Notes
-
[1]
Action terrestre future, état-major de l’Armée de terre, septembre 2016.
-
[2]
Général Desportes : Décider dans l’incertitude ; Économica, 2007.
-
[3]
Aux États-Unis, dans les années 1990, s’est développée une tendance qui reposait sur la certitude que les progrès technologiques en matière d’information et de communication transformaient radicalement la nature de la guerre.
-
[4]
Dans le sens militaire du terme, fixer est une mission qui consiste à empêcher son ennemi de prendre une initiative : « Exercer sur l’ennemi une pression suffisante pour lui interdire tout mouvement ou tout redéploiement de son dispositif. » C’est en général l’action qui précède la destruction de cet ennemi.
-
[5]
On pensait, ou plutôt on cherchait à se convaincre, que les Allemands se briseraient les reins sur des lignes de défense solides. Ils seraient ainsi contenus et progressivement asphyxiés jusqu’à ce qu’ils soient contraints de demander la paix.
-
[6]
Les Romains avaient une morale ancestrale fortement ancrée qui leur faisait mépriser la ruse dont usaient avec talent les Grecs. Il était, au moins aux origines, exclu d’y recourir. Tromper était une manière déshonorante de se battre. Cela étant, la tromperie et la perfidie furent couramment utilisées contre les barbares, jugés indignes de se battre selon les règles…
-
[7]
Général baron de Jomini (1779-1869).
-
[8]
C’est également valable pour tout ce qui relève du quotidien d’une administration centrale.
-
[9]
En effet, on peut considérer qu’un principe est une loi fondamentale se suffisant à elle-même, et ne pouvant pas, par essence, être l’élément constitutif d’un autre principe.
1 La pensée française est marquée par le cartésianisme. Du Code civil aux jardins à la française, nous avons le goût des choses bien agencées. En mathématique, l’incertitude est une erreur, le défaut d’un résultat qui s’écarte de la valeur vraie. Elle n’a pas d’existence propre, elle est une non-chose.
2 D’une équation à un système de valeurs, il n’y a qu’un pas. Pour s’en convaincre, nul besoin de chercher très loin. Les synonymes du mot incertitude parlent d’eux-mêmes : précarité, vulnérabilité, inconstance, doute, hésitation, perplexité et scepticisme. Tous ces termes sont fortement marqués par une valeur négative. Disons-le clairement : dans notre esprit français, l’incertitude est une anomalie, une aberration, un désordre. On peut bien s’en accommoder, faire avec, ou plutôt malgré, au nom du principe de réalité, mais fondamentalement on s’en méfie et on ne l’aime pas.
3 Action terrestre future (ATF) [1], document conceptuel qui pose les bases de la réflexion prospective de l’Armée de terre à l’horizon 2035, hisse l’incertitude (ainsi que la foudroyance) au rang de principe complémentaire du triptyque qui fonde notre doctrine : liberté d’action, économie des moyens et concentration des efforts. Doit-on y voir le signe d’une considération émergente, une inflexion dans notre façon de penser la guerre ou bien le même désamour perdure-t-il sous une nouvelle forme ?
Éliminer l’incertitude : la tentation scientiste et le goût français
4 La chose militaire est par essence liée à l’incertitude. Clausewitz nous aide à percevoir cela en employant la célèbre métaphore du « brouillard de la guerre ». La guerre est une chose humaine qui voit s’affronter, jusqu’au paroxysme, des intelligences et des volontés. L’incertitude est donc le champ irréductible des actions de l’homme en guerre. Comme le soulignait le général Desportes [2], le plus grand enseignement de la deuxième guerre d’Irak est que l’incertitude demeure quels que soient le niveau technologique atteint et la puissance des capacités de commandement et de communications. Les nouvelles technologies permettent de comprendre plus vite et de voir plus loin, c’est un fait. Elles ne modifient cependant en rien la nature profonde de la guerre.
5 La conception américaine de la guerre moderne a toujours revêtu le caractère industriel d’une entreprise : rien n’est laissé au hasard. L’arithmétique prend le pas sur la pensée, la logistique sur la logique. Les choses se font de manière méthodique et procédurière. Le concept de « révolution dans les affaires militaires » [3] (RMA) a marqué le sommet de cette vision scientifique de la guerre. Elle a bénéficié d’un terreau propice en France et, bien qu’elle ait été sévèrement critiquée depuis, elle influence toujours les mentalités sous divers avatars. Ainsi, la façon américaine de concevoir l’ordre d’opération comme la description d’une succession de tâches à réaliser est révélatrice de ce goût pour la procédure standardisée et mécanique qui prévoit tout. En somme, on entend éliminer l’incertitude par l’intercession de Taylor.
6 « Pas nous, les Français ! », sommes-nous tentés de nous insurger. Et pourtant, prenons un peu de recul sur la tendance inflationniste du volume des ordres d’opérations que nous produisons aujourd’hui, sur le développement croissant des « procédures opérationnelles permanentes » qui fixent [4] les capacités cognitives de ceux à qui elles s’adressent sur les théâtres d’opérations. « C’est une nécessité qui répond à la complexité des conflits modernes », déclare-t-on pour clore le débat. Soit, mais libérer Paris en 1944 était-il si simple que cela ? Sans en faire un modèle absolu, rappelons que l’ordre d’opération du général Leclerc ne comportait que deux pages. La plupart de nos engagements modernes se font en coalition et la nécessité d’être interopérables accroît effectivement les besoins de coordination. Il est tout aussi vrai que ces derniers sont alourdis par le poids d’une doctrine otanienne très prescriptive et que la judiciarisation des affaires militaires incite à prendre ses précautions en consignant tout par écrit. Mais fondamentalement, l’incertitude nous inquiète et les ordres volumineux nous rassurent. Malheureusement, ils ne prémunissent pas de la surprise. L’Histoire nous rappelle, de façon aussi récurrente que douloureuse, que la fortune a plus souvent souri aux audacieux qu’aux laborieux.
Résilience et incertitude
7 Poursuivons notre réflexion sur l’incertitude en nous éloignant un peu de la tactique et abordons le champ de culture de guerre. Plus précisément, interrogeons-nous sur la notion de résilience qui est particulièrement en vogue en France.
8 Par analogie avec l’aptitude d’un matériau à absorber l’énergie d’une déformation (chaleur, choc), ce concept désigne la capacité d’un individu (ou d’un groupe d’individus) à surmonter le traumatisme d’un choc psychologique ou physique. Étymologiquement (en anglais), il s’agit de rebondir. Dans un monde dangereux et instable, la résilience est aujourd’hui considérée par beaucoup comme un Graal qui doit permettre à la Nation, cible des djihadistes sur son propre sol, de limiter au maximum les effets des attaques dirigées contre elle. L’incertitude est là aussi considérée avec réticence : le monde est incertain, nos ennemis sont imprévisibles, donc l’incertitude sert nécessairement l’adversaire et favorise ses desseins. En fait, si elle n’est pas liée à une volonté (et une capacité) offensive, la résilience revient à se résoudre à l’idée d’être frappé par surprise en pariant presque uniquement sur l’aptitude à absorber les chocs. Mais la guerre ne sert pas qu’à surmonter une épreuve, elle consiste surtout à vaincre un ennemi. En adoptant une telle attitude, on renonce à l’initiative du combat dont l’ennemi est laissé libre de s’emparer.
9 Bien évidemment, il ne s’agit pas de condamner le concept de résilience mais d’en prévenir l’usage déraisonnable. Ayant une tendance à être dogmatiques, les Français ont souvent pensé leur stratégie de façon exclusive et ont payé leurs excès au prix fort au cours des derniers siècles. Ainsi, l’offensive à outrance en 1914 tout comme la « stratégie de la digue » [5] derrière la ligne Maginot en 1940 ont montré leurs graves limites. N’avoir qu’une seule manière de faire la guerre revient à se dévoiler intégralement. Les actions deviennent prévisibles et la tâche de l’adversaire en est d’autant facilitée. C’est pourquoi l’incertitude est une alliée précieuse. Elle permet de se rendre imprévisible, de faire douter l’adversaire, de le prendre à contre-pied, de lui faire commettre des erreurs et in fine, en prenant l’ascendant moral, de lui imposer son propre rythme. En un mot, l’incertitude est un moyen de soumettre l’autre.
Créer l’incertitude, une condition essentielle pour espérer vaincre
10 Les grands stratèges considèrent avec intérêt cette notion d’incertitude et en font, d’une manière ou d’une autre, un facteur clé de la victoire. Une brève perspective historique permet de s’en convaincre.
11 La tradition chinoise considère que ruse et stratégie s’entremêlent. Sun Tzu, dans le premier chapitre de son Art de la guerre, prétend même que la « stratégie est l’art du mensonge », le mensonge le plus raffiné consistant à mêler le vrai et le faux. Soumettre son adversaire sans avoir à l’écraser par la force est donc le sommet de l’art. Et pour y parvenir un autre traité de stratégie apporte un éclairage intéressant au travers de la maxime suivante : « Rien n’importe plus que de savoir tromper l’ennemi, de le tromper avec méthode, de le tromper par ses méthodes, de le tromper parce qu’il est sincère, de le tromper parce qu’il est avide, de le tromper en se servant de sa bêtise, de le tromper en se servant de sa subtilité. »
12 Dans un tout autre contexte, vers la fin du IVe siècle alors que l’Empire romain déclinant est déjà confronté aux grandes invasions, Végèce rédige un traité, véritable somme de la pensée militaire romaine, à l’attention de son Prince. Malgré le poids de l’héritage d’une culture de guerre qui méprise la ruse [6], il considère, lui aussi, que l’incertitude est une arme et un facteur de succès. Il affirme ainsi, dans un traité qui sera une référence jusqu’à la fin du XIXe siècle, que « des manœuvres toujours nouvelles rendent un général redoutable à l’ennemi, une conduite trop uniforme le fait mépriser ».
13 Jomini [7], enfin, affirme que la guerre est un art qui repose sur l’application d’un principe fondamental : « Opérer avec la plus grande masse de ses forces, un effort combiné sur le point décisif. » Il considère trois moyens d’appliquer ce principe. Le premier, du registre de l’agencement des moyens, est de « diriger les mouvements sur la partie faible la plus avantageuse ». Les deux suivants : « prendre l’initiative des mouvements » et surtout « faire commettre à l’ennemi des fautes contraires à ce principe » montrent la nécessité d’utiliser l’incertitude à son profit.
Comment créer l’incertitude ?
14 Considérer la guerre sous l’angle unique de la science est réducteur et induit, nous l’avons vu, une perception de l’incertitude comme un facteur exogène qui doit être réduit. L’art du stratège consiste à comprendre que le brouillard ne nous est pas hostile par nature. Il n’est favorable qu’à celui qui l’emploie judicieusement.
15 La question « comment créer l’incertitude ? » n’est pas très difficile à résoudre d’un point de vue théorique. Elle relève davantage du champ de la volonté. En effet, nous possédons toutes les clés nécessaires pour y parvenir. Notre doctrine fait la part belle au concept de subsidiarité qui tire sa force du principe de liberté d’action. Nos ordres d’opérations ne prescrivent pas (encore) d’exécuter une succession de tâches mais définissent une mission assortie d’une intention. C’est là qu’est l’espace de liberté d’action du subordonné, là qu’il peut déployer son talent, son courage et son culot. Mais pour qu’il puisse concentrer son énergie à soumettre son adversaire, il faut le préserver des contraintes excessives qui ne provoquent que l’apathie et l’épuisement. En somme, tout n’est qu’affaire de mesure : à vouloir trop contrôler, on inhibe voire on anesthésie la vigilance et l’intelligence : « Qui a tout prévu devient négligent. » La principale difficulté du commandement se trouve là : jusqu’où doit-on prescrire et contraindre pour être en prise sur les événements sans étouffer l’initiative de ses subordonnés jusqu’à l’asphyxie ? Il n’y a pas de réponse définitive à cette question. Ce serait bien commode (et rassurant) mais cela dépend des circonstances, de la personnalité du chef et de la liberté d’action qu’il a lui-même reçues ou conquis. Enfin, et surtout, cela procède de la confiance. Ainsi, le courage du chef, qui conduit la guerre [8] n’est finalement pas de donner un ordre, mais d’oser faire confiance à celui qui l’exécute.
16 Alors seulement, acceptant pour soi une part d’incertitude, le chef libère l’action de ses hommes. Forts de la confiance reçue, véritable moteur de l’audace, ils peuvent concentrer leur intelligence créatrice et leur énergie à malmener, surprendre et faire douter moralement leur adversaire. En un mot, ils peuvent prendre l’ascendant, préalable indispensable à la soumission.
17 ***
18 En définitive, apprivoiser l’incertitude est une question de disposition d’esprit, d’attitude. On peut philosophiquement contester la notion même de principe complémentaire qu’évoque « Action terrestre future » (ATF) [9]. Néanmoins, quelle que soit la manière de l’exprimer, ATF a raison d’insister sur le fait que l’incertitude est un élément fondamental pour que les trois principes de la guerre ne soient pas une incantation mais une réalité tangible.
19 On peut donc choisir de continuer à regarder le brouillard de la guerre avec méfiance et inquiétude, et même lui prêter des intentions hostiles. On peut aussi considérer que tout compte fait, il n’y a pas de victoire sans prise de risque et qu’utiliser l’incertitude en est un. Forcer sa nature demande du courage. Aussi, faisons-nous violence et faisons-nous confiance, la fortune se chargera bien du reste.
Notes
-
[1]
Action terrestre future, état-major de l’Armée de terre, septembre 2016.
-
[2]
Général Desportes : Décider dans l’incertitude ; Économica, 2007.
-
[3]
Aux États-Unis, dans les années 1990, s’est développée une tendance qui reposait sur la certitude que les progrès technologiques en matière d’information et de communication transformaient radicalement la nature de la guerre.
-
[4]
Dans le sens militaire du terme, fixer est une mission qui consiste à empêcher son ennemi de prendre une initiative : « Exercer sur l’ennemi une pression suffisante pour lui interdire tout mouvement ou tout redéploiement de son dispositif. » C’est en général l’action qui précède la destruction de cet ennemi.
-
[5]
On pensait, ou plutôt on cherchait à se convaincre, que les Allemands se briseraient les reins sur des lignes de défense solides. Ils seraient ainsi contenus et progressivement asphyxiés jusqu’à ce qu’ils soient contraints de demander la paix.
-
[6]
Les Romains avaient une morale ancestrale fortement ancrée qui leur faisait mépriser la ruse dont usaient avec talent les Grecs. Il était, au moins aux origines, exclu d’y recourir. Tromper était une manière déshonorante de se battre. Cela étant, la tromperie et la perfidie furent couramment utilisées contre les barbares, jugés indignes de se battre selon les règles…
-
[7]
Général baron de Jomini (1779-1869).
-
[8]
C’est également valable pour tout ce qui relève du quotidien d’une administration centrale.
-
[9]
En effet, on peut considérer qu’un principe est une loi fondamentale se suffisant à elle-même, et ne pouvant pas, par essence, être l’élément constitutif d’un autre principe.