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Article de revue

L’Allemagne et la défense en 2017 : une « puissance réfléchie » qui se veut au cœur du jeu européen

Pages 68 à 75

1 Depuis mon arrivée à Berlin en tant qu’ambassadeur, j’ai pu constater la réalité des évolutions – plus rapides qu’on ne le perçoit parfois en France – que connaît l’Allemagne dans le domaine de la défense.

2 Pour ne prendre que quelques exemples récents : il y a un an et demi, l’Allemagne a répondu à l’invocation par la France de l’article 42.7 en déployant plus de 500 soldats dans le cadre de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) ainsi que des avions de reconnaissance et une frégate dans le cadre de la coalition contre Daech. Au mois de juillet 2016, au Sommet de Varsovie, Berlin s’est engagé à participer à la « présence avancée renforcée » de l’Otan sur son flanc Est, avec près de 1 000 soldats. En décembre 2016, le Conseil européen a, sur la base des propositions franco-allemandes avancées par nos ministres des Affaires étrangères et de la Défense, pris des décisions ambitieuses pour la relance de l’Europe de la défense. Au début du mois de février 2017 encore, l’Allemagne a décidé de renforcer sa présence au sein de la Minusma par le déploiement d’hélicoptères d’évacuation médicale et de soutien.

3 Pour autant, les questions de défense restent, on le sait, un sujet sensible à Berlin. Il n’est pas toujours aisé pour l’Allemagne de réconcilier ses nouvelles responsabilités dans le domaine de la défense, qu’elle n’a pas nécessairement voulues, avec la réticence « congénitale » de la République fédérale d’après 1945 à l’usage de la force – d’où le fait que les termes de « puissance » ou de « leadership » doivent nécessairement s’y voir adosser un modérateur.

4 Le concept de « puissance réfléchie », développé en juin 2016 dans un article du magazine Foreign Affairs par Frank-Walter Steinmeier, à l’époque ministre des Affaires étrangères et aujourd’hui président fédéral, illustre bien cette recherche. Dans cet article, M. Steinmeier constate que l’Allemagne est amenée depuis plusieurs années à assumer de plus en plus de responsabilités pour la sécurité de l’Europe, à l’occasion des différentes crises que celle-ci traverse (y compris la crise des dettes dans la zone euro). L’Allemagne, par ses capacités de bailleur de fonds, par son poids commercial, et par le rôle de sa diplomatie (qui cherche en particulier à travailler sur l’ensemble du cycle des conflits, de la prévention à la stabilisation post-conflit) est devenue la « nation indispensable » de l’Europe, selon l’ancien MAE polonais Sikorsky, cité par M. Steinmeier.

5 Ce poids nouveau de l’Allemagne en Europe se traduit aussi par une plus grande demande d’interventions allemandes dans le champ de la sécurité, y compris par des missions en dehors de ses frontières – les interventions au Kosovo et en Afghanistan (décidées, non sans débats, par un gouvernement SPD-Verts) ont constitué à cet égard une véritable césure.

6 Pour autant, rappelle M. Steinmeier dans son article, l’Allemagne ne renonce pas à certains fondamentaux : culture de « retenue militaire » et préférence pour la diplomatie, attachement au droit international et au multilatéralisme, rôle indispensable du Bundestag pour tout recours à une intervention extérieure de la Bundeswehr, « armée parlementaire », créée en 1955 en rupture historique avec le passé. L’Allemagne, conclut M. Steinmeier, est devenue « un leader responsable, empreint de retenue et réfléchi, guidé en premier lieu par ses instincts européens ».

7 L’évolution récente soulève donc plusieurs questions : quelles en sont les causes et comment se traduit-elle dans la politique de défense allemande ? Quelles sont ses limites ? Quelles conséquences faut-il en tirer pour le dialogue et la coopération franco-allemands sur la défense ?

Pourquoi l’Allemagne est-elle prête aujourd’hui à assumer de nouvelles responsabilités en matière de défense – et comment conçoit-elle son rôle ?

8 C’est d’abord parce que l’environnement de sécurité de l’Allemagne se dégrade que celle-ci doit faire plus pour sa défense. Le nouveau Livre blanc allemand, publié en juin 2016, relève, à juste titre, les défis de sécurité sans précédent auxquels fait face l’Allemagne : terrorisme (avec en 2016 les premiers attentats revendiqués par Daech en Allemagne, en particulier celui de la Breitscheidplatz à Berlin en décembre), États faillis, migrations de masse incontrôlées, attaques hybrides et/ou cybers, résurgence enfin du risque de conflits interétatiques.

9 Au cours des dernières années, l’Allemagne a été touchée de plus en plus directement par les conséquences de ces crises. S’agissant de l’afflux des réfugiés, le ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, a ainsi parlé d’un « rendez-vous avec la mondialisation ». Les responsables allemands, même si beaucoup restent réticents, font donc de manière croissante le constat d’un continuum entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, face auquel la tentation du repli sur soi n’est pas viable.

10 M. Steinmeier l’avait exprimé de manière particulièrement éloquente le 2 décembre 2015, lors du débat au Bundestag sur le mandat à la Bundeswehr à la suite des attentats de Paris : « Quand les terroristes sont dans les rues, notre logique ne peut pas être de verrouiller la porte, d’éteindre les lumières et de baisser les volets, et d’espérer qu’ils aillent plutôt chez les voisins, là où les lumières sont encore allumées ». La réaction rapide et substantielle de Berlin à notre invocation de l’article 42.7 du Traité sur l’Union européenne a donc été, bien sûr, un geste de solidarité fort à l’égard de la France, mais également la conséquence d’une prise de conscience que l’Allemagne a des intérêts de sécurité à défendre en dehors de ses frontières, y compris dans certains cas par des moyens militaires. Rappelons que le président Horst Köhler avait été poussé à la démission en 2010 pour avoir exprimé cette idée (en la reliant aux intérêts économiques allemands) : « L’action militaire allemande à l’étranger est nécessaire pour préserver nos intérêts, comme, libérer les routes commerciales ou prévenir des instabilités régionales qui pourraient avoir un impact négatif sur nos perspectives en termes de commerce, d’emplois et de revenus ».

11 Une deuxième cause fondamentale de cette évolution est la prise de conscience qu’un meilleur partage transatlantique des responsabilités est nécessaire. La crise en Ukraine n’a en effet pas mis fin à la tendance à la baisse, structurelle depuis la fin de la guerre froide, de la présence américaine en Europe (dont le « pivot vers l’Asie » de l’Administration Obama n’était que le dernier avatar en date) : 36 000 soldats américains sont présents en Allemagne aujourd’hui, contre 250 000 pendant la guerre froide.

12 L’élection de Donald Trump a rendu à la fois plus urgent et plus difficile le débat en Allemagne sur le « partage du fardeau » : la Chancelière et la ministre de la Défense (CDU) ont réitéré à plusieurs reprises depuis novembre 2016 (et notamment lors de la visite de la Chancelière à Washington le 17 mars) l’engagement pris au Sommet de l’Otan du Pays de Galles, de « chercher à se rapprocher » d’ici 2024, de l’objectif des 2 % du PIB consacrés à la défense. Pour sa part, Sigmar Gabriel, le nouveau ministre des Affaires étrangères, appelant à ne pas faire preuve « d’obéissance aveugle » envers les États-Unis, a, à plusieurs reprises au cours des derniers mois, critiqué le chiffre des 2 %, dont il a par exemple indiqué lors de la réunion des ministres de l’Otan du 31 mars 2017 qu’il n’était « ni réaliste, ni souhaitable ». Son parti, le SPD, suggère notamment que les autres pays européens s’inquiéteraient de voir l’Allemagne consacrer 70 milliards d’euros par an à sa sécurité, et ne manque pas de souligner le caractère essentiel du volet civil de la sécurité (aide aux réfugiés, prévention des conflits, aide au développement), en critiquant les baisses de crédits dans ce domaine décidées par l’Administration Trump.

13 Les déclarations ambiguës du Président américain sur l’Otan comme sur la Russie alimentent par ailleurs une certaine inquiétude en Allemagne. On peut relever en particulier le débat, lancé fin novembre 2016 par un parlementaire, sur une dissuasion nucléaire franco-britannique pour l’Europe au cas où les États-Unis retireraient aux Européens leur parapluie. Sans donner d’importance excessive à ces idées (les responsables allemands et l’opinion publique restent très majoritairement favorables au désarmement nucléaire), elles traduisent bien les craintes de certains, en Allemagne, de ne plus pouvoir complètement compter sur la solidarité américaine. De manière plus significative, la Chancelière appelait le 12 janvier à Bruxelles à renforcer l’Europe de la défense au motif qu’il n’y avait plus de « garantie de pérennité » de la coopération avec les « partenaires traditionnels » de l’Europe : auparavant, cet argument avait été plutôt écarté au profit d’un narratif sur le « pilier européen de l’Otan ». Les assurances du vice-président américain à la Conférence de Munich, en février, sur le caractère intangible de l’engagement américain au sein de l’Otan n’ont, à cet égard, pas complètement rassuré.

14 Enfin, le choc du Brexit a amené la France et l’Allemagne à s’engager ensemble pour une relance du projet européen, et en particulier de la défense européenne. Les décisions pragmatiques mais ambitieuses prises lors du Conseil européen de décembre 2016 sont le résultat direct de cette volonté politique.

Comment cette prise de responsabilités accrue se traduit-elle concrètement ?

15 Elle se traduit, avant tout, par un budget de la défense allemand qui ne cesse d’augmenter. Il existe un lien mathématique entre la croissance soutenue que connaît l’Allemagne depuis une dizaine d’années, à l’exception de la crise de 2008, et l’accroissement de son budget de défense. Les objectifs de l’Otan étant libellés en pourcentage du PIB, l’Allemagne, pour arriver à son taux actuel d’environ 1,2 %, a dû augmenter son budget de 26 Md€/an environ en 2006 à 34 Md€ en 2016 et 37 Md€ en 2017 (soit une augmentation de 8 % sur un an), avec 40 Md€/an prévus en 2020. C’est un budget significatif, du même ordre que celui de la France – et on peut relever qu’en dépit du débat évoqué plus haut sur l’objectif des 2 %, tant le SPD que la CDU/CSU s’accordent sur la nécessité de poursuivre la hausse des investissements de défense.

16 En dépit de la part relativement basse du budget consacrée aux dépenses d’investissement (13 % seulement, loin de l’objectif des 20 % recommandé par l’Otan), cette hausse permet de corriger certains désinvestissements du passé (notamment d’améliorer la disponibilité des avions de chasse et des hélicoptères allemands) et d’investir dans de nouvelles capacités : en 2016 l’Allemagne a par exemple annoncé son intention de commander 5 nouvelles corvettes et 100 nouveaux chars Leopard. De plus, la ministre de la Défense a, dès son entrée en fonction, souhaité revoir complètement le processus d’acquisition capacitaire, pour en améliorer la fiabilité.

17 L’Allemagne, depuis plusieurs années, s’efforce par ailleurs d’augmenter son rôle en Europe en s’appuyant sur le concept de nation-cadre, qui lui permet de fédérer autour d’elle, pour constituer des capacités communes, des pays ayant des doctrines d’emploi proches – et estimant souvent n’être pas ou plus en mesure d’investir ou d’agir seuls. La coopération germano-néerlandaise est ainsi donnée en exemple par Berlin. Cette approche comprend un volet de politique industrielle : la conclusion en novembre 2016 d’un contrat entre Thyssen-Krup et la Norvège pour le développement en commun de 6 sous-marins, dont 2 seront acquis par l’Allemagne, s’inscrit dans un partenariat plus large entre l’Allemagne et les pays riverains de la mer du Nord et de la Baltique dans ce domaine.

18 L’Allemagne est, dans ce contexte, l’un des « bons élèves » de l’Otan, sinon en termes de budget, du moins s’agissant des cibles capacitaires attribuées par l’Alliance (que l’Allemagne atteint dans leur intégralité) et de sa contribution à la défense collective – notamment en tant que nation-cadre de la « présence avancée renforcée » en Lituanie, avec près de 1 000 personnes, et nation-cadre pour la force à très haute réactivité (VJTF) de l’Otan en 2019.

19 La priorité accordée aux questions de migrations et de terrorisme se traduit par ailleurs par un regain d’intérêt pour l’Afrique. La Chancelière a effectué au mois d’octobre 2016 un déplacement de plusieurs jours au Sahel, où elle a annoncé l’intention de l’Allemagne de s’engager sur le long terme pour contribuer à la sécurité dans la région, non seulement au Mali, mais aussi au Niger ou même au Tchad. Cette région du continent africain suscite une inquiétude croissante à Berlin, en raison de l’insécurité et de la pauvreté qui y règnent, combinées à une forte démographie. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la contribution importante consentie par Berlin aux missions de l’UE et de l’ONU déployées au Sahel, avec plus de 1 000 personnes présentes au Sahel, soit plus qu’en Afghanistan.

20 Du fait de sa réticence à participer à des missions de combat, l’Allemagne renforce par ailleurs d’autant plus son soutien aux forces de sécurité locales – par la fourniture d’équipement, la construction d’infrastructures et bien sûr la formation. L’Allemagne, qui avait, pour la première fois en 2016, attribué un budget de 100 M€ par an à la coopération de sécurité et de défense (Ertüchtigung), a fait passer ce budget à 130 M€ pour 2017, la majeure partie de l’augmentation étant destinée au Sahel, à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient. De même, il est frappant de voir que la poursuite des livraisons d’armes depuis 2014 (fusils d’assaut et missiles antichars) aux Peshmergas irakiens, fait relativement peu débat en Allemagne (à la différence des ventes d’armes aux pays du Golfe). On peut également relever le vif intérêt de l’Allemagne pour les missions civiles de l’UE au Sahel, EUTM Mali, à laquelle elle contribue avec 140 soldats, et EUCAP Sahel Mali, dans laquelle elle souhaite accroître sa participation. Berlin plaide, comme la France, pour davantage recourir au budget européen pour financer la formation et la fourniture d’équipement aux forces de sécurité de ces pays, y compris par la création d’un instrument dédié, et le rapport entre sécurité et développement y semble désormais mieux accepté.

Quelles sont les limites de cette évolution ?

21 La société allemande reste partagée entre la volonté de tenir la place qui revient à son pays et des réflexes pacifistes persistants. Cette tension se retrouve dans le débat politique, comme en témoignent la remarque de M. Steinmeier, au mois de juin 2016, s’inquiétant des « bruits de bottes » (Säbelrasseln) à l’occasion d’un exercice militaire de grande envergure (Anakonda) de plusieurs membres de l’Otan en Pologne, et les réactions auxquelles cette remarque a donné lieu. Certains sondages indiquent que plus de la moitié des Allemands seraient opposés à voir leur pays apporter une assistance militaire aux Alliés orientaux en cas d’agression russe – et que seulement 9 % d’entre eux soutiennent le renforcement de la présence militaire de l’Otan à l’Est, alors même que l’Allemagne est l’un des principaux contributeurs à cette « présence avancée » et que le Livre blanc rappelle que « la solidarité alliée est un principe fondamental de la gouvernance allemande ». On relèvera également à cet égard que, s’agissant des opérations extérieures, si tous les mandats pour des missions de la Bundeswehr ont été adoptés sans difficultés depuis 2013, du fait de la très large majorité dont dispose aujourd’hui la grande coalition, ceux-ci excluent cependant toute mission de combat (autre que la protection de leurs forces).

22 La France et l’Allemagne ont développé depuis plusieurs années une importante coopération industrielle dans le domaine de la défense, avec Airbus bien sûr, mais plus récemment avec la fusion KMW-Nexter pour créer le groupe KNDS, spécialisé dans les blindés. On peut aussi citer les avancées récentes en matière d’avions de transport, de drones MALE, de satellites de renseignement et plus généralement d’accès à l’espace. Les autorités allemandes appellent de leurs vœux le renforcement de cette coopération – comme d’ailleurs de la coopération européenne en matière d’armement, tout en souhaitant conserver la maîtrise de technologies clés. En revanche, leur approche politique face aux exportations d’armements vers des pays tiers reste marquée par l’influence d’une opinion publique particulièrement hostile, notamment s’agissant des ventes aux pays du Golfe. Cela peut soulever des questions sur les conditions dans lesquelles seront conduits les projets capacitaires européens que la France et l’Allemagne souhaitent développer, et dont le volet exportations est essentiel.

23 Malgré les incertitudes sur la politique américaine, une autre tension persiste entre l’attachement à l’Alliance atlantique et la recherche d’une « autonomie stratégique européenne ». Il n’y a certes pas d’incompatibilité entre le développement de l’Europe de la défense et le maintien d’une Otan forte, mais l’objectif d’une « autonomie stratégique européenne », inscrite dans les conclusions du Conseil européen de décembre 2016, ne fait pas l’unanimité en Allemagne : dans un contexte international plus imprévisible et plus menaçant que par le passé, et en dépit des inquiétudes sur le caractère intangible de la solidarité alliée, la défense européenne continue de revêtir un caractère subsidiaire par rapport à l’Alliance atlantique – garante ultime de la sécurité et de la souveraineté de l’Allemagne.

24 Il est donc quelque peu paradoxal que ce soit en Allemagne que les réflexions sur une « armée européenne » suscitent le plus d’intérêt. L’une des raisons en est peut-être que ce concept pousse à son aboutissement logique l’impératif d’un cadre multilatéral pour tout recours à la force armée, auquel l’opinion allemande, la classe politique et le parlement national, pour des raisons historiques compréhensibles, sont très attachés.

Quelles conséquences pour la France faut-il en tirer ?

25 Nous avons intérêt à voir se consolider cette évolution de l’Allemagne, qui est encore fragile. Cela suppose que nous en tirions plusieurs conséquences dans notre propre dialogue avec elle.

26 Il faut d’une part être pragmatique et garder à l’esprit les contraintes qui restent celles de l’Allemagne et de nos différences de culture stratégique : réticence aux opérations sur le haut du spectre, conception civilo-militaire de la sécurité, fortes contraintes s’agissant de la protection des soldats allemands déployés en opérations, caractère parlementaire de l’armée imposant un mandat préalable pour tout déploiement, etc. Il faut par ailleurs être conscient, a fortiori dans un contexte électoral, des différences de sensibilités au sein de la classe politique allemande – y compris au sein même des différents partis.

27 Nous ne devons pas pour autant partir du principe que l’Allemagne n’est pas disposée à s’engager militairement. Notre voisin a conscience aujourd’hui des responsabilités qui pèsent sur lui. Il faut également garder à l’esprit que les Allemands font preuve d’une grande constance dans leurs engagements militaires dès lors qu’ils les ont acceptés (par exemple en Afghanistan ou au Mali). Sigmar Gabriel exprimait avec éloquence cette responsabilité morale fin mars au Bundestag, à l’occasion du renouvellement du mandat pour la mission EUTM Mali : « Ceux [qui souhaiteraient que l’Allemagne se retire d’Afrique doivent être] prêts à porter la responsabilité d’un retour de Boko Haram sur le devant de la scène, d’un retrait des Touaregs du processus de paix, et de voir toujours plus de personnes soumises à la terreur, la violence, aux meurtres et aux viols ».

28 L’enjeu est donc pour nous de chercher à créer les conditions d’un engagement commun avec Berlin : cadre multilatéral (l’Allemagne ne pouvant, y compris juridiquement, agir seule), qu’il s’agisse de l’Otan, de l’UE ou de l’ONU, base juridique solide en droit international, objectifs clairement identifiés, « stratégie de sortie ». Nous devons, plus largement, trouver les instruments de la concertation et du dialogue qui nous permettent, malgré certaines différences, aujourd’hui encore irréductibles, entre nos deux pays, d’établir un partenariat équilibré sur les questions de défense. Il existe un parallèle intéressant entre le ressenti français sur les questions de sécurité et de défense et celui de l’Allemagne sur la question des réfugiés. Sur chacun de ces sujets, Paris et Berlin, de manière presque symétrique, se demandent pourquoi ils doivent assumer seuls des responsabilités incombant à l’Europe dans son ensemble ; inversement, ils se voient parfois reprocher de prendre des décisions unilatérales qu’ils chercheraient ensuite à imposer à leurs partenaires. Nous devons dans notre dialogue bilatéral éviter le piège des perceptions simplistes de ce type et travailler très en amont entre Paris et Berlin.

29 Nous devons en fait avoir conscience que la France et l’Allemagne sont deux puissances aux atouts et aux contraintes certes très différents mais finalement complémentaires. Par exemple, si la France dispose d’une capacité à entrer en premier et d’agir sur le haut du spectre, l’Allemagne est à même de se déployer dans la durée ; la France dispose d’une expertise que n’a pas l’Allemagne, par exemple en Afrique, mais Berlin dispose de moyens humains, matériels et financiers significatifs pour contribuer à la stabilisation de ce continent. L’enjeu est pour nous de tirer parti de cette complémentarité, qui peut garantir à chacun une certaine influence nationale sans empêcher les deux pays d’améliorer ensemble les conditions de sécurité de l’Europe et de son voisinage. Notre intérêt est donc d’encourager l’Allemagne à poursuivre sa dynamique d’engagement accru sur la scène internationale, en coordonnant nos politiques et en faisant converger nos intérêts. Nous disposons pour cela de nombreux instruments : Conseil franco-allemand de défense et sécurité, Brigade franco-allemande, Eurocorps, programmes d’échanges pour la formation des officiers, partenariats entre les académies militaires et les écoles de formations d’officiers françaises et allemandes pour n’en citer que quelques-uns.

30 Enfin, quelques semaines après l’invocation de l’article 50 par le Royaume-Uni, il est aujourd’hui clair que le moteur franco-allemand n’a pas d’alternative pour la relance de l’Europe de la défense. Les décisions prises lors du Conseil européen de décembre n’ont été possibles que parce que la France et l’Allemagne, malgré des sensibilités et des priorités parfois différentes, ont réussi à s’accorder sur une approche commune, grâce notamment à la coopération exemplaire entre les deux ministres de la Défense. Les travaux lancés depuis décembre avancent sur une série de projets à la fois concrets et ambitieux, avec notamment la création d’une capacité militaire de planification et de conduite, décidée en mars, le lancement de réflexions sur une coopération structurée permanente, et la mise en place d’une revue annuelle de défense coordonnée. S’agissant du volet financier, la décision, en décembre, de lancer les travaux pour la création d’un Fonds européen de la défense, destiné à faciliter le développement conjoint de capacités par les États-membres, constitue en particulier une avancée majeure. Dans un contexte où les dépenses restent globalement faibles en Europe, et alors qu’à peine 20 % des programmes d’équipements sont menés en coopération en Europe – et 8,6 % seulement en ce qui concerne la recherche de défense – ce projet doit être rapidement concrétisé.

31 Ce n’est que grâce à la poursuite de cet effort de compromis franco-allemand que nous pourrons entraîner les autres Européens vers une relance à la fois substantielle et réaliste de l’Europe de la défense, qui est sans doute aujourd’hui, dans un monde devenu plus incertain, le domaine susceptible d’avoir l’impact symbolique, politique et stratégique le plus fort pour le projet européen.


Date de mise en ligne : 17/02/2020

https://doi.org/10.3917/rdna.800.0068

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