Couverture de RDNA_820

Article de revue

Combat et intelligence numériques

Pages 131 à 136

Notes

  • [1]
    Déclarations de la ministre des Armées et du Cema, vendredi 18 janvier 2019.
  • [2]
    On préférera ce terme à celui de « Science de la donnée », traduction de l’anglais qui peine à rendre compte de la réalité du terrain. « Datique » est construit selon le même schéma qu’« Informatique », substituant à « information » la racine latine de « donnée », pour bien désigner ce qui reste une technique.

1 Le monde que l’on perçoit change. Le développement des technologies numériques initié au siècle dernier y promeut une valeur essentielle, l’information. Ses échanges s’accélèrent et s’intensifient, estompant les frontières de nos sociétés de plus en plus mélangées. Apparu de manière quasi instantanée, l’espace numérique qui en résulte se pense d’abord comme planétaire et universel.

2 Les humains eux ne changent pas. Ce nouvel espace est devenu un lieu de confrontation où les idées et les volontés s’opposent. Sans qu’il n’y ait eu encore de guerre, les militaires y conduisent des combats numériques intégrés aux autres formes de combat des milieux terrestres, maritimes et aériens. La volonté peut ainsi s’y manifester pour en découdre sous un seuil de visibilité, parfois contre des entités politiques non étatiques, souvent sans déclarer la guerre.

3 Le combat numérique n’est pas une obscure affaire d’ingénieurs repliés dans une « virtualité » strictement technique. L’automatisation et l’interconnexion croissante des équipements militaires décuplent l’importance de la maîtrise de l’information ; de facteur de pouvoir, elle est en passe d’en devenir une clé. C’est un combat de défense et d’attaque, pleinement intégré dans la manœuvre globale et au profit de tous les combattants [1].

4 En même temps qu’émergent les conditions d’un combat numérique, les capacités de traitement automatique de l’information connaissent un bond qualitatif. L’intelligence artificielle (IA) est au centre des préoccupations de par sa nature elle-même numérique. Son impact sur un monde hyper connecté interroge. D’un engouement académique initial, l’IA s’est vite traduite en intérêt industriel pratique. Étendue à une sphère publique où prédominent les fantasmes de marchands de sensationnel, la question de l’IA a tendance à se manifester sous la forme d’un anthropocentrisme mythifié jusqu’à l’omniscience, et donc l’omnipuissance. Cela se traduit par un attentisme, sinon la peur d’avoir à lutter contre un ennemi surhumain doué d’une intelligence telle que nous serions complètement dépouillés devant sa puissance militaire comme civile. Si l’angoisse peut être légitime, les enjeux qui entourent la question de l’IA sont réels et majeurs. Ils doivent être adressés avec raison, à des fins d’action.

5 Combat numérique et IA partagent le même espace, celui des machines ; la même représentativité, celle du numérique. Quelle relation entretiennent-ils ? Comment cela se traduirait-il sur le terrain ? Qu’est-ce que cela augure à plus long terme ? Nous recadrons ici le débat sur des bases concrètes pour présenter la vision d’un « équipier numérique ». C’est dans une démarche de réalisme qui n’exclut pas la projection que le combat numérique pourra s’emparer de l’IA et se constituer sinon en force du moins en capacité.

Dialectique du combat numérique et de l’intelligence artificielle

6 Le combat numérique est un combat réel conduit dans un espace numérique civil et militaire. Ce milieu s’est constitué par interconnexion de tous types de systèmes informatiques, également industriels et militaires, en réseaux souvent distribués à travers le monde. Intégrées tant dans la manœuvre interarmées que tactique, les opérations et les missions de combat numérique s’y planifient pour obtenir des effets contenus dans le cyberespace ou au-delà, dans l’espace naturel. C’est un combat comme les autres, dont le brouillard de guerre est lié à un milieu constitué de données complexes, massives et hétérogènes, où règnent la furtivité et la rapidité.

7 L’IA est une technologie, la science du traitement de l’information. Elle se traduit dans les années 1950 par l’automatisation d’un formalisme à base de règles logiques et se manifeste dans l’ordinateur devenu aujourd’hui aussi téléphone, véhicule ou système d’armes. Dans ce paradigme de la Règle, l’intelligence de la machine est limitée à celle que l’humain a d’un domaine qu’il veut automatiser ; la machine ne crée alors rien, elle hérite. La nouveauté de l’IA réside dans la mise en œuvre récente d’une capacité donnée aux machines d’apprendre leur propre modèle. Ce paradigme de l’Apprentissage est apparu sous la poussée de trois facteurs qui en constitue les limites : des algorithmes sophistiqués, des capacités de calcul parallèles à bas coût et une masse de données décrivant l’activité visée. La machine peut alors construire son propre modèle du domaine, y reconnaître des configurations qui échappent à l’humain et les généraliser. Si sa création, et parfois son inspiration, en est humaine, nous avons bien affaire à une intelligence des machines en plein développement.

8 Le point de convergence entre le combat numérique et l’IA est l’espace numérique où se conduit le premier. L’IA en est à l’origine car ce sont les ordinateurs et leur interconnexion qui l’ont produit. L’espace ainsi constitué est devenu le réceptacle d’une masse de données telle que l’IA a pu entrer dans ce nouvel âge de l’apprentissage. Cette masse de données contribue au brouillard de guerre qui affecte le combat numérique. Or, la machine est maintenant capable de donner un sens à des sources d’informations multiples, variées, sans lien évident entre elles. L’IA parle le langage des machines ; elle en est l’interprète pour les humains. À défaut de démonstration supérieure d’intelligence, elle peut restaurer une perception là où le cerveau peine à comprendre. Parce que l’espace numérique est un espace de données, plus cognitif que physique, l’IA peut conférer au combat numérique une réelle capacité combattante planifiée et commandée. Elle le fera par l’introduction d’un « équipier numérique », machine au côté du combattant humain, à l’intelligence naissante qui se développera selon les moyens qu’on lui donnera.

Le renseignement augmenté

9 Au cœur de tous les combats, le renseignement est un domaine où la donnée est prédominante. Tactique à fin d’action, ou stratégique pour le haut commandement, le renseignement est produit à partir d’une analyse des données recueillies là où se trouvent les ennemis : dans le cyberespace. Signe de la convergence forte entre l’IA et le combat numérique, l’application la plus évidente s’appuie sur l’avancée technologique la plus notable : le traitement du langage naturel.

10 L’IA est aujourd’hui capable de comprendre le texte humain, y compris dans la langue technique des combattants numériques. Déployé sur les réseaux sociaux et autres sources ouvertes, l’équipier numérique de renseignement apporte à son partenaire humain une capacité à traduire et à analyser les données numériques relatives à la cible ; il la synthétise en un court paragraphe pour que l’agent statue et isole les données tactiques et techniques nécessaires au combat. Cette forme d’IA peut être déployée dans des capteurs de données en interception passive, mais aussi en mode actif dialoguant sur les réseaux sociaux pour simuler des légendes crédibles, voire faire dire ce que l’on veut savoir.

11 Le renseignement augmenté contribue aussi à dissiper le brouillard entourant la cible pour une attribution plus juste et surtout plus rapide. Une image complète de la situation est produite par l’analyse des flux de données de la zone de combat, en convergence avec celles des zones périphériques au champ de vision de l’équipe, le tout adressé dans un contexte opérationnel plus global, lui-même traduit en données. L’équipier numérique contribue à la situation opérationnelle cyber où se dessine la bataille.

Simulation et personnalisation

12 L’équipier numérique a la capacité de simuler tout type d’environnement du cyberespace : ami, ennemi ou neutre. Ces simulations sont autant de plateformes d’entraînement améliorant la formation des combattants numériques en leur fournissant un théâtre d’opérations et une opposition plus réaliste parce que plus complexe. Elles permettent de rejouer des scénarios rencontrés sur le terrain et de considérer les conséquences d’autres choix que ceux pris alors.

13 La simulation sert aussi avant les opérations en répétitions des combats. Modes d’action et types d’armes sont testés dans des « wargames ». Dégâts occasionnés et effets attendus sont mesurés, étudiés et validés pour intégration des résultats dans la planification globale. L’équipier numérique est aussi un soutien de simulation pendant les opérations, en proposant sa prédiction des possibles en fonction de ce qu’il observe.

14 La capacité de simulation se traduit à l’échelle individuelle, à tous les échelons de commandement. Pourvu que la personnalité soit capturable dans les données relatives à sa manière d’agir, dans différentes situations, l’équipier numérique peut s’adapter à son équipier humain, en un profil personnalisé qui le rende plus efficace en anticipant ses choix, par exemple. Il permet aussi aux simulations de reproduire, en partie, et quelle que soit sa fonction, « son » humain.

Les équipiers numériques tactiques

15 Le combat numérique se décline en trois modes tactiques. Le mode sécurisation s’assure de l’hygiène de l’environnement pour y opérer et augmenter la précision des systèmes de détection d’attaques. L’IA offre à ce mode les moyens d’un camouflage numérique. Une fois appris le comportement global du système à sécuriser, l’équipier numérique est en effet capable de produire la contre-donnée nécessaire à lisser les opérations de sécurisation dans le comportement global.

16 Le mode défensif commence par la détection de l’attaquant. Les apports de l’IA se traduisent dans l’existant comme dans la nouveauté. Le « honeypot » se transforme pour simuler des systèmes cibles animés par comportement humain et parfois crédule. Le gain est double : étendre le domaine défendable en plus de raccourcir l’analyse in fine de l’attaque. L’IA amène aussi la possibilité d’un équipier numérique de défense qui mimique le comportement d’un humain. Un tel déploiement agit comme un premier rideau qui permet aux équipiers humains de se concentrer sur l’acquisition plus globale de la situation et sur la défense de systèmes plus sensibles.

17 La reprise du tempo ouvre la porte au mode offensif. L’équipier numérique permet le camouflage. Ayant compris la langue et la manière d’opérer de la cible, il y transpose les commandes pour les rendre invisibles. Le commandement de la manœuvre reste une décision humaine, tout comme l’expression de la volonté. Celle-ci peut être enrichie d’équipiers numériques d’attaque, simulant un comportement offensif pour divertir l’attention de la cible.

Développement du combat numérique

18 Le combat numérique se crée. Ses principes tactiques se dessinent selon l’héritage du combat terrestre, aérien et maritime, ils prouvent leur efficacité sur le terrain numérique. L’indépendance nationale d’une capacité de combat numérique passe par l’indépendance de quatre domaines : les capteurs numériques, l’analyse, l’autonomie de la décision, celle de la manœuvre. L’IA est partie prenante dans ces quatre domaines. Les travaux en IA dans le combat numérique sont donc des travaux de portée stratégique ayant pour fondement la préservation de l’indépendance de la France dans les combats de ce nouvel espace de bataille, facteur de puissance dans tous les autres.

19 L’IA est une science. Elle étend le champ des connaissances, le borne, et continue d’avancer à travers le monde. Les IAs apprenantes d’aujourd’hui sont dites « figées » : l’apprentissage du modèle se fait en dehors de l’environnement de déploiement. Elle a tout intérêt demain à le faire in situ. Où en sont nos chercheurs sur la question ? L’IA est aussi une technique. Sa mise en œuvre est une démarche de datique[2] en trois temps : ingénierie, analyse et visualisation. Cette démarche implique trois corps de métiers : des scientifiques pour concevoir, des ingénieurs pour réaliser et des hommes de terrain pour orienter et s’assurer de la valeur opérationnelle de l’effort. Où cette organisation se manifeste-t-elle en France ?

20 Le succès de l’IA est dû à trois facteurs : des algorithmes, des capacités de calcul et des données en quantité et qualité suffisantes. Ce sont autant d’axes de recherche pour le développement d’IA au degré de cognition allant croissant. La militarisation de ces axes de recherches est nécessaire, par souci de souveraineté d’une part, par réalisme de l’autre, car le développement de l’IA doit être pensé pour être utilisable sur le terrain, dans les conditions rustiques du combattant. Le rôle central de la donnée requiert en outre d’intégrer dans tous les combats numériques une ligne d’opération relative à la manœuvre des capteurs en charge de la récolter ; plus globalement au renseignement d’intérêt cyber. L’enjeu majeur du combat numérique est l’intégration complète de cette capacité dans les autres domaines opérationnels militaires à tous les niveaux, autant stratégique que tactique.

Choisir et devenir

21 Il est trop tôt pour se prononcer sur ce que le futur portera, nous n’en sommes qu’au début de l’intelligence des machines. Mais les choix que l’on fera aujourd’hui que les cerveaux et les machines se mettent en branle aux États-Unis, en Chine ou en Russie, décideront de la forme que l’IA prendra demain sur le champ de bataille. Si nous n’en faisons rien, l’IA se concrétisera par les figures effrayantes qui nous sont proposées ailleurs.

22 Le début de réflexion mené ici pointe dans la direction d’un combat numérique et d’une intelligence artificielle liés tels deux faces d’une même pièce numérique. Leurs enjeux sont ceux de la connaissance qui les façonne, de la puissance qui en découle et de la souveraineté qui la manifeste. Cela montre la nécessité d’une recherche ambitieuse, d’un développement maîtrisé, et des moyens à la hauteur des enjeux, pour les comprendre, accompagner leur développement et le cadrer selon notre volonté. C’est ainsi que nous conserverons notre rang international dans le combat numérique.

23 L’intelligence artificielle n’est pas un dieu mais une forge : son feu celui de la donnée, son enclume le hardware, son marteau l’algorithmie. Les armes qui en jailliront seront multiples, l’équipier numérique au côté du combattant la plus remarquable d’entre elles. L’intelligence artificielle est la clé vers l’intelligibilité de l’espace numérique. Sans elle, le combat numérique saura survivre ; avec elle, il aura les moyens d’y exercer notre puissance.


Mots-clés éditeurs : renseignement, simulation, tempo, données

Date de mise en ligne : 17/02/2020.

https://doi.org/10.3917/rdna.820.0131

Notes

  • [1]
    Déclarations de la ministre des Armées et du Cema, vendredi 18 janvier 2019.
  • [2]
    On préférera ce terme à celui de « Science de la donnée », traduction de l’anglais qui peine à rendre compte de la réalité du terrain. « Datique » est construit selon le même schéma qu’« Informatique », substituant à « information » la racine latine de « donnée », pour bien désigner ce qui reste une technique.
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