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Article de revue

Une défense solide pour une paix durable

Pages 21 à 26

1 À l’heure de Daesh, du Brexit et de l’élection de Donald Trump, la seule certitude semble désormais l’incertitude. L’unique assurance qu’offre un monde affecté de bouleversements divers, dont beaucoup sont autant de ruptures stratégiques, consiste en son extrême volatilité, avec son potentiel d’insécurité. La menace d’un désordre mondial généralisé doit être prise au sérieux. Les attentats qui ont endeuillé notre pays en 2015 et en 2016 montrent assez que celui-ci n’est pas à l’abri des plus lourds périls.

2 Dans ce contexte de gravité, nous devons faire de la défense une véritable priorité : elle est la garantie de notre sécurité et de notre fidélité au rôle international de la France pour la stabilité du monde. Il faut donc corriger les faiblesses actuelles – opérationnelles, capacitaires, budgétaires – qui la fragilisent dangereusement. Cet effort de consolidation passe, en partie, par le renforcement de sa dimension européenne.

3 Toutefois, seule une approche globale, dont l’outil militaire constitue un élément indispensable mais non suffisant, donnera de la cohérence à nos actions et permettra de servir durablement, sur notre sol comme ailleurs, la cause de la paix.

L’heure des ruptures stratégiques dans un monde de menaces

4 Les surprises sont une caractéristique décisive de la récente donne internationale. Les « printemps arabes » inattendus de 2011 ont déstabilisé durablement toute une région, de la Tunisie à la Syrie en passant par le Yémen. En 2014, l’émergence mal anticipée de Daech comme acteur de premier plan au Proche-Orient et, d’autre part, l’annexion de la Crimée par la Russie ont à nouveau transformé le paysage mondial. Le Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, coups de théâtre de l’année 2016, emporteront également des conséquences majeures sur la vie internationale, même si l’on ne peut encore pleinement les évaluer.

5 Ces derniers événements aggravent d’une incertitude nouvelle, et peut-être d’un risque supplémentaire d’instabilité, les menaces et foyers d’explosion déjà multiples qui pèsent sur la sécurité du monde – « menaces de la force » et « risques de la faiblesse » distingués en 2013 par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. D’un côté, les tensions géopolitiques et la déstabilisation de certaines régions nées de l’exacerbation du sentiment national et de l’augmentation des investissements militaires ne faiblissent pas (en Asie, au Moyen-Orient, en Europe de l’Est), non plus notamment que les risques liés au développement des technologies nucléaires (au moins en Corée du Nord). De l’autre côté, la fragilité de nombreux États (Libye, Mali, Nigeria, Somalie, Soudan, Yémen, Afghanistan, Irak, Syrie…), avec les trafics illégaux, l’implantation de groupes terroristes et les immigrations massives qu’engendre cette situation, représente plus que jamais une menace pour la communauté internationale dans un temps de mondialisation.

6 L’inquiétude universelle se traduit dans la hausse des dépenses militaires : en 2016, les budgets de la défense des principaux États de la planète se sont élevés à 1 570 milliards de dollars, d’après le dernier rapport Jane’s du cabinet IHS Markit, lequel voit dans ce montant « le début d’une décennie de dépenses militaires plus importantes ». Loin des promesses de paix auxquelles la fin de la guerre froide avait pu laisser croire un instant de l’Histoire, le monde se réarme. Nous nous sommes légitimement réjouis des succès récents de l’industrie française dans plusieurs importantes compétitions de marchés d’armement (avions Rafale, frégates, sous-marins…), mais ces commandes apparaissent avant tout comme un indice préoccupant de la considérable dégradation du contexte sécuritaire global.

7 En 2015 et en 2016, à Paris, à Nice, à Magnanville et à Saint-Étienne-du-Rouvray, mais aussi à Bruxelles et à Berlin, les attentats meurtriers qui nous ont si cruellement frappés ont prouvé, plus qu’il n’était nécessaire, que notre pays et l’Europe encourent les pires dangers. Ceux-ci ne se bornent d’ailleurs pas au terrorisme d’inspiration djihadiste, alors que les démonstrations de puissance des grands États font leur retour. Notre sécurité – celle de nos concitoyens, de notre territoire et de nos intérêts – comme l’accomplissement de l’engagement de la France sur la scène internationale, exige une mobilisation forte de la défense nationale et justifie les déploiements actuels de nos armées. Il s’agit désormais d’ériger la solidité de notre outil militaire, dans le respect de nos valeurs, en véritable priorité politique.

Les dangereuses limites actuelles de notre défense : suractivité et impasse budgétaire

8 Aujourd’hui, environ 10 000 de nos militaires se trouvent engagés, de façon simultanée et à haute intensité, sur des théâtres d’opérations extérieures étendus et éloignés les uns des autres, en particulier au Mali, en République centrafricaine, en Irak et en Syrie. 10 000 autres militaires sont mobilisés, sur le territoire national, pour les besoins de l’opération Sentinelle déclenchée à la suite des attentats de janvier 2015. Ces déploiements lourds et longs sont venus s’ajouter aux postures permanentes de sûreté aérienne et de sauvegarde maritime, ainsi qu’aux forces de souveraineté stationnées outre-mer et à nos forces dites de « présence » en Afrique et au Moyen-Orient.

9 Au total, plus de 32 000 hommes et femmes de l’Armée de terre, l’Armée de l’air et la Marine nationale sont ainsi déployés, chaque jour, pour la défense de la France et des Français. Leur professionnalisme et leur dévouement sont exemplaires et unanimement reconnus. Néanmoins, au rythme d’extension continue de la mobilisation exigée d’eux ces dernières années, cet engagement ne peut que trouver ses limites. Le niveau atteint excède déjà les contrats opérationnels définis par le Livre blanc de 2013 et associés à la loi de programmation militaire en vigueur. Dans la durée, cette sur-sollicitation de nos forces ne sera pas soutenable.

10 Au plan militaire, la suractivité affecte l’entraînement, pourtant indispensable au maintien en condition opérationnelle, et empêche la régénération physique en réduisant les moments de repos. Sur le plan humain, elle impose des conditions de travail dégradées, en particulier quant à l’hébergement des soldats déployés pour la protection du territoire national. L’absence – remarquable – de doléances des intéressés ne doit pas nous faire juger moins scandaleux l’état délabré de certains lieux d’hébergement. Sur le plan personnel, enfin, les engagements actuels pèsent à l’excès sur la vie familiale des militaires : certains sont absents près de 200 jours par an de leur foyer. Chacun mesure les sujétions imposées à eux-mêmes et leurs familles.

11 Si l’usure menace les hommes, certains matériels frôlent la rupture. Plusieurs capacités critiques de notre défense reposent en effet sur des équipements à présent vétustes (avions de transport tactique, véhicules blindés terrestres, patrouilleurs maritimes…) dont le service se trouve prolongé bien au-delà de la durée de vie initialement prévue, dans l’attente de l’arrivée des équipements appelés à leur succéder. Cet épuisement des matériels anciens et l’érosion accélérée des plus récents, de même que la consommation des stocks de munitions, sont naturellement aggravés par leur utilisation intensive dans les opérations en cours. Or l’entretien programmé de ces matériels n’est pas à la hauteur des besoins. Ainsi, la disponibilité technique de certains parcs d’équipements se révèle très insuffisante, celle de l’aviation légère de l’Armée de terre notamment : sur les 300 hélicoptères en service dans celle-ci, en 2016, moins de 40 % étaient susceptibles d’un emploi opérationnel.

12 Une large part de ces difficultés tient évidemment aux contraintes budgétaires imposées à notre défense. La loi de programmation militaire votée en 2013 lui donnait « un costume taillé au plus juste », pour citer une formule du général de Villiers, chef d’état-major des armées. Les actualisations, opérées par la loi en juillet 2015 puis du fait des décisions du président de la République à la suite des attentats du 13 novembre, n’ont desserré ce format que pour l’ajuster aux nécessités nouvelles ; c’est encore « juste insuffisant ». De fait, à chaque automne reparaissent les mêmes doutes, tenant à l’incertitude des arbitrages de fin de gestion budgétaire, sur la capacité du ministère de la Défense à assumer l’ensemble des dépenses prévues en plus des surcoûts d’opérations constatés durant l’année. Dans l’intervalle, la défense se trouve de fait en état de cessation de paiements. Le budget de l’année suivante reste placé sous la dépendance d’un report de charges qui, faute d’être apuré, pourrait devenir écrasant.

13 Malgré la récente inflexion de tendance budgétaire, l’asphyxie financière tend à s’aggraver, les nouvelles mesures décidées par l’Exécutif depuis novembre 2015 n’ayant pas donné lieu à une augmentation des moyens dans la loi de programmation à hauteur des besoins nés de la protection du territoire national. L’impasse financière est chiffrée par le gouvernement lui-même à hauteur de 1 milliard d’euros pour 2018 et de 1,2 milliard pour 2019. L’effort de consolidation s’avère donc impératif.

La nécessité d’un effort de consolidation national et européen

14 Il sera impératif de réviser la programmation militaire dans les années à venir, après une revue stratégique actualisée et sans doute un audit des besoins à court et moyen termes. Il serait souhaitable de dégager les marges financières destinées à l’avancement des grands programmes d’armement déjà lancés, alors que nous devrons engager la modernisation de notre dissuasion nucléaire. Cette dernière opération est indispensable, en effet, afin de préserver la crédibilité de notre défense et, avec le statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la capacité d’influence internationale de la France. Il conviendra aussi de réévaluer notre niveau d’investissements dans la recherche et développement de défense, essentiels pour préparer l’avenir.

15 Ces moyens doivent permettre à notre pays de tendre au mieux vers le double objectif auxquels les États membres de l’Otan se sont engagés, en 2014, d’un budget de défense à hauteur de 2 % du PIB – objectif que le Sénat a inscrit, dès 2013, dans la loi de programmation militaire – et de dépenses d’équipement à hauteur de 20 % de ce budget. Concrètement, la nouvelle programmation devra notamment permettre de combler les lacunes capacitaires d’ores et déjà identifiées (transport tactique, blindés, patrouilleurs, maintien en condition opérationnelle des équipements et des hommes…), de renforcer ou d’acquérir les capacités nouvelles auxquelles fait appel la guerre moderne (drones, cyberdéfense…), et d’adapter les contrats opérationnels à la réalité du niveau d’engagement de nos armées.

16 Les ressources humaines, première richesse de notre défense, doivent faire l’objet d’une attention toute particulière. Par ailleurs, la doctrine de l’emploi des armées sur le territoire national doit encore être précisée, qu’il s’agisse du niveau de leur déploiement selon les circonstances, de leurs modes d’intervention ou de leur articulation avec les forces de sécurité intérieure. En particulier, les conditions d’emploi de la réserve opérationnelle doivent être clairement définies, accompagnant la montée en puissance prévue pour ses effectifs.

17 Cette nécessaire consolidation de notre défense implique aussi de renforcer la dimension européenne de celle-ci. La démarche implique avant tout de concevoir et d’exprimer une réelle volonté politique, fondée sur une vision stratégique partagée avec nos partenaires au sein de l’Union européenne. Alors que tous les grands acteurs du jeu international, entre autres les États-Unis, la Chine et la Russie, font valoir leur opinion sur ce que l’Europe devrait faire ou ne pas faire, il paraît en effet grand temps que les Européens eux-mêmes s’en forgent l’idée.

18 Il conviendra à cet égard de s’appuyer sur la stratégie pour la politique extérieure et de sécurité entérinée le 30 novembre 2016 par le Conseil européen, et de contribuer de manière active au « plan de mise en œuvre » relativement ambitieux ainsi retenu, de tirer au mieux parti des possibilités ouvertes par le traité de Lisbonne, et de renforcer les outils de cohérence opérationnelle existants. Il faudra également travailler à l’essor de nouvelles coopérations bilatérales, dans ou hors de l’Union, en approfondissant celles qui nous unissent, notamment, à l’Allemagne et au Royaume-Uni, afin de développer des synergies capacitaires et industrielles, ainsi que des coopérations opérationnelles. Il s’agira enfin de déterminer les contours de la relation que cette naissante défense européenne devra entretenir, dans un esprit de complémentarité, avec l’Otan ; l’Alliance atlantique, naturellement, a vocation à rester, longtemps encore, au cœur de l’architecture de sécurité de notre continent.

19 À l’appui de ces chantiers, nous devrons encore veiller à la préservation et au développement de notre base industrielle et technologique de défense, nationale et européenne : grands groupes et PME-ETI de la défense représentent des garants essentiels de notre autonomie stratégique, en même temps qu’ils constituent de puissants moteurs pour la croissance économique, et emploient plus de 165 000 personnes.

Une approche globale au service de la paix

20 Tous ces efforts en faveur de la défense n’auront cependant de sens que s’ils sont animés par la recherche de la paix. Ne perdons pas de vue que la clé de voûte de notre politique de défense qu’est la dissuasion, et l’Europe elle-même, ont été fondées sur cet objectif ; la stabilité et la sécurité internationales qui entrent dans la mission de la France de promouvoir, la lutte antiterrorisme qu’il faut mener et gagner sur notre territoire comme en Afrique et au Levant, n’ont en somme d’autre cause. Il nous appartient d’en retrouver la philosophie ; elle doit guider nos actions et leur conférer la cohérence nécessaire, en suivant une approche globale des crises.

21 Ainsi, cessons de cultiver une division stérile entre, d’une part, la défense et, d’autre part, la diplomatie et l’aide au développement. Le cas du Mali, par exemple, montre bien que la pleine résolution des conflits requiert une intervention aussi civile que militaire, combinant toutes les facettes de notre capacité d’action internationale. De même, sur le plan interne, ne craignons pas de lier la défense à l’éducation : l’une et l’autre portent des valeurs communes, celles-là mêmes qui rendent possibles le vivre ensemble de notre société et la construction de l’avenir.

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