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Article de revue

La sphère stratégique nucléaire

Pages 165 à 171

Notes

  • [1]
    Olivier Kempf : Introduction à la cyberstratégie ; Économica, 2015 (2e édition).
  • [2]
    Cf. le récent article d’André Dumoulin : « Vers une érosion du soutien à la dissuasion nucléaire française ? », Focus paper n° 31, IRSD, Bruxelles, juin 2015.
  • [3]
    Cf. le controversé discours de Jacques Chirac à l’île longue du 19 janvier 2006.

1 L’arme nucléaire apparue au milieu du siècle dernier a profondément structuré les stratégies militaires d’un grand nombre d’États, qu’ils en soient dotés ou non. Elle a donné naissance à une « sphère stratégique nucléaire » qui s’articule avec les grandes stratégies mais aussi avec les autres stratégies de milieu (terre, mer, air…). Cette sphère stratégique obéit à un certain nombre de principes, les uns portant sur la dialectique stratégique, les autres sur les capacités. Ce qui a entraîné de profondes conséquences sur la mise en œuvre de l’arme.

La sphère stratégique nucléaire

2 Les théoriciens ont coutume de distinguer la stratégie générale, ou grande stratégie, et les stratégies de milieux, propres à chacun des environnements considérés (terre, mer, air, espace sidéral). Par analogie, certains ont présenté le cyber-espace comme un cinquième milieu, quasiment géographique. Or, comme j’ai pu l’expliquer par ailleurs [1], cette assimilation est hâtive et ambiguë, obscurcissant la compréhension du phénomène sous les apparences de la simplicité. Aussi ai-je proposé la notion de « sphère stratégique » qui recouvre aussi bien les milieux physiques (aux quatre cités s’ajoute la sphère électromagnétique) et les environnements artificiels, au premier chef le nucléaire et le cyberespace.

3 Personne en effet ne décrit le champ d’affrontement nucléaire comme un milieu. Pourtant, tout le monde s’accorde à dire qu’il y a une stratégie nucléaire. La puissance de l’arme et la radicalité de ses effets ont brusquement augmenté les enjeux stratégiques à un point tel que, passé les premiers balbutiements qui ne considéraient l’arme nucléaire que comme bombe atomique, une super-artillerie, les stratégistes ont compris la rupture franche qu’elle introduisait.

4 Au fond, le nucléaire a apporté une capacité décisive ultime qui avait été pensée auparavant pour d’autres armes, sans que cela fût convaincant. Par exemple, Giulio Douhet théorisa dans les années 1920 l’arme aérienne comme une arme de suprématie dont les capacités de destruction physique et de sidération psychologique devaient emporter la décision. Las ! Les opérations menées au cours de la Seconde Guerre mondiale (Blitz sur Londres, bombardement sur Dresde) démontrèrent que cette approche était erronée. Si l’arme aérienne est incontestablement nécessaire dans la conduite des opérations modernes (dans ses cinq fonctions de reconnaissance, de chasse, de bombardement, de renseignement spécialisé et de transport), elle ne suffit pas à elle seule à emporter la décision.

5 Mais ce que l’Air Power n’avait pu atteindre, le nucléaire y parvint.

6 Ce faisant, il apporte des questionnements qui n’avaient pas été aperçus par Douhet et ses épigones, qui pensaient encore que la guerre avait certaines limites. Puisqu’il va jusqu’à la destruction de la vie, le nucléaire dépasse les limites admises. Il n’est plus simplement l’arme dominante initialement envisagée. Sa radicalité entraîne la nécessité de son contrôle et de sa limitation, partant des calculs stratégiques nouveaux. Simultanément, le lien avec les armes classiques devient problématique (question du seuil de déclenchement, discussion sur sa nature de complémentarité ou de rupture), ce qui rétroagit sur les autres stratégies de milieu. Au fond, l’arme nucléaire altère profondément les données de la guerre jusqu’à introduire l’idée d’anti-guerre ou de non-guerre. Son ultra totalité impose une limite aux « guerres totales » connues jusque-là. Sa puissance jugée démesurée affecte même les stratégies générales.

7 Ainsi, l’évidente nécessité d’une stratégie nucléaire ne peut ignorer les conséquences sur les autres stratégies. Il y a par conséquent une sphère stratégique nucléaire. Logiquement dominante et englobante, elle est pourtant sécante aux autres sphères. Un missile, tapi au fond des océans, peut subitement franchir les eaux, les airs, le vide sidéral pour s’abattre à plusieurs milliers de kilomètres de là sur un bout de terre, ici une base aérienne, là une concentration de forces, plus loin une mégapole…

8 Toutefois, la stratégie générale ne saurait se résumer à la seule stratégie nucléaire. En effet, la possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à réduire la guerre, mais simplement une certaine guerre, conventionnelle et industrielle. Que l’arme disparaisse ou qu’elle soit contournée, ce modèle de guerre pourra revenir. De ce point de vue, l’arme nucléaire est stabilisante. À supposer en effet que l’on arrive à un désarmement généralisé, les ex-puissances nucléaires deviendraient automatiquement ce que l’on désigne aujourd’hui par des pays du seuil (en mesure de fabriquer rapidement l’arme). Alors qu’aujourd’hui on contrôle des armes, il faudrait désormais contrôler des intentions. La suspicion reviendrait en même temps que la possibilité de programmes secrets, sans même parler du retour à une course aux armements classiques. Autrement dit, rien ne garantit qu’un monde non nucléaire soit plus stable que l’actuel. Accessoirement, une moindre stabilité entraînerait une plus grande insécurité.

9 La sphère nucléaire obéit enfin à un régime fondamentalement symétrique puisque toute dissymétrie radicale est aplanie, grâce au pouvoir égalisateur de l’atome. Toutefois, il demeure des forts et des faibles dans le nucléaire (le modèle symétrique n’empêche pas, en effet, des irrégularités de puissance). L’égalisation n’existe qu’à partir d’un certain seuil. Ainsi, même si on se complaît à qualifier la Corée du Nord d’État nucléaire, la faiblesse de ses moyens (armes, plateformes, vecteurs) l’empêche de bénéficier d’un vrai pouvoir égalisateur de l’atome vis-à-vis de puissances nucléaires. En revanche, cela lui procure un avantage certain par rapport aux puissances non nucléaires qui l’environnent, Corée du Sud et Japon au premier chef.

10 Ainsi, il existe bien une sphère stratégique nucléaire, distincte des autres sphères stratégiques, qu’elles soient naturelles ou artificielles. Comme toute sphère stratégique, elle suit un certain nombre de principes qui organisent sa grammaire stratégique.

Principes de doctrine stratégique

11 La sphère stratégique nucléaire implique à tout détenteur de l’arme de disposer d’un système doctrinal cohérent, souvent fondé sur la notion de dissuasion. Reprise du concept stratégique classique de dissuasion, la dissuasion nucléaire vise à empêcher tout agresseur potentiel de passer à l’action par la menace de représailles démesurées : alors, le gain escompté chez nous serait contrebalancé, et au-delà, par l’ampleur des pertes subies chez lui. Autrement dit, l’arme nucléaire permet d’altérer substantiellement le rapport coût-bénéfice qu’un calcul simplement conventionnel permettrait d’envisager. La possession de l’arme nucléaire (assortie d’une capacité de deuxième frappe permettant une riposte) interdit donc à l’autre l’entrée en guerre selon les moyens conventionnels propres aux autres sphères stratégiques.

12 Le système français repose sur une double série de principes, les uns portant sur la dialectique stratégique, les autres sur les capacités.

13 Quatre principes portent sur la dialectique stratégique : ceux de volonté, d’omni-direction, de continuité et de flou.

14 Volonté : sans détermination, il n’y a pas de doigt qui puisse appuyer sur le bouton de déclenchement en cas de nécessité vitale. Cette volonté repose certes sur un individu final unique, bien sûr au cœur d’un système et notamment du groupe de ses conseillers. Mais à la fin, c’est bien lui qui prend seul la « décision ». Toutefois, cette responsabilité écrasante ne saurait se résoudre au dialogue avec sa seule conscience ou avec son entourage. Responsable devant son peuple, il répond à celui-ci de tout comme il répond de celui-ci. Sa volonté seule n’y saurait suffire. Il n’est que l’instrument ultime d’une volonté collective. Sans cette dernière, sa volonté propre ne servirait à rien. Or, elle est essentielle à la « dialectique des volontés ». Il n’est pas anodin que Beaufre ait trouvé cette définition de la stratégie dans le cadre de ses réflexions sur la dissuasion nucléaire. Plus que tout autre dispositif stratégique, l’arme nucléaire nécessitera la volonté. Arme technique, elle est aussi radicalement humaine par la nécessité qu’elle emporte de mobiliser le cœur et l’esprit, ce qu’on désigne par la force d’âme.

15 Omni-direction : selon la formule du général Ailleret, la stratégie française de dissuasion est « tous azimuts ». Théoriquement, il n’y a pas d’adversaire privilégié, ce que Poirier nomme « l’ennemi désigné ». Ainsi, certains ont pu affirmer que la dissuasion française était aussi, voire principalement, tournée contre les États-Unis, au moins d’un point de vue politique. Il reste que malgré les pétitions de principe, l’arme nucléaire a été dirigée, pendant la guerre froide, contre l’Union soviétique, ennemi désigné. Sa disparition nous a fait revenir à une situation d’omni-direction. Elle est aujourd’hui plus convaincante aussi bien à cause de l’environnement géopolitique (plusieurs menaces) que des capacités techniques (allonge plus importante).

16 Continuité : la dissuasion n’est pas simplement nucléaire, elle repose aussi sur l’ensemble des moyens conventionnels qui préparent son engagement. La chose est souvent oubliée, certains réduisant aujourd’hui la dissuasion au seul outil nucléaire. Or, c’est ce principe qui explique que la France refuse le concept de « dissuasion conventionnelle », principe stratégique pourtant logique et qui avait précédé l’apparition de l’arme. L’arme nucléaire n’est que la garantie suprême d’une posture plus large qui commence dès l’action politico-diplomatique et se poursuit par l’engagement des forces dites conventionnelles. Il y a malgré tout un seuil, celui du passage à l’engagement de l’arme atomique. Celle-ci n’est pas (en France du moins) une super-artillerie destinée à obtenir des effets tactiques, elle est constitutivement stratégique et politique. La mise en œuvre de l’arme nucléaire est substantiellement défensive et dissuasive, elle est une arme de riposte. La frappe en second n’interviendrait qu’à l’issue d’un engagement conventionnel qui doit marquer la volonté du pays de se défendre. Pourtant, malgré ce principe théorique, le surplomb de l’arme nucléaire assimile, chez beaucoup, la dissuasion à la dissuasion nucléaire : cela est patent dans le dernier Livre blanc où le chapitre sur la dissuasion ne porte que sur la dissuasion nucléaire.

17 Flou : si la fermeté et la capacité d’engagement sont constamment affirmées par les plus hautes autorités politiques et gagées par l’assentiment de la Nation, la France conserve un flou nécessaire au sujet du seuil de déclenchement de l’arme nucléaire en riposte. Ce seuil serait en effet franchi par l’atteinte à des intérêts vitaux, qui ne sont pas clairement définis, bien que suggérés. Ils laissent une marge d’appréciation au décideur politique et une marge d’incertitude à l’adversaire. Au fond, la stratégie de dissuasion retourne à son profit le « brouillard de la guerre » en un « camouflage de la montée à la guerre ». Ainsi, elle permet de transférer à l’adversaire l’incertitude. Il ne sait pas quand et comment seraient déclenchées les armes nucléaires ce qui l’empêche de tester conventionnellement notre défense, en espérant rester sous le seuil d’engagement nucléaire.

18 Trois principes portent sur la capacité stratégique : ceux de crédibilité, de permanence et de suprématie.

19 Crédibilité : elle est double. Elle est à la fois politique, grâce à la réaffirmation régulière de la posture et le vote des moyens financiers nécessaires, et opérationnelle : le secteur nucléaire est ainsi le dernier où persiste encore, dans une certaine mesure, le principe ancien selon lequel « la fin justifie les moyens » et qui a longtemps présidé à bien des politiques de défense. La fin (la garantie de sécurité pourvue par le dispositif de défense) justifie les moyens en hommes, en crédits et en matériels nécessaires à cet objectif. Ce dernier principe a notamment prévalu depuis le tournant de la Révolution française et l’invention de la mobilisation nationale, prélude politique à la transformation de la guerre en guerre industrielle puis en guerre totale. Dans les autres secteurs de la défense, grâce au nucléaire, les politiques se sont adaptées depuis la fin de la guerre froide et les moyens ont, bien souvent, conditionné le dimensionnement de l’appareil de défense (« dividendes de la paix », austérité budgétaire, retour à l’équilibre des comptes de la Nation…). Alors, les moyens conditionnent la fin.

20 Permanence : plus que la continuité dans le temps, qui est une caractéristique de toute défense (« en tout temps et en toutes circonstances », disait la vieille ordonnance de 1959), il s’agit ici d’une capacité de seconde frappe qui garantit que l’on pourra toujours échapper à toute tentative préemptive de l’ennemi qui tenterait d’obérer notre capacité.

21 Suprématie technique : l’arme nucléaire est d’abord une capacité technique qui possède certes des valeurs propres (pouvoir détonant et de radiation) mais la dissuasion nucléaire doit apporter la garantie de sa suprématie technique : aussi bien dans le fonctionnement de l’arme que dans l’efficacité des vecteurs et dans la fiabilité de la chaîne de commandement. Cela entraîne une mécanique opératoire extrêmement compliquée qui nécessite des moyens les plus performants et surtout suprêmes : ils ne doivent pas pouvoir être contrés par des contre-mesures qui entraveraient un maillon de la chaîne. Chaque maillon doit bénéficier de l’inviolabilité. Cette exigence entraîne des efforts de recherche les plus intenses, avec toutefois une cascade d’effets induits positifs, que ce soit dans l’ordre technologique ou dans l’ordre opérationnel.

22 Ces sept principes ont plusieurs conséquences stratégiques, propres à cette mécanique de la dissuasion.

23 La première conséquence est celle de la furtivité et de la visibilité conjuguées. En effet, les forces nucléaires doivent détenir simultanément une double caractéristique. La furtivité permet la permanence et la crédibilité, quand la visibilité favorise l’affichage de la volonté politique et de la détermination. Il s’agit donc de deux caractéristiques contradictoires. Ce paradoxe, inhérent à la rhétorique stratégique de la dissuasion, explique le maintien de deux composantes. Pareillement, il permet de comprendre le discours français qui refuse la notion de nucléaire tactique et introduit la notion de nucléaire préstratégique (principe de continuité).

24 Discrétion et communication : de façon similaire, la parole autour du nucléaire doit obéir à une double contrainte de discrétion et de communication. Il faut en dire assez pour asseoir la crédibilité, mais assez peu pour ne pas divulguer le secret et entretenir le doute, grâce au transfert à l’adversaire de l’incertitude. De même, il faut un débat pour entretenir la réflexion stratégique sans qu’il ne dérive vers une remise en cause de la dissuasion [2].

25 Non-ouverture du feu : contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’arme nucléaire est employée en France tous les jours depuis 1964 au profit de la dissuasion : avec efficacité puisque cette stratégie n’a pas été défiée jusqu’à présent. Dès lors, une conséquence (et non un principe, autre erreur fréquente) fut celle de la non-ouverture du feu nucléaire (ce que d’aucuns nomment, faussement, « non-emploi »).

26 Complétude : la suprématie technique entraîne un niveau très élevé de recherche scientifique et technologique. Cela entraîne une diffusion technico-stratégique. Techniquement, nombre des solutions trouvées dans le cadre de la dissuasion sont transférées à d’autres systèmes d’armes (et à d’autres applications non-militaires). De même, des efforts sont conduits qui entraînent la maîtrise de secteurs qu’on aurait pu autrement négliger. Ainsi, la recherche spatiale a un lien direct avec la dissuasion. Les capacités de renseignement satellitaires françaises doivent tout, ou presque, aux besoins de la dissuasion. À ces grandes fonctions structurantes il convient d’ajouter des effets opérationnels directs. Ainsi, les avions Atlantique 2 engagés au Mali ou la flotte des avions ravitailleurs n’existent que parce qu’ils ont été conçus dans le cadre de la dissuasion nucléaire. De même, les Mirage 2000N ont été engagés en Afrique saharienne en utilisant un profil de vol similaire à ceux d’une mission nucléaire. Leur emploi dans des opérations conventionnelles permet le succès de celles-ci. Autrement dit encore, la possibilité française de projection au loin dépend aussi des moyens de la dissuasion nucléaire. Vouloir réduire cette dernière aurait aussi des conséquences sur nos capacités expéditionnaires.

27 Régime westphalien : l’intensité de l’effort nécessaire pour construire une panoplie nucléaire impose qu’il relève exclusivement des États. Aussi, le nucléaire s’exerce-t-il dans un régime westphalien. Ce fut une illusion de croire que la dissuasion pouvait s’exercer contre des acteurs non-étatiques [3].

28 De la victoire à l’équilibre de la terreur : du fait de ses conséquences irrémédiables, l’objet de l’arme nucléaire ne consiste plus à obtenir la victoire par la bataille. Au fond, le calcul consiste à ne pas entrer en guerre puisque personne n’est sûr que l’on puisse maîtriser l’escalade de la violence. Le nucléaire a donc pour conséquence un gel des conflits. Ceux-ci doivent être maîtrisés à un niveau suffisamment bas pour qu’ils ne débouchent pas sur la guerre. Cela n’annihile pas le conflit, cela empêche simplement son dénouement guerrier. D’où la formule d’Aron : « Paix impossible, guerre improbable ». Remarquons ici qu’il y a toujours une probabilité de guerre. Celle-ci n’est pas impossible, le risque demeure toujours. Le cataclysme demeure toujours présent, menaçant. Cette menace terrible rend d’ailleurs opératoire la dissuasion et donc la stabilité. Désormais, à l’ère nucléaire, c’est grâce à la peur que nous en avons que nous n’allons pas en guerre. Croire qu’en se débarrassant de l’arme on se débarrassera de la peur est une illusion. L’équilibre de la terreur repose sur une condition rarement signalée : la terreur équilibre. Elle est source de stabilité.

Conclusion

29 L’arme nucléaire constitue donc une sphère stratégique autonome. Si elle ne sait ordonner tous les conflits, elle demeure toutefois structurante au point de profondément affecter l’ensemble de calculs stratégiques. La sphère nucléaire, en tant que sphère stratégique, présente une caractéristique : elle est issue de la maîtrise scientifique de la matière et en cela, elle peut être perçue sous son seul aspect d’innovation technologique. Pourtant, l’essentiel n’est pas là : il est dans le caractère artificiel et anthropogène de cette arme et donc de cette sphère stratégique. Celle-ci, pour la première fois dans l’histoire, n’est pas simplement un milieu naturel qui est dominé par la technologie, elle est une création humaine, un « milieu » artificiel (même si, on l’a compris, le mot milieu est inadapté et justifie qu’on ait adopté celui de sphère stratégique).

30 Elle présente des caractéristiques propres (les sept principes énoncés) qui emportent de multiples conséquences que nous avons esquissées. Cependant, malgré sa totalité, la sphère nucléaire ne saurait réduire à néant toutes les rivalités de puissance qui trouvent d’autres lieux pour s’exprimer, que ce soit dans d’autres champs (guerre économique, cyber conflictualité) ou d’autres modalités (conflits irréguliers). Mais la sphère nucléaire organise les relations westphaliennes qui demeurent, aujourd’hui, centrales. C’est ce qui assure la pérennité de l’arme et milite pour poursuivre les efforts de mise à niveau afin notamment de maintenir les compétences (dans le domaine nucléaire – arme, vecteur, porteur). En matière nucléaire plus encore que dans d’autres, quand on abandonne une compétence, il faut trente ans d’efforts pour la récupérer.

31 Pourtant, les possibilités stratégiques de contournement de la sphère nucléaire semblent se profiler. Au fond, elles reposent sur la négation du caractère absolu de la puissance nucléaire. L’apparition de nouvelles formes de puissance stratégique et technologique est envisageable, mais à un horizon encore lointain. D’ici là, l’arme nucléaire est indispensable et il serait inconséquent de renoncer à la maintenir.

Notes

  • [1]
    Olivier Kempf : Introduction à la cyberstratégie ; Économica, 2015 (2e édition).
  • [2]
    Cf. le récent article d’André Dumoulin : « Vers une érosion du soutien à la dissuasion nucléaire française ? », Focus paper n° 31, IRSD, Bruxelles, juin 2015.
  • [3]
    Cf. le controversé discours de Jacques Chirac à l’île longue du 19 janvier 2006.
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