Couverture de RDNA_787

Article de revue

Stratégie maritime - EUNAVFOR Med Sophia : la sagesse de l’UE en Méditerranée centrale se mesure au long cours

Pages 117 à 120

Notes

  • [1]
    L’agence Frontex disposerait d’un accord de transfert avec l’Italie permettant un transfert de présumés passeurs. Une intermédiation est rendue possible par l’existence d’une directive commune d’opération entre Sophia et Frontex.
  • [2]
    La résolution 2182 (2014) le prévoyait déjà. Elle traite du trafic de charbon de bois et d’armes au large de la Somalie.

1 La tragédie des migrants en Méditerranée a conduit l’Union européenne à envisager la mise en place – une nouveauté – d’une opération militaire de gestion de crise pour démanteler le « Business model » des réseaux de trafic clandestins d’êtres humains.

2 La pression sur la Méditerranée centrale, première route migratoire vers l’Europe et la plus dangereuse au monde, est forte. Y transite un tiers de la migration transméditerranéenne qui nourrit des réseaux criminels organisés qui doivent être démantelés pour prévenir des pertes en vies humaines. Par ailleurs, s’il est difficile d’identifier précisément les liens entre les organisations terroristes et les réseaux de passeurs, ces deux phénomènes sont difficilement détachables. Le contrôle de 20 % de la Libye par Daech questionne à cet égard.

3 Plusieurs mois après son entrée en phase exécutive, alors que l’attention médiatique est moindre, quel bilan intermédiaire tirer de cette opération déployée dans un contexte multi-acteurs et internormatif ?

Progressivité et coordination : paramètres incontournables de Sophia

4 L’article 42-4 du Traité sur l’Union européenne permet le déploiement des instruments de la Politique étrangère et de sécurité commune (Pesc) au service d’une opération militaire de police en mer.

Une réactivité amoindrie par le séquençage de l’opération

5 L’intérêt du processus Pesc tient d’abord à ses structures permanentes mais aussi à une détermination relativement claire des responsabilités politiques et opérationnelles et à un processus de validation dans lequel les États-membres peuvent peser. Un mode de financement dédié – 11,82 millions d’euros sur douze mois au titre des coûts communs et de la participation des États-membres – n’est, en outre, pas à négliger.

6 Malgré la règle de l’unanimité, ce processus a été gage de réactivité en permettant, en pic opérationnel, la mobilisation de 22 États-membres, avec 8 moyens navals et 9 aériens. La Marine nationale y apporte sa part avec la frégate de type La Fayette « Courbet » dotée d’un hélicoptère Panther, et ce dans un contexte de surchauffe opérationnelle. Ce processus a aussi permis, selon ses promoteurs, de faire émerger une véritable vision stratégique européenne partagée.

7 À l’inverse, la conduite des opérations est confrontée à un certain nombre d’écueils. La première phase, « non exécutive » et non coercitive, était jusqu’à octobre 2015 consacrée à l’obtention de renseignements. Elle a été mise en œuvre par des moyens militaires performants permettant des identifications précises et des échanges avec les autorités italiennes qui disposent d’une connaissance de ces réseaux. Loin d’être superflue, elle était au contraire nécessaire aux fins de collectes de preuves pour des poursuites pénales ultérieures et a permis plusieurs identifications de réseaux.

8 La phase 2 (phase exécutive), le 7 octobre, se scinde en deux. La phase 2a), entend permettre l’arraisonnement, la fouille, la saisie et le déroutement en haute mer des navires et des embarcations soupçonnés d’être utilisés pour la traite ou le trafic. Plusieurs mois de négociation ont été nécessaires pour que l’ONU adopte, le 9 octobre et sous chapitre VII, la résolution 2240 (2015) qui autorise le recours « à tous les moyens dictés par les circonstances spécifiques pour lutter contre les trafiquants de migrants et d’êtres humains », ce qui implique le recours à la force. Elle permet aux États engagés de disposer d’outils facilitant ces opérations et d’une base plus légitime et politiquement plus parlante.

9 La phase 2b) pourrait conduire à un déploiement dans ces eaux, en conformité avec toute résolution applicable ou avec l’accord de l’État côtier. À ce stade, les efforts diplomatiques européens n’ont cependant permis d’obtenir ni l’un ni l’autre. Elle est donc de plus en plus théorique, en raison notamment de la situation géopolitique libyenne, État « non failli », à l’inverse de la Somalie. L’impact n’est pas négligeable puisque la phase 3 rend possible la destruction d’embarcations de passeurs et d’éventuelles interventions à terre. Malgré ces difficultés, et la limite géographique de l’intervention, certains résultats notables ont déjà été obtenus par 5 400 migrants ont été sauvés fin novembre et 42 passeurs présumés transférés aux autorités italiennes.

10 Reste que l’impunité des têtes de réseaux semble entière, d’autant qu’aucune action de surveillance des flux financiers n’est à ce stade rapportée. Par ailleurs, un report de la pression migratoire vers d’autres routes – notamment égyptienne – non couverte par le champ de la résolution 2240 (2015), serait à craindre.

La coordination de nombreux acteurs : nécessité politique et opérationnelle

11 La décision Pesc du 18 mai 2015 est claire. La conduite de l’opération implique une capacité à s’intégrer et à coopérer avec l’ensemble des dispositifs européens préexistants et à développer tous contacts diplomatiques utiles.

12 Nonobstant les difficultés inhérentes aux discussions entre missions civile et militaire de l’UE, cette coopération tombe sous le sens avec Frontex et est d’autant plus essentiel en l’absence d’accord de transfert entre Sophia et l’Italie [1]. Concrètement, elle implique la présence d’officiers de liaison de Frontex sur des navires opérés par Sophia et des remises en mer à des navires sous coordination de l’agence. La coopération avec EUROPOL et EUROJUST est aussi souhaitable. Hormis la signature d’une « Letter of Understanding » avec la seconde, elle doit être développée. Les juristes de Sophia s’y emploient. Une coopération ponctuelle avec les ONG peut également se révéler nécessaire, même si elles ne poursuivent pas les mêmes objectifs.

13 La coordination est surtout indispensable avec les autorités italiennes. Plusieurs opérations dont Mare Securo se déroulent en effet dans la zone, sous l’égide de l’Italian Maritime Coordination Center mais la multiplicité des services nationaux intervenant, y compris judiciaires, peut rendre rapidement les choses complexes. Dans le schéma actuel, l’ensemble des migrants sauvés est débarqué dans des ports siciliens, où le « screening » d’identification des présumés passeurs est effectué puis les actes de procédure pénale diligentés sous l’autorité des procureurs « anti mafia » et la supervision du ministère de la Justice.

14 En outre, des contacts sont aussi initiés avec différents États (Égypte, Tunisie, Algérie) ou organisations régionales (Union africaine, Ligue Arabe). Le Shared Awareness and De-confliction in the Mediterranean (SHADE Med), rassemblant les principaux acteurs de la Méditerranée centrale et dont la première réunion s’est tenue le 26 novembre 2015 sous la présidence d’EUNAVFOR Med, pourrait aussi permettre de favoriser une approche globale.

Le respect du droit : moteur et limite de l’opération Sophia

15 Les deux décisions européennes du 18 mai et du 22 juin 2015 ainsi que la résolution 2240 (2015) mentionnent clairement que la mission doit s’inscrire dans le respect du droit international applicable.

Intervention en mer et lutte contre les passeurs

16 Les fouilles, les saisies et le déroutement en haute mer des navires et embarcations soupçonnés d’être utilisés pour la traite ou le trafic illicite de migrants peuvent évidemment s’inscrire dans le cadre de la Convention de Montego Bay de 1982 – le droit de visite doit être justifié par des soupçons sérieux que l’embarcation se livre au transport d’esclaves ou par l’absence ou un doute sérieux sur le pavillon – ou dans celui du Protocole de Palerme du 15 novembre 2000, qui permet, dans le cas de suspicion de trafic de migrants, de demander à l’État du pavillon confirmation d’immatriculation du navire. Si les doutes sont justifiés, l’arraisonnement et la visite sont possibles. Sauf danger imminent, l’accord de l’État du pavillon s’applique.

17 À ce titre, l’inscription, dans la résolution du Conseil de sécurité du 9 octobre, de la « bonne foi » dans la recherche de ce consentement [2], est d’un grand intérêt en permettant, dans ces circonstances exceptionnelles et pour une durée limitée, de déroger à ce principe qui restera indispensable dans les eaux territoriales libyennes lors du passage en phase 2b). Restent les questions du délai d’acceptation implicite et de la concordance des temps opérationnels et administratifs.

18 Le nombre de migrants sauvés, démontre que l’action s’inscrit aussi dans le cadre des conventions SAR (Search and Rescue) de 1979 et Solas de 1974, le sauvetage en mer étant non seulement un devoir mais aussi une obligation légale. Pour autant, ce n’est pas l’objectif premier de l’opération qui, dans ce cadre, doit se contenter d’appréhender fortuitement des passeurs mêlés aux migrants assurés d’être secourus par des navires militaires.

19 Par ailleurs, la destruction d’embarcations pose d’évidentes questions techniques. Le danger pour la navigation – avec des embarcations laissées à la dérive – est le motif avancé actuellement. Il est en effet difficile de remorquer les embarcations ou de les treuiller à bord, les capacités des navires étant déjà très engagées par la masse de naufragés. La solution apportée ne serait évidemment pas identique pour un cargo. En outre, dans le cadre du passage à une phase terrestre, la qualification de troubles ou de conflit armé sera déterminante. Dans la première hypothèse, le droit international des droits de l’homme s’appliquera. Dans la seconde, se poseront de sérieuses questions juridiques tenant au ciblage et particulièrement à la discrimination des membres des réseaux des populations civiles.

Traitement des passeurs et données personnelles

20 Comme Atalante, Sophia est confrontée au respect du droit européen des droits de l’homme, dans l’appréhension, la continuité du traitement des personnes et la conservation des données personnelles.

21 Ni les décisions Pesc ni la résolution du Conseil de sécurité ne prévoient en effet la possibilité d’appréhender, retenir ou transférer les personnes soupçonnées. Le champ est donc ouvert pour la Cour européenne des droits de l’homme qui pourra juger de la légalité des opérations conduites par les États participants, sans qu’ils puissent s’abriter dernière un écran normatif international pour dénier leur responsabilité. L’écran n’a d’ailleurs jamais été retenu s’agissant d’une opération de l’UE et la jurisprudence européenne minimise, voire annihile, cette théorie. À cette problématique s’ajoute, même si l’UE entend s’en affranchir, l’absence d’accord de transfert.

22 La responsabilité incombe dès lors aux États participants. Contrairement à la France, qui disposerait des bases légales pour prendre des mesures privatives de liberté et réprimer les passeurs, en conformité avec le droit européen, d’autre États n’ont pas ce cadre législatif. Le seul choix pour leurs navires est la remise aux autorités italiennes de migrants parmi lesquels peuvent figurer des passeurs.

23 Ce traitement exclusif par l’Italie soulève cependant les questions de sa compétence pour la prise en charge judiciaire en haute mer – elle l’estime être compétente au titre de sa loi nationale contre la criminalité organisée – mais concerne aussi ce respect du principe de non-refoulement des réfugiés, qui s’applique aussi à l’intérieur des frontières de l’espace Schengen.

24 En outre, sont prévues la collecte et la conservation de données personnelles sans précision du lieu de stockage ou du temps de conservation. Le risque d’un contrôle juridictionnel par la Cour de Justice de l’UE est inexistant mais celui d’un contrôle par la CEDH dépend des dispositions législatives nationales sous l’empire desquelles s’effectuerait le traitement de ces données.

25 Dans le cadre de la mise en place d’EUNAVFOR Med Sophia, l’UE a été réactive. Son action s’insère dans une coordination plus globale qui produit déjà des résultats tangibles en matière de sauvetage et d’identification.

26 La mesure de la sagesse de Sophia tiendra surtout dans la capacité de l’UE à développer et soutenir, au niveau international, un cadre juridique d’intervention plus clair pour approcher des objectifs très ambitieux en garantissant le respect du droit et en sécurisant l’action des États-membres participants. L’expérience d’Atalante montre qu’un cadre juridique peut être construit progressivement, le processus n’étant pas exempt d’écueils, et conduire à un succès. De nombreuses clarifications sont cependant nécessaires, sur le terrain des espaces maritimes concernés, des modalités d’appréhension des présumés passeurs, de la continuité de leur traitement pénal, mais aussi du droit d’asile, du financement des filières ou du traitement des données personnelles. Le challenge tient par ailleurs à la gestion de la pression médiatique, qui incite à l’action immédiate mais aussi, politiquement, à penser une solidarité européenne dans laquelle un seul État-membre ne serait pas forcément le cœur du dispositif.

27 La sagesse de l’UE en Méditerranée centrale se mesure au long cours.


Date de mise en ligne : 17/02/2020.

https://doi.org/10.3917/rdna.787.0117

Notes

  • [1]
    L’agence Frontex disposerait d’un accord de transfert avec l’Italie permettant un transfert de présumés passeurs. Une intermédiation est rendue possible par l’existence d’une directive commune d’opération entre Sophia et Frontex.
  • [2]
    La résolution 2182 (2014) le prévoyait déjà. Elle traite du trafic de charbon de bois et d’armes au large de la Somalie.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions