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Article de revue

Conflit dans l’Espace et règle de droit

Pages 80 à 86

Notes

  • [1]
    Article rédigé pour la conférence de Ram Jakhu en collaboration avec Cassandra Steer et Kuan-Wei Chen du Centre de recherche de droit aérien et spatial à l’Université McGill de Montréal (Canada). Ce texte correspond à une version adaptée d’un papier en anglais soumis pour publication à la revue Space Policy.

1 L’espace fait pleinement partie de notre vie quotidienne. Nous sommes tributaires des moyens spatiaux pour l’usage d’Internet et des télécommunications, pour les transactions financières et les voyages dès lors que les avions, trains et bateaux dépendent des services fournis par le système américain GPS, européen Galileo et russe Glonass. Les applications spatiales jouent un rôle crucial pour la prévision météorologique, le suivi des récoltes et l’aide humanitaire. Sur le plan économique, l’économie spatiale dans son ensemble a crû de 9 % en 2014 pour atteindre 330 milliards de dollars avec un essor de 7,6 % des opérations commerciales. Sur le plan militaire, les moyens spatiaux servent pour des opérations terrestres et ils doivent être protégés du risque d’une attaque potentielle.

2 Compte tenu du nombre croissant d’États et d’acteurs non étatiques intervenant dans l’espace, des préoccupations croissantes s’expriment sur le risque de conflit dans l’espace. Un rapide balayage des titres des journaux américains montre un sentiment général de menace et d’urgence : « War in Space May Be Closer Than Ever », « US Military Gears Up for Space Warfare », « Pentagon Rushing to Open Space-War Center To Counter China, Russia », « A Coming War in Space? », « When it Comes to War in Space, U.S. Has the Edge », « The X-37B: Backdoor Weaponization of Space? ». Dans une étude de 2014, le ministère de la Défense britannique concluait que des terroristes ou autres organisations criminelles pourraient acquérir leurs propres satellites et représenter une menace en termes de confidentialité et de sécurité. Le général John Hyten a été récemment cité par Reuters, après une guerre dans l’espace : « On serait revenu à la Seconde Guerre mondiale… Vous revenez à l’âge industriel ».

3 Même s’il est difficile de vérifier la validité de ces assertions et d’autres du même type, il est clair que la possibilité d’un conflit dans l’espace augmente. Le public ignore largement ces évolutions qui peuvent avoir des effets dévastateurs. Afin de prévenir ces risques et de réguler les activités militaires des États, il y a un réel besoin de clarifier les règles applicables en droit international. C’est particulièrement nécessaire pour les règles concernant l’interdiction des usages de la force et les règles internationales applicables à l’humanitaire qui servent à minimiser les effets néfastes de futurs conflits.

4 Il n’existe pas actuellement d’instrument légal international contraignant concernant directement les conflits dans l’espace. La probabilité d’adoption d’un tel accord ou d’instrument non contraignant dans un futur proche est aussi très faible si bien qu’il faut trouver de nouvelles approches. Un moyen possible serait le développement d’un Manuel de droit international applicable aux usages militaires dans l’espace, MILAMOS (Manual on International Law Applicable to Military Uses of Outer Space).

Le statu quo de la loi internationale appliquée aux hostilités impliquant l’espace

5 En termes généraux, les corpus juridiques suivants sont applicables : le droit international public, incluant la Charte des Nations unies, la loi sur la responsabilité des États et le droit des traités ; le jus ad bellum incluant l’interdiction de l’usage de la force et le droit de légitime défense ; le jus in bello incluant les aspects des Conventions de Genève et des protocoles additionnels ainsi que leurs applications quand une situation concerne des États parties à ces traités ; le droit environnemental ; le droit international humanitaire ; le droit international criminel ; le droit international des télécommunications ; le droit de l’espace, particulièrement les cinq traités des Nations unies sur l’espace ; les traités imposant des limitations sur les armes et les essais tels que le Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires.

6 La question reste cependant ouverte du caractère normatif des dispositions appliquées spécifiquement à l’espace.

7 Il est possible d’identifier sans controverse possible quelques règles parmi la large gamme de branches du droit international. Par exemple, dans le corps des règles du jus in bello qui gouverne la conduite de la guerre. En particulier, l’article 55 du protocole additionnel I aux Conventions de Genève précise que sont interdits les méthodes et moyens de guerre susceptibles de créer des « dommages étendus, durables et graves » à l’environnement. Dans le cas de la destruction cinétique d’un objet spatial, les tests antisatellites (ASAT) conduits par la Chine, la Russie et les États-Unis ont clairement montré que la production de débris spatiaux causait des dommages étendus, durables et graves à l’environnement spatial et représentaient un risque pour toutes les activités futures. S’il peut être possible de considérer que l’usage de ce type d’ASAT est interdit, il peut y avoir d’autres formes moins destructrices d’ASAT qui échappent à l’interdiction.

8 Le principe de distinction est un autre exemple. Selon l’article 48 du protocole additionnel I, les parties à un conflit doivent « en tout temps faire la distinction entre… les biens de caractère civil et les objectifs militaires et, par conséquent, ne diriger leurs opérations que contre des objectifs militaires ». L’Article 52 du protocole additionnel I définit plus précisément les objectifs militaires comme « les biens qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire… dans la mesure où le ciblage de tels objectifs ne se traduit pas par des dommages collatéraux d’une ampleur disproportionnée ». Cependant, les spécificités du milieu spatial et des opérations dans l’espace soulèvent plusieurs questions sérieuses. Un des problèmes majeurs est que de nombreux objets sont à usage dual remplissant des objectifs civils et militaires de telle sorte qu’il est difficile d’identifier et de distinguer les buts qu’ils poursuivent.

9 De même, la façon dont un satellite peut être pris pour cible pose la question de la définition de « l’attaque ». Pour le jus ad bellum, l’autodéfense n’est légitime que dans le cas d’une attaque armée, selon les dispositions de l’Article 51 de la Charte des Nations unies. Le ciblage et l’attaque d’un satellite par des moyens autres que cinétiques, tels que le brouillage, l’éblouissement ou l’interférence en utilisant des capacités cyber sont-ils des « attaques armées » ?

L’urgence de clarifier la loi applicable aux activités militaires dans l’espace

10 Il y a des approches concurrentes sur la façon dont il faut envisager la régulation des activités militaires spatiales. L’école de pensée de « l’espace comme sanctuaire » considère qu’il est nécessaire de s’assurer que l’espace demeure libre d’armes et que tous les usages militaires doivent être purement passifs. D’un autre côté, l’école de pensée du « Contrôle de l’espace » ou de la « Défense de l’espace » est préoccupée par le nombre croissant de puissances spatiales et la vulnérabilité des moyens spatiaux. Cette école pose des activités spatiales militaires accrues, incluant celles qui peuvent être « agressives » et « offensives ».

11 Le Traité de l’espace déclare que les activités spatiales doivent être conduites « conformément au droit international, y compris la Charte des Nations unies ». Cependant, il y a plusieurs lacunes dans le traité. Il n’interdit pas spécifiquement : (a) les usages militaires de l’espace, (b) les systèmes de bombardement orbital fractionné (FOBS), ou (c) antisatellites (ASAT) et les systèmes de défense de missiles antibalistiques (ABM).

12 La valeur stratégique de l’espace fait qu’il sera toujours une arène dans laquelle les États rivaliseront pour son accès, ses usages et son contrôle. Selon la National Security Space Strategy de 2011, l’espace est devenu de plus en plus encombré, disputé et concurrentiel. D’après un rapport récent préparé pour la US-China Economic and Security Review Commission, la Chine pense qu’une guerre spatiale est inévitable. De plus, un document de travail russe, présenté au Comité des usages pacifiques de l’espace des Nations unies (COPUOS), souligne que du fait des différentes interprétations unilatérales de la légitimité et du droit à l’autodéfense dans l’espace, l’absence de clarté juridique augmentera les menaces dans le cas d’incidents et de conflits d’intérêt. La raison d’être d’une clarification de la loi est de garantir que si le déclenchement d’une guerre dans l’espace est inévitable, sa conduite soit soumise à des règles précises et bien définies largement reconnues par toutes les parties.

13 Les Nations unies ont pour mandat de traiter des questions de sécurité spatiale et de prévenir le déclenchement d’un conflit armé. À ce jour, les tentatives se sont largement concentrées sur la mise en orbite d’armes, la transparence et la mise en place de mécanismes de confiance, mais n’ont conduit à aucune mesure ou instrument contraignant. Quelques-unes de ces tentatives peuvent être rappelées.

14 Depuis le début des années 1980, l’Assemblée générale des Nations unies (AG) a voté tous les ans une résolution rappelant que « la prévention d’une course aux armements dans l’espace (PAROS) éviterait que la paix et la sécurité internationales ne soient gravement menacées ».

15 En 2015, la résolution PAROS a été adoptée par 173 voix pour, aucune contre et 3 abstentions (Israël, les Palaos et les États-Unis). Compte tenu de la nature de soft law des résolutions PAROS et de l’opposition constante d’un acteur spatial aussi important que les États-Unis, ces résolutions sont vides de toute valeur juridique internationale.

16 La Conférence du désarmement (CD) est en charge de négocier un accord multilatéral « sur la prévention d’une course aux armements dans l’espace sous tous ses aspects », mais la situation demeure bloquée sur ce sujet. La Chine et la Russie ont proposé en 2008 un projet de Traité sur la prévention et la mise en orbite d’armes (PPWT) pour interdire toutes les armes basées dans l’espace. En réponse aux sérieuses critiques suscitées par leur projet, un nouveau texte a été soumis à la CD en 2014.

17 Toutefois, le projet de Traité, s’il était adopté, n’affecterait pas le droit inhérent d’autodéfense, tel qu’il est reconnu dans l’Article 51. Il ne comprend pas davantage de disposition destinée à surveiller ou vérifier le respect de ses dispositions. Bien que les critiques du projet, en particulier de la part des États-Unis, ne manquent pas, il n’existe pas de contre-propositions pour l’améliorer. Cela montre qu’il n’y a pas de désir pour un accord international contraignant.

18 En 2011, le Secrétaire général des Nations unies a créé un Groupe d’experts gouvernementaux (GGE) de quinze pays pour mener une étude sur les mesures de transparence et de confiance (TCBM) relatives aux activités spatiales dans l’espace. Les experts se sont entendus sur un ensemble substantiel de mesures dont, en particulier, l’échange de différents types d’informations sur les politiques spatiales des États et leurs activités, des notifications destinées à réduire les risques et des visites d’experts sur les sites nationaux. Le GGE a recommandé que les États et les organisations internationales examinent et appliquent ces TCBM à titre volontaire et sans préjudice des obligations découlant des instruments juridiques existants.

19 Il est généralement admis que les TCBM peuvent réduire les malentendus et la défiance. L’Assemblée générale de l’ONU a adopté en 2014 une résolution sur « les mesures de transparence et de confiance dans les activités spatiales » sans vote. Cette résolution comprenait une décision unique de l’AG de faire une réunion ad hoc entre la première Commission (désarmement et sécurité internationale) et la quatrième (politiques spéciales et décolonisation) « consacrée aux risques éventuels pour la sécurité et la viabilité des activités spatiales ». Elle a pris place en octobre 2015. Les officiels de l’ONU et quelques représentants d’États ont souligné le besoin de traiter ces questions d’un point de vue global et dans des forums multilatéraux, mais sont apparues des vues divergentes sur la meilleure façon de promouvoir et garantir la sécurité, la sûreté et la viabilité de l’espace. Comme prévu, il n’y a pas eu de percées.

20 À la fin de 2014, pour la première fois, l’AG réitère dans une résolution intitulée « non-déploiement en premier d’armes dans l’espace », le fait que le régime juridique actuel ne protège pas du déclenchement d’une course aux armements et qu’il faut examiner d’autres moyens de prévenir un aussi « grave danger pour la paix et la sécurité internationale ».

21 L’Union européenne (UE) a proposé un code international de bonne conduite (ICoC) qui appelait tous les États à prendre « toutes les mesures pour empêcher que l’espace ne devienne une zone de conflit ». L’UE a organisé des négociations multilatérales à New York en juillet 2015 au siège de l’ONU, mais pas sous ses auspices. Le résultat peut être vu comme un échec, le constat du Président étant que d’après les discussions et en considérant l’importance accordée aux principes d’ouverture, transparence, universalité et égalité, il conviendrait de poursuivre dans le cadre des Nations unies avec un mandat de l’AG.

22 À ce jour, l’efficacité de ces tentatives ne peut être garantie. Traiter de la sécurité spatiale ne peut se réduire à se focaliser sur la prévention de l’armement de l’espace. Il faut identifier des règles efficaces et légitimes pour gouverner la conduite des États en cas de conflit. Les lacunes juridiques peuvent conduire à des interprétations divergentes de la loi et à des actions unilatérales, affaiblissant le concept de règle de droit et la gouvernance des activités spatiales. Il est urgent de penser la légalité et le champ d’application admissible en temps de conflit armé.

Les forums internationaux possibles

23 Clarifier le droit applicable à n’importe quelle activité humaine est une tâche considérable qui suppose la contribution de juristes, de décideurs politiques et des parties prenantes. Au niveau international, l’efficacité de toute loi – que ce soit une clarification, une refonte ou un développement – implique une reconnaissance par l’État et son respect. En un mot, une législation efficace ou une clarification doivent être issues d’un forum dont la légitimité et l’autorité sont bien reconnues et respectées.

24 Dans le cadre du scénario du « laisser-faire », le développement du droit international peut être tributaire des caprices des États les plus puissants et influents et donc être disparate et ambigu, chacun pouvant avoir des objectifs politiques, des intérêts et préoccupations stratégiques nationaux différents. Des interprétations unilatérales divergentes peuvent entraîner une escalade dans une période de tension et une situation juridiquement et effectivement chaotique.

25 Recourir aux forums internationaux, tels que la CD ou le COPUOS assurerait le soutien et la légitimité les plus forts. Cependant, alors que la CD est l’organisation désignée pour négocier des accords de désarmement et que le COPUOS est mandaté pour traiter des usages « pacifiques » de l’espace, il y a en réalité un brouillage des responsabilités. Bien qu’elles soient officiellement mandatées pour enjoindre aux États de prendre des mesures qui garantissent la paix et la sécurité dans l’espace, ces institutions sont verrouillées et incapables de produire des instruments contraignants. Le dernier instrument contraignant, l’Accord sur la Lune, a été adopté en 1979 et a obtenu simplement seize ratifications. La résolution de l’AG sur la prévention d’une course aux armements dans l’espace a été adoptée tous les ans depuis trente ans, mais sans aucune mesure concrète. La Chine et la Russie appellent à un soutien international du PPWT depuis 2008, mais la paralysie de la CD montre qu’une initiative apparemment ouverte peut être sujette à critique et méfiance.

26 Le droit peut aussi être développé par des conférences intergouvernementales bilatérales ou multilatérales convoquées à l’initiative d’État(s), tels le Traité d’interdiction partielle des essais, le Traité ABM et le CTBT. Cependant, du fait du caractère politiquement sensible et de l’importance stratégique de l’espace, ce forum apparaît impopulaire pour le contrôle des armements et des activités militaires dans l’espace.

27 La principale raison de l’absence de progrès n’est donc pas le manque de forums, de propositions logiques ou d’options, mais plutôt l’absence de volonté politique, en particulier de la part des principales puissances spatiales.

Notre proposition

28 Des règles de fond fixant la conduite des États en cas de conflit armé peuvent être un sujet de discorde, mais une clarification du droit existant est nécessaire. L’incapacité des forums actuels suppose qu’une alternative viable et acceptable soit trouvée. Une solution possible serait l’élaboration d’un manuel rédigé par des experts avec les apports de juristes renommés, d’experts techniques, de spécialistes militaires et d’observateurs pertinents comme le Comité international de la Croix-Rouge. Cela permettrait que les discussions ne soient pas guidées par les intérêts particuliers des États ni par la temporalité de quelconques tensions politiques. Un groupe d’experts internationaux peut avoir la capacité de mettre en synergie des perspectives internationales tout en préservant une neutralité par rapport au contenu et à l’interprétation de la loi. Doté d’une expertise dans le domaine du droit spatial, des activités militaires dans l’espace, de droit public international et du droit des conflits armés, il pourrait permettre aux États d’intégrer une loi qui fasse autorité dans leur propre droit militaire opérationnel.

29 En septembre 2015, le Centre de droit aérien et spatial de McGill accueillait une table ronde d’experts afin de poser les bases du développement du MILAMOS). Il a été décidé que l’écriture de ce Manuel serait entreprise en commun par l’université McGill et l’université d’Adelaïde, en coopération avec d’autres institutions. MILAMOS s’inscrirait dans la continuité du Manuel de San Remo sur les conflits armés en mer, le Manuel d’Harvard pour l’aérien et les missiles et le récent Manuel de Tallin pour la cyberguerre.

30 La nature du milieu spatial et les spécificités des technologies spatiales font qu’il peut y avoir de nombreuses lacunes dans le droit applicable. MILAMOS traitera de toutes les formes d’activités hostiles incluant l’aveuglement ou le brouillage temporaire et les interférences délibérées en orbite. Afin d’être sûrs que le résultat final représente un consensus international et qu’il n’est pas perçu comme affecté d’un biais occidental, les individus contribuant à un projet aussi exigeant doivent satisfaire à une répartition géographique significative. Il est important que MILAMOS soit une clarification de la loi et non une tentative pour créer de nouvelles règles qui, au vu des intérêts variables des États et du caractère stratégique de cette frontière ultime seront inévitablement controversées et confrontées à une forte résistance. Notre projet est d’élaborer un document qui soit universellement reconnu et accepté comme moyen de sceller la primauté du droit international et de renforcer la confiance mutuelle, la sécurité et la paix internationales.

Notes

  • [1]
    Article rédigé pour la conférence de Ram Jakhu en collaboration avec Cassandra Steer et Kuan-Wei Chen du Centre de recherche de droit aérien et spatial à l’Université McGill de Montréal (Canada). Ce texte correspond à une version adaptée d’un papier en anglais soumis pour publication à la revue Space Policy.
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