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Article de revue

L’innovation vue du Commandement allié Transformation

Pages 39 à 45

Notes

  • [1]
    Discours de La Sorbonne, le 26 septembre 2017.
  • [2]
    Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, avant-propos de la ministre des Armées.

1 Au cours des derniers mois, l’innovation est devenue omniprésente dans le discours politique comme militaire. Le président de la République a déclaré lui-même vouloir en faire une priorité, annonçant à titre national un regroupement de la gamme d’incitatifs existants en un Fonds doté de 10 milliards d’euros, et souhaitant à l’échelle du continent la création d’une Agence européenne de l’innovation de rupture [1]. Cette ambition trouve une incarnation particulière dans le domaine de la défense. Présentée dans la Revue stratégique comme la clé de voûte de la préparation de l’avenir [2], l’innovation de défense est au cœur de multiples initiatives et groupes de travail nationaux. Mais cette dynamique est loin de se circonscrire à nos frontières : institutions publiques et entreprises, pays et organisations internationales rivalisent d’efforts sous le sceau de l’innovation. Il en va ainsi de l’Otan et en particulier de son Commandement allié Transformation (ACT). Cette tendance, si elle a pris davantage de place dans le discours public récemment, n’est pourtant pas nouvelle : l’innovation n’est pas seulement une déclaration d’intention, c’est un ensemble de principes et d’actions qui répondent à un besoin.

2 Avant d’aborder la question de l’innovation vue du Commandement allié Transformation, il est donc important de bien identifier les facteurs qui imposent aujourd’hui au monde militaire d’être plus innovant. Notre environnement stratégique est caractérisé par son imprévisibilité, sa volatilité, la rapidité de ses évolutions, et l’interrelation des crises, des acteurs et des menaces. Le début du XXIe siècle nous a vus basculer d’un monde compliqué, dans lequel il était possible d’analyser et mettre en équation les grands systèmes et équilibres, à un monde complexe qui nous empêche, par la multiplicité et l’interdépendance de ses variables, de prévoir l’évolution et les conséquences d’un événement. D’un point de vue militaire, la surprise devient désormais une certitude, la résilience une nécessité et l’échec toujours une option.

3 Nous avons pu observer dès la fin du XXe siècle que le secteur privé, et en particulier certaines entreprises du secteur numérique, avait désormais dépassé le monde de la défense en matière d’innovation. Ces entreprises ont des objectifs qui leur sont propres, mais elles sont confrontées à ce même environnement complexe, et ont donc développé plusieurs principes leur permettant non seulement d’y évoluer mais encore d’y prospérer. Nous pouvons en citer quelques-uns :

  • La veille stratégique est essentielle pour la compréhension des évolutions du monde et elle doit être globale.
  • Aucune organisation ne dispose seule de l’ensemble des outils pour garantir sa réussite. Celle-ci repose sur un écosystème de partenariats, au sein duquel l’échange d’informations prime sur la contractualisation des relations.
  • La surprise est inévitable. La résilience des organisations et des processus est essentielle pour absorber les chocs, voire en tirer des opportunités.
  • Les organisations doivent être flexibles et adaptables.
  • Les grandes évolutions technologiques (big data, cloud, cognitive computing, intelligence artificielle, etc.) modifient profondément les organisations, y compris opérationnelles.
  • Même avec un quotidien très exigeant, les efforts doivent porter à la fois sur la conduite des opérations courantes et sur la préparation de l’avenir.
  • En matière d’innovation, l’échec est toujours une option qui aide à progresser en prenant des risques.
  • La donnée est désormais une ressource stratégique majeure, car elle structure les organisations.
  • Paradoxalement, dans un monde de plus en plus dépendant des automations et des réseaux, l’autre ressource stratégique majeure est le capital humain, que ce soit pour attirer et fidéliser les talents ou pour mieux définir les interactions avec les machines.

4 À défaut d’être exhaustifs, ces principes permettent de dessiner le cadre d’une organisation favorisant l’innovation et peuvent aussi s’appliquer au monde de la défense. Pour ACT, l’enjeu premier est de développer la capacité de combat future de l’Alliance, tant sur le plan des capacités que des concepts d’emploi, pour s’assurer que les armées des vingt-neuf nations membres soient capables de servir les meilleurs matériels, avec les doctrines adaptées, le niveau d’interopérabilité requis en s’appuyant sur un capital humain compétent. Voilà le besoin qui, dans un monde complexe, réclame de nous la faculté d’innover.

5 Le Commandement allié Transformation s’est inspiré, dans une certaine mesure, d’une garantie de ces principes dans ses travaux récents, en particulier pour l’adaptation de la structure de commandement de l’Otan. Ériger le développement de l’innovation au rang de priorité est une conséquence logique de l’étude de ces principes et des exemples du secteur privé.

Culture organisationnelle et culture de l’innovation

6 L’innovation, au sein d’une organisation civile ou militaire, est d’abord affaire de culture. Culture organisationnelle, d’une part : il faut être capable de fédérer les énergies et d’intégrer les contributions des membres, quelle que soit leur place dans l’organisation. Culture collective, d’autre part : il faut disposer d’un certain nombre de références communes permettant l’échange fructueux d’idées entre personnes étant à même de se comprendre. Développer l’innovation au sein du Commandement allié Transformation implique d’encourager une culture collective la favorisant. C’est un double défi, au cœur d’une organisation militaire – et donc construite autour d’un système hiérarchique très vertical – et multinationale – intégrant par conséquent les perceptions, sensibilités et différences culturelles de ressortissants de vingt-neuf nations, ainsi que de pays partenaires.

7 Ces caractéristiques culturelles seraient un frein au développement de l’innovation sans une approche organisée et fortement soutenue par le commandement, pour les convertir en bénéfices. Il ne suffit pas d’appeler l’innovation de ses vœux pour changer une organisation. En revanche, il est possible d’utiliser la culture militaire et la diversité multinationale comme autant d’opportunités : la première en vue est de favoriser la mise en place d’un cadre, la seconde est pour enrichir un débat fort de la pluralité des contributions.

8 Résoudre cette équation pour encourager le développement de l’innovation au sein d’ACT nécessite de fédérer différentes initiatives, sur lesquelles cet article se propose de revenir. Mais il existe néanmoins une première ébauche de réponse : l’innovation nécessite à la fois une impulsion doublée de volontarisme de la part des hiérarchies de tous niveaux, l’existence de relais au sein de l’organisation et l’adhésion de ses membres. C’est sur ce constat que le Commandement allié Transformation a fondé ses travaux.

Favoriser le développement d’une culture interne propice à l’innovation

9 Les premières mesures à considérer sont internes. Naturellement, la réticence au changement et le conservatisme personnel peuvent parfois amener à considérer d’un œil sceptique l’irruption de procédures ou manières inédites de fonctionner. ACT ne fait pas exception : il a donc fallu, pour commencer, réfléchir à la manière d’initier le développement d’une culture interne favorable à l’innovation.

10 Un des axes d’effort a porté sur la formation du capital humain, à la fois de façon générale et de façon plus ciblée. La mise en place d’une Innovation Week en septembre 2017 a constitué une première à ACT. Durant une semaine, conférences, formations et ateliers de groupe ont permis à l’ensemble du personnel d’être initié aux principes et à l’esprit d’innovation. Centrées sur l’étude de cas concrets et la résolution de problèmes, ces différentes activités avaient pour but de rendre les membres de l’état-major réceptifs à des manières de fonctionner qui sortent des processus habituels d’une organisation militaire.

11 Dans le même temps, un Innovation Boot Camp était conduit dans les murs de l’université d’Old Dominion, à Norfolk, en partenariat avec les équipes du MD5 (Military District 5), organisme du Département de la Défense américain défini comme un accélérateur de technologie, et l’université de Berkeley. En effet, pour permettre le développement d’une culture de l’innovation, il est impératif de disposer de relais au sein de l’organisation, chargés de mettre en œuvre les décisions du commandement au sein d’une population plus sensibilisée. C’était l’objectif de ce Boot Camp, qui a permis de former une trentaine de membres de l’état-major en leur enseignant des techniques concrètes pour raisonner et aborder un problème différemment. D’autres stages suivront au cours de l’année.

12 Un second axe d’effort a été l’aménagement d’espaces permettant de « casser » partiellement la verticalité du commandement. Il s’agissait moins de rompre avec la culture militaire que de permettre, ponctuellement, un échange d’idées et de solutions qui ne soit pas contraint par le statut de chacun. Ce fut d’abord la mise en place d’un espace virtuel avec ACT Connect, blog participatif interne à l’état-major, dont l’objectif premier est de partager l’information, mais sur lequel chacun peut contribuer, en rédigeant un article sur un sujet d’intérêt ou en réagissant aux propositions d’autrui. Cet espace a vu apparaître un certain nombre de débats animés sur les concepts développés par ACT, mettant en relation des membres de l’état-major qui ne sont naturellement pas amenés à travailler ensemble.

13 Un espace physique dédié a également été mis en place au cœur de l’état-major. Baptisé The Bridge, en hommage aux racines transatlantiques d’ACT mais aussi pour symboliser son ambition de relier les diverses branches et divisions de l’état-major, cet espace ouvre une parenthèse dans le système hiérarchique traditionnel. Par son aménagement favorisant les interactions et brisant les formalismes, il est régulièrement utilisé par différents groupes de travail, notamment lors de sessions de réflexion.

14 Individuellement, ces initiatives ne suffisent pas. C’est leur mise en synergie qui permet de développer une culture d’innovation – ou tout du moins, de commencer à contourner les résistances qui existent. Un système d’évaluation a donc été mis en place au sein d’ACT, pour mesurer les résultats concrets de ces initiatives. Il importe cependant de ne pas perdre de vue qu’un changement culturel de cette ampleur prend du temps, et nécessite une ambition pérenne de la part des chefs comme un investissement personnel des « champions » de l’innovation en charge de l’implémentation. Un premier retour d’expérience sur les actions de formation entreprises a permis d’identifier un manque de suivi dans la durée, par exemple, ce qui permettra de nourrir la réflexion quant aux itérations futures de ces formations. Pour pérenniser cette culture d’innovation, l’adaptation d’ACT, actuellement en cours, va voir apparaître de nouvelles branches centrées notamment sur l’étude de solutions différentes à un certain nombre de problématiques étudiées dans l’Otan. Ce type de mesure permettra, à terme, d’institutionnaliser la diversité des approches pour résoudre un problème, et d’en diffuser la pratique au sein de l’Alliance.

Éviter le fonctionnement en vase clos : l’innovation ouverte sur le monde extérieur

15 Un autre facteur essentiel de promotion d’innovation est la capacité à s’ouvrir au monde extérieur. Une organisation ne fonctionnant qu’en vase clos, tout particulièrement dans un monde complexe, est condamnée à ne pas pouvoir s’affranchir de la tyrannie de l’habitude. Là aussi, dans une organisation militaire et multinationale, obéissant à des règles strictes en matière de protection de l’information, cette ouverture vers l’extérieur représente un défi.

16 Pour autant, à l’heure où l’échange de données est devenu essentiel pour le fonctionnement et le développement des organisations, il est nécessaire de bénéficier de l’échange d’idées et de procédures, en s’appuyant sur un large écosystème de partenaires, qui ne doit pas reposer seulement sur une logique contractuelle. Il s’agit donc de multiplier les initiatives permettant aux expertises et aux compétences diverses d’interagir.

17 Ce réseau d’expertise, pour ACT, est indispensable, notamment s’agissant des travaux de prospective et d’analyse stratégique. Parmi les initiatives mises en place pour dynamiser cet écosystème, la plus emblématique est l’Innovation Hub.

18 L’Innovation Hub est une structure mise en place par ACT depuis quelques années, et qui a pour but de faciliter les échanges entre un commandement militaire demandeur d’idées novatrices et des contributeurs pouvant amener une expertise ou proposer des solutions à des problèmes spécifiques. Ce réseau compte aujourd’hui plus de 2 500 contributeurs, venant de 65 nations, avec des profils très divers : universités, programmes gouvernementaux, organisations internationales et non-gouvernementales, journalistes et même des particuliers. Il fonctionne sur le principe de l’innovation ouverte : l’information partagée n’y est pas classifiée, pour favoriser les synergies et multiplier les perspectives. Ce principe de partage nécessite a priori de choisir judicieusement les sujets que l’on y aborde – il ne s’agit évidemment pas de s’affranchir des règles de protection de l’information, mais de mieux distinguer l’impératif du superflu. Des sujets tels que l’autonomie, l’intelligence artificielle, les caractéristiques juridiques et même morales des actions militaires dans le cyberespace, pour n’en citer que quelques-uns, sont au cœur des problématiques sur lesquelles travaille ACT, et au sujet desquelles les contributeurs de l’Innovation Hub apportent une véritable plus-value.

19 Le sujet de l’autonomie est un exemple représentatif de ce que peut apporter l’Innovation Hub aux travaux conduits par ACT. Il s’agit d’une rupture technologique majeure dont on sait qu’elle aura une influence potentiellement considérable sur la conduite des opérations de demain. Il s’agit également d’un sujet sur lequel tout reste à inventer, non seulement sur le plan capacitaire et technologique, mais également en termes de politique, de concepts d’emploi, de doctrine, d’interopérabilité, de standards, de cadre éthique et juridique. Un tel sujet nécessite de pouvoir réfléchir au-delà d’un cercle restreint d’experts de la question, et c’est justement ce que permet l’Innovation Hub. En faisant appel à des contributeurs au profil divers, qu’ils soient opérationnels, ingénieurs, chercheurs, mais aussi juristes, designers ou même philosophes, il est possible d’apporter des perspectives nouvelles, des réflexions différentes pour s’assurer de nourrir efficacement la réflexion. C’est l’un des enjeux essentiels de l’innovation aujourd’hui, et au cœur de ce que cherche à accomplir ACT en développant son réseau de partenaires.

20 Parmi les initiatives proposées par l’Innovation Hub, l’une d’entre elles est particulièrement prometteuse : l’Innovation Challenge, dont la première édition, organisée en 2017, a été un succès prometteur, au point qu’une deuxième édition sera organisée en France en partenariat avec le ministère des Armées en juin 2018, et une troisième en Allemagne à l’automne 2018. Il s’agit d’un concept simple : poser un problème et inviter les contributeurs à le résoudre. Le scénario du premier Innovation Challenge, élaboré avec les co-organisateurs partenaires (Département de la Défense, Old Dominion University, entre autres), demandait d’apporter des solutions pratiques pour organiser les secours suite à une catastrophe naturelle, dans les domaines médicaux, logistiques et sécuritaires. Les participants étaient invités à soumettre leur idée sous la forme d’un démonstrateur. Parmi la cinquantaine de propositions reçues, émanant d’équipes universitaires, de start-up mais aussi de particuliers, on peut noter une proposition d’application pour géolocaliser rapidement une personne en utilisant une combinaison de mots, un projet de panneaux solaires rapidement déployables ou encore une solution de transmission de données par ultrasons. Les solutions les plus pertinentes ont reçu un prix et sont actuellement en cours de développement, avec le soutien de l’Innovation Hub. C’est un système gagnant-gagnant pour ACT, qui offre de la visibilité aux participants en échange de solutions concrètes et innovantes. Ce type de projets, parmi d’autres, est au cœur de la vocation de l’Innovation Hub, pour parvenir à constituer un réseau d’innovation dynamique, fondé sur des organisations civiles et militaires très diverses.

L’innovation n’est pas un vague concept à la mode : c’est une véritable urgence

21 ACT, peut-être davantage que d’autres organisations, a besoin de développer une culture favorable à l’innovation, pour continuer à anticiper sur les développements stratégiques et leurs conséquences sur les opérations que mènera l’Otan dans le futur. Appliquer un changement de culture aussi important comporte des difficultés et nécessite d’aller au-delà du volontarisme. Les initiatives développées au cours des derniers mois ont permis d’inoculer les premiers germes de cette culture au sein de l’organisation – il est maintenant impératif de pérenniser et d’institutionnaliser ces efforts, et, si nécessaire, d’accepter de transformer en profondeur les schémas organisationnels et les procédures.

22 Il est également nécessaire de prendre conscience de l’urgence du développement de l’innovation pour mieux comprendre les menaces et opportunités de notre environnement stratégique, et ainsi assurer à l’échelle de l’Otan la compréhension des problématiques d’interopérabilité, aussi bien technique que politique. ACT doit donc être capable d’amener ces questions jusqu’au niveau décisionnel de l’Alliance, le Conseil de l’Atlantique Nord comme le Comité militaire, et d’y organiser des rencontres régulières – notamment pour y anticiper les changements potentiels de politique au sein de l’organisation. Parler d’innovation à la seule échelle d’une organisation ou d’un pays n’a pas de sens. Une approche multinationale doit nous permettre d’enrichir ces perspectives.

23 C’est l’une des missions que se fixe ACT, pour continuer à tenir le rôle d’« éclaireur » de l’Alliance atlantique, et à diffuser cette culture au-delà de ses murs, pour mieux se préparer à relever les défis d’un environnement stratégique toujours plus complexe.


Date de mise en ligne : 17/02/2020.

https://doi.org/10.3917/rdna.809.0039

Notes

  • [1]
    Discours de La Sorbonne, le 26 septembre 2017.
  • [2]
    Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, avant-propos de la ministre des Armées.
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