Notes
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Abdelhakim Belhadj est considéré comme l’un des plus féroces opposants de Kadhafi sous son règne. Son parcours est des plus houleux. Il a été le chef du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) qui a combattu Kadhafi, et s’est aussi battu en Afghanistan. Pour ses liens supposés avec Al-Qaïda, l’organisation est considérée comme terroriste. Belhadj prendra part à la Révolution de 2011 tout comme les anciens membres du GICL qui encadreront cette dernière.
1 La Libye a été fracturée depuis 2011 en plusieurs morceaux. Une rivalité s’est instaurée entre les différentes milices dans les villes, affaiblissant de facto le pouvoir politique. Puis, trois autres fractures sont apparues : entre les milices et l’armée, entre le politique et l’armée ainsi qu’entre militaires. Ces fractures, sur fond de concurrence concernant les richesses pétrolières, ont eu raison jusqu’à présent de toute réconciliation entre les acteurs, et de la mise en place d’élections. Un des acteurs majeurs de la crise libyenne, le maréchal Khalifa Belqassim Haftar a en effet décidé de marcher sur Tripoli afin de la « libérer de groupes terroristes », interrompant du coup toute sortie politique de la crise au profit d’une solution militaire.
2 Si le Premier ministre libyen, Mahmoud Jibril, avait prévu dès la chute de Tripoli, en août 2011, de démanteler les brigades révolutionnaires qui ont combattu Mouammar Kadhafi durant la Révolution, les faits n’ont guère permis cette réalisation. En effet, dès la chute de la capitale, les brigades révolutionnaires ont instauré de façon officieuse, sans l’accord des politiques et sans décret, des Conseils militaires dans les villes où ont eu lieu les combats. Leur rôle ? Ils sont censés chapeauter les brigades révolutionnaires afin d’empêcher les anciens du régime kadhafiste de revenir dans ces villes, de coordonner des opérations à l’extérieur de celles-ci, mais aussi d’éviter que les brigades n’entrent mutuellement en conflit. Enfin, leur création doit répondre au rétablissement de l’ordre dans les rues, en l’absence de toute police, et suppléer tout autant, à l’absence d’une police judiciaire.
3 C’est Tripoli, la capitale, qui a été la première à initier la mise en place d’un Conseil militaire. Ce premier Conseil est alors dirigé par l’ancien djihadiste Abdelhakim Belhadj [1]. Son but est de remplacer les organes de sécurité disparus mais aussi de mettre l’ensemble des Brigades révolutionnaires sous ses ordres. Ce qui amènera une contestation virulente de la part des autres brigades révolutionnaires qui se sont installées dans la capitale, comme cela fut le cas des brigades de Misrata et de Zentan. Dès lors, Tripoli aux mains des brigades devenues milices deviendra l’objet de combats territoriaux avec en toile de fond la paternité de la chute du régime. Par ailleurs, les services de police seront quasiment livrés à eux-mêmes dans la capitale, dépendant du Haut Conseil de sécurité (HCS) contesté par les milices, les tripolitains tout autant que les politiques.
4 D’autres villes suivront l’exemple de Tripoli et créeront leurs propres Conseils militaires, tout particulièrement dans l’Ouest de la Libye du fait de la présence de brigades tribales échappant à tout commandement militaire. À l’Est, les brigades militaires seront intégrées dans une structure militaire. Au Sud règnent des unités indépendantes formées de Touarègues et de Toubous. Un autre facteur a favorisé l’émergence de milices à l’Ouest : l’état de désœuvrement de cette région (les casernes et bases militaires ont été détruites par l’Otan) contrairement à l’Est dont les structures n’ont pas été détruites durant la guerre de 2011. Cela va contribuer au non-retour des militaires dans leurs casernes. Enfin, la présence étrangère n’a pas encouragé les brigades révolutionnaires à coopérer davantage avec l’armée libyenne. Cela n’a guère incité la mise en place d’une chaîne de commandement nationale unifiée et structurée au service d’une stratégie commune face aux forces loyalistes de Mouammar Kadhafi. Cet état de fait a par ailleurs encouragé la prolifération de groupes armés aux objectifs idéologiques et tribaux différents, favorisant la fragmentation des groupes pendant et après la Révolution.
5 À Misrata, une des plus grandes villes de l’Ouest, un Conseil militaire est officieusement créé. Dirigé par un militaire qui a pris part à la Révolution contre Kadhafi, ce Conseil est composé de brigades révolutionnaires lourdement armées (chars blindés, roquettes, canons) qui occupent la base aérienne militaire et l’Académie aérienne qui formait les pilotes sous Kadhafi. Seules les brigades ex-djihadistes et radicales islamistes de la ville ne se soumettront pas aux ordres du Conseil militaire. Véritable État dans l’État, auréolée de ville martyre durant la Révolution, la haine de ses brigades contre Kadhafi et l’entregent de ses vieilles familles marchandes connectées à toute la Méditerranée font de Misrata une rivale dangereuse de Tripoli mais aussi de Benghazi. Un Conseil militaire s’est constitué à Zentan, ville connue pour sa participation active à la Révolution. Dirigé par un militaire dissident, il est également constitué de brigades puissamment armées.
6 La mise en place de ces Conseils militaires a miné l’autorité des institutions politiques représentées à l’époque par le Conseil national de transition (CNT) dirigé par Moustapha Abdel Jalil et le gouvernement qui avait à sa tête Mahmoud Jibril. Dès lors, une première fracture s’est instaurée entre les institutions politiques et les brigades révolutionnaires qui s’érigeront en milices.
7 D’autres facteurs ont aggravé l’affaiblissement des autorités politiques mais aussi militaires. L’armée, au lendemain de la Révolution, a été réduite à la portion congrue. Une purge s’est déroulée pour exclure les éléments kadhafistes de l’armée. Par ailleurs, une « chasse aux sorcières » a évacué de l’armée les brigades révolutionnaires, notamment islamistes, y compris celles ayant combattu Kadhafi. Dès lors, face à cette réduction drastique de l’armée et à l’épineux problème de la dissolution des brigades révolutionnaires, les autorités politiques ont permis la reconstitution de l’armée avec un mélange d’éléments qui n’est guère parvenu à s’imposer. Une structure appelée Bouclier national de la Libye (BNL) a été créée sous l’égide du CNT et du chef d’état-major de l’époque, le général Youssef Mangouche. L’intégration des brigades dans cette structure censée être sous le commandement du ministère de la Défense ne fut pas aisée. Tout en faisant monter les enchères aux salaires, appelés « primes », les brigades vont demander à entrer dans le BNL sous le commandement de leurs propres chefs et sans se délester de leur propre structure, au détriment du chef d’état-major qui n’a pu asseoir son autorité. Dans cette force BNL que l’on veut militaire, un savant mélange des genres s’est déroulé ; des chefs de brigades ex-djihadistes du Groupe islamique pour le combat en Libye (GICL) ont ainsi cohabité aux côtés de chefs militaires qui ont fait défection durant la Révolution. Certains auront sous leurs ordres des militaires qu’ils pourchassaient à la veille de la Révolution et des djihadistes menant des combats contre le régime de Kadhafi. La structure ne tiendra pas le choc. Beaucoup de militaires de carrière n’admettront pas d’être dirigés par des civils sans expérience militaire. Par ailleurs, certaines milices qui composent cette structure commettront des exactions envers des manifestants à Benghazi. Cela sonnera le glas du BNL et de toute structure militaire pour longtemps.
8 À cette structure défaillante s’est ajoutée une nouvelle purge de l’armée en 2013. Si on comprend les raisons de la première purge de 2012 qui voulait écarter les pro-kadhafistes de l’armée, on ne comprend pas très bien en revanche la seconde qui a mis à la retraite anticipée de nombreux hauts gradés pro-kadhafistes, mais aussi des anti-kadhafistes qui ont rejoint la Révolution. Parmi ces mis à la retraite, on trouve le général de l’armée de terre, Khalifa Belqasim Haftar qui a combattu contre Kadhafi auprès du chef de l’armée libyenne, le général Abdelfattah Younès durant la Révolution. Cette seconde purge, validée par le Premier ministre Ali Zeidane, marquera à jamais une fracture entre le politique et l’armée, du moins avec celle qui tentera de se reconstituer à l’Est de la Libye, à partir de 2014, sous l’égide du maréchal Haftar.
9 Une autre fracture, institutionnelle, surgit après la deuxième élection législative de 2014. Le Congrès général national (CGN) basé à Tripoli, ne reconnaissant pas le résultat de cette élection, a contesté la légitimité du nouveau Parlement sorti des urnes, lequel s’est réfugié dans l’Est à Tobrouk. À la suite de quoi la Libye s’est retrouvée non seulement avec deux Parlements, le CGN considéré comme illégitime par la communauté internationale et le Parlement, légitime, installé à Tobrouk. Deux gouvernements ont émergé de ce processus, celui de Tripoli considéré comme illégitime et celui d’Al Beida, à l’Est, jugé légitime. Afin de résoudre la crise, l’ONU a mis en place un nouveau gouvernement dirigé par Fayez el-Sarraj, à Tripoli, mais qui n’a jamais été reconnu par le Parlement de Tobrouk.
10 Ces fractures sont-elles irréconciliables ? Sans doute pas. Le maréchal Haftar a commencé une structuration de l’armée à l’Est, tandis que le Premier ministre et président du Conseil présidentiel Fayez el-Sarraj a œuvré de son côté à mettre sur pied une organisation militaire, laquelle n’est aujourd’hui qu’embryonnaire. Il aurait pourtant fallu procéder à une réunification de l’armée entre celle de l’Est et ce qui reste de celle de l’Ouest. Cela aurait pu amener à la dissolution des conseils militaires dont les plus importants sont dirigés par des militaires. Encore aujourd’hui, cette dissolution est loin d’être acquise tant les acteurs restent crispés sur leur position. Autre point clé : le devenir des milices des villes. L’envoyé spécial onusien, Ghassan Salamé, a compris que les milices souhaitent leur intégration dans la police. Il a mis en place un programme d’intégration de celles-ci dans les corps de police restructurés. Même si ce plan relève du bon sens, il arrive tardivement et reste fragile dans son exécution, dans la mesure où les miliciens se sont une nouvelle fois intégrés avec leur structure et leur chef. Au bilan, le ministère de l’Intérieur peine à s’imposer. Cette initiative doit donc faire encore ses preuves et sera forcément une opération de longue haleine.
11 Face à l’antagonisme guerrier qui a fini par surgir entre les différents acteurs, la France a proposé une solution politique comme sortie de crise : la mise en place d’élections présidentielles et législatives permettant au peuple libyen de choisir ses propres dirigeants. Lors de différentes réunions, elle a renvoyé dos à dos les acteurs principaux de la crise (Fayez el-Sarraj et le maréchal Haftar). Malgré des fractures persistantes, cette solution vise à sortir de la crise en freinant la velléité du maréchal Haftar de marcher sur Tripoli. Reste toutefois à savoir sur quelle base pourrait s’établir cette entente. Car, après plusieurs mois d’une intense médiation onusienne, le Parlement de Tobrouk et le Haut Conseil d’État n’ont pu réussir à trouver un compromis sur la loi référendaire portant sur la nouvelle constitution, ce qui aurait ouvert la voie aux élections. Même la réduction des membres du Conseil présidentiel (CP) pourtant voulue par les deux parties n’a pu s’appliquer. Une conférence nationale réunissant un certain nombre d’acteurs aurait-elle permis de trouver un consensus ? Malgré le peu d’espoir attendu de cette initiative de la dernière chance, c’est ce vers quoi l’ONU s’acheminait au printemps 2019. De son côté, le maréchal Haftar n’a pas attendu sa concrétisation. Quelques jours avant sa tenue et après une première entrevue avec le Premier ministre Fayez el-Sarraj, il a décidé de marcher sur Tripoli, privilégiant la solution militaire pour mettre fin au chaos des milices et sans doute espérer prendre le pouvoir. En réponse à un mandat d’arrêt lancé par Fayez el-Sarraj à l’encontre du maréchal Haftar, le procureur général de l’Armée nationale libyenne (ANL) a émis des mandats d’arrêt contre Fayez el-Sarraj et d’autres responsables civils et militaires du gouvernement, pourtant reconnus par la communauté internationale. La France, qui ne soutient aucune des parties, a aussitôt demandé l’arrêt des combats et la reprise du dialogue politique. Seule la neutralisation mutuelle des belligérants sur le terrain semble aujourd’hui permettre d’envisager la poursuite d’une solution politique inclusive. Le maréchal Haftar a joué son va-tout ; l’avenir dira s’il a eu raison.
Mots-clés éditeurs : milices, Khalifa Haftar, Kadhafi, Libye, Fayez el-Sarraj
Date de mise en ligne : 17/02/2020.
https://doi.org/10.3917/rdna.822.0077Notes
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Abdelhakim Belhadj est considéré comme l’un des plus féroces opposants de Kadhafi sous son règne. Son parcours est des plus houleux. Il a été le chef du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) qui a combattu Kadhafi, et s’est aussi battu en Afghanistan. Pour ses liens supposés avec Al-Qaïda, l’organisation est considérée comme terroriste. Belhadj prendra part à la Révolution de 2011 tout comme les anciens membres du GICL qui encadreront cette dernière.