centrale et latine. Plusieurs grandes évolutions sont à noter. D’une part, le nombre de sous-marins de la flotte mondiale continue de décroître tandis que le nombre de pays en possédant croît, notamment dans les nations hors UE et Otan. On peut donc parler de dissémination. D’autre part, dans l’Otan, trois pays n’ont plus de sous-marins conventionnels (États-Unis, Royaume-Uni et France) ; l’Otan met ainsi en œuvre les deux tiers des sous-marins nucléaires, mais moins d’un tiers des sous-marins d’attaque. Enfin, dans une approche globale, sept pays détiennent plus de la moitié des unités de la flotte mondiale : les États-Unis, la Russie, la Chine, le Japon, l’Inde, le Royaume-Uni et la France.
Évolutions des forces sous-marines
9 Les lignes de force du développement des forces sous-marines actuelles sont clairement identifiées. Les nations dotées de SNA ont toutes entamé le renouvellement de leur ordre de bataille. Les Virginia américains, Astute britanniques, Yasen russes, Suffren français et 095 Sui chinois seront les sous-marins d’attaque des flottes océaniques du XXIe siècle. Pour l’Inde, il faudra attendre les premiers retours d’expérience des déploiements de l’Arihant, New Delhi ayant l’intention de développer une composante SNA (purement d’attaque) de construction locale, mais a renouvelé son contrat de location d’« Akula » russe (Chakra III). Quant au Brésil, son premier SNA est programmé pour une mise sur cale en 2025 et il est possible que le géant sud-américain soit devancé par la Corée du Sud, les programmes de Brasilia étant coutumiers d’ajournements budgétaires.
10 Pour les sous-marins conventionnels, la dissémination devrait se poursuivre avec quatre changements marquants dans le profil des forces sous-marines, évolutions principalement concentrées en Asie, et l’émergence d’une nouvelle forme de conflictualité sous les mers :
- L’apparition de nouveaux acteurs océaniques dotés d’unités endurantes avec une mobilité accrue et un armement puissant. Le Japon fait figure de chef de file avec les 14 bâtiments classe « Soryu » et a pour objectif une flotte de 22 navires. Le voisin coréen a achevé son programme KSS-II (« Son Won-il » de design allemand type « 214 ») et a lancé sa première unité océanique de conception locale, le Dosan Ahn Chang-ho fin 2018 (KSS-III). L’Australie et le Brésil, pour leur part, poursuivent leurs programmes Sea 1000 (12 unités classe « Attack ») et Prosub (quatre unités classe « Riachuelo » et le SNA évoqué supra).
- L’adoption de manière plus intense de la propulsion anaérobie (Air Independant Propulsion – AIP) qui, sans donner l’allonge et la manœuvrabilité du nucléaire, étend considérablement l’endurance des sous-marins en plongée (augmentation du parc de 40 % en trois ans, soit 33 unités en tout). L’amélioration prévisible des performances des batteries (accumulateurs à technologie lithium-ion et piles à combustible dihydrogène) accroîtra l’autonomie et la mobilité des bâtiments.
- L’extension des achats de navires de seconde main à l’instar de la marine singapourienne qui a fait une excellente opération en acquérant des sous-marins suédois modifiés en propulsion anaérobie, en attendant ses propres modèles type « 218SG », de la Pologne qui envisage une solution intérimaire avec également des unités suédoises, de la Birmanie avec l’acquisition d’un ancien Kilo 877 indien ou encore du Bangladesh avec des Ming chinois rétrofités.
- L’arrivée, sur le marché de l’exportation, de deux nouveaux compétiteurs qui s’ajoutent aux quatre « historiques » (TKMS, Naval Group, Saab-Kockums et Amirauté) : la Corée du Sud (HHI/DSME) et le Japon (MHI/KHI), ce dernier positionné sur le marché du sous-marin océanique AIP.
11 Par ailleurs, la guerre sous-marine « classique » évolue. Les enjeux liés aux fonds des océans (câbles énergétiques ou de communication, ressources…) liés aux progrès technologiques dans les domaines de la robotisation, du traitement de données de masse et de l’intelligence artificielle étendent son éventail d’action et les moyens employés. On peut ainsi anticiper une intégration plus poussée des senseurs déportés dans le système d’information et de combat du sous-marin : l’accroissement des débits de transmission – conjugué au développement de moyens de communication sous-marine haut débit – permettra une utilisation accrue des drones sous-marins, de surface ou aériens. De même, une utilisation accrue de systèmes autonomes de grande endurance (3 mois – 3 000 nautiques) est à prévoir : pour transporter, (dé)livrer et récupérer des charges utiles lourdes (dont les mines), fournir une capacité de collecte de renseignements discrète ou offrir une capacité de barrière mobile en lutte anti-sous-marine.
La réelle valeur militaire des forces sous-marines
12 Cette approche quantitative et technologique n’est évidemment pas le reflet parfait des réelles capacités des composantes sous-marines des flottes mondiales. On se doit de considérer les ambitions géopolitiques des divers États, un bon indicateur étant la volonté et l’aptitude à déployer des unités loin et longtemps, comme la Chine et la Russie le font dans leurs zones d’intérêt. Une flotte sous-marine « in being » ne saurait avoir de réelles prétentions opérationnelles. En outre, la prise en compte du niveau acquis par une marine pour lutter contre la menace sous-marine (LSM) est nécessaire. L’étude de ses moyens mobiles navals, aériens et fixes ou semi-fixes (chaînes de surveillance hydrophoniques ou drones sous-marins) est souvent révélatrice. En effet, l’interpénétration opérationnelle entre les acteurs opérant en dessous et au-dessus du dioptre est un élément à considérer. Généralement une force sous-marine de niveau élevé, selon les standards occidentaux, est associée à des moyens conséquents : destroyers, frégates, aviation de patrouille maritime, hélicoptères, armements, moyens de détection fixes ou mobiles dont des satellites. On accordera ainsi facilement un bon niveau opérationnel à l’importante flotte sous-marine japonaise, car elle opère avec des unités aéronavales compétentes en lutte sous la mer, s’entraîne avec l’US Navy et est confrontée à des intrusions inamicales. Évaluer la capacité militaire de la force sous-marine chinoise est plus ardu par manque d’informations tangibles sur les entraînements conduits et sur les réelles aptitudes de la People Liberation Army Navy en LSM. Mais s’il n’y a pas la capacité ou la puissance, il reste le nombre…
13 Enfin, la prolifération des systèmes de missiles de croisière navals à changement de milieu (frappe vers la terre et antinavires) montre l’attrait pour la solution d’une dissuasion du faible au fort qui pourrait – même sans tête nucléaire – remettre en cause des équilibres géostratégiques. Le pouvoir de nuisance du sous-marin reste bien réel : le levier stratégique que constitue une composante sous-marine conventionnelle crédible exerce un fort pouvoir d’attraction pour de nombreux acteurs.
14 Ce panorama succinct permet d’augurer que le sous-marin militaire a toujours un bel avenir devant lui et que, tout comme le porte-avions, il peut continuer à prétendre au titre de capital ship de demain. Mais, dans un cas comme dans l’autre, le résultat dépendra des compétences acquises dans la mise en œuvre. Comme toujours dans le domaine naval, c’est une question de temps et de volonté.