Couverture de RDNA_810

Article de revue

En mai 68, la gendarmerie mobile fait aussi sa révolution

Pages 101 à 104

Notes

  • [1]
    Lettre du 21/01/04 du général (CR) Georges Segura, lieutenant à l’EGM 7/17 de Sarreguemines.
  • [2]
    Lettre du 8/03/04 de l’adjudant-chef (ER) Antoine Leclerc, adjudant à l’État-Major de Groupe I/4 de Joué-lès-Tours.
  • [3]
    Lettre de l’adjudant-chef (ER) Pierre Bringout, maréchal des logis-chef à l’EGM 8/22 de Digne-les-Bains.
  • [4]
    Lettre de mars 2004 du colonel (ER) Jacques Conge, lieutenant à l’EGM 6/17 de Longeville-lès-Saint-Avold.
  • [5]
    Lettre du 3/02/04 du colonel (ER) Gérard Josserand, lieutenant à l’EGM 1/14 de Toulouse.
  • [6]
    CR d’activité du 3/05 au 17/06/68 du 8/07/68 du commissaire principal Chevallier (Paris IV), PP, série FA/MJ, carton 24.
  • [7]
    Rapport n° 580/2 du 17/05/68 du capitaine Boilard, SHGN, EGM 4/4 de Chartres, 1041 W 176-177.
  • [8]
    Rapport n° 664/2.III du 7/05/68, SHGN, CGMRP, 31692.
  • [9]
    Décision ministérielle n° 21 018 MA/GEND.T.AF du 16 mai 1968 citée dans le message n° 5507/2-IV du 22/05/68 (en fait du 21/05/68), SHGN, CGRP, 023121.
  • [10]
    Rapport n° 491/2 du 13/05/68 du capitaine Micheau, SHGN, EGM 3/3 de Drancy, 1557 W 389.
  • [11]
    Rapport n° 102/2.D du 29/06/68 du lieutenant Philippot, SHGN, EGM 3/19 de Reims, 1281 W 89.
  • [12]
    Message n° 6946/2-I du 26/06/68, SHGN, CGRP, 023122.
  • [13]
    Message n° 6605/2-III du 18/06/68, SHGN, CGRP, 023122.
  • [14]
    Rapport n° 603/2 du 6/09/68, commission d’étude « « MO » - sous-commission équipement », chef d’escadron Quenoy, SHGN, groupe III/3 de Champigny, 1953 W 384. Ces propositions reprennent dans leur majeure partie celles des commandants d’unités et notamment du capitaine Cottineau dans son rapport n° 557/2 du 10/06/68, SHGN, EGM 9/3 de Champigny, 1953 W 470.
  • [15]
    Rapport n° 28/2.D du 20/05/68 du capitaine Duhamel, SHGN, EGM 9/15 de Romans, 1940 W 279.
  • [16]
    Patrick Bruneteaux : Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique ; Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 212.
  • [17]
    Ibidem, p. 231.
  • [18]
    Ibid., p. 233.
  • [19]
    Ibid., p. 167.
  • [20]
    Ibid., p. 167.

1 L’histoire du maintien de l’ordre en France est marquée par des ruptures qui ont conduit à des évolutions de doctrine, d’organisation et des matériels des unités qui en ont la charge. Il s’est toujours agi, pour la gendarmerie comme pour la police, de s’adapter à la physionomie de l’adversaire et à ses modes d’action évolutifs. La fameuse « révolution sociétale » de mai 68 a d’abord été, pour la gendarmerie mobile, une vaste opération de rétablissement de l’ordre dont elle a tiré un certain nombre d’enseignements. Les événements de mai-juin ont eu sans conteste des effets positifs et non négligeables sur le gendarme mobile de 1968, décrit comme un soldat aguerri, car il avait bien souvent fait la guerre d’Algérie, voire d’autres campagnes, et dont « la haute valeur morale et le professionnalisme » conjugués à « la cohésion [ont] permis d’éviter le pire malgré la fatigue, les difficultés rencontrées et la modicité des moyens matériels »  [1].

2 Avant tout, le personnel va être éprouvé physiquement et nerveusement par ces deux mois. Déplacement compris, certaines unités effectuent des services d’une quinzaine d’heures et la question du repos est des plus cruciales pour les hommes mais aussi pour le commandement qui gère l’emploi des escadrons. Dans l’ensemble, les gendarmes mobiles sont surpris par leur adversaire dont ils discernent très mal les motivations. Souvent, ils regrettent de ne pas « avoir reçu d’ordres pour faire disparaître les barricades »  [2] avant qu’elles ne soient complètement érigées. Le flottement des autorités qu’ils perçoivent parfaitement fin mai, n’affecte pas leur service, mais le retour du général de Gaulle entraîne un regain de dynamisme au sein des unités. Un autre souci majeur est l’état du cantonnement. Au fort de Vincennes, il est jugé « infect »  [3] tandis qu’à Maisons-Alfort, « les conditions de logement s’améliorent au fur et à mesure de la relève des escadrons »  [4]. L’escadron 1/14 de Toulouse se voit attribuer une écurie de l’École militaire qu’il partage avec d’autres unités, d’où de nombreux désagréments : « Des bâches sont tendues entre les boxes […] le bruit est infernal ». Il y règne une « odeur de cuisine » et les « relèves des EGM de jour comme de nuit [rendent] le repos difficile »  [5]. Il faut, de plus, assurer les services au cantonnement comme la garde au poste de police, l’entretien du matériel et de l’armement, voire tout simplement celui de l’homme et du linge. Sur le terrain, les relations avec les commissaires sont généralement très bonnes et les uns et les autres sont d’accord pour reconnaître le professionnalisme de la troupe à l’exemple du commissaire principal Chevallier qui note que « les GM et les CRS [qu’il a eu] à commander ont fait preuve d’un esprit de collaboration absolue et d’une discipline qui méritent d’être signalées »  [6].

3 Si le problème des effectifs soucie le préfet de police et le commandement, celui de l’équipement révèle une criante insuffisance : « Les escadrons de gendarmerie mobile ne sont pas équipés pour participer efficacement à des opérations de maintien de l’ordre de cette envergure »  [7] note un commandant d’unité après la première quinzaine de mai. Les gendarmes se présentent au maintien de l’ordre avec le fusil MAS 36 et le casque modèle 1951 composé d’un casque « lourd » et d’un casque « léger » qu’il leur faut maintenir d’une main quand ils courent. Ils portent la vareuse, le pantalon bleu à galon noir, les « rangers », la chemise bleue, la cravate et le baudrier. De fait, cette tenue ne diffère en rien de celle du service courant et, sujet à récriminations, les éléments qui permettent aux manifestants de saisir le gendarme sont bien trop nombreux (poche, cravate, baudrier, ceinturon, revers de veste). Pourtant, c’est le casque qui retient, mais pas uniquement, l’attention première des officiers d’encadrement. Ils souhaitent qu’il soit équipé d’une visière amovible, d’une mentonnière et estiment qu’il pourrait même être en matière plastique  [8]. En attendant, la décision est prise d’équiper les unités du casque type « troupes aéroportées modèle 1956 » et d’étudier une nouvelle tenue adaptée aux exigences du nouveau maintien de l’ordre  [9]. Le matériel suscite lui aussi la critique. Les postes radio sont jugés obsolètes et inefficaces dans Paris, hormis les liaisons VHF. Les fourgons-cars sont solides mais « lourds à manœuvrer dans les petites rues et les virages un peu serrés [et ils] ralentissent l’action »  [10]. Alors que l’adversaire est extrêmement mobile, c’est l’effet de masse qui prévaut ce qui impose un rythme haché durant les opérations. Les manifestants ont tout le temps de se replier et d’ériger de nouveaux obstacles. Les gendarmes ne peuvent, en outre, les disperser quand ils se trouvent sur les toits, car ils ne sont pas équipés de fusils lance-grenades.

4 Les principes d’emploi ne sont pourtant pas remis en cause et la formation comprenant deux ou trois escadrons est plébiscitée. L’unité intervient à 75 hommes répartis en 3 pelotons, mais certains commandants d’unité souhaiteraient néanmoins approcher les 100 militaires pour un escadron à l’effectif de 150, compte tenu des diverses contraintes de service  [11]. Enfin, le manque de formation individuelle et collective au maintien de l’ordre est déploré. Le nombre de blessés, en grande partie dus à la défaillance en équipements de protection individuelle contre les jets d’objets divers allant du pavé au bahut de salle à manger, a été, selon le commandement de la gendarmerie, de 426 blessés à la date du 26 juin. Parmi eux, 23 ont été hospitalisés et 135 ont été exemptés de service soit l’équivalent de deux escadrons à 75 hommes  [12].

5 Les enseignements de ces événements sont rapidement tirés par la gendarmerie sur le plan de l’organisation et des effectifs. La loi de finances de 1969 prévoit ainsi la création de 1 000 postes budgétaires destinés à la gendarmerie mobile pour former de nouvelles unités. Quinze escadrons viennent ainsi renforcer le dispositif de la gendarmerie mobile entre l’été 1968 et la fin de l’année 1969, ce qui porte les effectifs à un peu plus de 17 000 hommes. Une commission instituée dès le 18 juin 1968  [13] étudie les rapports rédigés par l’ensemble des commandants d’unités. Les officiers mettent l’accent sur l’instruction au maintien de l’ordre, trop souvent sacrifiée aux autres missions de la gendarmerie. Les études concernant un casque spécifique sont poursuivies sans résultat immédiat. En revanche, l’idée d’équiper une partie du personnel en boucliers et en fusils lance-grenades est adoptée sans difficulté. La tenue pourrait être du genre combinaison avec une veste anorak, un pantalon fuseau, un gilet matelassé pour la poitrine et des protège-tibias. Le képi, très incommode au maintien de l’ordre, est remplacé par le bonnet de police. D’autres modifications sont proposées : suppression du baudrier, adoption d’un crochet au ceinturon pour le casque, dotation des gradés avec le fusil à la place du pistolet-mitrailleur. Côté mobilité, les véhicules devraient être mieux protégés au niveau des vitres et de l’optique. Des cars plus petits et plus maniables sont demandés ou, à défaut, un meilleur aménagement intérieur des fourgons cars en dotation pour améliorer le confort du personnel astreint à de longues heures d’attente. Un véhicule de commandement type estafette équipé de postes radio performants est souhaité  [14].

6 Enfin, une décision aux conséquences encore insoupçonnables pour l’avenir de la gendarmerie mobile est prise. Le 1er avril 1969, par circulaire ministérielle n° 0800 MA/GEND.TP.FEA/DTr/MAT du 25 février 1969, le Centre de Perfectionnement de la Gendarmerie Mobile (CPGM) est créé à Saint-Astier en Dordogne. Les premiers stages de recyclage d’escadrons sont organisés dès le mois de juin. Dans certains rapports de commandants d’unités, l’idée est avancée de « créer un stage de maintien de l’ordre pour tous avec des exercices pratiques “dans des ambiances actuelles” »  [15]. Il s’agit, dans l’esprit des concepteurs du CPGM, de permettre à la gendarmerie mobile de mettre au point et d’essayer de nouvelles tactiques du maintien de l’ordre, de les conceptualiser au profit d’unités qui réagissent diversement à des situations données et de tirer la critique à chaud des exercices. Les instructeurs sont à la recherche de l’efficacité et les cadres sont invités à une participation active en apportant leur expérience. L’idée est de reproduire les conditions d’intervention en milieu urbain agrémenté de locaux simulant l’usine ou la prison. Pour le maintien de l’ordre en milieu rural, la campagne environnante est un vaste et suffisant terrain d’évolution. Pour preuve de la forte implication de l’encadrement, « la création d’un “village” est proposée dans les rapports des officiers d’unité à leur hiérarchie en fin de stage »  [16].

7 Les textes sont donc refondus et l’obsolète instruction d’août 1930 est remplacée par « l’Instruction 7001 du 13 février 1975 sur les opérations de maintien de l’ordre menées par la gendarmerie », consacrant ainsi le maintien de l’ordre comme « un champ de savoir autonome »  [17]. Dès 1969, la gendarmerie peut aussi compter sur des manuels qui « vulgarisent les principes juridiques et, fait nouveau, les procédures globales d’intervention tant du point de vue de l’exécutant que du commandement »  [18]. Enfin, les comptes rendus d’intervention rédigés par les commandants d’unités, qui existaient bien avant mai 68, sont mieux exploités lors de restitutions d’exercices à Saint-Astier. Une fois leur propre révolution faite dans leur domaine de compétence, les gendarmes mobiles, « considérés comme plus aptes à demeurer longtemps impassibles »  [19], sont dès lors employés de préférence pour contenir les mouvements, contrairement aux CRS réputés plus véloces qui peuvent accompagner les cortèges. Ce choix du lourd par rapport au léger n’est pas dénué de fondement, car « l’éthique militaire des officiers [de gendarmerie] les incline à mettre en avant des qualités de discipline qui, retraduites dans le jeu du maintien de l’ordre, rendent possible une prolongation de leur passivité »  [20]. Ce nouveau concept, les gendarmes mobiles vont le mettre en pratique au cours de la décennie suivante à l’heure de la contestation antinucléaire et des groupuscules gauchistes.

8 Ainsi, dès le mois de juin 1968, la gendarmerie mobile a entrepris une véritable révolution en réaction aux événements qu’elle vient de traverser. La formation aux techniques du maintien de l’ordre ayant été délaissée depuis 1962 par le commandement au profit d’autres missions plus générales, les unités ont cependant passé l’épreuve avec succès, en particulier grâce aux qualités foncières du personnel. La création du CPGM de Saint-Astier, à peine un an après les troubles, est certainement le symbole le plus remarquable de l’héritage de mai 68. Pourtant, au miroir des opérations de la guerre d’Algérie et des troubles biens plus graves qu’il aura à gérer en Nouvelle-Calédonie durant les années 1980, le gendarme mobile ne sera pas marqué outre mesure par cette période, à rebours de nombre de ses contemporains.


Date de mise en ligne : 17/02/2020

https://doi.org/10.3917/rdna.810.0101

Notes

  • [1]
    Lettre du 21/01/04 du général (CR) Georges Segura, lieutenant à l’EGM 7/17 de Sarreguemines.
  • [2]
    Lettre du 8/03/04 de l’adjudant-chef (ER) Antoine Leclerc, adjudant à l’État-Major de Groupe I/4 de Joué-lès-Tours.
  • [3]
    Lettre de l’adjudant-chef (ER) Pierre Bringout, maréchal des logis-chef à l’EGM 8/22 de Digne-les-Bains.
  • [4]
    Lettre de mars 2004 du colonel (ER) Jacques Conge, lieutenant à l’EGM 6/17 de Longeville-lès-Saint-Avold.
  • [5]
    Lettre du 3/02/04 du colonel (ER) Gérard Josserand, lieutenant à l’EGM 1/14 de Toulouse.
  • [6]
    CR d’activité du 3/05 au 17/06/68 du 8/07/68 du commissaire principal Chevallier (Paris IV), PP, série FA/MJ, carton 24.
  • [7]
    Rapport n° 580/2 du 17/05/68 du capitaine Boilard, SHGN, EGM 4/4 de Chartres, 1041 W 176-177.
  • [8]
    Rapport n° 664/2.III du 7/05/68, SHGN, CGMRP, 31692.
  • [9]
    Décision ministérielle n° 21 018 MA/GEND.T.AF du 16 mai 1968 citée dans le message n° 5507/2-IV du 22/05/68 (en fait du 21/05/68), SHGN, CGRP, 023121.
  • [10]
    Rapport n° 491/2 du 13/05/68 du capitaine Micheau, SHGN, EGM 3/3 de Drancy, 1557 W 389.
  • [11]
    Rapport n° 102/2.D du 29/06/68 du lieutenant Philippot, SHGN, EGM 3/19 de Reims, 1281 W 89.
  • [12]
    Message n° 6946/2-I du 26/06/68, SHGN, CGRP, 023122.
  • [13]
    Message n° 6605/2-III du 18/06/68, SHGN, CGRP, 023122.
  • [14]
    Rapport n° 603/2 du 6/09/68, commission d’étude « « MO » - sous-commission équipement », chef d’escadron Quenoy, SHGN, groupe III/3 de Champigny, 1953 W 384. Ces propositions reprennent dans leur majeure partie celles des commandants d’unités et notamment du capitaine Cottineau dans son rapport n° 557/2 du 10/06/68, SHGN, EGM 9/3 de Champigny, 1953 W 470.
  • [15]
    Rapport n° 28/2.D du 20/05/68 du capitaine Duhamel, SHGN, EGM 9/15 de Romans, 1940 W 279.
  • [16]
    Patrick Bruneteaux : Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique ; Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 212.
  • [17]
    Ibidem, p. 231.
  • [18]
    Ibid., p. 233.
  • [19]
    Ibid., p. 167.
  • [20]
    Ibid., p. 167.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions