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Article de revue

L’École de Guerre et la formation des élites militaires

Pages 75 à 80

Notes

  • [1]
    Et non celui d’École supérieure de guerre, pour éviter toute confusion avec l’ancienne École de l’Armée de terre, dont l’École de Guerre reprend les missions mais pas le patrimoine historique.

1 Alors que la mondialisation et les bouleversements géopolitiques actuels la transforment en divers avatars aux formes bien différentes de celles de son aspect classique, la guerre apparaît, plus que jamais, être ce caméléon dont parlait Clausewitz.

2 Mais la guerre aujourd’hui ne se contente pas d’être protéiforme. Le Moyen-Orient, l’Eurasie, l’Afrique et la mer de Chine… ; la liste des zones de crise s’allonge alors que l’insécurité s’installe au sein même des pays européens, et au cœur du cyberespace, vecteur et moteur de la mondialisation mais aussi son talon d’Achille.

3 Les mutations de la guerre et des crises de la mondialisation sont polymorphes, difficiles à discerner et à décrire.

4 La dilatation de la stratégie et du champ de bataille en bouscule les modèles classiques. Les distances explosent. De nouveaux espaces apparaissent : le cyber-espace et le champ des perceptions, l’espace extra-atmosphérique.

5 Le défi est grand pour s’adapter à ces crises et ces guerres pour la résolution desquelles la seule réponse militaire ne suffit pas et ne peut être pas « pré-formatée » puis « plaquée ». L’emploi des armées doit être à chaque fois adapté au contexte, aux enjeux et surtout à un ennemi sans cesse mouvant.

6 Bandes irrégulières et criminelles, trafiquants, souvent lointains, parfois proches, constituent un adversaire hybride qui favorise l’asymétrie, agit au sein des populations et refuse le plus souvent le combat frontal. Ces caractéristiques qui nous sont imposées, empêchent le recours aux modes d’action classiques de la guerre, d’autant que l’ennemi est rarement un État même s’il en prend parfois la forme.

7 Ce changement fondamental oblige à « penser la guerre autrement », en dehors des schémas clauswitziens, c’est-à-dire hors du champ des guerres d’attrition où la victoire par capitulation de l’adversaire était le but.

8 Mais est-ce bien nouveau ? La « petite guerre », celle des guerres indirectes – ou guerres de harcèlement ou révolutionnaires – avait déjà été théorisée aussi bien par le maréchal de Saxe que par Mao Tsé-Toung.

9 Les mutations actuelles tendent légitimement à modeler les évolutions de la formation de nos officiers et ce, alors même qu’à plus long terme le retour aux guerres entre États ne peut pas être exclu. L’organisation des armées, leur doctrine, et par conséquent la formation des officiers ne peuvent ignorer ces deux impératifs.

10 La réforme de l’École de Guerre voulue par le général d’armée Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées (Cema), s’inscrit dans cette ambition : adapter la formation de l’élite militaire de notre pays aux crises et aux guerres d’aujourd’hui, mais aussi à celles de demain.

11 * * *

12 En réalité le défi n’est pas nouveau. Essayons seulement de ne pas attendre un nouveau Sedan pour y répondre. Le coup de tonnerre de 1870 fut un vrai choc. L’armée française qui passe alors pour la meilleure d’Europe, et sans doute la plus aguerrie grâce aux conquêtes de son empire colonial, est battue. L’armée impériale, armée professionnelle qui n’a connu que des succès militaires dans tous les théâtres d’opérations extérieures sur lesquels elle a été engagée, perd face à une armée de conscription peu aguerrie mais efficace. L’armée prussienne est, durant ce temps, devenue un redoutable outil de combat, non seulement grâce à son artillerie, mais surtout par la formation de ses officiers d’état-major et sa doctrine cohérente. La création de la Kriegsakademie permet de former dès 1859 les futurs chefs de l’armée dans un même creuset.

13 Après 1871, les militaires français prennent la mesure des carences dont souffre leur armée. Démunie de toute doctrine d’emploi, tout n’y est question que d’habitude et d’expérience personnelle des chefs. Les officiers du corps d’état-major, qui n’ont jamais exercé de commandement au feu, voient leur rôle réduit à la mise en forme et à la diffusion des ordres, la conception n’étant pas de leur ressort. Elle est de celui des généraux, issus des armes, qui eux n’ont reçu aucune formation d’état-major. Cette césure entre les officiers d’état-major et les officiers des armes s’avère catastrophique. Le 13 mars 1875, l’Assemblée adopte la loi sur les cadres et les effectifs des corps de troupe qui prévoit la création d’une École militaire supérieure qui devient École supérieure de guerre par la loi sur la suppression du service d’état-major du 20 mars 1880.

14 La création d’un organisme d’enseignement militaire supérieur est plus laborieuse encore au sein de la Marine. Les Amiraux ne sentent pas le besoin de remettre en cause le système de formation dans la Marine. Faute d’adversaire à sa taille, celle-ci n’a pas rencontré de difficultés particulières lors des conflits du Second Empire. Finalement après plus de dix ans de débats, Édouard Lockroy, à peine nommé ministre de la Marine en novembre 1895, obtient la création de l’École supérieure de la Marine. Elle ouvre ses portes le 6 janvier 1896 à bord de trois croiseurs basés à Toulon. Mais cette école flottante est remise en cause dès le remplacement de Lockroy à la tête du ministère par le vice-amiral Besnard. Le nouveau ministre est un opposant à l’existence d’une école chargée de préparer les officiers à l’exercice du commandement. Prenant prétexte du coût élevé que représente la mobilisation de trois croiseurs, il propose de créer à Paris une école ayant pour seule vocation « de compléter et de développer l’instruction générale ». Cette réforme est aussitôt appliquée pour les 2e et 3e promotions. Mais le retour au ministère d’Édouard Lockroy entraîne une nouvelle réforme en 1898. La scolarité se déroulera six mois à Paris, puis de mars à septembre à bord de trois croiseurs. Réforme qui ne dure que le temps de ce nouveau ministère de Lockroy. En juin 1899, avec l’arrivée de Lanessan, la scolarité ne quittera plus Paris. L’École supérieure de la Marine a enfin trouvé la forme sous laquelle elle existera jusqu’en 1993.

15 En 1934, les officiers de l’Armée de l’air suivent, pour la première fois en tant que tels, la scolarité de l’ESG (de l’Armée de terre). En 1936, la jeune Armée de l’air se dote de sa propre école qui prend le nom d’École supérieure de guerre aérienne.

16 Les Écoles ferment en 1939, pour ne rouvrir qu’en 1948, avec de nouvelles structures. Désormais, l’enseignement militaire supérieur comprendra trois degrés répartis dans trois types d’école : une école d’état-major propre à chaque armée ; une école supérieure des forces armées commune aux trois armées avec trois sections (Terre, Marine, Air), ayant des cours communs et d’autres distincts ; un collège de défense nationale et d’économie de guerre.

17 Rapidement, les Écoles de guerre reprennent leur autonomie et repassent sous la tutelle de leurs armées d’appartenance. Les missions de l’École supérieure des forces armées sont attribuées au Centre des hautes études militaires (Chem) qui est réactivé en 1952 pour constituer le 3e degré de l’enseignement militaire supérieur.

18 Un cycle commun appelé Cours supérieur interarmées (CSI) assure à partir de 1948 la formation interarmées des stagiaires du 2e degré. D’abord placé sous la tutelle du comité des chefs d’état-major, il est directement subordonné au Cema en 1970.

19 En 1992, les enseignements tirés de la guerre du Golfe démontrent la nécessité d’une intégration interarmées plus poussée dès le temps de paix. Les quatre écoles de guerre, le CSI et l’ESGN sont fondus dans un seul organisme qui prend le nom de Collège interarmées de défense (CID) et ouvre ses portes à la rentrée de 1993. Ce brassage interarmées et international reste aujourd’hui la plus grande richesse de l’École de Guerre.

20 Le 20 janvier 2011, lors d’une cérémonie présidée par M. Alain Juppé, ministre de la Défense et des Anciens combattants, le CID change d’appellation pour prendre celle d’École de Guerre  [1]. Depuis le 11 septembre 2001 et les opérations en Afghanistan, la guerre est de retour. L’appellation École de Guerre s’impose de nouveau.

Quels sont les défis de l’École de Guerre aujourd’hui ?

21 Sa mission est claire : « préparer les officiers supérieurs à commander des grandes unités et à exercer des responsabilités dans les états-majors d’armée, interarmées et interalliés, au sein des directions et des services, ainsi que dans les organismes ministériels et interministériels où se conçoit et se conduit la politique de défense et de sécurité ». Son ambition a, en réalité, peu varié depuis la création de l’École supérieure de guerre en 1875, même si son champ d’application s’est considérablement étendu.

22 Les 230 officiers, dont 80 étrangers provenant de 63 pays, stagiaires de la 24e promotion de l’École de Guerre ont aujourd’hui en moyenne trente-huit ans. Ils sont « la génération du 11 septembre », année de leur sortie d’école de formation initiale. Celle de « la guerre contre le terrorisme ».

23 Ces officiers ont passé les quinze premières années de leur carrière dans les unités opérationnelles de leur armée. Ils ont accumulé les expériences en Afghanistan, en Libye, au Sahel, en République centrafricaine et au Proche-Orient, au niveau tactique (celui des unités opérationnelles élémentaires). La mission de l’École de Guerre est d’abord de leur donner les clés pour pouvoir être employables dès leur sortie d’école au niveau supérieur, c’est-à-dire au niveau opératif ou stratégique, et donc interarmées et interalliés. Mais elle est aussi de les préparer au cadre interministériel, dans lequel se conçoit et se conduit maintenant la politique de défense.

24 Cela impose de fortifier leurs capacités de jugement en élargissant les assises de leur culture générale acquises lors de leur formation initiale ou continue, en affûtant les mécanismes logiques de leur pensée, en perfectionnant leur connaissance et leur usage de la langue. C’est le domaine privilégié de la stratégie, de la géopolitique et des relations internationales, de l’histoire militaire aussi.

25 L’ouverture est un axe d’effort de la réforme en cours. L’objectif est de développer la connaissance concrète des autres armées, françaises et étrangères, et du cadre interministériel, mais aussi d’aiguiser leurs esprits pour les changements à venir et de favoriser leur imagination. À l’enrichissement traditionnel résultant du brassage quotidien d’officiers de soixante nationalités, des armées et la gendarmerie, s’ajoutent les séjours dans les écoles de guerre sœurs du Royaume-Uni et d’Allemagne, de l’Italie et de l’Espagne, mais aussi des États-Unis. Ces stages à l’étranger, dans les autres armées mais également dans les autres ministères (Quai d’Orsay, Préfectures) et dans les entreprises sont systématisés.

26 Toutefois, la curiosité intellectuelle est aussi suscitée par des intervenants extérieurs de stature nationale ou internationale, appartenant aux familles de pensée les plus variées, et par des directeurs d’études issus de la haute administration (Cour des comptes, corps diplomatique et préfectoral, contrôle général des armées…), de l’entreprise ou de l’université.

27 Simultanément, les méthodes et la pédagogie s’adaptent au contexte et aux techniques, en particulier numériques. Plus que les connaissances, aujourd’hui facilement accessibles dans l’espace numérique, l’École de Guerre veut développer l’acquisition de méthodes de raisonnement, d’expression – orale en particulier – et d’organisation (apprendre à planifier, à négocier, à convaincre, à conduire un projet, à « penser autrement »).

28 Le culte de la logique – la recherche systématique de la cohérence – et la rigueur de l’expression ont toujours été des règles à l’École de Guerre. Elles sont développées plus que jamais : expression écrite à travers un mémoire dirigé par un professeur d’université, un article de presse, un devoir opérationnel et un autre de stratégie, mais aussi l’éloquence grâce à des débats en langue française. L’art du débat est également développé en langue anglaise. En 2015 et en 2016, l’équipe de « debatting » de l’École de Guerre a ainsi battu, en langue anglaise, son homologue britannique, mais aussi les équipes de debatting de plusieurs grandes universités américaines, et ainsi accédé aux demi-finales du challenge des universités américaines en 2016.

29 La formation s’attache enfin à faire prendre conscience aux officiers des vertus des mécanismes de raisonnement lorsqu’ils sont pratiqués en commun par des hommes et des femmes aux compétences diverses travaillant en groupe.

30 La réforme en cours a enfin pour objectif d’individualiser la formation pour l’enrichir et la diversifier en multipliant les formules tenant compte des besoins de chaque officier en fonction de son expérience et de son orientation pour la deuxième partie de sa carrière. Ce point est aujourd’hui crucial dans l’organisation et le fonctionnement de l’école. Proposée par l’École de Guerre aux DRH d’armées, et décidée par le Cema au printemps 2015, l’individualisation de la formation autour d’un tronc commun s’inscrit logiquement dans le nouveau modèle de parcours professionnel des officiers.

31 À un enseignement monolithique et obligatoire pour tous, de septembre à juin, se sont substitués des parcours individualisés, de durées variables, orientés par les besoins des armées et les desiderata des officiers stagiaires.

32 La première caractéristique d’une promotion d’officiers de l’École de Guerre est sa grande hétérogénéité. Il est logique de répondre à la diversité des cursus et des parcours professionnels par une diversité des enseignements et des activités proposés. Ce faisant, on accepte que tous les officiers stagiaires ne fassent pas tout ce qui est proposé dans le tronc commun de formation, tout en cherchant à ce que chacun fasse ce qui est nécessaire, suffisant et adapté à son besoin.

33 La notion de tronc commun subsiste malgré tout pour 65 % des activités. Mais il est ponctué d’embarquements, ou stages, dont le nombre croissant permet aux officiers stagiaires, individuellement ou en petits groupes, d’aller chercher in situ les clés de compréhension d’un environnement « interarmées, interministériels et interalliés » qui caractérise le cadre des crises d’aujourd’hui.

34 Les objectifs pédagogiques de « Coalition », l’exercice clé de la formation opérationnelle, favorise cette différenciation : tous les officiers stagiaires y prennent part, mais en tenant des postes différents aux responsabilités variées qui sont la conséquence directe du réalisme poussé et de la complexité avérée de cet exercice qui durant un mois mobilise 600 joueurs, dont plus de 40 mentors (militaires et diplomates), 70 diplomates de l’institut diplomatique et consulaire du ministère des Affaires étrangères et une centaine d’élèves d’une école de journalisme et de Sciences Po. L’objectif est de créer le cadre le plus réaliste pour comprendre et apprendre la planification et la conduite des opérations d’aujourd’hui et de demain.

35 Enfin, les modules d’approfondissement optionnels durant deux mois (dont le mémoire) sont le dernier volet, mais aussi le plus important, de ces parcours individualisés : à la croisée des chemins entre les besoins exprimés par les DRH d’armées et les aspirations des intéressés. Ils visent à préparer concrètement les officiers à leur deuxième partie de carrière dans les domaines des relations internationales, de la conduite des programmes d’armement, du soutien interarmées, des ressources humaines et financières, des opérations et du renseignement, de la gestion de crises et de la sécurité intérieure.

36 * * *

37 Adaptation, ouverture, personnalisation, la formation de l’École de Guerre évolue résolument pour s’adapter sans cesse aux mutations de la guerre dont les principes fondamentaux demeurent malgré tout. C’est une des missions fondamentales de cette école de donner cette culture qui permet de distinguer les principes des contingences, l’accessoire de l’essentiel, en particulier dans le brouillard de la guerre. C’est sa responsabilité de saisir la profondeur des changements et leur impact sur les armées, sur leur fonctionnement et sur la relation qu’elles entretiennent avec la nation, et au-delà avec le monde. En le regardant tel qu’il est, en imaginant ce qu’il sera, quels que soient les bouleversements technologiques et géopolitiques, avec l’aide des maîtres de la pensée stratégique qui resteront toujours les premiers professeurs de l’École de Guerre.

Notes

  • [1]
    Et non celui d’École supérieure de guerre, pour éviter toute confusion avec l’ancienne École de l’Armée de terre, dont l’École de Guerre reprend les missions mais pas le patrimoine historique.
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