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Article de revue

Vous avez dit militaire ?

Pages 65 à 70

Notes

  • [1]
    La plupart des entreprises cherchent cependant à développer une « culture », pour fidéliser leur personnel et déborder du cadre strictement contractuel. Les grands managers parlent de « stratégie d’engagement des salariés ». Le terme n’est pas anodin et joue bien de l’opposition/complémentarité entre les deux pôles du contrat et de l’engagement.
  • [2]
    Loi du 24 mars 2005 portant statut général du militaire.
  • [3]
    « Le présent statut assure à ceux qui ont choisi cet état les garanties répondant aux obligations particulières imposées par la loi. Il prévoit des compensations aux contraintes et exigences de la vie dans les forces armées ».
  • [4]
    L’US Navy enseigne à ses jeunes recrues les Cores Values : Honor, Courage, Commitment
  • [5]
    Cf. « Du commandement à la mer », RDN n° 797, février 2017.
  • [6]
    Les lois et règlements applicables aux gens de mer diffèrent du droit commun « à terre ». Ils consacrent partout la spécificité du métier de marin, seule profession au monde ayant un statut international, étayé par de nombreuses conventions de l’OMI et de l’OIT.
  • [7]
    On ne reviendra pas ici sur les principes qui fondent la légitimité de l’emploi de la force armée, sous l’autorité du chef de l’État.
  • [8]
    L’article 6 de la loi du 24 mars 2005 prévoit que le commandant veille aux intérêts de ses subordonnés et rend compte de tout problème à caractère général à ses supérieurs hiérarchiques.
  • [9]
    Cela étant, la Marine a aussi besoin de personnel à terre dans des métiers parfois tout à fait éloignés de ceux pratiqués à bord, qui doivent cependant rester au cœur de la réflexion.
  • [10]
    « L’armée de la République est au service de la Nation ».
  • [11]
    Ces vérités historiques semblent un peu oubliées de nos jours : il faut rendre un hommage appuyé au personnel de nos entreprises.

1 Dans les débats politiques actuels sur les enjeux de défense et défis sécuritaires, policiers, gendarmes, fonctionnaires, militaires, contractuels et agents de protection sont de plus en plus souvent mélangés et comparés avec un risque important de confusion dans les esprits. Il n’est donc pas inutile de rappeler la différence fondamentale entre militaire et civil. On prendra ici l’exemple du marin d’État, significatif dans la mesure où son statut est doublement spécifique, d’abord comme marin puis comme militaire.

Civil ou militaire : les termes de l’échange

2 Le salarié est un travailleur qui accepte la subordination à son entreprise par le biais d’un contrat régi dans le cadre général d’un ensemble de dispositions législatives et conventionnelles, regroupées dans le Code du travail et les conventions collectives. Contre rémunération, il doit un temps de travail à l’entreprise, mais au-delà de cette durée limitée. Le salarié est libre, c’est-à-dire que l’entreprise ne peut théoriquement plus compter sur lui [1].

3 Le statut du militaire [2] est tout autre et les termes de l’échange avec l’institution qu’il sert sont d’un ordre bien différent, qui ne se réfèrent pas au Code du travail comme on le croit trop souvent. Ce statut permet de définir l’état militaire, le régime particulier des libertés applicables au personnel servant sous ce statut, les droits et devoirs du militaire, ses garanties, l’organisation hiérarchique, le régime des sanctions, les règles de recrutement, les conditions d’avancement et de cessation de l’état militaire. Comme le précise la loi de 2005 : « L’état militaire exige en toutes circonstances l’esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, loyalisme et neutralité. Les devoirs qu’il comporte et les sujétions qu’il implique méritent le respect des citoyens et la considération de la Nation ».

4 Le pouvoir de donner la mort in fine est au cœur du statut de militaire : responsabilité suprême, totalement exorbitante de notre droit commun, apanage des seuls militaires au combat. Dans une république démocratique comme la nôtre, ce pouvoir extraordinaire ne peut naturellement être confié qu’à des personnes de grande confiance, qui maîtrisent parfaitement les risques et l’usage de la force, du haut en bas de la chaîne de commandement.

5 En dehors du chef de l’État, aucun homme politique, aucun juge, aucun fonctionnaire, aucun civil ne dispose de ce pouvoir extrême. Et qui peut réellement prétendre en mesurer la gravité et le poids, sinon ceux qui l’ont assumé ? Qui peut sonder le cœur de celui qui ferme les yeux de son camarade, de son ami, sur le champ de bataille ? Qui peut comprendre les horreurs des combats face à face avec l’ennemi ?

6 D’emblée, le statut militaire se situe donc en dehors du cadre de l’échange économique contractuel du travail rémunéré, pour s’inscrire dans un espace de sens, dans lequel le militaire englobe son engagement au service et sa contrepartie, qui ne se réduit pas à un salaire. L’échange doit alors être compris d’une façon beaucoup plus globale : le militaire se place dans un rapport de contribution vis-à-vis d’une institution dont il reçoit en contrepartie une rétribution (solde, honneurs, sécurité, appartenance à l’institution, décorations…) [3].

7 Caractériser cette contribution, c’est moins définir une production à valeur économique, que se référer à des fondamentaux tels que la maîtrise du risque militaire (être tué), la responsabilité suprême (pouvoir de tuer), l’engagement (la soumission à l’autorité et à ses principes supérieurs, mais aussi l’exigence du commandement), la disponibilité (la permanence au service de la mission), l’adhésion aux valeurs (honneur, patrie, discipline) [4].

8 En contrepartie, la rétribution est composée d’une part financière à laquelle s’ajoutent d’autres éléments dont certains se situent dans l’ordre purement symbolique : les honneurs, le prestige, le rang. Cette conception spécifique de la rétribution due au militaire est mise en évidence dans la notion même de solde qui, à la différence du salaire contractuel, ne rémunère pas une prestation, mais donne au militaire le « moyen de tenir son rang ».

9 Fondamentalement, les termes de l’échange entre le militaire et l’institution d’une part, le salarié et son entreprise d’autre part, n’utilisent donc pas les mêmes références et ne se situent pas sur le même plan. Même si l’on peut en réalité observer en temps de paix une série de situations intermédiaires assurant un continuum entre ces deux pôles, plutôt qu’une discontinuité radicale.

Du statut au contrat, la relation à l’autorité

10 Juridiquement, le lien de subordination qui rattache le militaire à l’État n’est donc pas un contrat de travail. L’engagement au service de la Nation est en l’occurrence un acte citoyen qui relève plutôt d’une « réquisition consentie ». Ce qui est requis du militaire est l’obéissance à l’autorité, normalement compatible avec l’exercice de sa propre liberté. « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est Liberté » écrivait Jean-Jacques Rousseau. On s’inscrit là dans un système autoritaire, mais non totalitaire.

11 C’est traditionnellement par le statut, le grade et le rang, que l’autorité militaire prend forme et incarne la légitimité ultime. Le corps des officiers destinés au commandement et porteur des valeurs comme des savoir-être, est normalement dépositaire de l’autorité militaire [5]. Le statut et le contrat relèvent ainsi de deux logiques différentes, parfois peu compatibles. D’un côté on se réfère à une carrière avec un avancement en grade, de l’autre il s’agit d’une reconnaissance fondée sur la seule compétence professionnelle.

12 Dès lors, on comprend le caractère inadapté d’une politique de gestion des ressources humaines qui prétendrait tout unifier et mélanger, en réduisant la responsabilité de la gestion des personnes au simple pilotage d’une masse salariale globale. Est-ce la marque d’une coupable ignorance des différences fondamentales entre statut et contrat, entre civil et militaire ?

Le bâtiment de guerre, « institution totale »

13 Sur un bâtiment de combat, vie de travail et vie hors travail se déroulent dans le même espace confiné, régi par une autorité supérieure unique. Les sociologues parlent, en l’occurrence, d’institution totale. Les conditions de vie à la mer et l’omniprésence du matériel sur un bâtiment de guerre ont depuis longtemps imprimé leur marque dans les règles formelles et les traditions de la Marine, dont le personnel se considère en général comme marin avant même d’être militaire.

14 Avant toute utilisation à des fins militaires, il faut en effet assurer le fonctionnement matériel du bâtiment qui conditionne directement (physiquement) la sécurité de l’équipage. Nous pouvons y voir une référence première à cette réalité socio-technique complexe que constitue le tandem navire-équipage. C’est aussi ce qui explique la forte culture technique du marin, quelle que soit son appartenance ou sa nationalité, qui est aussi l’un des éléments fondateurs d’un ordre professionnel.

15 En complément de cette compétence professionnelle indispensable, les conditions particulières de promiscuité et d’isolement (désormais plus relatif) par rapport au milieu familial, ainsi que les risques encourus pour toutes sortes de raisons, ont depuis toujours justifié une organisation humaine très soudée. L’expression : « Nous sommes embarqués sur le même bateau » ne se réfère pas particulièrement à un bâtiment de combat, mais illustre bien le concept même d’équipage, dont la cohésion constitue la force face à l’isolement et aux dangers environnants.

16 Dans la même logique, une hiérarchie forte et structurée a toujours été jugée nécessaire à la mer, de sorte que partout dans le monde et depuis la plus haute antiquité, les capitaines de navires – militaires comme civils – se sont vus arroger des pouvoirs exorbitants du droit commun [6], qu’illustre la formule ancienne du « seul maître à bord, après Dieu ».

17 Sur ces fondements intrinsèquement liés au métier de marin – qui se vit confiné et en équipage – vient se greffer l’ordre militaire, le navire étant en l’occurrence utilisé comme bâtiment de combat [7]. C’est ce qui fonde in fine la prééminence de l’ordre militaire sur l’ordre professionnel à bord des bâtiments de guerre. Cette référence opérationnelle est la principale raison d’être de ceux qui ont vocation à commander les actions militaires à la mer, c’est-à-dire les officiers de marine.

18 Dans la vie courante et les situations normales de travail à bord, la hiérarchie se construit donc essentiellement sur le professionnalisme (métier de marin), qui se compose à la fois des compétences techniques et des savoir-être indispensables à la vie en équipage à la mer. Les problèmes et conflits internes qui font partie de la vie normale de toute vie en collectivité, sont généralement résolus par des solutions fondées dans l’ordre du savoir professionnel. En cas d’opérations en revanche, la légitimité de l’autorité dans l’ordre militaire s’impose et prend le pas sur celle issue de l’ordre professionnel.

19 Pour autant, la question de l’autorité à bord n’est pas réductible à celle de la subordination. Elle est aussi celle de la représentation de la communauté et même de cet ensemble indissociable que constituent un équipage et son bâtiment, personnalisés d’ailleurs par un seul et même nom. Le commandant symbolise cette entité en toutes circonstances. Vis-à-vis de son équipage comme de l’extérieur [8], il incarne la destinée collective du bâtiment, qui englobe d’une certaine façon les engagements individuels de chaque membre de l’équipage.

Une refondation

20 Dans notre monde de plus en plus mouvant et souvent flou, la vraie difficulté consiste sans doute à redéfinir et refonder les bases sur lesquelles reposent les relations entre les marins et l’institution, de façon à bien mettre en perspective toutes les évolutions engagées ou envisagées, parfois en réponse à des sollicitations simplement conjoncturelles. Il s’agit de bien prendre la mesure de l’importance relative ou conjuguée de tous ces paramètres, au regard d’un objectif de nécessaire valorisation et d’optimisation de l’emploi de la ressource humaine dans la Marine, pour garantir son efficience dans la durée. Il faut faire en sorte que les carrières et les métiers proposés, qui devraient rester largement spécifiques pour les équipages embarqués [9], suscitent encore de véritables vocations à l’engagement.

21 Au risque d’une confusion perverse, l’exercice ne peut s’appuyer sur une simple comparaison avec les relations habituelles de travail dans le monde de l’entreprise ou dans la fonction publique. Pour la Marine, la réflexion devrait prendre racine au cœur même de ce qui consacre sa raison d’être et fonde sa culture propre et originale : le bâtiment de combat, moyen militaire majeur au service de la Nation [10].

22 En faisant ressortir un fil directeur bien nécessaire au milieu des nombreux changements en cours ou intervenus ces dernières années, ces réflexions devraient en outre contribuer à apporter aux marins militaires une vision prospective claire, ancrée sur les fondements de la loi de 2005.

Bâtiment de combat et esprit d’équipage

23 Ce bâtiment constitue un système sociotechnique, dans lequel on ne peut dissocier l’équipage du navire en tant qu’objet matériel. Le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) et le porte-avions nucléaire constituent aujourd’hui au niveau mondial les réalisations humaines les plus complexes qui soient sur le plan technique [11] : cela donne une idée du professionnalisme requis pour les équipages qui les exploitent.

24 Le fonctionnement harmonieux de cet ensemble navire-équipage repose tout à la fois sur un principe d’autorité fort, sur un haut niveau de compétences techniques, ainsi que sur un véritable esprit d’équipage adapté aux conditions très originales de la vie à bord, singulièrement indispensable hors des situations courantes. C’est l’équilibre subtil entre ces différents paramètres qui détermine la cohésion et la force d’un équipage ; vouloir modifier l’une ou l’autre des composantes comporte des risques et peut être de nature à fragiliser cette identité collective très concrète sur laquelle repose in fine l’essentiel de la valeur d’un bâtiment de combat. Les observateurs extérieurs qui ont l’occasion d’embarquer sur un bâtiment de la Marine sont en général frappés par la puissante réalité de cette notion d’équipage.

25 Les évolutions actuellement observées dans notre société mettent en évidence un individualisme plus marqué, même si de grandes solidarités émergent ici et là autour de thèmes ou de valeurs considérés comme universels. C’est ainsi que certaines contraintes de la vie embarquée sont désormais plus difficiles à accepter vis-à-vis de la cellule familiale. À la référence passée au principe de réciprocité au sein de la famille ou à celui de la redistribution dans l’ordre de l’économie administrée – principes au titre desquels chacun avait son statut – se substitue souvent une relation contractuelle à caractère individuel, moins globale et plus éphémère. Cela étant, de nombreux jeunes se réfèrent aujourd’hui à des « valeurs » quasi symboliques, respectées au sein du groupe ou de la bande d’appartenance, dont certaines sont d’ailleurs de même ordre que celles en vigueur dans les armées (la subordination au chef, par exemple).

26 Parallèlement, on voit poindre une certaine déstabilisation des modes traditionnels de structuration et de différenciation hiérarchique. L’évolution sociétale observée d’une part, et la nécessité de recruter du personnel de haut niveau technique d’autre part, pourraient éventuellement être de nature à remettre en cause le principe hiérarchique, fondé aujourd’hui sur la seule délégation de l’autorité supérieure. C’est dire s’il est important de réexpliquer sans relâche les fondements spécifiques du statut militaire.

Pour conclure

27 S’engager comme militaire dans la Marine nationale dans la perspective de bénéficier d’un statut de fonctionnaire civil, voire d’un contrat de salarié d’une entreprise privée, est déplacé : les termes de l’échange entre le marin et l’institution ne se déclinent pas seulement en salaire/production/heures de travail, comme le confirme la loi de 2005 portant statut général des militaires.

28 L’esprit d’équipage, l’engagement au service de l’État, l’exigence du combat, la compétence professionnelle, le sens de la disponibilité, la maîtrise des technologies les plus modernes, l’aptitude à vivre et à durer dans des conditions contraignantes, la maîtrise des risques, l’ouverture à un monde de plus en plus tourné vers la mer, sans oublier le goût de l’aventure bien sûr, sont autant de valeurs objectives qui consacrent la richesse de la culture professionnelle du marin d’État.

29 Comme les autres militaires, les marins les mettent en avant sans complexe en ancrant ces valeurs pérennes au standard de la modernité technique et des réalités sociales.


Date de mise en ligne : 17/02/2020.

https://doi.org/10.3917/rdna.799.0065

Notes

  • [1]
    La plupart des entreprises cherchent cependant à développer une « culture », pour fidéliser leur personnel et déborder du cadre strictement contractuel. Les grands managers parlent de « stratégie d’engagement des salariés ». Le terme n’est pas anodin et joue bien de l’opposition/complémentarité entre les deux pôles du contrat et de l’engagement.
  • [2]
    Loi du 24 mars 2005 portant statut général du militaire.
  • [3]
    « Le présent statut assure à ceux qui ont choisi cet état les garanties répondant aux obligations particulières imposées par la loi. Il prévoit des compensations aux contraintes et exigences de la vie dans les forces armées ».
  • [4]
    L’US Navy enseigne à ses jeunes recrues les Cores Values : Honor, Courage, Commitment
  • [5]
    Cf. « Du commandement à la mer », RDN n° 797, février 2017.
  • [6]
    Les lois et règlements applicables aux gens de mer diffèrent du droit commun « à terre ». Ils consacrent partout la spécificité du métier de marin, seule profession au monde ayant un statut international, étayé par de nombreuses conventions de l’OMI et de l’OIT.
  • [7]
    On ne reviendra pas ici sur les principes qui fondent la légitimité de l’emploi de la force armée, sous l’autorité du chef de l’État.
  • [8]
    L’article 6 de la loi du 24 mars 2005 prévoit que le commandant veille aux intérêts de ses subordonnés et rend compte de tout problème à caractère général à ses supérieurs hiérarchiques.
  • [9]
    Cela étant, la Marine a aussi besoin de personnel à terre dans des métiers parfois tout à fait éloignés de ceux pratiqués à bord, qui doivent cependant rester au cœur de la réflexion.
  • [10]
    « L’armée de la République est au service de la Nation ».
  • [11]
    Ces vérités historiques semblent un peu oubliées de nos jours : il faut rendre un hommage appuyé au personnel de nos entreprises.
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