Notes
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Note préliminaire : Cet article est issu d’une « Étude prospective et stratégique » plus large et consacrée à la dualité dans les entreprises de la défense. Elle a été commanditée et financée par le ministère de la Défense. Réalisée par les auteurs de l’article, elle a été pilotée par l’Observatoire économique de la Défense en collaboration avec la Direction générale de l’armement. Les propos et analyses présentés dans cet article n’engagent que leurs auteurs.
1 La dualité consiste à tirer parti de l’exploitation de compétences, de technologies, de produits, de procédés pour satisfaire des besoins exprimés à la fois sur des marchés civils et militaires (cf. uyhR. Cowan et D. Foray ; J. Molas Gallart). La dualité fait partie des débats récurrents de la politique technologique en France depuis les années 1990 (cf. V. Mérindol). Souvent étudiée sous l’angle des dispositifs publics pour favoriser la synergie civile et militaire ou encore pour favoriser l’insertion des PME dans les filières industrielles (cf. R. Guichard ; V. Mérindol et D.W. Versailles), la dualité est rarement étudiée comme une dimension clé de la stratégie des grandes firmes positionnées sur le marché de l’armement. Pourtant, elle occupe aujourd’hui une place importante dans la préservation de la compétitivité des entreprises, à la fois en raison de la forte croissance des activités sur les marchés civils, et de la variété de trajectoires technologiques sur les marchés commerciaux « défense et sécurité ». L’importance stratégique de la dualité s’exprime de manières très différentes selon les caractéristiques clés des entreprises.
2 Cet article propose une comparaison des grandes entreprises présentes sur le marché français d’armement pour singulariser la place de la dualité dans leur stratégie. Cette approche permet d’identifier les similitudes et différences entre les entreprises, à partir de deux dimensions : l’antériorité de la présence de l’entreprise sur le marché de l’armement, et les choix de l’entreprise en termes de diversification de son portefeuille de produits et de clients. Cette analyse permet ainsi de mettre en évidence comment la dualité peut être une source de compétitivité pour les entreprises et comment elle s’inscrit dans une stratégie qui renforce les choix de spécialisation ou de diversification produits-marchés.
Différences et similitudes de l’approche sur la dualité en fonction de l’antériorité des entreprises sur le marché de l’armement
3 Les différences entre les marchés civils et d’armement sont nombreuses et bien connues. Les marchés d’armement sont généralement présentés en fonction d’une série de dimensions qui les distinguent fortement des marchés civils et commerciaux : la spécificité des usages liés aux missions militaires, la complexité technologique et le temps de développement des projets, les réglementations nationales, les contraintes d’exportations et de sécurité d’approvisionnement, le mode de financement de la R&D, le lien avec les budgets publics et, enfin, les cadences de production.
4 Au-delà de ces différences génériques, les entreprises cherchent à tirer parti des opportunités à partir des synergies potentielles et de la complémentarité des différents segments de marchés. Mais cette stratégie se fonde sur des approches relativement différentes entre, d’une part, les firmes historiquement installées sur le marché de défense et, d’autre part, les firmes, nouveaux entrants.
Les firmes leaders historiques sur le marché de l’armement : la recherche de cohérence de l’outil industriel
5 Pour les firmes « historiques » sur le marché de l’armement comme Thales, Airbus Group, Dassault Aviation, Snecma, la dualité est présente de longue date dans leur stratégie dans la mesure où ces entreprises ont une présence forte sur des marchés de défense, de l’aéronautique et du spatial, et des marchés de sécurité. Leur savoir-faire leur permet de gérer la complexité technologique qui dépend de la spécificité des missions civiles et militaires ainsi que de la complexité des milieux : l’aérien, l’espace, le maritime… La dualité occupe un rôle de plus en plus fondamental dans leur stratégie et leur choix organisationnel. Il s’agit de compenser la baisse de plan de charges sur le marché d’armement, et en même temps d’amortir des coûts de développement des technologies en augmentant l’assiette de ventes. Si les moyens budgétaires provenant du ministère de la Défense sont plus contraints qu’auparavant, le marché de l’armement permet encore de développer et de tester des technologies et des briques technologies dans un contexte qui s’extrait des contraintes immédiates de « Safety » existant sur les marchés civils. Elles dictent, par exemple, tous les processus de développement pour l’aviation civile par rapport aux processus de certification. Dans cette perspective, trouver les dispositifs et moyens organisationnels pour accroître les synergies civiles et militaires constitue une véritable dimension de la compétitivité des entreprises.
6 Ainsi pour Thales, systémier électronique, positionné sur une stratégie multi-technologies et multi-produits, la dualité est présentée comme « globale » : la variété des solutions technologiques traitées par l’ensemble des Global Business Units du groupe s’inscrit dans la recherche de synergies et de cohérence technologies-produits en prenant en compte les contraintes multi-milieux (aérien, maritime, terrestre). Depuis les phases très amont du développement de la technologie, jusqu’aux outils de tests et simulation, en passant par les phases plus avales de constitution des lignes de produits, la recherche de synergies est omniprésente. Elle guide les choix de gouvernance et les arbitrages sur les projets. C’est un enjeu d’autant plus important que Thales a développé une stratégie d’intégration horizontale qui positionne l’entreprise sur une grande variété de segments de marchés et de briques technologiques, et de systèmes technologiques.
7 Pour une entreprise comme Snecma, équipementier majeur dans l’aéronautique, la dualité est inscrite dans les gènes de l’entreprise et se traduit par la polyvalence des ingénieurs pour les activités de conception. Depuis son origine, Snecma a un seul service d’ingénierie et de R&D. Les ingénieurs sont amenés à travailler sur différents programmes civils et militaires au cours des différentes phases de leurs carrières. Le parcours des ingénieurs facilite ainsi la recherche de synergies concernant les choix technologiques. Plus en aval, la dualité est présente aussi. Les chaînes de production des pièces spécifiques comme la fonderie sont duales, alors que le montage de moteurs d’avion est réalisé dans des lignes de production séparées entre moteurs civils et militaires. Cela s’explique par le fait que les exigences d’industrialisation sont différentes, avec des différentes très importantes de rythmes de production pour les deux familles de produits militaires et civils. Néanmoins, ces lignes de production sont co-localisées et gérées avec le maximum de synergies entre équipes.
8 Pour les entreprises comme Airbus Group et Dassault Aviation, avionneurs positionnés sur la gestion de l’excellence et de la complexité technologique dans l’aéronautique civile et militaire, la dualité est aussi inhérente à leurs stratégies depuis plusieurs décennies. La logique d’intégrateur de systèmes aéronautiques les conduit à privilégier la recherche de synergies civiles et militaires dans la conduite des activités de recherche et technologie, c’est-à-dire en amont du processus d’innovation. Elle s’exerce aussi grâce aux outils et aux savoir-faire associés à la maîtrise de la complexité liés aux fonctions d’intégration de système comme le montre Dassault Aviation avec l’utilisation d’outils numériques et de simulation pour la conception avion. En aval, la dualité est présente ; elle permet de préserver des plans de charges et des compétences au niveau des chaînes de production. De nombreuses différences subsistent dans la mesure où la conception d’aéronefs civils et militaires obéit à des considérations très différentes mais la dualité permet de construire une logique générale de préservation de l’outil industriel.
9 Enfin, pour une entreprise comme DCNS initialement positionnée sur le marché de la construction navale militaire, la dualité représente avant tout la réponse à une préoccupation nouvelle : la nécessité impérieuse de trouver de nouveaux relais de croissance. Il s’agit alors pour l’entreprise de se positionner sur des activités nouvelles qui font sens par rapport aux savoir-faire que doit maîtriser l’industriel. En effet, si la construction navale militaire semble a priori éloignée du développement d’une offre de produits sur les énergies marines renouvelables, ces deux marchés ont en commun plusieurs aspects qui renvoient au cœur de métier de l’entreprise : la maîtrise de la complexité du milieu maritime et le temps long de développement des projets. Si la dualité reste encore à construire dans les choix organisationnels, les préoccupations sur la nature des synergies potentielles à développer en R&T et au niveau des chaînes de production constituent un enjeu de même nature que pour les entreprises citées précédemment.
Les nouveaux entrants sur le marché de défense ou la dualité à « front renversé »
10 Récemment, le marché de défense en France a vu émerger de nouveaux entrants, mettant en perspective que, pour certaines activités comme les systèmes d’information de la défense, les barrières à l’entrée sur le marché pouvaient être dépassées. Ainsi Sopra et Bull, deux firmes spécialisées dans les métiers des services numériques qui leur permettent d’intervenir dans les métiers du conseil, de l’édition et de l’intégration informatique, se sont positionnés récemment sur des projets clés dans la définition et le déploiement de nouveaux systèmes d’information et de commandement au sein du ministère de la Défense. Sopra assure le déploiement du système d’information des Armées (SIA). Bull a remporté le contrat visant à la réalisation du système d’information du combat de Scorpion (SICS), un projet majeur pour l’Armée de terre qui porte sur des fonctions très opérationnelles. Cette évolution du paysage industriel représente un choix industriel fort de la DGA comme des armées. Elle représente aussi une illustration d’une dualité « inversée » : l’évolution des technologies numériques transforme bien des secteurs d’activité et bouscule les frontières traditionnelles des filières industrielles. Le secteur de l’armement n’échappe pas à ces évolutions (cf. Th. Le Texier et D.W. Versailles).
11 L’enjeu pour les nouveaux entrants est bien entendu de se familiariser avec la spécificité des métiers et usages dans le milieu militaire via la construction d’une relation de confiance entreprises-clients. Dans presque tous les cas, il s’agit de projets inscrits dans le temps long, en particulier par rapport au monde civil. La manière d’aborder la dualité pour ces entreprises n’est pas tant liée à la recherche de synergies sur les technologies qu’à l’opportunité de redéployer dans la défense des démarches mises en œuvre sur d’autres marchés. L’avantage de ces entreprises repose alors sur la capacité à construire des systèmes d’information interopérables et adaptables, à partir de méthodes dites « agiles », c’est-à-dire qui sont fondées sur des approches itératives entre le client et le fournisseur. La dualité est alors perçue au travers d’une série de métiers, de compétences et de savoir-faire que l’entreprise sait autant déployer sur les marchés civils que militaires. Le prérequis pour cette stratégie réside dans le soin de comprendre le client et de travailler avec lui à (re)formuler les pratiques sur ses usages opérationnels dans le cadre de l’introduction des nouveaux systèmes d’information.
12 Pour ces nouveaux entrants, il est révélateur de constater que la défense représente un marché attractif. Tout d’abord par le fait que la relation et les projets se construisent dans la durée, ce qui permet d’engager l’activité et la recherche de solutions innovantes dans le temps long. Par ailleurs, la défense représente une grande diversité d’usages reliés à la recherche de l’efficacité et de l’excellence dans la réussite de la mission : ces dimensions sont à la fois attrayantes pour les ingénieurs qui travaillent sur les contrats de défense et se révèlent porteuses d’une image positive pour la réputation de l’entreprise. Réussir un contrat pour la défense revient à prouver la capacité de l’entreprise à comprendre les missions envisagées et des usages exigeants. C’est donc démontrer sa fiabilité.
Différences et similitudes en fonction de la nature de la diversification recherchée par les entreprises
13 La manière de gérer la dualité au sein des entreprises ne dépend pas seulement du positionnement initial de l’entreprise sur les marchés de défense mais, aussi, de l’objectif poursuivi par l’entreprise en termes de variété de produits ou services, et de clients (cf. G. Johnson, R. Whittington et K. Scholes). Ce point porte des différences majeures sur la place de la dualité dans la stratégie des entreprises. Trois options stratégiques peuvent alors être identifiées.
14 Première option : satisfaire les demandes d’un ancien client avec de nouveaux produits, plus ou moins proches de ce que l’entreprise sait déjà fournir. L’entreprise va alors chercher à se déployer à partir de la synergie des compétences clés, savoir-faire et processus organisationnels déjà maîtrisés. On retrouve dans ce cas de figure, Snecma et Dassault Aviation. Ces deux entreprises ont en commun d’être focalisées en même temps sur un nombre limité de produits et de clients, et depuis de nombreuses années, elles connaissent bien les spécificités de leurs clients militaires et civils, et savent gérer au maximum les synergies et complémentarités potentielles entre les deux. C’est une stratégie de spécialisation.
15 Deuxième option : satisfaire les demandes d’un nouveau client avec des biens et des services que l’entreprise sait déjà fournir. L’entreprise cherche alors à déployer des méthodes, compétences et savoir-faire techniques maîtrisés mais elle doit acquérir des connaissances nouvelles sur la compréhension des spécificités du client (usages, réglementation). On retrouve dans ce cas de figure les firmes qui valorisent leurs produits vers des clients positionnés sur des marchés reliés, avec un point de départ dans le civil (Sopra et Bull) ou dans la défense (Airbus Group et Thales).
16 Airbus Group et Thales présentent la particularité d’afficher une diversité très importante de clients et de produits-services dans leurs portefeuilles. Si ces entreprises occupent des rôles différents (avionneur-intégrateur dans un cas, systémier dans l’autre), elles mettent toutes deux en œuvre une stratégie de valorisation des compétences et savoir-faire en pensant la complémentarité entre le civil et le militaire aux deux niveaux : clients et produits. La démarche porte à la fois sur des familles de produits adjacentes, sur des clients aux statuts similaires (professionnels ou institutions au service de missions institutionnelles ou régaliennes) et sur des milieux spécifiques (aérien, maritime, spatial). Depuis 2013, Thales développe des efforts importants pour atteindre de nouveaux clients à partir du portefeuille de produits et de technologies existant, qui se traduit dès à présent dans les carnets de commandes sur des marchés émergents et sur des marchés connexes de sécurité comme le transport terrestre.
17 Enfin, troisième option : développer des produits et des services plutôt récents qui répondent à la demande solvable d’un nouveau client. Même si le redéploiement se fait à partir d’un cœur de métier déjà stable, acquérir une variété de nouveaux savoir-faire (technologique, commercial, juridique) et installer de nouveaux processus organisationnels restent toutefois nécessaire. Cela fait partie d’une dynamique plus large de gestion du changement organisationnel. DCNS se situe dans cette configuration : l’entreprise se place au début d’une « stratégie duale » fondée à la fois sur des produits et des clients nouveaux même si l’essentiel du processus repose sur le redéploiement de compétences à haute valeur ajoutée.
18 Au travers de ces trois options, la question stratégique repose sur la comparaison des périmètres de compétences : celles qui sont redéployées par l’entreprise et celles qui doivent être nouvellement acquises. Les compétences nouvelles ne sont pas nécessairement toujours de nature technologique.
19 D’un point de vue graphique, la comparaison du positionnement des entreprises peut être figurée de la manière suivante :
Comparaison des stratégies de développement et/ou de diversification des firmes
Comparaison des stratégies de développement et/ou de diversification des firmes
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21 La dualité est devenue un véritable enjeu pour toutes les firmes se positionnant sur le marché de l’armement en France et en Europe. Cet article a permis de caractériser les stratégies des entreprises à partir de deux variables : le positionnement initial de l’entreprise sur le marché de l’armement et la stratégie de diversification stratégique produits-clients.
22 Cet article permet aussi d’esquisser quelques enjeux de politique publique puisque la dualité représente un aspect de la politique industrielle qui touche à la fois la préservation de l’outil industriel et les initiatives en faveur de l’innovation. Traditionnellement, la dualité était favorisée pour générer des retombées au niveau de la politique de R&T de Défense. Aujourd’hui, la dualité doit être prise en compte plus largement car elle concerne l’ensemble de la politique d’acquisition des systèmes complexes et de la transformation des forces (prise en compte des nouveaux usages).
Éléments de bibliographie
- Robin Cowan et Dominique Foray : « Quandaries in the economics of dual technologies and spillovers from military to civilian research and development », Research policy, n° 24, 1995.
- Renelle Guichard : Recherche militaire : vers un nouveau modèle de gestion ? ; Économica, 2004.
- Gerry Johnson, Richard Whittington et Kevan Scholes : Exploring Strategy, Harlow UK: Prentice Hall, chapitre 7, 2011.
- Thomas Le Texier et David W. Versailles : « Vers un nouveau modèle de gouvernance de l’innovation pour les programmes de défense et de sécurité : la dynamique de l’innovation ouverte et des communautés “Open Source” », Économie et institutions, n° 12 & 13, 2011.
- Valérie Mérindol et David W. Versailles : « Dual use as knowledge oriented policy: France during the 1990-2000ies », International Journal of Technology Management, vol. 50 n° 1, 2010.
- Valérie Mérindol et David W. Versailles : « La dualité dans la stratégie des entreprises », Bulletin EcoDef, collection Études, n° 70, janvier 2015.
- Valérie Mérindol : « Politique d’innovation civile et militaire : complémentarité ou substitution ? », chapitre 3, in D.W. Versailles, V. Mérindol, P. Cardot, La recherche et la technologie : enjeux de puissance ; Économica, 2003.
- Valérie Mérindol : Défense et stratégie : penser autrement l’innovation ; collection Présaje, Éditions Dalloz, 2010.
- Jordi Molas-Gallart : “Which way to go? defence technology and the diversity of dual use technology transfer”, Research Policy, n° 26, 1997.
Notes
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Note préliminaire : Cet article est issu d’une « Étude prospective et stratégique » plus large et consacrée à la dualité dans les entreprises de la défense. Elle a été commanditée et financée par le ministère de la Défense. Réalisée par les auteurs de l’article, elle a été pilotée par l’Observatoire économique de la Défense en collaboration avec la Direction générale de l’armement. Les propos et analyses présentés dans cet article n’engagent que leurs auteurs.