Notes
-
[1]
Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, Repères et références statistiques 2020, p. 157.
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[2]
Je reprends ici des réflexions développées par ailleurs [Naulin et Steiner, 2016 ; Steiner, 2016, chap. 3].
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[3]
Alex Pentland est un physicien à la tête du Médialab du MIT. Il est l’auteur d’un essai intitulé Social Physics [Pentland, 2013], qui réplique, sans doute sans le savoir, le titre de l’ouvrage majeur d’Adolphe Quételet : Sur l’homme et le développement de ses facultés ou essai de physique sociale [1835].
-
[4]
L’individualisme d’universalité, issu de la période révolutionnaire, s’oppose à la société d’ordre d’Ancien régime ; l’individualisme de distinction est l’apanage des « artistes » qui veulent sortir de cet individualisme du commun ; l’individualisme de singularité manifeste « l’aspiration à être important aux yeux d’autrui, à être unique… à voir ses idées et ses jugements pris en compte, reconnus comme ayant une valeur » [Rosanvallon, 2011, p. 310]. François Dubet présente la face négative d’un tel individualisme lorsque les aspirations ne sont pas satisfaites et que l’individu en souffre [Dubet, 2019]. Mark Lilla en décline les conséquences en termes politiques [Lilla, 2017].
« Il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes. C’est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles à qui le flux éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes. Par essence leur tâche se heurte à la fragilité de toutes les constructions idéal-typiques, mais elles sont inévitablement obligées d’en élaborer continuellement de nouvelles. »
1Si on évalue la situation de la sociologie contemporaine en regard de la période qui a vu l’émergence de la sociologie classique au tournant des xixe et xxe siècles, il faut se garder d’embellir le passé et de décrier notre présent. Ensuite, je reprendrai à Max Weber l’idée que la sociologie, science toujours jeune, évolue au gré des changements majeurs de la vie sociale et politique et qu’elle se montre, finalement, capable d’y faire face.
Le musée et les arts graphiques de la rue
2Ce que l’on retient de la production « sociologique » pour établir ce que l’on appelle la sociologie classique ne représente qu’une infime partie de la production de la période. Les rayons de cette bibliothèque idéale composée des ouvrages d’Auguste Comte, d’Alexis de Tocqueville, de Karl Marx, d’Émile Durkheim, de Max Weber, et de Georg Simmel sont le fruit d’un tri extrêmement rigoureux. C’est comme une salle d’un grand musée international qui n’expose que les œuvres d’un nombre limité de grands maîtres de la peinture.
3Ce qui a été produit entre 1840 et 1925 représente, en France, environ 378 volumes contenant dans leur titre les termes « sociologie », « science sociale » ou un de leurs dérivés [Mosbah-Natanson, 2017, p. 63-69]. Comte, Tocqueville, Durkheim, et sans doute aussi un peu de Gabriel Tarde et de Frédéric Le Play seuls surnagent après la sévère sélection qui peuple les rayons des bibliothèques universitaires et des bibliothèques privées des sociologues. La liste des noms appartenant au canon de la discipline est bien réduite en comparaison des producteurs d’œuvres sociologiques de la période. Qui lit encore René Worms, Jean-Baptiste Collins, Raoul La Grasserie, Louis Garriguet – 61 publications à eux quatre – qui, à côté de Durkheim (17 publications), figurent parmi les 5 auteurs les plus productifs de la période ? La question vaut même pour les auteurs canoniques : à part des spécialistes de l’histoire des sciences sociales, qui lit les longues pages, au style de plomb, du Système de politique positive de Comte ? ou le Mémoire sur le paupérisme de Tocqueville ? Même certains de ceux qui ont professé dans les plus prestigieuses institutions n’échappent pas à cette impitoyable sélection : qui lit encore La cité moderne et la métaphysique de la sociologie de Jean Izoulet, ce normalien qui, en 1897, a été élu sur une chaire de philosophie sociale au Collège de France contre Durkheim ?
4La très abondante production contemporaine de sociologie et de sciences sociales, notamment celle proposée par les revues, ne peut pas être directement comparée au volume très restreint retenu après cette sélection. Ce serait comparer une salle du Louvres avec l’intégralité du répertoire des graffeurs parisiens.
5La comparaison ne peut pas être plus directe pour ce qui regarde le public et les enseignants. Il faut garder à l’esprit le tout petit monde que forment alors les universitaires du début du xxe siècle : une poignée d’individus, comme si la sociologie en France était à l’heure actuelle réduite aux sociologues de l’EHESS. Lorsqu’il enseigne à Bordeaux, Durkheim est le seul enseignant de sciences sociales ; son service ferait rêver nombre d’universitaires avec 3 heures de cours hebdomadaires de fin novembre à fin avril, sauf pendant les vacances de Noël et de Pâques [Béra, 2017, p. 12] ; son auditoire est d’un très faible volume avec un total de 235 étudiants en licence de philosophie pour ses 15 années d’enseignement à la faculté de Bordeaux [Béra, 2017, p. 56]. Un siècle plus tard, le paysage a très profondément changé : les sociologues se comptent par centaines – l’Association française de sociologie revendique 1 555 adhérents – et les étudiants par centaines de milliers avec 308 000 étudiants en SHS [1].
6Le nombre de diplômes délivrés en sociologie reste élevé malgré la baisse qui fait suite à la mise en place de la structuration LMD. Au-delà des effets de la massification de l’université, la professionnalisation des études de sociologie est devenue importante. Depuis les années 2000, un nombre de plus en plus important de diplômés en sociologie sortent des masters professionnels et s’orientent vers le marché de l’emploi public ou privé [Piriou, 2008], avec un taux d’insertion de 88 % pour celles et ceux qui ont obtenu un master en SHS. La sociologie est devenue un élément de formation d’un nombre important de jeunes gens. Si l’idée selon laquelle les sociétés ont des caractéristiques qui leur sont propres, si la capacité de « résister » aux injonctions des politiques ou des économistes, restent toujours difficiles à faire valoir dans le débat public, la sociologie trouve néanmoins sa place dans quelques institutions dotées d’une grande visibilité, comme c’est actuellement le cas du Conseil scientifique Covid-19 qui comporte un sociologue et une anthropologue. Dans les circonstances présentes, ce n’est pas rien.
7De tels changements ne peuvent pas ne pas avoir d’impact sur la manière dont la sociologie joue sa partition au sein de l’Université.
De l’usage des Classiques
8Quel rôle jouent les grandes œuvres classiques dans le contexte présent de la sociologie universitaire ? Le plus souvent, elles interviennent dans le cursus sociologique à titre de base minimale de la formation, à l’occasion de laquelle quelques extraits des Règles de la méthode sociologique ou d’Économie et société sont commentés et étudiés. Aussi solide que puisse être cette base, elle n’en est pas moins recouverte ensuite par les références aux auteurs plus récents – Pierre Bourdieu, Raymond Boudon, Michel Crozier, Alain Touraine, essentiellement dans la tradition française, les interactionnistes américains, etc. – qui ont construit leurs œuvres en grimpant « sur les épaules de ces géants ». Les étudiants sont ainsi amenés à s’initier à leurs œuvres, un peu comme des jeunes gens sont amenés à visiter des salles de musées, un peu poussiéreuses, en écoutant d’une oreille plus ou moins attentive, les commentaires du guide officiel du musée. Certains, certes, y prendront goût, mais pour la majorité, il n’en restera que le souvenir de tristes heures dont rien de saillant ne reste dans leur esprit. Au final, on peut sans doute se rallier à la formule que James Coleman avait placée en ouverture de son grand ouvrage :
La « théorie sociale » telle qu’elle est enseignée dans les universités est largement une histoire de la pensée sociale. Un critique inamical pourrait dire que, dans le domaine de la théorie sociale, la pratique commune consiste à réciter les vieux mantras et d’évoquer les théoriciens du xixe siècle. Pendant ce temps, toutefois, les sociétés sont passées par une révolution organisationnelle. De même que les forêts et les champs de l’environnement physique ont été remplacés par des rues et des gratte-ciel, les institutions primordiales autour desquelles les sociétés se sont développées sont remplacées par des organisations sociales construites selon un but déterminé.
10La formule de Coleman est cinglante pour les universitaires chargées de dispenser ces récitations de mantras tirés des penseurs du xixe siècle. Mais elle a deux vertus.
11En premier lieu, elle oblige à réfléchir sur l’usage des classiques. Même si on n’adhère pas aux propos de Coleman, le lecteur des classiques est bien obligé de se confronter aux problèmes posés par l’actualisation de pans importants de la sociologie que ces derniers nous ont légués. D’ailleurs, comment faire autrement ? Qui, de nos jours, pourrait reprendre à son compte les arguments de Comte sur la domination sociocratique ? ou encore sur la place subordonnée – elles n’héritent pas, sont cantonnées dans le foyer familial, dépendent des revenus de leur époux – des femmes dans la vie sociale qu’il imagine pour son état social altruiste ? Qui, de nos jours, reprendrait à son compte l’idée que la solution des problèmes sociaux se trouve dans les groupements professionnels chers à Durkheim ? Qui défendrait le brutal point de vue colonialiste que Weber avance dans sa leçon inaugurale à l’université de Fribourg ?
12Il faut de toute évidence travailler et faire travailler les textes classiques pour en ajuster de nombreuses parties au présent. Comme les Classiques, il faut partir de questions générales – autonomie et solidarité, suicide, rationalisation, domination, etc. – avant de les transformer en recherches nourries de recherches empiriques, quantitatives ou non. C’est à ce prix que l’on peut échapper aux « récitations » que dénonce le critique inamical évoqué par Coleman ; c’est à ce prix que l’on peut faire vivre les questionnements à l’origine de la sociologie classique. Deux exemples en ligne avec ce que Coleman appelle la « révolution organisationnelle » peuvent illustrer mon propos.
Des changements majeurs
13Les classiques n’ont guère eu l’occasion de prendre en compte le phénomène de l’organisation, au-delà de ce que Weber a pu écrire sur la bureaucratie dans le cadre de sa sociologie de la domination. Les deux exemples qui suivent montrent que cette forme de collectif modifie assez considérablement certaines questions que les classiques ont examinées dans le domaine de la sociologie économique.
Le don maussien, mais aussi le don organisationnel
14Le texte de Mauss, malgré la complexité de sa construction, garde toute sa force de questionnement en proposant une théorisation sociologique du don qui permet de comprendre tout un ensemble de pratiques sociales « libres et obligatoires, intéressées et désintéressées ». Le lecteur, ou l’étudiant curieux, peut assez rapidement se demander ce qu’il en est de ces pratiques dans le monde contemporain, un point qu’évoque rapidement Mauss dans la première de ses trois conclusions. Pour cela, on a désormais à portée de la main des réponses avec l’ouvrage de Jacques Godbout et Alain Caillé [1992], ou avec le recueil d’études de cas rassemblées par Philippe Chanial [2008]. Mais on peut aller plus loin et isoler, à la suite de ce que Mauss désigne comme une « atmosphère de don », le cas des dons qui passent par les organisations.
15On peut bien sûr objecter que de tels dons ne datent pas d’aujourd’hui, puisque les institutions religieuses ont œuvré depuis longtemps dans ce domaine. Il n’en reste pas moins qu’il est intéressant et fructueux de s’interroger sur l’ampleur de cette pratique suite à l’émergence d’un vaste monde d’organisations dans la société contemporaine, au sein desquelles de nombreuses organisations caritatives. Il existe toujours des dons entre proches (membres de la famille, amis, voisins) que l’on peut qualifier, selon les catégories de Durkheim, de dons mécaniques parce qu’ils tissent des liens entre des individus qui se ressemblent par le fait de partager des caractéristiques sociales importantes, dons qui produisent et renforcent les liens entre le donateur et le donataire. Mais il existe aussi des dons entre inconnus qui passent par des organisations, et qui ne peuvent passer que par des organisations, ce que l’on peut appeler des dons organiques, puisqu’ils rapprochent des individus en raison de leurs différences.
16La présence d’une organisation entre le donateur et le donataire modifie-t-elle le problème tel que posé par Mauss ? Oui, car il serait bien étrange que la présence d’une entité supplémentaire dans la chaîne relationnelle qui va du donateur au donataire n’introduise pas quelque chose de socialement et de significativement différent. Pour aller à l’essentiel, la présence de l’organisation modifie la forme et le contenu des dons pour quatre raisons [2] :
17Logistique : l’organisation fait un travail spécifique en transformant matériellement ce qui a été donné (souvent sous forme d’argent) en ressources pertinentes pour le donataire ; l’organisation se charge également de distribuer pratiquement ces ressources à ceux qui en ont besoin. Elle se charge aussi de maintenir le flux de dons pour rendre pérenne la forme de solidarité à distance qu’elle institue.
18Relationnelle : l’organisation rend possible des dons qui sans elle ne peuvent avoir lieu (personne ne peut se rendre dans une région dévastée par un tsunami ou un tremblement de terre pour y distribuer ses dons directement). Pour employer les termes de Simmel dans son essai « Pont et porte », elle joue le rôle d’un pont reliant des individus qui ne peuvent se rapprocher l’un l’autre par leurs propres moyens. Mais elle joue aussi le rôle d’une porte, fermant la possibilité d’un lien direct entre le donateur et le donataire. Souvent, cette impossibilité de l’établissement d’un lien direct provient de dons – quelques euros, 250 millilitres de sang, etc. – qui ne prennent sens qu’en étant réunis de telle manière que l’on ne sait plus bien qui a donné quoi à qui. Dans d’autres cas, c’est l’organisation qui impose l’anonymat, car elle a des raisons de penser que le don pourrait ne pas avoir lieu si les individus avaient connaissance de leurs identités mutuelles, comme c’est le cas dans les dons biomédicaux (telle personne ne voulant pas recevoir (donner) un organe de personnes ayant telle couleur de peau, ou telle religion).
19Circulatoire : les dons organisationnels passent souvent par des circuits complexes, entremêlant transactions marchandes et transactions oblatives. L’argent donné sert à acheter des ressources pertinentes sur le marché, puis à les faire transporter au lieu voulu avant qu’elles ne puissent être données aux destinataires des dons initiaux. Deux relations marchandes s’installent donc entre le don initial et le don reçu.
20Politique : ces dons organisationnels sont des dons à distance, sociale et ou géographique. Ils forment le symétrique de ce que Luc Boltanski a appelé la souffrance à distance [Boltanski, 1987]. Leur existence montre que les récepteurs de cette souffrance déversée par les médias ne sont pas passifs, qu’ils agissent en retour pour soulager leur conscience meurtrie par le malheur d’un autrui qu’ils ne connaissent pas et que, probablement, ils ne connaîtront jamais. En agissant ainsi, leur don organique, don fait à des autrui auxquels ils se sentent solidaires, ils donnent corps à l’idée de commune humanité entre les convivants.
21Au final, les thèmes proposés par Mauss sont mis à l’épreuve, ils montrent leur pertinence, leur capacité à rendre compte de phénomènes que Mauss lui-même ne s’est pas aventuré à poser, tout simplement parce que ces phénomènes organisationnels n’existaient pas alors avec la force qu’ils ont prise depuis. Mais aussi ce travail d’ajustement des thèmes majeurs de la sociologie classique fait retour sur les énoncés initiaux. En effet, dans le cadre de ces dons à distance, que devient l’obligation de rendre ? Comment est-il possible de rendre lorsqu’on ne sait pas qui est le donateur ? On observe que le retour peut être fait aux personnes par le truchement de qui le don est effectivement fourni : on remercie le bénévole qui distribue les vivres ; on remercie l’infirmière du service de soin intensif après la greffe, etc. On peut également rendre en devenant ultérieurement un donneur à distance ; on peut aussi rendre en pensée, c’est-à-dire en adressant une prière ou une pensée aux donateurs anonymes à qui l’on doit tant, mais qui ne le saura pas, pas qu’il ne sait à qui précisément son don a été attribué.
22La simplicité de la théorie de Mauss est ébranlée ; les études parcellaires se multiplient pour couvrir le champ de ces nouvelles formules de dons. Mais l’esprit qui en est à l’origine n’a pas changé, et la pertinence de la réflexion sociologique en ressort agrandie.
Les arènes d’appariement et la politique de l’individualisme singulier
23Je voudrais prolonger cet exemple en prenant en compte une forme organisationnelle désormais de plus en plus présente dans la société contemporaine lorsqu’il s’agit d’allouer des ressources à des individus singuliers. C’est le phénomène des arènes d’appariement, souvent connu sous le terme plus restrictif de matching markets que les économistes lui donnent [Roth, 2015]. L’organisation prend alors la forme inédite d’un logiciel auquel sont accrochés deux collectifs.
24Les arènes d’appariement produisent une nouvelle manière d’allouer les biens ou les personnes en tenant compte des informations personnalisées ou des préférences des deux côtés du dispositif. Ces appariements peuvent aussi bien concerner des individus entre eux que des individus et des organisations ou des individus et une diversité de ressources économiques ou sociales, comme une formation, un logement, un traitement médical ou un emploi. Le processus d’appariement a trois caractéristiques, qu’il soit mis en œuvre sur un arène marchande, mimant le fonctionnement du marché du travail par exemple, ou une arène non-marchande, comme c’est le cas dans la biomédecine.
25Premièrement, une paire est formée entre deux entités a et b lorsqu’elles se choisissent mutuellement. Ainsi, un appariement entre a et b se produit lorsque a préfère b à tout autre appariement possible, et que b préfère a à tout autre appariement possible : on choisit et on est choisi en même temps. Lorsqu’il s’agit de faire des paires entre des individus et des ressources, l’expression des préférences des ressources sur les individus est prise en charge par une instance (une institution ou un collectif d’individus), comme par exemple les commissions pédagogiques pour les établissements universitaires dans le cas de Parcoursup.
26Deuxièmement, l’appariement porte sur des ressources spécifiques, souvent importantes pour la vie des individus : il s’agit de ressources dont la qualité, incertaine, est essentielle. Pour les individus et les institutions engagés sur une arène d’appariement, il s’agit de répondre à la question « quelle est la bonne formation ? quelle est la bonne personne ? quel est le bon traitement ? quel est le bon organe ? etc. », puis de chercher à l’obtenir. Les arènes d’appariement produisent en conséquence une très forte personnalisation dans la formation des paires.
27Enfin, une organisation spécifique est construite pour réaliser ces allocations. Lorsque ces dernières résultent d’un algorithme, celui-ci est le plus souvent élaboré selon la technologie du matching proposée à l’origine par David Gale, Lloyd Shapley et Herbert Scarf, trois mathématiciens économistes, puis développée par un quatrième, Alvin Roth. Dans ce cas, l’organisation recueille les préférences et les informations des acteurs regroupés dans les deux collectifs en relation par son intermédiaire (les patients et les reins, les internes et les hôpitaux, les lycéens et les formations universitaires, les chercheurs d’emploi et les employeurs, etc.), puis elle en nourrit un algorithme pour réaliser les paires.
28Certes, ces organisations sont des construits sociaux placés au sein d’institutions comme l’éducation, la santé, ou qui prennent racine dans des espaces marchands comme le sont les sites de rencontre, ou les agences privées d’accès à l’emploi. De surcroît, ces organisations sont le produit direct des travaux d’économistes mathématiciens. Cela donne-t-il lieu à une relégation de la réflexion sociologique ? Je pense que c’est précisément le contraire qui est en train de se produire.
29Le cœur du fonctionnement de ces arènes d’appariement tient dans la circulation des informations pertinentes pour faire des paires tenant compte des caractéristiques singulières des entités placées des deux côtés de l’organisation. Les économistes ont défini la nature de ces informations. Roth estime qu’un marché d’appariement efficace accueille un grand nombre d’acteurs prêts à réaliser des transactions selon une temporalité définie (profondeur), est capable de gérer cette masse importante de transactions (fluidité), fournit aux participants les transactions qu’ils souhaitent réaliser (sûreté) et, enfin, est simple d’usage [Roth, 2015, p. 8-12]. Ces caractéristiques sont d’un grand intérêt pour comprendre les problèmes qui se posent aux concepteurs des arènes d’appariement, mais elles ne suffisent pas aux yeux du sociologue. En effet, bien d’autres questions se posent à propos de la circulation de ces informations, en amont même de l’arène, et tout spécialement :
- Quelles sont les informations à envoyer pour appartenir à l’un des deux collectifs entre lesquels les appariements seront réalisés et qui décide de l’admission ou de l’exclusion des collectifs ?
- Comment sont distribuées les informations grâce auxquelles les individus forment d’une manière libre et autonome leur choix, c’est-à-dire les informations ou préférences qu’ils vont adresser à l’Agence ?
- Quelle est la nature des informations qui doivent-être envoyées à l’organisation ? qui les envoie et comment circulent-elles ?
- Existe-t-il une symétrie entre les acteurs, ou bien les individus font-ils face à des organisations et sont pris dans un rapport de force ?
- Les appariements passés ont-ils un impact sur les appariements futurs ?
- Les acteurs ont-ils un intérêt à mentir sur les informations qu’ils transmettent à l’agence ?
- Quelles informations et pratiques confèrent de la légitimité à l’arène et à l’organisation qui la pilote ? Le traitement des informations est-il lui-même considéré comme légitime ?
31L’étude sociologique des dispositifs d’appariement ne se limite pas prendre en charge de nouvelles manières d’allouer les ressources, ou de réagir aux propos des économistes. Elle permet de prendre à bras-le-corps les évolutions contemporaines.
32Sur ces arènes d’appariement, le rôle des données singularisées est central : notes et lettres de motivation dans le cas des lycéens passant par Parcoursup pour faire leurs études supérieures, données médicales pour les malades souhaitant accéder à des essais cliniques et ou à une greffe d’organes, données biographiques pour accéder à un logement, etc. Les arènes d’appariement fonctionnent grâce à des données personnelles qui donnent accès à l’intimité des individus, parce qu’elles donnent accès à des ressources ajustées aux particularités individuelles. L’individu singularisé est sommé de mettre en scène les données de sa propre vie : la dimension politique de l’organisation ne réside pas seulement dans les effets de la quantification mais également dans l’incitation faite aux acteurs de produire eux-mêmes leurs données personnelles.
33Le déploiement des arènes d’appariement, et tout particulièrement des arènes capables de gérer d’importantes masses de données, met en évidence un changement majeur dans les formes politiques de gestion des individus et des collectifs. Nos sociétés sont en train de quitter ce que j’appelle le régime de la quantification à la Quételet, construit autour de la moyenne, puis des distributions. Ce régime de quantification est toujours à l’œuvre dans nos sociétés, mais il n’est pas adapté aux arènes d’appariement où les informations sont personnelles et ne peuvent être simplifiées en termes de moyennes et d’écarts-types, tout en fournissant des résultats à l’échelle de collectifs de grandes tailles. Sur les arènes d’appariement émerge ce que j’appelle le régime de quantification à la Pentland [3], un régime spécifique de quantification dans lequel la quantification porte directement sur l’individu grâce aux technologies qui permettent de collecter et de gérer des masses d’information de façon à obtenir un résultat qui concerne les individus mais aussi le collectif dans son ensemble. Cette forme de quantification repose sur l’idée qu’il est possible de collecter l’information de façon à réaliser des appariements très fins entre les personnes et les ressources. Cela donne une base à l’idée selon laquelle l’individualisme se décline désormais comme un individualisme de singularité [Rosanvallon, 2011] [4]. Si l’individualisme d’universalité des xixe et xxe siècle pouvait être gouverné par l’outillage statistique standard, la nouvelle forme d’individualisme a besoin d’un outillage plus fin et plus puissant.
34Couplée aux arènes d’appariement algorithmiques, la quantification à la Pentland débouche sur une forme inattendue de remise au jour de ce que Michel Foucault avait appelé le pastorat, forme de gouvernement qui précède l’économie politique du xviiie siècle. Le pastorat est organisé autour de trois principes : il porte sur une population et ses déplacements ; il est bienveillant puisque le pasteur prend soin du collectif ; enfin, il est à la fois individualisant et collectif car il s’applique également à chacun et au collectif. D’où la formule Omnes et singulatim avec laquelle Foucault désigne cette forme de gouvernement [Foucault, 1977-1978, p. 129-32].
35Les arènes d’appariement correspondent dans leur mode de fonctionnement à ce modèle du pastorat mâtiné de rationalité bureaucratique par plusieurs traits importants qui diffèrent de la gouvernementalité libérale portée par un système de marchés interconnectés. Sur les arènes, comme dans le pastorat, les individus doivent dire la vérité d’eux-mêmes en envoyant les informations privées, voire intimes, grâce auxquelles ils peuvent espérer obtenir les ressources désirées. Cela fait, le logiciel d’appariement traite chacun en particulier pour produire les appariements individus par individus tout en tenant compte de formes d’évaluation concernant l’ensemble des personnes présentes sur l’arène. Le résultat s’impose comme le résultat juste, individuellement et collectivement.
36L’ensemble formé par les dispositifs d’appariement, la collecte et le traitement de données intimes, l’allocation de ressources singulières et la montée d’un individualisme singulier renvoie désormais à la puissance de calcul des ordinateurs pour faire émerger de nouvelles formes de vie économiques et modifier l’organisation politique des sociétés contemporaines.
Conclusion
37Ces deux développements montrent l’ampleur des modifications qui, suite à l’émergence d’organisations, ont eu lieu récemment dans le domaine de l’activité économique, en un sens large qui inclut les circulations de dons comme les circulations marchandes. J’ai tâché de mettre en évidence l’ampleur de ces changements en incluant les dimensions politiques qui y sont solidement attachées, de manière à ce qu’il soit clair qu’il ne s’agit pas de simples ajustements techniques.
38Les principes généraux de la sociologie classique restent d’actualité. Par exemple, la question que Durkheim mettait au point de départ de sa thèse de doctorat – Comment expliquer que tout en étant plus autonome, l’individu dépend plus étroitement de la société ? – reste toujours d’actualité. Mais cette imbrication de l’autonomie individuelle et de la solidarité sociale se joue désormais avec des moyens (des organisations) et selon des principes (don à distance, ordinateurs et algorithmes) si différents de ceux qu’il a connus et qu’il a étudiés, que nous sommes, désormais, tenus de les développer dans des directions qui n’avaient pas été et qui ne pouvait pas être prévu.
39Et cela en parfaite connaissance de cause. Je voudrais, pour terminer, rappeler que Weber comme Durkheim, ont une conscience aigüe de la fluidité des formes sociales et de leurs conséquences sur les principes de la société. Il suffit de relire les passages qui terminent respectivement certaines pages parmi les plus connues de leurs recherches en matière de sociologie religieuse pour s’en persuader. À Weber qui, à la fin de son célèbre essai sur l’éthique protestante, note la disparition de la profession-vocation telle que l’a développée le protestantisme ascétique et qui se demande si surgiront de nouveaux prophètes [Weber 1904-1905, p. 251-252], un retour d’anciens idéaux ou une pétrification mécanique jusqu’à la dernière goute de carburant fossile, fait écho l’affirmation d’un jour à venir où de l’effervescence créatrice surgiront de nouveaux idéaux pour guider, pendant un temps, l’humanité, que Durkheim place en conclusion des Formes élémentaires de la vie religieuse [Durkheim 1912, p. 611].
40De tels changements ne peuvent pas ne pas impacter les outils et les théories des sociologues. On en est là.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Béra Matthieu, 2017, Sociologie des premiers étudiants de Durkheim (Bordeaux, 1887-1902), Mémoire d’HDR, ENS Cachan.
- Boltanski Luc, 1987, La Souffrance à distance, Paris, Métaillé.
- Chanial Philippe (dir.), 2008, La Société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris, La Découverte.
- Coleman James, 1990, Foundations of Social Theory, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University.
- Dubet François, 2019, Le Temps des passions tristes, Paris, Seuil.
- Durkheim, Émile, 1968 (1912), Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF.
- Foucault Michel, 2004 (1977-197), Sécurité, territoire et population, Paris, Gallimard-Seuil.
- Godbout Jacques, Caillé Alain, 1992, L’Esprit du don, Paris, La Découverte.
- Lilla Mark, 2017, The Once and Future Liberal. After identity politics, New York, Harper Collins.
- Mosbah-Natanson Sébastien, 2017, Une « Mode » de la sociologie. Publications et vocations sociologiques en France en 1900, Paris, Classiques Garnier.
- Naulin Sidonie, Steiner Philippe (dir.), 2016, La Solidarité à distance. Quand les dons passent par des organisations, Toulouse, Presses du Midi.
- Pentland Alex, 2013, Social Physics: How Good Ideas Spread. Lessons from a New Science, New York, Penguin Books.
- Piriou, Odile, 2008, « Le nouveau tournant de la sociologie en France dans les années 2000 », Sociologies pratiques 16 (1), Paris, Presses de Sciences Po.
- Rosanvallon Pierre, 2011, La Société des égaux, Paris, Seuil.
- Roth Alvin, 2015, Who Gets What and Why? Understand the Choices You Have, Improve the Choices You Make, Londres, William Collins.
- Simioni Melchior, Steiner Philippe (dir.), 2021, Faire des paires, Sociologie des arènes d’appariement, Paris, à paraître.
- Steiner Philippe, 2016, Donner… une histoire de l’altruisme, Paris, PUF.
- — 2019. « Economics as Matching », Politica e sociedade 18, Jandira, Cia. dos Livros.
- Weber Max, 1904, « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale », in Max Weber, Essais sur la théorie de la science, trad. française, 1965, Paris, Plon.
- — 1904-1905, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. française, 2003, Paris, Gallimard.
Notes
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[1]
Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, Repères et références statistiques 2020, p. 157.
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[2]
Je reprends ici des réflexions développées par ailleurs [Naulin et Steiner, 2016 ; Steiner, 2016, chap. 3].
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[3]
Alex Pentland est un physicien à la tête du Médialab du MIT. Il est l’auteur d’un essai intitulé Social Physics [Pentland, 2013], qui réplique, sans doute sans le savoir, le titre de l’ouvrage majeur d’Adolphe Quételet : Sur l’homme et le développement de ses facultés ou essai de physique sociale [1835].
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[4]
L’individualisme d’universalité, issu de la période révolutionnaire, s’oppose à la société d’ordre d’Ancien régime ; l’individualisme de distinction est l’apanage des « artistes » qui veulent sortir de cet individualisme du commun ; l’individualisme de singularité manifeste « l’aspiration à être important aux yeux d’autrui, à être unique… à voir ses idées et ses jugements pris en compte, reconnus comme ayant une valeur » [Rosanvallon, 2011, p. 310]. François Dubet présente la face négative d’un tel individualisme lorsque les aspirations ne sont pas satisfaites et que l’individu en souffre [Dubet, 2019]. Mark Lilla en décline les conséquences en termes politiques [Lilla, 2017].