Notes
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[1]
Pierre Melandri : Les États-Unis face à l’unification de l’Europe (1945-1954) ; Pédone, 1980.
-
[2]
Cf. Allen W. Dulles : The Marshall Plan ; éd. par Michael Wala, Berg, 1993.
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[3]
Pierre Mélandri : « L’intégration contre la désintégration : les États-Unis, le Plan Marshall et l’unification économique de l’Europe 1947-1950 », in René Girault, Maurice Lévy-Leboyer (éds), Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe ; ministère des Finances, Paris, 1993.
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[4]
Cf. Mikhail M. Narinski : « Le Plan Marshall et l’URSS », in René Girault, Maurice Lévy-Leboyer (éds), Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe… ; et du même : « The Soviet Union and the Marshall Plan », Cold War International History Project, The Woodrow Wilson Center, Working Paper, n° 9, mars 1994.
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[5]
Gérard Bossuat : L’Europe occidentale à l’heure américaine (Plan Marshall et unité européenne), 1944-1952 ; Complexe, Bruxelles, 1992. Livre dirigé par Barjot…
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[6]
Georges-Henri Soutou : La Guerre froide 1943-1990 ; Pluriel, 2011.
1 En 1947, après dix-huit mois de débats, les Américains tirent les conséquences de l’échec de leur projet international du temps de guerre, celui d’un ordre européen et mondial « démocratique », reposant sur l’entente des vainqueurs et en particulier sur une cogestion de la paix avec Moscou dans le cadre de l’ONU. On ne peut plus continuer à refuser la réalité des zones d’influence exclusives, engendrée par la politique soviétique. Les États-Unis vont désormais progressivement s’engager contre l’URSS, se consacrer prioritairement au sauvetage de l’Europe occidentale et à l’établissement d’une zone atlantique. Mais cette réorientation et ce durcissement correspondent aussi, d’une certaine façon, à une réduction de leurs ambitions mondiales initiales.
2 On constate de même l’échec de la tentative américaine de reconstruction économique libérale du monde. Contrairement aux espoirs initiaux, le FMI et les négociations commerciales en vue de la libéralisation des échanges qui devaient conduire aux Accords du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) en 1948 ne suffisent pas pour permettre à l’Europe de sortir de sa crise économique et sociale. Il y a un danger certain de voir le communisme l’emporter grâce à la misère en Europe occidentale, et dès 1947 les États-Unis vont changer de politique économique et comprendre qu’il faut une aide spécifique à l’Europe, et pas seulement un cadre économique général que celle-ci n’a pas encore les moyens de remplir. En 1947, les États-Unis vont donc passer d’un système mondial à un système régional, et s’engager économiquement et politiquement en Europe (pas encore militairement) en s’opposant à l’URSS et en dehors de l’ONU. Ce fut un recalibrage considérable.
La doctrine Truman et ses limites
3 Mais il y eut un recalibrage dans le recalibrage, le Plan Marshall suivit en juin 1947 corrigea la doctrine Truman proclamée en mars ! À la fin de 1946, l’URSS exerçait de très fortes pressions sur la Turquie, tandis que la situation s’aggravait en Grèce, où la guérilla, soutenue par la Yougoslavie et la Bulgarie, marquait des points. Le 21 février 1947, le gouvernement britannique, à bout de ressources, informa Washington qu’il devrait, dès le 31 mars, cesser son aide économique et militaire à la Grèce et à la Turquie, ses protégés traditionnels, et demanda que les États-Unis prennent le relais. Après des discussions fiévreuses au sein du gouvernement et avec les chefs de file des deux Chambres, Truman prit la parole le 12 mars devant le Congrès rassemblé ; son discours, volontairement dramatisé, énonça ce que l’on appela la « doctrine Truman », il fallait choisir entre deux « modes de vie », la « liberté » ou l’« oppression » : « Je crois que les États-Unis doivent soutenir les peuples libres qui résistent à des tentatives d’asservissement par des minorités armées ou des pressions venues de l’extérieur ».
4 C’était le triomphe des idées exposées depuis le printemps 1946 par le diplomate George Kennan : on ne cherchait plus à faire fonctionner, en accord avec l’URSS, le système international établi en 1945, on se consacrait en priorité à l’endiguement (Containment) de l’expansion soviétique. Cela dit, les dirigeants américains trouvèrent souvent trop militant le discours de Truman. Le secrétaire d’État Marshall lui-même l’estimait trop anticommuniste, Kennan le trouvait trop dur et d’une portée beaucoup trop générale et systématique. Beaucoup regrettaient qu’il se situât en dehors du cadre de l’ONU. Le Plan Marshall de juin 1947 sera aussi une correction de tir, un moyen de revenir à une conception moins antisoviétique et moins polémique.
La conférence de Moscou, 10 mars - 25 avril 1947
5 Le climat de la conférence des quatre ministres des Affaires étrangères à Moscou en mars-avril ne fut évidemment pas amélioré par le discours de Truman, deux jours après son début. On ne parvint à se mettre d’accord sur rien – à commencer sur le traitement de l’Allemagne – et l’échec de la conférence fut une étape essentielle vers la rupture Est-Ouest. Mais cet échec allait avoir de grandes conséquences. L’une des plus importantes fut l’évolution de la position française : à Moscou, les Français comprirent qu’il fallait renoncer définitivement à l’espoir de voir les Soviétiques soutenir les revendications de Paris sur l’Allemagne, ce fut le point de départ de leur engagement dans la guerre froide du côté occidental.
6 Les choses se mettaient en place : Marshall commença à réfléchir à la perspective d’un « bloc occidental », ce qui était tout à fait nouveau pour les Américains. Le secrétaire d’État revint de Moscou décidé à agir d’une façon ou d’une autre dans ce sens [1].
Le Plan Marshall
7 Les Américains étaient désormais persuadés que Staline ne ferait rien pour faciliter la reprise de la vie économique en Allemagne, bloquant ainsi la restauration de l’Europe. De plus, les économies européennes ne parvenaient pas à se relever. Les pays européens étaient dans l’impossibilité d’importer les équipements et les matières premières dont ils avaient besoin. La crise économique et donc sociale s’aggravait, avec comme conséquence politique possible une influence encore accrue pour les partis communistes européens.
8 Dès le 29 avril, Marshall demanda à Kennan de mettre au point un plan d’assistance économique à l’Europe. Le but était double : d’une part, bien sûr, permettre le relèvement économique de l’Europe, et il ne faut pas sous-estimer les objectifs strictement économiques du Plan Marshall [2]. Toutefois, d’autre part, et cela correspondait aux réflexions menées depuis le mois de mars dans d’autres secteurs de l’Administration Truman, il fallait aussi empêcher l’Europe occidentale de tomber sous la coupe soviétique. En outre, conformément aux vues de Marshall et de Kennan, une assistance économique à l’Europe, exclusive de tout aspect militaire, serait un correctif utile à ce qu’avait pu avoir à leurs yeux de trop « militant » le discours Truman en date du 12 mars. Le projet correspondait en effet exactement à la philosophie de Kennan : le vrai danger n’était pas la menace militaire soviétique, mais le profit que les partis communistes et l’URSS pourraient tirer de la désagrégation économique, sociale et politique de l’Europe occidentale. Il ne fallait pas tant lutter directement contre l’incendie que le priver d’oxygène.
9 Tous les responsables concernés se réunirent le 28 mai et le 5 juin Marshall prononça devant l’université de Harvard son fameux discours, par lequel il annonçait que les États-Unis allaient offrir une aide financière à l’Europe. Deux idées directrices présidaient au projet d’aide Marshall : tout d’abord, son objectif essentiel était en fait de relever l’Allemagne, cœur économique de l’Europe ; mais il était évident qu’une aide américaine à l’Allemagne n’était acceptable pour les autres Européens que si on aidait tout le monde (tous les pays en avaient d’ailleurs besoin). Ensuite, Washington, pour éviter des surenchères, voulait que l’aide soit coordonnée entre les différents pays et que les Européens acceptent une certaine forme d’association pour obtenir et répartir l’aide américaine, et qu’ils établissent leur propre programme.
10 Le discours de Marshall s’adressait à toute l’Europe, URSS comprise, pas seulement à l’Europe occidentale. Il n’était pas concevable d’ailleurs qu’il en fût autrement, la guerre froide n’avait pas officiellement commencé et les esprits n’étaient pas du tout préparés à une solution purement « atlantique » des problèmes économiques du Continent. Les États-Unis ne pouvaient pas risquer de voir la responsabilité de la rupture entre l’Est et l’Ouest retomber sur eux. Cependant, le discours comportait un avertissement voilé : « Les gouvernements, les partis et les groupes politiques qui cherchent à perpétuer la misère humaine pour en tirer un profit sur le plan politique ou sur les autres plans se heurteront à l’opposition des États-Unis. » De plus, il est clair que les États-Unis pensaient désormais en termes d’Europe occidentalecelui-ci de façon considérable et fait courir le risque de le voir saboté de l’intérieur. Néanmoins, ils étaient persuadés que Moscou n’accepterait pas le contrôle par les États-Unis de l’utilisation de l’aide et ne voudrait pas courir le risque de voir les pays d’Europe orientale échapper à son influence en participant au Plan Marshall. C’est pourquoi ils pensèrent pouvoir, sans inconvénient, prendre le risque de proposer l’aide à l’ensemble de l’Europe [3].
11 Les Britanniques et les Français furent évidemment très intéressés. En même temps, ils souhaitaient que l’URSS puisse participer, car ils redoutaient les conséquences internationales d’une rupture Est-Ouest. C’est ainsi que le Foreign Secretary Bevin et Bidault, ministre des Affaires étrangères, invitèrent Molotov à une conférence à trois à Paris le 26 juin, afin de se concerter pour répondre aux Américains. La première réaction à Moscou fut positive : on était intéressé par la perspective d’obtenir des crédits américains, et encore le 22 juin l’URSS conseillait à Prague, Varsovie et Belgrade d’accepter de leur côté. Mais très vite, dès le 24 juin, les Soviétiques changèrent d’avis et adoptèrent une position négative de principe. Pourquoi ? Parce que l’on comprit que Washington poursuivait également un objectif politique : la formation d’un « bloc ouest-européen » tourné contre l’URSS, et ne souhaitait pas en fait la participation de celle-ci. Enfin, et probablement surtout, parce que les Soviétiques étaient persuadés que Washington comptait utiliser l’aide Marshall comme un levier pour arracher l’Europe orientale à la sphère d’influence soviétique. Ce dernier point était faux : il s’agissait pour l’Amérique de sauver l’Europe occidentale, pas de « reconquérir » l’Europe orientale. L’arrière-pensée que redoutait Moscou dans ce domaine a en revanche sans doute effleuré certains milieux britanniques. Très bien informés de ce qui se passait au Foreign Office par leurs agents, au courant en particulier des entretiens du sous-secrétaire d’État américain Clayton à Londres le 24 juin, mais sans disposer du background permettant d’interpréter ces entretiens correctement, les Soviétiques ont probablement cru comprendre que les Américains étaient d’accord avec les Britanniques pour essayer d’étendre l’aide Marshall à l’Europe orientale même sans participation soviétique, ce qui n’était pas exact. Ce n’était pas la dernière fois qu’une confiance excessive dans les renseignements secrets, par nature fragmentaires, à l’interprétation colorée en plus par l’idéologie, jouerait un mauvais tour aux Soviétiques [4].
12 Le 26 juin donc Molotov arriva à Paris. Mais, malgré les objurgations de Bidault, la rupture fut quasi immédiate. En fait, pour Staline, le Plan Marshall a représenté la ligne de partage des eaux : il représentait pour lui une tentative de domination américaine sur l’Europe, y compris avec la volonté de restaurer l’industrie allemande contre l’URSS.
Une stratégie politico-économique intégrée
13 Le recalibrage du Plan Marshall était politico-économique et correspondait à une stratégie parfaitement intégrée. C’était une vraie stratégie, pas la simple recherche d’avantages économiques, malgré la propagande soviétique et communiste à ce sujet. En fait, l’économie américaine était pleinement occupée à fournir un marché intérieur en pleine croissance après les restrictions du temps de guerre, et l’aide Marshall souleva toute une série de problèmes économiques et financiers. Il est bien clair que le but de l’aide Marshall était d’abord politique, ensuite seulement économique, mais dans un contexte très général : restaurer l’économie européenne. C’était bien sûr dans l’intérêt des États-Unis, mais à long terme : ils n’ont pas réagi simplement à des préoccupations commerciales immédiates. Il est certain en revanche que sur les deux plans, politique et économique, le Plan Marshall (12 milliards de dollars) a été un considérable succès : il donnait un argument très palpable aux dirigeants européens qui voulaient convaincre leurs concitoyens de résister à la pression communiste et soviétique, et dès 1950 l’Europe fut sur la voie du redressement économique, avec toutes les conséquences sociales et politiques souhaitées au départ [5]. En particulier, même si on n’en eut pas conscience à l’époque, ce fut le début de la relation spéciale entre les États-Unis et l’Allemagne, et un facteur capital dans la construction d’une Allemagne de l’Ouest capitaliste et libérale, et aussi de l’Europe occidentale que nous connaissons (les premières institutions européennes furent l’Organisation européenne de coopération économique et l’Union européenne des paiements, créées en 1948 pour gérer l’aide Marshall). Le Plan Marshall et le refus soviétique d’y participer ont été deux moments essentiels en cette année 1947, début de la guerre froide ouverte. La suite, en particulier le Pacte atlantique de 1949, n’était pas encore au programme, mais la réaction soviétique en 1948 (en particulier le Coup de Prague) transforma en réalité une idée qui flottait depuis 1946 dans certains esprits occidentaux capables de penser stratégiquement. Sans la brèche politique et conceptuelle que représenta le Plan Marshall, on peut penser que le volet militaire de l’organisation occidentale aurait été fort difficile, voire impossible [6]. La correction de tir s’est révélée utile…
Notes
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[1]
Pierre Melandri : Les États-Unis face à l’unification de l’Europe (1945-1954) ; Pédone, 1980.
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[2]
Cf. Allen W. Dulles : The Marshall Plan ; éd. par Michael Wala, Berg, 1993.
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[3]
Pierre Mélandri : « L’intégration contre la désintégration : les États-Unis, le Plan Marshall et l’unification économique de l’Europe 1947-1950 », in René Girault, Maurice Lévy-Leboyer (éds), Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe ; ministère des Finances, Paris, 1993.
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[4]
Cf. Mikhail M. Narinski : « Le Plan Marshall et l’URSS », in René Girault, Maurice Lévy-Leboyer (éds), Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe… ; et du même : « The Soviet Union and the Marshall Plan », Cold War International History Project, The Woodrow Wilson Center, Working Paper, n° 9, mars 1994.
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[5]
Gérard Bossuat : L’Europe occidentale à l’heure américaine (Plan Marshall et unité européenne), 1944-1952 ; Complexe, Bruxelles, 1992. Livre dirigé par Barjot…
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Georges-Henri Soutou : La Guerre froide 1943-1990 ; Pluriel, 2011.