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Article de revue

Le renouvellement de la flotte de blindés : un investissement pour moderniser l’armée russe

Pages 124 à 129

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet Marc Chassillan : « L’Armata T-14 ou la rupture dans la conception des chars russes (Tribune n° 646) », Revue Défense Nationale, 12 mai 2015.
  • [2]
    L’Expeditionary Fighting Vehicle qui devait remplacer les AAAV7 du corps des Marines, le très ambitieux Future Combat Systems, le Ground Combat Vehicle destiné à succéder aux Bradley, le char léger Armoured Gun System et l’automoteur Crusader.
  • [3]
    Voir la Tribune n° 646 (op. cit.) pour un descriptif complet du char T14.
  • [4]
    Un véritable petit char de la taille d’un AMX13 !

1 Pendant plus de quarante ans, les observateurs et experts du domaine terrestre ont examiné les évolutions incrémentales des chars T (T64/72/80/90), des transports de troupes BTR (60/70/80) et autres véhicules de combat d’infanterie BMP (1/2/3). Depuis le défilé du 9 mai 2015 sur la Place rouge, ils tentent d’en connaître le plus possible sur la toute nouvelle génération de blindés, qui comporte cinq nouvelles plates-formes d’architecture novatrice et de technologies avancées : le char T14 [1], le véhicule de combat d’infanterie (VCI) lourd T15, l’automoteur d’artillerie Koalistiya, le véhicule de transport de troupes (VTT) Kurganets et le VCI à huit roues « 8x8 Boomerang ». À cette panoplie il convient d’ajouter la famille des robots de combat que l’armée russe expérimente en Syrie. Cette régénération complète ne trouve d’équivalent qu’en Chine, où les matériels modernes de tous types entrent en service à une cadence vertigineuse. Elle tranche avec la situation de l’armée américaine. Celle-ci ne s’est toujours pas remise des fiascos programmatiques du Pentagone dans lesquels se sont perdus pas moins de cinq projets majeurs [2], ce qui l’a contrainte à moderniser pour la énième fois ses chars M1 Abrams, ses vieux automoteurs M109 Paladin et ses VCI Bradley.

Un développement soutenu par le marché intérieur et l’export

2 Ce renouvellement de la flotte des blindés russes correspond à deux besoins. Le premier est la remontée en puissance des forces terrestres russes, dont les matériels ont montré de notables insuffisances en Afghanistan, en Tchétchénie, en Géorgie, et récemment dans l’Est de l’Ukraine et en Syrie. Ces mêmes obsolescences ou insuffisances capacitaires furent aussi notées par les clients étrangers des matériels russes. Cela concerne principalement les protections balistiques face aux mines et engins explosifs improvisés (EEI), les conduites de tir et l’ergonomie d’emploi.

3 Le deuxième besoin est celui de l’export car la Russie tient des positions très fortes en Afrique du Nord (Algérie, Égypte), en Inde et dans les républiques d’Asie centrale. Or, les blindés de transports (BTR suivant l’abréviation russe) et autres véhicules de combat d’infanterie BMP sont totalement surclassés par les nouveaux 8x8 occidentaux, turcs ou sud-africains. Seul le char T90 dans ses versions modernisées possède encore une valeur commerciale reconnue en raison de son prix imbattable mais le client doit accepter d’évoluer dans un char dont l’architecture de base remonte aux années 1960. Avec le massif réarmement asiatique et le maintien de budgets substantiels dans l’arc de crise centré sur le monde musulman, les contrats sont à prendre maintenant, pas dans vingt ans. Si on ajoute à ce panorama commercial le plan de modernisation de l’armée indienne, qui recherche un nouveau VCI amphibie, un char de nouvelle génération et un 8x8 de transport de troupes, on comprend mieux la convergence des calendriers. Le corps blindé mécanisé indien repose sur les BMP1/2, les chars T72 Areya et T90 produits sous licence. La présence industrielle russe y est très forte.

4 Deux industriels sont à la manœuvre, Ural Vagon Zavod (UVZ) comme maître d’œuvre et concepteur général, et KBP pour les systèmes. UVZ est le grand constructeur étatique russe de matériels blindés, en particulier d’engins lourds, comme les chars et l’artillerie. KPB, autre acteur étatique, est spécialisé dans les systèmes d’arme, les tourelles, les munitions guidées et les missiles.

Chenilles, protection multi-couches et armements téléopérés

5 Ce qui caractérise la nouvelle génération de blindés russes, en rupture totale avec les engins qu’ils vont remplacer, est la combinaison de quatre éléments : une forte augmentation des classes de masse, le recours à des armements principaux téléopérés y compris pour le char, l’installation généralisée de systèmes de protection active et enfin le recours massif à la chenille, le 8x8 Boomerang étant l’exception qui confirme la règle. Aux marches de la Russie et en hiver ainsi que dans l’Arctique, aucune guerre ne peut se concevoir sans chenilles et sans conception robuste du train de roulement.

6 L’accent est mis sur la survivabilité obtenue par une combinaison de technologies dont les blindages, en très forte progression, ne sont qu’une des composantes. Armata T14, VCI lourd T15 et Kurganets sont massivement équipés de systèmes protection hard kill et soft kill destinés à neutraliser en vol les projectiles ennemis. Les Russes furent pionniers dans ces concepts de protection il y a presque un quart de siècle et expérimentèrent certains systèmes comme le Drozd en Afghanistan sur quelques chars. Leur système le plus abouti fut l’Arena, une couronne de cassettes explosives à fragmentation ceinturant la tourelle du char et dont le tir, déclenché après détection du missile ou de la roquette ennemi, déchiquetait en vol le projectile assaillant. Arena fut aussi dérivé en une version plus légère adaptée au BMP. Bien que très avancé en termes de performances, Arena ne fut jamais monté en série sur les blindés russes et l’intérêt que lui portèrent certains pays étrangers, comme la Corée du Sud, ne se concrétisa jamais en contrat série. Shtora fut plus massivement employé tant en Russie que monté sur des chars étrangers qu’ils soient algériens ou syriens. Shtora est un système de défense électro-optique de brouillage et de dissimulation par fumigènes bande large qui déroute les conduites de tir des lance-missiles et des chars.

7 Il ne fait aucun doute que le nouveau système Afghanit qui équipe les nouveaux blindés russes tire nombre de solutions et de principes techniques de ces deux systèmes Arena et Shtora qui ouvrirent la voie. Dans le monde, seul Israël fait aussi bien avec les systèmes Iron Fist, E-laws et Trophy. Le reste des armées est à la traîne dans ce domaine même si quelques réalisations (MUSS sur VCI Puma allemand, détecteurs d’alerte laser sur char japonais Type 10, brouilleur AN/VLQ-8A montés sur une poignée de chars M1 Abrams américains pendant la guerre d’Irak) ont pu être observées ailleurs. La particularité d’Afghanit est d’additionner les effets soft kill et hard kill face aux menaces antiblindés modernes – roquettes de gros calibre, missiles de tous types et munitions intelligentes. Afghanit détecte les projectiles en vol ou les conduites de tir adverses grâce à des radars millimétriques AESA à quatre antennes fixes couvrant 360°, mais aussi grâce à des détecteurs d’alerte laser et à des détecteurs de départ de missiles travaillant dans le spectre ultraviolet. Une fois glanées, ces informations sont compilées par un calculateur qui détermine la meilleure riposte à apporter. Face à des missiles classiques, l’Afghanit pourra tirer des grenades à fragmentation dans leur direction pour les intercepter par explosion. Face à des munitions intelligentes ou des missiles à trajectoire plongeante, Afghanit créera un nuage opaque qui interrompt la ligne de visée tout en tirant des leurres infrarouges pour distraire le capteur de guidage. Comme les architectures d’un char, d’un VCI ou d’un VTT sont différentes, l’intégration de l’Afghanit diffère d’un véhicule à l’autre mais les « briques » de base sont identiques.

Des masses en croissance

8 À cette couche de protection active, les Russes ont ajouté ce qui fait qu’un blindé reste un blindé, la protection balistique. Ce faisant, ils ont visé les meilleurs standards mondiaux. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer le VCI T15 qui affiche une cinquantaine de tonnes, ce qui multiplie la masse du BMP qu’il remplace par trois ! Dans cette catégorie d’engins il n’y a que le Puma allemand et le Namer israélien à respectivement 43 tonnes et 60 tonnes. Le T15 est protégé par d’épais blindages tant dans l’arc frontal qu’en latéral et sur le toit, ce qui lui permettra d’être engagé en zone complexe comme les quartiers de ville, où il escortera les chars T14. Ces vingt dernières années, les Russes ont accumulé une expérience considérable du combat en zone urbaine et ils complètent leurs doctrines et tactiques chaque jour en Syrie. Ce recours massif aux engins lourds qui cumulent les couches de protection (soft kill, hard kill et blindages) doit nous amener à réfléchir sur nos propres choix en matière de classe de blindés et d’architecture système. Les Russes n’ont pas encore révélé leurs intentions quant à de possibles dérivés des T14/T15 en lanceur TOS de roquettes thermobariques et char d’appui feu rapproché type « Terminator » (tous deux existent sur châssis T90), mais on peut affirmer qu’avec les Israéliens, ils disposent de la plus formidable combinaison technique de combat terrestre en milieu complexe, un terrain dont ils ont appris à connaître les pièges dans les rues de Grozny ou les villages abkhazes. Plus récemment les opérations dans l’Est de l’Ukraine ont confirmé le besoin opérationnel de blindés de fort tonnage aux capacités complémentaires.

9 Le T15 utilise les éléments de mobilité chenillée du char T14 (moteur diesel ChTZ 12Н360-A-85-3A et boîte de vitesses automatique à 12 rapports), réagencés dans une configuration à groupe motopropulseur avant pour aménager une rampe arrière pour le débarquement des fantassins. Son armement de 30 mm automatique est intégré dans une tourelle téléopérée Burevestnik dotée de viseurs vidéo avec caméras thermiques. Celle-ci embarque aussi des mitrailleuses et deux rampes doubles de missiles antichars. Ce passage à la téléopération pour l’armement principal est un pari majeur pour les ingénieurs russes. En effet, il pose le problème de la perception de l’environnement extérieur, tout à la fois lointain et proche, par des moyens exclusivement vidéo. Or celle-ci n’a pas été totalement acceptée par les opérationnels, au moins dans certains pays occidentaux. Les armées française et britannique ont ainsi exigé que les tourelles de 40CTA des futurs Jaguar et Ajax soient habitées ; elles refusent le concept de téléopération pour des raisons liées au contact physique nécessaire entre l’équipage et l’extérieur. L’avantage de la formule développée par la Russie est de concentrer l’équipage dans une capsule de survie qui se prête à l’atteinte de hauts niveaux de protection balistique. Pour des raisons tactiques et financières, les Russes ne pourront pas remplacer nombre pour nombre tous leurs BMP par des T15. Aussi ont-ils développé en parallèle le Kurganets, plus léger mais amphibie – une capacité de mobilité tactique que d’autres armées, comme celle de l’Inde, recherchent aussi. Moins cher mais capable d’être déployé en nombre, le Kurganets est dérivé en deux versions, véhicule de transport de troupe et poste de commandement. Il est très reconnaissable grâce aux massifs caissons latéraux qui augmentent le volume immergé pour pouvoir flotter et qui intègrent aussi les couches de blindages.

10 Outre les plates-formes chenillées T14 et Kurganets, l’infanterie blindée russe pourra compter sur le nouveau 8x8 Boomerang, qui devrait remplacer la prolifique famille des BTR dans le rôle de taxi du champ de bataille et de « bon à tout faire » avec ses dérivés (poste de commandement, ambulance, guerre électronique, lance-missiles). Le Boomerang fut développé en parallèle du projet franco-russe Atom qui devait voir se rapprocher Renault Trucks Defense et UVZ dans un ambitieux projet de véhicule de combat d’infanterie à roues armé du redoutable système d’arme AU-220M de 57 mm. Les sanctions économiques décidées après l’annexion de l’Ukraine mirent fin à cette coopération. Le Boomerang bénéficie de l’expérience acquise avec les MRAP Typhoon basés sur châssis Kamaz pour ce qui est des technologies de protection contre les mines et les EEI.

Un char à l’architecture révolutionnaire

11 Avec son canon 2A82-1M de 125 mm, potentiellement remplaçable par un armement de 135 mm dans le futur, et sa solution de survivabilité complète, le char T14 Armata [3] fait l’objet de toutes les analyses possibles tant en Occident qu’en Chine, en Inde ou au Moyen-Orient, suivant que l’on se place du point de vue d’un adversaire potentiel ou d’un concurrent commercial. L’engin met en œuvre un système d’arme complet à base de munitions de nouvelle génération monobloc (flèche Vacuum et HE programmable Telnik) et de missiles (3UBK21 Sprinter) qui lui donnent une allonge redoutable. Cette dernière peut être un facteur de supériorité en cas de duel dans des espaces très ouverts. Un armement complémentaire à base de mitrailleuses, voire de canons automatiques, lui procure les moyens d’engager tous types de cibles aéroterrestres jusqu’à 6-8 km. L’emploi des radars millimétriques du système de protection active Afghanit en mode détection-suivi de cibles terrestres doit rendre totalement automatique l’engagement de blindés adverses, et ce, par tous les temps. Ces radars AESA bande Ka viennent utilement compléter les deux viseurs jour/nuit montés en tourelle. Cette capacité est absente sur les matériels occidentaux. Les Russes et les Égyptiens ont entamé des discussions sur une éventuelle acquisition de char Armata T14 assortie d’un possible transfert de licence de fabrication venant d’UVZ.

12 Dernier engin chenillé habité de la panoplie, l’automoteur Koalitsiya 2S35 doit appuyer l’engagement des armes de mêlée dans la profondeur. Il doit normalement remplacer les canons 2S19 de 152 mm montés sur châssis T72 modifiés. Le Koalitsiya emploie un canon de 152 mm 52 calibres capable de tirer des obus à une distance de 40 km. Des obus RAP seraient en développement pour atteindre plus de 60 km. Le 2S35 peut aussi expédier des obus Krasnopol à guidage laser jusqu’à 25 km. Le chargement d’obus et des charges est automatique, ce qui assurerait une cadence maximale théorique de 8 coups par minute. Bien que prévu à l’origine pour emprunter le même châssis « universel » T14, le 2S35 se contente pour l’instant de rouler avec un châssis modifié de T90, plus simple et moins cher à fabriquer. L’armement d’autodéfense comporte une mitrailleuse de 12,7 mm et des lance-grenades fumigènes. Depuis les « orgues de Staline », le nom donné par les Allemands aux lance-roquettes Katioucha pendant la Seconde Guerre mondiale, les Russes sont devenus experts en lance-roquettes multiples (LRM). Couplé à ces LRM, le Koalitsiya est l’indispensable composante canon d’une artillerie russe toujours à la pointe.

L’irruption des robots de combat

13 Ce tour d’horizon ne saurait être complet sans évoquer la décision russe en faveur d’un emploi massif des robots de combat dans la bataille terrestre. Jusqu’à présent la robotique dite terrestre se limitait à l’emploi d’engins de petite taille pour des missions de déminage et de neutralisation d’engins explosifs improvisés (EEI), ainsi que pour la surveillance et la reconnaissance d’espaces fermés ou de points dangereux. Les Américains ont acquis des milliers de Packboot et autre IRobots pour leurs opérations en Afghanistan et en Irak. Le génie télécommande les engins de déminage et de bréchage lourds à travers les champs de mines. Envisager l’emploi de véritables robots de combat fortement armés est un pas que personne n’avait franchi jusqu’à aujourd’hui même s’il faut signaler quelques réalisations expérimentales aux États-Unis, comme la machine de BAE [4] présentée il y a quelques années dans un salon spécialisé. Le mantra « no robotic shooter » semblait tenir jusque-là de onzième commandement.

14 Les Russes brisent le tabou et se livrent à des expérimentations grandeur nature en Syrie avec des robots armés de missiles, canons automatiques et lance-grenades pour réduire des points de résistance ennemis. Ces actions sont coordonnées depuis un PC tactique dédié, à l’aide de drones de ciblage et de communication. Parmi les modèles employés on trouve l’Uran-9, un char à échelle réduite armé d’un canon de 30 mm et de 4 missiles anti-blindés, le Platform-M, doté de 4 lance-roquettes et d’une mitrailleuse de 14,5 mm, ou encore le Nerehta plus léger et adapté à la reconnaissance. Ces trois machines sont chenillées. Ces engins peuvent poser de sérieux problèmes à tout adversaire qui ne s’y est pas préparé car ils sont employés en essaims et possiblement dotés d’algorithmes rudimentaires d’acquisition d’autonomie issus de travaux sur l’intelligence artificielle, y compris dans la décision de tir.

15 * * *

16 Que ce soit entre les mains de leurs concepteurs d’origine ou celles de futurs clients, nous aurons peut-être un jour à affronter la nouvelle génération d’engins blindés russes, comme nous avons souvent trouvé en face de nous des T55, des RPG, des T72 et des Kalashnikov. Cette perspective doit nous amener à réfléchir aux nécessaires compléments capacitaires qu’il conviendra d’apporter au système français Scorpion. Cela ne désigne pas la Russie comme ennemi, mais nous savons tous ce qu’il en est de la dissémination voire de la prolifération des armes et des technologies militaires, surtout quand les matériels changent de main.

Notes

  • [1]
    Voir à ce sujet Marc Chassillan : « L’Armata T-14 ou la rupture dans la conception des chars russes (Tribune n° 646) », Revue Défense Nationale, 12 mai 2015.
  • [2]
    L’Expeditionary Fighting Vehicle qui devait remplacer les AAAV7 du corps des Marines, le très ambitieux Future Combat Systems, le Ground Combat Vehicle destiné à succéder aux Bradley, le char léger Armoured Gun System et l’automoteur Crusader.
  • [3]
    Voir la Tribune n° 646 (op. cit.) pour un descriptif complet du char T14.
  • [4]
    Un véritable petit char de la taille d’un AMX13 !
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