Notes
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[1]
JORF n° 0285 du 9 décembre 2018 : « Vocabulaire de l’intelligence artificielle ».
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[2]
Dans « L’aviation militaire ».
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[3]
Voir Charles Thibout : « L’intelligence artificielle, un rêve de puissances », conférence IRIS, « GAFA, IA, Big Data : quels enjeux géopolitiques ? », IRIS, 10 septembre 2018 (www.iris-france.org/).
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[4]
Comme Vladimir Poutine dans un discours en septembre 2017. Voir Nicolas Miailhe : « Géopolitique de l’intelligence artificielle : le retour des empires ? », IFRI, 2018 (www.ifri.org/).
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[5]
Manuscrit sur « Le vol des oiseaux », vers 1505.
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[6]
Voir par exemple les travaux de l’ISAE en neuroergonomie : « Un bilan positif pour la chaire ISAE-SUPAERO et Dassault Aviation » (www.fondation-isae-supaero.org/), et les travaux « Making BREAD: Biomimetic strategies for Artificial Intelligence Now and in the Future » (www.researchgate.net/).
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[7]
Le domaine aérospatial/aéronautique est le champ d’application qui connaît depuis 2013 la plus forte croissance annuelle en termes de brevets TIA, de l’ordre de 66 % par an, et se classe deuxième en volume derrière le transport autonome. Source : rapport 2019 sur l’IA du World Intellectual Property Organization (www.wipo.int/).
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[8]
À ce sujet voir Jean-Christophe Noël : « Intelligence Artificielle, vers une révolution militaire ? », IFRI, octobre 2018 (www.ifri.org/).
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[9]
Ce fut la stratégie notamment des Google-Amazon-Facebook-Apple-Microsoft (GAFAM).
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[10]
C’est le cas par exemple de systèmes intelligents, myriades de drones bas coût interconnectés partageant une intelligence collective, opérant en essaim, avec un certain niveau d’autonomie : « Department of Defense Announces Successful Micro-Drone Demonstration », Department of Defense, 9 janvier 2017 (https://dod.defense.gov/).
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[11]
Au sens neurologique : « Coordination de l’activité de plusieurs organes ou fonctions, réalisée par les centres nerveux ». Ici, par métaphore, ces « centres » sont les TIA.
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[12]
« Observation, Orientation, Décision, Action », modèle conceptuel proposé par le colonel Boyd en 1960. Voir la publication de Leslie M. Blaha : « Interactive OODA Processes for Operational Joint Human-Machine Intelligence », 2018 (www.sto.nato.int/).
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[13]
Programme d’études amont « Man-Machine Teaming » dont le lancement a été annoncé par la ministre des Armées, Mme Parly, le 16 mars 2018 (https://man-machine-teaming.com).
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[14]
Voir colonel Étienne Faury et lieutenant-colonel David Pappalardo : « L’intelligence artificielle dans l’Armée de l’air », hors-série DSI, avril 2019.
1 Il y a près de soixante-dix ans débutaient les premiers travaux consacrés au développement des technologies de l’intelligence artificielle (TIA), aujourd’hui définie comme un « champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension de mécanismes de la cognition et de la réflexion, et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel, à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines » [1]. L’essor prodigieux de ces technologies au cours des dernières années en a fait un levier majeur de supériorité. Ainsi, à la manière de Clément Ader conjecturant en 1909 que « sera maître du monde qui sera maître du ciel » [2], certains leaders contemporains affirment une vision des TIA qui révèle une même ambition hégémonique [3] : atteindre par la maîtrise des TIA un ultime horizon de suprématie [4].
2 Portées par les mêmes enjeux de puissance synonymes d’investissements, TIA et aéronautique résultent d’une même ambition créatrice : elles procèdent toutes deux d’une approche biomimétique, ayant ouvert la voie à des technologies bio-inspirées, dans une dynamique du dépassement. On retrouve ainsi dans le Codex [5] de Léonard de Vinci des observations du milan noir lui inspirant les premières théories du vol et une esquisse de machine volante. À l’identique, les pionniers des TIA ambitionnaient d’imiter avec des machines les compétences cognitives humaines sous quelques décennies, ambition originelle à laquelle fait écho le dialogue actuel permanent entre TIA et sciences cognitives [6]. L’essence commune des TIA et de l’aéronautique les prédispose à une forte symbiose, en prolongement de la voie tracée par les précurseurs des TIA (calculateurs, systèmes experts, automates, moyens de modélisation et de simulation) structurant l’aéronautique moderne et le spatial. La propension humaine à abolir les frontières physiques et intellectuelles oriente ainsi prioritairement le développement des TIA vers les domaines aérien et spatial, comme en témoigne la forte croissance du nombre de brevets ces dernières années [7]. Disposer des TIA permettant de dominer ces milieux, ainsi que les champs du registre cognitif ou informationnel (espace cyber, numérique, champ symbolique, perceptif), constitue un enjeu clé, de portée stratégique. Parmi les multiples effets pressentis de la rupture qui s’annonce avec les TIA, certains concernent directement le domaine militaire, susceptible de changements profonds liés à une mutation des caractéristiques de la conflictualité [8], concernant au premier chef la puissance aérospatiale.
3 Au-delà de considérations techno-centrées, objets d’une certaine fascination dystopique, les TIA s’invitent avant tout dans les enjeux de puissance sous l’impulsion de facteurs géopolitiques. Il s’agit tout d’abord de l’accélération informationnelle, engendrée par la facilitation globale des échanges et des communications, sur laquelle s’exerce une forte pression temporelle, et qui génère des volumes de données colossaux à un rythme exponentiel. Cette accélération va de pair avec la concentration urbaine, la concurrence d’accès aux ressources et un besoin constant d’amélioration des rendements énergétiques.
4 Ces facteurs ont engendré une complexification des relations, source de tensions. Cependant, ils ont également fait émerger de nouvelles opportunités, favorisant des investissements ayant propulsé les TIA hors du champ de la recherche pour en tirer profit avec des applications concrètes [9], en capitalisant sur trois avancées majeures : la croissance exponentielle de la densité de puissance calcul (microprocesseurs), la facilité d’accès à l’information encapsulée sous forme de données (connectivité et réseaux, avec de nouveaux usages en mobilité), stockées de manière massive (mégadonnées), et l’implémentation de méthodes de traitement performantes (algorithmes).
5 Catalysées par la convergence de ces avancées, les TIA en ont hérité des caractéristiques singulières. Elles sont devenues un formidable mécanisme de réduction de la complexité, capables de transformer rapidement de gigantesques volumes d’informations en connaissance. Celle-ci s’enrichit grâce à des techniques d’apprentissage, au contact du réel ou de nouvelles données, se transmet et se réplique sans perte. Surtout, cette faculté de réplication à l’infini n’induit aucun délai ni surcoût, au prix cependant d’une dépense énergétique non négligeable. Cette connaissance nourrit des raisonnements internes aux TIA, les rendant expertes (par exemple en reconnaissance d’image, jeux de stratégie), ou peut être mise en action par intégration dans des dispositifs (comme au sein de fonctions autonomes sur des aéronefs) ou dans des systèmes de vecteurs (par exemple des essaims de drones). Cette connaissance peut également servir des processus décisionnels, notamment en les éclairant, en créant du sens, en accélérant et en renforçant l’analyse des différentes options tout en en élargissant l’éventail.
6 En produisant une connaissance « ex-portée, dé-portée », « vivante » mais exogène au cerveau, les TIA effacent le paradigme historique du monopole humain de la cognition. De là, elles introduisent une dissociation entre « rôle » (fonction) et « lieu » (présence) de l’homme, annihilant la notion de « place » qui jusqu’alors les confondait. De cette différenciation résulte un nouveau paradigme, qui bouleverse les schémas établis : l’opérateur peut dorénavant être en charge d’une action sans y prendre part, superviseur extérieur déléguant la mise en œuvre à des TIA autonomes dans un cadre établi. Il peut également a contrario être co-localisé ou à proximité de systèmes intégrant des TIA, mais assurer des fonctions distinctes, en synergie et complémentarité. Enfin, ces systèmes peuvent agir de concert, étant autonomes et partageant une connaissance collective [10]. Celui qui s’approprie ce paradigme dispose d’un nouveau levier stratégique, la maîtrise de la connaissance que procurent les technologies numériques et les TIA, qui en sont un formidable amplificateur de puissance. Dans le domaine aérien, cette maîtrise apporte le « chaînon manquant », comblant un vide persistant jusqu’alors, au regard de certains déterminants classiques de la puissance aérospatiale :
- Clairvoyance : la connaissance, notamment de situation, est partagée à tous les niveaux, planification et conduite des opérations aériennes deviennent très dynamiques, nourries par des flux de données permanents, et disposent en temps réel d’évaluations des scénarios (wargaming dynamique).
- Ubiquité : la connaissance de situation, actualisée et partagée entre acteurs/systèmes, en tout point, permet de coordonner les engagements de manière optimale pour réaliser la combinaison idéale des effets. La réplication et le partage de la connaissance permettent de constituer de la masse et rendent invulnérable aux effets d’attrition.
- Permanence : la connaissance de situation actualisée permet d’optimiser la planification, d’anticiper des positionnements optimums et surtout les TIA s’intègrent dans des systèmes intelligents, autonomes, endurants, furtifs, de façon à répondre aux exigences de permanence.
- Fulgurance : la rapidité d’action et de mouvement intrinsèque à la troisième dimension se combine à une connaissance actualisée et distribuée instantanément (à la vitesse de la lumière). Cela permet d’anticiper et d’exploiter de manière nominale toutes les fenêtres d’opportunité. L’action aérienne et aérospatiale acquiert une nouvelle dimension, celle du temps maîtrisé grâce aux TIA, la faisant passer de la 3D à la 4D.
- Précision : la connaissance par estimation en temps réel des effets et l’actualisation des cibles permettent une répartition optimale des moyens et ainsi d’engager le niveau de force juste nécessaire, au bon endroit, au bon moment, en préservant au mieux l’environnement d’effets collatéraux dommageables.
7 Ces perspectives permettent d’envisager de nouvelles modalités opérationnelles, accentuant la portée stratégique de la puissance aérospatiale. Les TIA introduisent à la fois un prolongement et une augmentation des fondements de la puissance aérienne et aérospatiale, avec un saut d’échelle qui constitue une rupture.
8 Nouvel enjeu majeur de supériorité opérationnelle, intrinsèquement en lien avec la maîtrise du domaine aérien, du domaine spatial, du cyberespace et des champs du registre cognitif ou informationnel, la maîtrise des TIA s’impose pour l’Armée de l’air comme une évidence autant qu’un impératif. « Il est essentiel, dans les combats de demain, de pouvoir saisir toutes les opportunités. Il faudra être plus rapide que l’adversaire. La capacité à gérer l’ensemble des données, à se voir présenter des solutions par l’intelligence artificielle, et ainsi à pouvoir agir, sera déterminante. La connectivité, la collaboration entre tous les acteurs, qu’il s’agisse de drones, de satellites ou de chasseurs, permettront de conserver notre supériorité opérationnelle », affirmait ainsi le GAA Lavigne, chef d’état-major de l’Armée de l’air, lors de son audition à l’Assemblée nationale en octobre 2018.
9 L’Armée de l’air anticipe donc l’intégration des TIA dans le cadre d’une démarche incrémentale et progressive, allant de pair avec la maîtrise des données et une appropriation par l’homme. Plusieurs axes d’effort sont privilégiés :
- Investir sur le capital humain, gagner en compétence et établir une synergie issue de l’appropriation des TIA par les opérateurs, notamment en vue de l’implication dans de nouvelles formes de combat, hyperconnectées et intégratives [11].
- Parvenir à maîtriser la donnée par sa collecte, son analyse, son stockage sécurisé et de la connectivité permettant la distribution de la connaissance qui en sera extraite grâce aux TIA.
- S’organiser pour pleinement s’approprier et exploiter les TIA, pour la préparation et l’exécution des missions opérationnelles, en misant sur ses apports pour l’entraînement et la formation, pour l’aide à la décision et à la planification, l’optimisation de la maintenance et de la logistique.
- Anticiper le bouleversement de la boucle OODA [12], dans laquelle les TIA vont s’insérer, en s’articulant avec le décideur humain. Il faut pour cela établir de nouveaux schémas décisionnels compatibles avec l’exercice des responsabilités, conjuguant la rapidité et le sens extrait par les TIA des mégadonnées, avec la transversalité de la vision et du jugement humain.
- Préparer le basculement vers une approche intégrée et multidomaine des opérations, vers laquelle les TIA vont précipiter l’ensemble des acteurs opérationnels.
10 Les travaux actuels, concernant notamment le Rafale F4, le concept de combat collaboratif (PEA « MMT » [13]), et le chantier relatif au SCAF, illustrent ces orientations [14].
11 L’incertitude et la complexité qui caractérisent dorénavant l’environnement stratégique de nos engagements imposent d’adopter des modes de fonctionnement particulièrement agiles. Le paysage technologique, notamment celui des TIA, est empreint d’un dynamisme qui bouleverse les schémas prospectifs. S’approprier certaines briques surgissant en quelques mois est aussi aisé qu’il est difficile de prévoir celles qui seront disponibles à cinq ou dix ans.
12 Dans ce contexte, il paraît essentiel à l’Armée de l’air d’adopter une approche pragmatique des TIA. Il importe de privilégier l’agilité et l’intégration en boucle courte, en prise avec la réalité des engagements, des dernières avancées techniques pour actualiser, en permanence, les capacités opérationnelles. Ce concept d’intégration incrémentale des TIA est porté par l’Armée de l’air avec le projet « Connect@aéro ». Pour réussir, cette approche nécessite de tendre vers de nouvelles modalités d’organisation, décloisonnées et décentralisées. L’Armée de l’air doit notamment pouvoir compter, en son sein, sur un pôle d’expertise technico-opérationnelle à même d’intégrer les TIA à sa culture opérationnelle, composante majeure de son efficacité. Rythmé par le tempo des opérations, ce pôle devra fonctionner en réseau, en lien avec des experts opérationnels également compétents en TIA et positionnés à des points clés (états-majors, unités). Condition essentielle, l’actualisation permanente des compétences et l’appropriation des TIA permettra au personnel d’être en mesure de comprendre, d’intégrer, d’adapter, d’expérimenter, d’évaluer les apports, appréhender les limites et cerner tout le potentiel opérationnel de ces technologies.
13 En démultipliant la puissance cognitive et en s’introduisant comme facteur différenciant au cœur des enjeux de supériorité opérationnelle, les TIA provoquent un changement de paradigme de portée stratégique. Sous leur impulsion, la maîtrise conjuguée de la troisième dimension, de la connaissance et de la temporalité s’érige en un pouvoir de domination proéminent, levier de puissance central qui précipite l’avènement d’une intégration multidomaine des opérations. Grâce à un nouveau « Plan de vol » stratégique, le Cemaa a posé en 2018 les fondements d’une Armée de l’air puissante, audacieuse, agile et connectée. Ce plan l’a fait pleinement entrer dans le paradigme stratégique du XXIe siècle : celui de la donnée et des TIA, gages de maîtrise à la fois de la troisième dimension, de la connaissance et du temps, éternels facteurs premiers de suprématie, actualisant ainsi en la prolongeant l’assertion jamais démentie de Clément Ader.
Mots-clés éditeurs : IA, Armée de l’air, boucle OODA, suprématie
Date de mise en ligne : 17/02/2020.
https://doi.org/10.3917/rdna.820.0117Notes
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[1]
JORF n° 0285 du 9 décembre 2018 : « Vocabulaire de l’intelligence artificielle ».
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[2]
Dans « L’aviation militaire ».
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[3]
Voir Charles Thibout : « L’intelligence artificielle, un rêve de puissances », conférence IRIS, « GAFA, IA, Big Data : quels enjeux géopolitiques ? », IRIS, 10 septembre 2018 (www.iris-france.org/).
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[4]
Comme Vladimir Poutine dans un discours en septembre 2017. Voir Nicolas Miailhe : « Géopolitique de l’intelligence artificielle : le retour des empires ? », IFRI, 2018 (www.ifri.org/).
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[5]
Manuscrit sur « Le vol des oiseaux », vers 1505.
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[6]
Voir par exemple les travaux de l’ISAE en neuroergonomie : « Un bilan positif pour la chaire ISAE-SUPAERO et Dassault Aviation » (www.fondation-isae-supaero.org/), et les travaux « Making BREAD: Biomimetic strategies for Artificial Intelligence Now and in the Future » (www.researchgate.net/).
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[7]
Le domaine aérospatial/aéronautique est le champ d’application qui connaît depuis 2013 la plus forte croissance annuelle en termes de brevets TIA, de l’ordre de 66 % par an, et se classe deuxième en volume derrière le transport autonome. Source : rapport 2019 sur l’IA du World Intellectual Property Organization (www.wipo.int/).
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[8]
À ce sujet voir Jean-Christophe Noël : « Intelligence Artificielle, vers une révolution militaire ? », IFRI, octobre 2018 (www.ifri.org/).
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[9]
Ce fut la stratégie notamment des Google-Amazon-Facebook-Apple-Microsoft (GAFAM).
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[10]
C’est le cas par exemple de systèmes intelligents, myriades de drones bas coût interconnectés partageant une intelligence collective, opérant en essaim, avec un certain niveau d’autonomie : « Department of Defense Announces Successful Micro-Drone Demonstration », Department of Defense, 9 janvier 2017 (https://dod.defense.gov/).
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[11]
Au sens neurologique : « Coordination de l’activité de plusieurs organes ou fonctions, réalisée par les centres nerveux ». Ici, par métaphore, ces « centres » sont les TIA.
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[12]
« Observation, Orientation, Décision, Action », modèle conceptuel proposé par le colonel Boyd en 1960. Voir la publication de Leslie M. Blaha : « Interactive OODA Processes for Operational Joint Human-Machine Intelligence », 2018 (www.sto.nato.int/).
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[13]
Programme d’études amont « Man-Machine Teaming » dont le lancement a été annoncé par la ministre des Armées, Mme Parly, le 16 mars 2018 (https://man-machine-teaming.com).
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[14]
Voir colonel Étienne Faury et lieutenant-colonel David Pappalardo : « L’intelligence artificielle dans l’Armée de l’air », hors-série DSI, avril 2019.