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Article de revue

La Russie au travers du prisme Otan

Pages 68 à 76

Notes

  • [1]
    Les opinions émises ici n’engagent que leur auteur et ne sauraient être comprises comme reflétant la ligne officielle de l’Otan.
  • [2]
    Voir le site de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (nato.int).
  • [3]
    Notons que M. Lavrov ironise souvent sur cet « ordre international » : peut-on ainsi qualifier le chaos qui règne depuis les années 1990 ?
  • [4]
    Évidemment, du point de vue des autorités géorgiennes ou ukrainiennes, les « minorités opprimées » sauvées par les Russes n’étaient ni des minorités, ni opprimées
  • [5]
    A2/AD : Anti Access/Area Denial : conjonction de systèmes d’armes destinés à contrôler une zone étendue par la menace ou la destruction, principalement d’aéronefs et de navires.

1 Depuis deux ans, l’Otan et la Russie emploient des termes diamétralement opposés pour décrire l’état déplorable de leurs relations du moment . La relation Otan-Russie est fondée sur une incompréhension profonde et réciproque. Sans prétendre à l’impartialité, l’auteur propose sa perception de l’intérieur de la machinerie militaire de l’Otan.

2 Idée maîtresse : l’Otan a fait de son mieux et continue à faire de son mieux, honnêtement, pour coopérer avec la Russie. Mais elle ne peut offrir à la Russie de Poutine ce qu’elle exige. En effet, le régime actuel est engagé dans un « trip » narcissique de posture victimaire, arguant d’avanies et insultes que l’Otan estime ne jamais avoir commises. La Russie est illégitime en exigeant la reconnaissance d’un rang particulier. Surtout, se considérant humiliée avec constance et application par l’Otan, la Russie recherche la déshumiliation – concept ontologiquement impossible.

3 Pour des motivations de politique intérieure, le régime Poutine a créé de toutes pièces la fable d’une injustice orchestrée par l’Otan, comparable au « coup de poignard dans le dos » de 1919 invoqué par la propagande nazie. Après dix ans de matraquage médiatique, l’opinion russe est persuadée de la malveillance de l’Occident. Que ces allégations soient véridiques ou pas, n’importe guère, dès lors que le mythe a cours dans l’immense majorité de la population. Il est un fait dans l’opinion. L’Otan refuse de combattre sur ce terrain. En premier lieu, elle a une approche procédurière, institutionnelle, qui la prive de toute possibilité de séduction ; de toute façon, elle n’a pas accès à l’opinion publique russe, très efficacement isolée par l’appareil de propagande du régime ; surtout, l’Otan est dépourvue de perspective psychologique, considérant que tout ce qui n’est pas matériel est subjectif et donc suspect. Empruntée, voire infirme, dans la contre-propagande, l’Otan laisse un boulevard aux artistes russes qui relèvent d’une longue et riche tradition de la désinformation.

4 Les deux visions ne sont pas opposées, en miroir l’une de l’autre, ce qui aurait pu faciliter le dialogue, parce qu’au moins, on reconnaît son image dans le miroir tenu par l’autre ; elles sont décalées. Dans la vision qu’un camp se projette de l’autre, il n’y a rien que l’autre puisse reconnaître. Du coup, chaque camp débat avec le fantasme qu’il se fait de l’autre au lieu de converser avec sa réalité, si déformée fût-elle. C’est là que réside une incompréhension fondamentale.

5 Pour explorer le fantasme, vu du camp occidental, il est édifiant de connaître « la ligne du Parti », la doxa en vigueur à l’Otan ; pour autant, la vision des militaires de l’Otan est plus nuancée ; en définitive, l’Otan n’a pas une vision homogène de cette problématique.

Quelle est la position de l’Otan face au narrative russe ?

6 Vu de l’Otan, l’agressé n’est pas celui qui se dit agressé. C’est l’Otan qui est attaquée médiatiquement, par un appareil de propagande aux ordres, aux capacités considérables, d’une grande cohérence, présentant une vision totalement univoque du différend censé opposer les deux camps. La contre-propagande de l’Otan est rigoureuse, mais réactive. Elle relève et réfute 32 « allégations » réparties en 5 familles [2].

7 Sans entrer dans le détail, relevons certaines des allégations majeures de la Russie : l’élargissement de l’Otan crée de nouvelles fractures en Europe ; l’Otan avait promis de ne pas incorporer de nouveaux membres ; la Russie aurait un droit de veto implicite sur les candidats potentiels à l’Otan ; les bases de l’Otan encerclent la Russie ; la défense antimissiles balistiques (DAMB) est un facteur déstabilisant de l’ordre international.

8 Le site de l’Otan livre ses propres arguments. En particulier : la souveraineté inclut le droit de choisir ses amis sans devoir en référer au grand frère ; sur l’encerclement de la Russie, avec environ 20 000 km de frontières et 14 voisins, dont seulement 1 625 km avec 5 membres de l’Otan, parler d’un « encerclement » relève de l’escroquerie intellectuelle ; il n’y a pas de « bases » de l’Otan, il y a des bases bilatérales (par exemple, un petit détachement d’assistance américain en Géorgie), mais elles ne relèvent pas de l’Otan ; c’est la Russie qui remet en cause « l’ordre international » [3] par son mépris des règles et conventions (notamment la Charte des Nations unies), en recourant à la force dans le règlement des différends avec ses voisins.

9 Plus profondément, dans son propre miroir, l’Otan se voit avec des caractères qui échappent complètement à la perception russe.

10 L’Otan a une identité collective réelle. Elle n’est pas le « faux nez » des États-Unis, un théâtre entretenant l’illusion d’une collection d’opinions souveraines alors que la réalité serait une vassalité de fait. Dans la culture de pouvoir des Russes (et des Chinois, d’ailleurs), une alliance où cohabitent la première puissance mondiale et des nains stratégiques ne saurait être autre chose qu’une brigade aux ordres. De l’intérieur de l’Alliance, l’auteur peut attester d’une vérité au quotidien tout à fait différente. Certes, le membre le plus puissant de l’Alliance en est aussi le plus influent ; mais il ne l’emporte pas toujours, et très rarement en invoquant sa seule supériorité de fait. Au contraire, les États-Unis font grand cas du respect de leurs alliés et acceptent le compromis, voire la reculade (en tout cas jusqu’à l’Administration Trump, qui pourrait adopter une pratique radicalement différente). L’Otan, dans sa structure militaire, est une école du collectif, le creuset d’un grand nombre d’élites nationales, un « label pro » reconnu. La doctrine Otan est aujourd’hui la doctrine de référence de par le monde ; qu’on y souscrive ou pas, elle est normative.

11 Enfin, les Russes ne semblent pas avoir compris qu’une bonne part du potentiel d’attraction de l’Otan s’explique par l’esprit de meute bien plus que par le désir d’affranchissement de l’ancienne puissance tutélaire. Nombre de « nouveaux membres » sont entrés dans l’Otan pour de bonnes raisons (notamment le parapluie américain), mais ce ne sont pas les bonnes raisons, aujourd’hui, au sens où ils ont découvert bien d’autres raisons justifiant ce choix, et du coup, relativisant sérieusement le critère d’origine. On n’a nul besoin de la protection américaine pour savourer l’état de membre de l’Alliance aujourd’hui. Le forum permanent qu’est l’Alliance accorde à chacun une importance inespérée et des outils d’influence sur les autres membres. C’est là un aspect éminemment culturel que la partie russe ne parvient pas à comprendre. Au mieux, elle y voit un argument de pure propagande, une intox de première classe.

Comment comprend-on le point de vue russe à l’Otan ?

12 D’abord, l’Otan refuse d’admettre une quelconque singularité de la Russie. Certes, la Russie est une grande nation. Mais de quel droit s’arrogerait-elle le monopole de la singularité ? Et en quoi la « singularité » justifierait-elle un traitement de faveur ? La Russie, c’est la population de la France additionnée à celle du Royaume-Uni. C’est aussi un PNB similaire à celui de l’Italie. Bref, aucun pays d’Europe, la Russie pas plus qu’un autre, ne peut arguer de sa prétendue singularité pour exiger un traitement spécifique, une reconnaissance privilégiée, aux yeux, entre autres, des États-Unis.

13 La Russie préfère traiter en bilatéral. Avec les États-Unis, le bilatéral renforce Moscou dans l’opinion qu’elle a d’elle-même : la seule puissance de rang équivalent aux États-Unis. Avec tous les autres, le bilatéral crée une relation d’infériorité, où la Russie s’estime en position de force dans tout dialogue avec une nation « normale », sans même parler des « petits ».

14 Pour finir, l’Otan est une relique de la guerre froide, elle est obsolète par principe, donc elle aurait dû disparaître depuis longtemps.

15 Derrière cette vision, il y a une culture du pouvoir qui est effectivement singulière, au moins en Europe. Dans ce qu’on pourrait appeler le « camp occidental » – le concert des démocraties – la culture, au sens artistique du terme, correspond avec une vision politique de l’homme dans l’univers, en cohérence avec l’état de droit, le primat de l’individu, la séparation du temporel et du spirituel.

16 Néanmoins, si la culture artistique russe est reconnue comme pleinement « européenne », la culture de pouvoir russe est asiate. Elle remonte à la Horde d’or, à une culture de pouvoir fondée sur la soumission et non la libre adhésion, le tribut et non l’impôt, bref, à Gengis Khan et non Jefferson. En excipant habilement de son appartenance à la communauté culturelle européenne, la propagande russe fait croire à une communalité politique alors même que sa pratique est radicalement opposée aux principes en vigueur en Occident.

17 Ce malentendu-là est délibéré, instrumentalisé, exploité contre l’Occident (et au passage, l’Otan). Il est erroné de dire que la Russie est un membre, de plein droit, du concert des nations européennes, tant que sa culture de pouvoir sera aussi totalement opposée à la culture démocratique au sens où on l’entend en Occident.

18 Dans ce contexte de vision décalée, il reste des contentieux réels, qui ont l’avantage de se reconnaître dans le miroir que chacun tend à l’autre. La Russie reproche amèrement à l’Otan le coup de force qu’a été la guerre du Kosovo, mettant en exergue l’absence de résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. À ses yeux, il crée un précédent. La protection d’une minorité opprimée [4] est invoquée et présentée comme un parallèle avec la situation au Kosovo.

19 Concernant l’élargissement de l’Otan, chaque nouvelle adhésion est vécue comme une insulte personnelle, nonobstant l’invocation rituelle du principe de souveraineté par l’Otan. Que la dynamique de l’élargissement s’essouffle aujourd’hui ne rassure pas la Russie. Au demeurant, l’animosité suscitée par les vagues précédentes ne s’estompera pas de sitôt.

20 La DAMB est emblématique de l’unilatéralisme de l’Otan, qui a rejeté l’offre de « défense conjointe » formulée par les Russes. À l’époque où elle était évoquée – époque plutôt amicale à défaut d’être détendue – il eût été inconvenant de dire ouvertement que le système de commandement et de contrôle russe était trop dépassé technologiquement pour s’intégrer avec le système occidental. Vue de l’Otan, la DAMB n’a aucune prétention vis-à-vis d’un grand système central, perfectionné, capable de frappes massives, comme le système russe. Peu importe : elle est perçue comme affaiblissant la crédibilité de toute forme de dissuasion nucléaire, donc, elle est intrinsèquement déstabilisante. Par principe et non dans le cas d’espèce. C’est là une divergence fondamentale, conceptuelle, qu’aucune tentative d’explication ne peut résoudre.

21 Citons d’autres irritants : le sort du traité FCE (Forces conventionnelles en Europe), la pratique d’exercices sans préavis avec des thèmes jugés menaçants par les voisins, les conflits gelés, la politique de « passeportisation » par laquelle la Russie s’arroge un droit de regard sur le sort réservé à certaines « minorités russophones » dans les pays limitrophes, le déploiement de systèmes dits A2/AD[5] à la périphérie de l’Alliance, notamment à Kaliningrad et en Crimée… Pris isolément, chacun de ces contentieux devrait pouvoir être résolu. Mais l’effet cumulatif dans un contexte fondamentalement délétère entretient une impression de confrontation irréductible. L’absence de transparence et de prévisibilité de la manœuvre russe, soigneusement entretenue par le régime Poutine, est un reflet parmi d’autres d’une situation de blocage à haut risque.

Quelle est la vision des militaires ?

22 Notons au préalable que les militaires ont perdu le contact depuis le gel des relations mil-to-mil décidé par l’Otan en 2014. Au demeurant, les relations ante étaient assez peu actives, focalisées sur quelques dossiers spécifiques, comme la lutte contre le terrorisme, le sauvetage des sous-marins… La société militaire russe a une culture opaque qui a toujours maintenu ces relations à un niveau superficiel, sans grande substance.

23 La vision qu’ont les militaires russes de l’Otan est très négative. Le simple fait que l’Otan soit « l’alliance militaire », un objet unique en son genre sur la planète, suscite d’emblée la suspicion sur ses motivations réelles. Si ses motifs étaient pacifiques, elle ne serait pas une alliance militaire (CQFD).

24 Le « modèle occidental » de guerre, tel qu’il est compris par les Russes, mérite examen. Ce modèle est fondé sur la guerre à distance (stand-off), les frappes chirurgicales dans la profondeur, rendues possibles par la supériorité technologique et informationnelle. Le refus du contact sur le terrain (« no boots on the ground ») en est une autre caractéristique majeure, même s’il est moins absolu dans la réalité avec l’emploi de forces spéciales ou le recours aux « amis » sur place. Ce modèle s’appuie aussi sur les troupes locales, supplétives, les « proxies », comme on le voit en Irak ou en Afghanistan. En gros, ce modèle consiste à faire combattre les autres, avec du soutien en renseignement, en appui feu, en logistique.

25 Une variante étendue est l’appui aux populations protestataires pour orchestrer des changements de régime politique : ce que nous voyons, en Occident, comme un processus politique est vécu, en Russie, dès lors qu’on parle de régimes amis ou du régime russe lui-même, comme une forme de guerre. Lénine a dit, paraphrasant la célèbre formule de Clausewitz (« la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens »), que « la paix est la poursuite de la guerre par d’autres moyens ». C’est à travers ce prisme-là, reliquat du concept de lutte des classes, que nos actions politiques sont perçues : elles sont intrinsèquement guerrières, elles sont une composante du modèle.

26 Enfin, le modèle occidental de la guerre est fondé sur la surprise stratégique. Les Russes ont été honnêtement, sérieusement, surpris par les actions de l’Otan au Kosovo et en Libye. Ils font le parallèle avec Barbarossa, l’invasion nazie de juin 1941 : pour eux, la fulgurance occidentale est une constante historique. Du coup, notre discours lénifiant, nos protestations de bonne foi, ne sont qu’une intox de premier ordre. La réalité, à leurs yeux, est que l’Occident est engagé dans une campagne stratégique de déstabilisation des régimes amis et de dénigrement de la légitimité russe. Nous sommes les premiers fauteurs de la guerre hybride.

Et que pensent les militaires de l’Otan de leurs homologues russes ?

27 Comme il a été dit plus haut, l’opacité du régime est un facteur de soupçon qui vient en reflet de la suspicion des Russes sur nos intentions.

28 La capacité militaire de la Russie est en très net progrès. Rappelons-nous le temps d’avant 1989, où l’Armée Rouge était présentée comme une menace démesurée – ce n’était plus une armée, mais une inondation. Après l’effondrement du pacte de Varsovie, le départ de l’Armée Rouge, sa débâcle, la mise au rebut de centaines de milliers de cadres dans des conditions ignobles, l’effroi de naguère a laissé la place à un mépris amusé, excessif et profondément insultant. La guerre de Tchétchénie, notamment la première, où la performance initiale des Russes a été assez lamentable, a laissé une perception erronée, car elle a négligé le fait que les Russes ont rapidement appris de leurs erreurs et se sont adaptés. In fine, ils l’ont gagnée, cette guerre. La résurgence rapide (en quelques années) de l’armée conquérante que nous voyons aujourd’hui, en Crimée, dans le Donbass, et en Syrie, a renversé la perception, sans doute encore, avec un retour de balancier excessif.

29 Bien plus que la compétence nouvelle de cette armée, ce qui impressionne nombre d’officiers alliés, c’est que cette armée est totalement décomplexée, qu’elle ose, au niveau stratégique, opératif et tactique. Quand nos armées sont camisolées par des précautions extrêmes de Force Protection, de zéro mort, de surréaction politique démesurée au moindre incident tactique, elles admirent et envient la performance, l’audace, le culot des Russes.

30 Malheureusement, nous ne percevons pas combien la génération actuelle des chefs russes est la même qui a vécu toutes les humiliations de la débâcle postsoviétique. Elle est animée d’une soif de reconnaissance et peut-être, de vengeance, que nous aurions tort de sous-estimer.

31 Ce modèle de guerre russe, que nous dénommons « guerre hybride », s’appuie lui aussi sur la surprise, avec une grande subtilité tactique et psychologique, comme en témoigne la conquête sans coup férir de la Crimée. La mobilisation permanente des forces armées, soumises à un régime d’inspections surprises féroces, les exercices majeurs sans préavis, la rotation des forces sur les théâtres nouveaux, les démonstrations de force aérienne à longue portée, le charcutage des candidats potentiels à l’Otan, tout cela entretient un climat inquiétant, notamment pour les voisins de la Russie.

32 D’autant plus que la société russe est sur un pied de guerre depuis trois ans. Le discours de forteresse assiégée, la Troisième Rome menacée par les barbares (les décadents qui sont à l’Ouest), la mobilisation permanente des forces vives de la nation, le retour du culte du sauveur, où M. Poutine a remplacé Staline, le Petit Père des Peuples… Tout cela a une expression officielle dans nombre de documents récents : la Doctrine militaire de 2014, la Stratégie nationale de sécurité de 2015, le Concept de politique étrangère de 2016, tous désignent l’Otan comme une menace à tel point que le Secrétaire général de l’Otan a demandé des explications (qu’il attend encore).

33 Certes, la réaffirmation de puissance de la Russie est un succès intérieur indéniable. Elle est vécue à l’Otan comme une nuisance qui s’étend. Pour autant, si le problème d’aujourd’hui est un excès d’affirmation de puissance – problème gérable au demeurant – n’y a-t-il pas un risque plus grand, à l’horizon des dix-quinze ans, d’un effondrement de puissance ? Les perspectives démographiques, sociétales et économiques, sont dramatiques : la société de M. Poutine va droit dans le mur. Ses amis du moment ont des motivations plus que douteuses et abusent des termes du marché actuels, sans vergogne. Le camp naturel de la Russie reste l’Occident, et en premier lieu, l’Europe – pourquoi insulter son propre camp ?

34 Voilà une incompréhension profonde du comportement actuel de la Russie : pour les militaires, il est irrationnel, car il ne semble pas conforme à ses intérêts réels, qui devraient engager à la séduction plutôt qu’à la confrontation. Les Alliés n’ont pas compris que jusqu’en 2007 (le fameux discours de M. Poutine au Munich Security Forum), la Russie avait justement fait de gros efforts de séduction : c’est à force d’être négligée qu’elle a basculé dans la confrontation.

35 * * *

36 Au-delà de ces perceptions assez partagées, les Alliés ont une vision peu homogène de la réalité d’une menace russe, où le discours de la vierge menacée masque des visées moins avouables.

37 Répondant aux pressions insistantes des Alliés récents, depuis 2014, l’Otan est prise d’une frénésie d’activité sur ses marches de l’Est, par les mesures dites de « réassurance » (des exercices et déploiements temporaires dans la région), une nouvelle posture de présence par la création des NFIU (les NATO Force Integration Units, structures légères de coordination avec les États de la région), le rôle nouveau conféré au MNC-NE (Multinational Corps Northeast) à forte dominance germano-polonaise, le EFP (Enhanced Forward Presence), la planification très élaborée, à la limite des plans de défense du temps de la guerre froide. Toutes mesures qui suscitent une réaction amusée de la Russie, mais alimentent son discours victimaire. Les divers scénarios catastrophes développés ouvertement par d’anciens officiels de l’Otan et le Rand Institute glosent abondamment sur le caractère « indéfendable » des pays baltes face à une agression caractérisée et poussent, comme une conclusion allant de soi, au réarmement frontalier massif.

38 Les Alliés de loin les plus expressifs sont les nouveaux membres, à l’Est, en premier lieu, évidemment, les Baltes et les Polonais. Leurs appels constants à la solidarité font généralement abstraction de l’effort qu’ils devraient consentir pour leur propre sécurité. S’ils sont très exigeants sur les preuves d’amour qui doivent leur être prodiguées (déploiement de forces, rotations d’unités, exercices, toutes activités extrêmement coûteuses pour les Alliés plus éloignés), leur propre effort de défense, loin en deçà de ce que consent, par exemple, la Finlande, ne donne guère l’impression qu’ils se sentent véritablement menacés dans leur existence. Néanmoins, si la menace directe russe (en clair, une invasion) paraît grossièrement exagérée, la pression russe et l’intimidation permanente sont des réalités au quotidien, incontestablement.

39 Par-delà l’affichage ostentatoire d’une peur existentielle, on peut percevoir, notamment à Varsovie, des visées plus « commerciales » pour obtenir un investissement assez majeur, financier et humain, que représenterait l’installation d’un grand commandement de la structure de l’Otan sur le sol polonais. Les attentes économiques et de politique intérieure sont sans doute assez prégnantes dans les exigences polonaises.

40 La perception militaire américaine n’est pas non plus dénuée d’ambiguïté. Les militaires américains en Europe relèvent de EUCOM (le grand commandement régional, à Stuttgart), que vingt ans de paix ont progressivement vidé de sa substance, de ses forces de combat, voire, de son éthos guerrier. Les aigreurs russes apportent du sens à la présence américaine en Europe, à son renforcement, et surtout, à son rôle prééminent parmi les Alliés.

41 Concernant la Turquie, l’ambiguïté est aussi de mise. Qu’un membre éminent de l’Alliance affiche aussi ouvertement sa connivence avec le régime de Moscou inquiète du côté de Bruxelles…

42 Reste l’Otan « canal historique » européen, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France… Ces Alliés rejettent viscéralement toute réédition de la guerre froide. Étant les premiers concernés par les coûts démesurés d’une surréaction, ils ne veulent pas se laisser instrumentaliser par les Alliés « du front ». Pour eux, la Russie est un voisin, certes compliqué, car complexé, mais il importe de ne pas en faire un ennemi avéré. Alors ils tentent une forme de psychothérapie de groupe, à la fois vers les Américains, les nouveaux membres, et la Russie. Exercice difficile…

43 En conclusion, l’Otan est-elle confrontée à une réelle menace stratégique ou à un problème de nature plutôt psychologique ? C’est la thèse que nous soutenons. Comme il a été dit plus haut, la Russie de M. Poutine cherche à obtenir ce que l’Otan ne peut pas, conceptuellement, lui offrir : la déshumiliation, pour effacer d’un trait les avanies censément subies depuis « la catastrophe » qu’est, à ses yeux, la déliquescence de l’Empire soviétique.

44 L’Otan n’est pas menacée directement, sur son sol, dans ses populations. Mais elle est manifestement soumise à une forte pression, à base d’intimidation, peut-être une phase préliminaire d’une manœuvre de plus grande ampleur, dont les étapes suivantes seraient la sidération, puis le désarmement moral, et pour finir, la soumission sans combattre.

45 Ne pas réagir, en tout cas, ne pas surréagir est essentiel pour éviter l’erreur de calcul massive et fatale, pouvant déboucher sur la guerre accidentelle par incompréhension réciproque des enjeux réels. Mais ne rien faire est exclu aussi.

46 Face à ce dilemme, l’Otan aurait intérêt à raisonner dans une perspective d’après-Poutine, pour éviter la réédition d’une chute cataclysmique du régime, laissant un vide stratégique qui serait un chaos que nul ne souhaite. L’Otan et la Russie ont besoin l’une de l’autre, non pas parce que la confrontation est dans la logique des choses, mais pour éviter cet engrenage fatal.


Date de mise en ligne : 17/02/2020

https://doi.org/10.3917/rdna.801.0068

Notes

  • [1]
    Les opinions émises ici n’engagent que leur auteur et ne sauraient être comprises comme reflétant la ligne officielle de l’Otan.
  • [2]
    Voir le site de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (nato.int).
  • [3]
    Notons que M. Lavrov ironise souvent sur cet « ordre international » : peut-on ainsi qualifier le chaos qui règne depuis les années 1990 ?
  • [4]
    Évidemment, du point de vue des autorités géorgiennes ou ukrainiennes, les « minorités opprimées » sauvées par les Russes n’étaient ni des minorités, ni opprimées
  • [5]
    A2/AD : Anti Access/Area Denial : conjonction de systèmes d’armes destinés à contrôler une zone étendue par la menace ou la destruction, principalement d’aéronefs et de navires.

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