Couverture de RDM_056

Article de revue

Le retour de la société

Pages 49 à 76

Notes

  • [1]
    Ce que montrent toutes les enquêtes sur le travail, notamment en France où l’accomplissement de soi au travail est tenu pour plus important que les revenus et l’intégration dans un collectif. La souffrance au travail n’empêche pas la « valeur » du travail, et la critique du travail, elle est même d’autant plus forte que l’on attend beaucoup du travail.
  • [2]
    Le « procès » fait à Hugues Lagrange à propos de son livre Le Déni des cultures (Paris, Seuil, 2010) est parfaitement révélateur de cette attitude : dire que les migrants subsahariens arrivent avec leur culture, c’est les stigmatiser et les assigner à une identité. Mais en même temps, il va de soi que tous les droits culturels doivent leur être accordés !
  • [3]
    Mon constat rejoint celui d’Andrew Abbott sur ce qu’il appelle la « mauvaise passe de la sociologie » : fractionnement infini provoqué par la concurrence accrue qui conduit les chercheurs à faire leur carrière sur de micro-objets ; flou disciplinaire (la critique littéraire fait des cultural studies) ; académisme des publications scientifiques qui fondent une légitimité mais n’ont guère de lecteurs… La sociologie glisse vers le bas des hiérarchies disciplinaires. In D. Demazière, M. Jouvenet, Andrew Abbott et l’héritage de l’école de Chicago, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.

1Ce texte est doublement contextualisé.

2C’est le texte d’un sociologue retraité, désormais éloigné des enjeux de carrière et de réputation qui conduisent fatalement à se « placer » dans le « champ » professionnel, ne serait-ce que pour y « placer » ses étudiants, avoir des financements et publier dans les revues du « milieu ». Cet éloignement peut apporter les vertus de la distance et de la mémoire, mais il comporte sans doute une dose de désenchantement, voire d’amertume, devant l’état d’une sociologie atomisée en une myriade d’objets, de paradigmes et de points de vue critiques, d’une sociologie qui me semble avoir beaucoup perdu de son influence intellectuelle et politique.

3Pour ce qui est du contexte, ce papier est écrit au début de la crise de la Covid-19. Chacun sent bien que la crise sanitaire n’est que la première étape d’une crise sociale et politique qui durera longtemps et fera plus de victimes et plus de morts que le seul virus. À mes yeux, cette crise devrait remettre sur le devant de la scène une sociologie de la société qui n’est devenue qu’un témoignage des temps anciens, qu’une idéologie des pères fondateurs auxquels la plupart des sociologies actuelles tournent le dos malgré quelques révérences convenues. La question qui se pose aujourd’hui, et s’imposera plus encore demain, est celle de notre capacité de construire une vie sociale suffisamment solidaire et vivable. Société ou barbarie ! On ne sait pas trop ce que sera la société d’après la crise. En revanche, nous anticipons parfaitement la barbarie : régimes autoritaires, campagnes de haine, nationalismes, irrationalité, règne sans limite du marché, inégalités absurdes…

4Bien sûr, ce retour de la société ne sera pas celui des sociétés industrielles et nationales dans lesquelles nous avons vécu jusqu’aux années 1970, et qui n’étaient certainement pas un âge d’or. Mais il nous faudra bien retrouver une forme de société. Si la sociologie ne se consacre pas à cette tâche, si elle n’assume pas d’être la science politique et morale de la société, elle risque de ne devenir qu’une petite niche disciplinaire associant des techniques plus ou moins solides à des critiques générales, pendant que les gens sérieux feront de l’économie et des sciences cognitives.

Une « demande » de société

Un désir de société

5Avec le confinement, chacun de nous découvre la valeur de la vie sociale. Il y a d’abord la souffrance de la solitude et de la disparition des rites et des expériences collectives : plus de sorties, plus de repas partagés, plus de fêtes, plus de stades, plus de spectacles, plus de mariages et d’enterrements, plus d’école, plus de collègues de travail, plus de foule, plus de bruit, plus de « densité » de la vie, plus d’« effervescence collective »… Là où la grande majorité des sociologues ne voyaient que des soumissions grégaires, des logiques de distinction et des accomplissements stratégiques, là où personne n’était dupe de la manipulation des besoins et des formes plus ou moins subtiles de domination, chacun découvre que la vie sociale a une valeur comme telle. Chacun se découvre durkheimien sans le savoir. On ne va pas au concert pour le seul plaisir de se distinguer mais aussi pour le bonheur d’être ensemble, on ne travaille pas seulement pour gagner sa vie mais aussi pour se sentir utile et pour être avec d’autres, des camarades et des collègues [1]… Bref, la vie sociale a une valeur et, très étrangement, les sociologues avaient fini par oublier la force des mille rites qui nous permettent de vivre dans les sociétés modernes pourtant décrites comme « individualistes » et désenchantées. Quand s’éloigne la société qui est en chacun de nous, nous découvrons le vide, le désespoir et la panique et nous luttons contre l’anomie. Nous comprenons que le sujet le plus intime, le plus individuel et le plus singulier est un sujet social. Avec le confinement, le vide social extérieur devient rapidement un vide intérieur insupportable.

6Avec le virus, nous redécouvrons aussi que la société tient par la division du travail et par les ajustements des rôles et des fonctions ; elle « tient » parce que la société est quelque chose comme un système d’interdépendances. Brutalement, l’image fonctionnelle et organique de la vie sociale, ce qu’on appelait la société, s’impose à nous. Ce qui reste de société tient parce que chacun accomplit son rôle, parce que les activités sont emboîtées, parce que le travail de chacun participe d’un travail collectif, parce que les métiers sont des accomplissements pratiques et des vocations. Subitement, nous avons redécouvert les systèmes et les organisations, à commencer par l’hôpital… Si les soignants n’avaient pas été un peu « parsoniens » en combinant des compétences techniques à un universalisme moral, personne n’aurait été soigné. De la même manière, si les enseignants n’avaient pas tenu leur rôle pour une vocation, la majorité des élèves auraient été abandonnés. Nous avons redécouvert celles et ceux que nous avions cessé de voir : les caissières, les routiers, les boulangers, les aides-soignantes… Nous avons vu que l’école n’était pas seulement une machine à produire et à reproduire des inégalités mais qu’elle était un espace de socialisation essentiel pour les enfants, pour les adolescents et… pour leurs parents qui ne travaillent que si l’école fait son travail.

7Tout ceci est si trivial que je suis presque gêné de le rappeler. Ce constat serait apparu, il y a encore quelques semaines, pour l’expression de la naïveté et de la bêtise de ceux qui pensent que nous sommes interdépendants, que le travail a un sens, que les institutions, les « fonctions », les statuts et les rôles sociaux étayent la société autant que les individus. Naïveté de ceux qui pensent que l’action sociale ne se réduit ni à la poursuite de ses intérêts, ni à l’intériorisation de la domination, ni même à la conjonction des deux. Bêtise de ceux qui pensent que les conflits sociaux ne sont pas la guerre, parce qu’ils appellent des compromis et des institutions plutôt que la liquidation de l’adversaire.

La société perdue

8Je viens d’évoquer le retour de l’idée de société « par le haut », par le désir de solidarité et d’égalité. Mais la demande de société se manifeste, depuis longtemps déjà, sous des aspects bien plus sombres. Pour beaucoup d’individus, les moins favorisés souvent, l’absence de société ou la disparition de la société devient une expérience obsédante et douloureuse. Les mouvements que, faute de mieux, on appelle populistes, ne sont pas de simples symptômes des difficultés économiques et des inégalités sociales, comme le montrent les cas de l’Autriche ou de la Norvège ou bien celui de la France plus « populiste » que l’Espagne pourtant plus durement touchée par le chômage. Les sensibilités populistes, débordant largement vers la droite traditionnelle et une partie des gauches radicales, s’organisent autour de plaintes dans lesquelles la société devient un monde perdu que l’on voudrait retrouver. Ici, la société tient la place qui était celle de la communauté traditionnelle dans la seconde moitié du xixe siècle.

9Les rhétoriques populistes dénoncent la disparition des économies et des structures sociales « fonctionnelles » organisées autour d’une complémentarité de la division du travail et d’un conflit de classe central constituant une manière de lire la vie sociale et de situer la solidarité dans un ordre fonctionnel (la « ruche » Saint simonienne) et dans un conflit négocié. On dénonce l’épuisement du régime des classes sociales remplacé par la chaîne des inégalités sociales vécues, sur un registre plus individuel et subjectif, comme une forme de mépris plus que d’exploitation et comme un désordre à travers la précarité, la désaffiliation, la concurrence des victimes, le triomphe de l’« égoïsme » [Dubet, 2019]… Dès lors, on en appelle au retour des économies nationales, des nations homogènes, de l’État fort et de l’ordre industriel fordiste à jamais perdus : pour refaire société, il faudrait sortir de l’Europe et du monde.

10La dénonciation du « tous pourris », l’absentéisme électoral et la logique du vote « contre » disent de mille manières que la politique ne représente plus la société, qu’elle est impuissante et qu’elle n’est plus l’expression d’un « contrat social » [Crouch, 2013 ; Rosanvallon, 2006]. C’est le règne de la défiance, particulièrement forte en France, et de l’appel au chef, à l’État, à la pureté républicaine contre la faiblesse symbolique et pratique de la démocratie… La démocratie ne représenterait plus la société quand les partis ne sont plus l’expression de classes et de « forces sociales », et quand le politique est de plus en plus impuissant face aux forces économiques et financières mondiales et face aux délégations de souveraineté à diverses instances internationales. L’image de la société engendrée par un contrat politique, représentation française s’il en est, se décompose, accentuant le sentiment d’abandon des individus.

11Le dernier thème, sans doute le plus violent, est l’obsession de la dénationalisation de la société. On « découvre » que la société ne repose plus sur une communauté nationale, imaginaire sans aucun doute, mais vécue fortement [Gellner, 1989]. Alors que l’on pouvait penser que la société et la nation étaient deux façons de désigner la même chose, l’une par ses « fonctions », l’autre par sa culture, il apparaît que la nation n’est plus ce que l’on croyait quand s’impose partout l’image de la « diversité », quand il devient clair que la société ne repose plus sur une culture partagée par tous, quand le melting-pot américain et le creuset français deviennent les mythes et des idéaux perdus. D’où l’appel au retour d’une nation exclusive, raciste et xénophobe dans certains cas, et à la religion comme identité supranationale dans d’autres, sans que ces appels soient réductibles, comme on le dit trop souvent, à des problèmes sociaux ; l’un et l’autre ayant une économie symbolique propre. À terme, la fin de l’emboitement d’une économie, d’une souveraineté politique et d’une culture nationale dans le même ensemble est perçue comme une tragédie par tous ceux qui pensent que la société se défait et les abandonne.

12Bien que ces appels nostalgiques à l’imaginaire d’une société perdue soient devenus réactionnaires, xénophobes, racistes, anti libéraux, irréalistes et dangereux pour les droits et la démocratie, ils irriguent très largement la pensée sociale. Une sorte de Fox News viral règne sur les chaines d’information continue et sur une grande part des discours politiques qui promettent de retrouver la société contre la mondialisation, les étrangers, la finance aveugle, l’Europe, le règne de l’individualisme, « délétère » comme il se doit. Sans équivalence morale, les deux versants de l’appel à la société, maurassien à droite et anticapitaliste radical à gauche, partagent pour une part les mêmes deuils et les mêmes nostalgies et il arrive que les citoyens qui balancent de l’un à l’autre aient du mal à les distinguer.

13Rêve d’une société nouvelle pour les uns, nostalgie d’une société perdue pour les autres, il y a fort à parier que la vie politique des mois qui viennent sera dominée par ce débat. Débat d’autant plus obscur que la vie intellectuelle n’échappe pas à la panique générale. Avec la crise du virus, beaucoup d’experts et d’intellectuels sont devenus la caricature d’eux-mêmes : ils avaient tout prédit et connaissent toutes les solutions. Chacun réduit son angoisse en affirmant que la crise confirme ses analyses : la mondialisation néolibérale, deus ex machina et cause unique d’un mal multiforme, la technologie, la Chine, la revanche de la « mère terre »… Le virus serait l’agent révolutionnaire providentiel détruisant la mondialisation néolibérale mais il serait aussi l’arme de l’ennemi, le châtiment et le salut… Bref, comme au temps de la peste, on navigue entre l’apocalypse, la rédemption et la recherche de boucs émissaires : les Chinois, les Américains, l’Europe, les capitalistes et la finance, la science, les étrangers, les Juifs… Tout est bon quand il faut démontrer que, derrière des causes incertaines, se cachent des intentions et, donc, des coupables et des complots.

Grandeur et déclin de la société

Qu’est-ce que la société ?

14Ce qui se défait à travers ces appels hétérogènes et hétéroclites à un monde perdu, à travers ces sentiments et ces émotions, c’est l’imaginaire d’un ensemble de mécanismes d’intégration – économique, culturelle, politique –, notion aujourd’hui quasiment disparue du vocabulaire sociologique [Martuccelli, 2002 ; Nisbet, 1984 ; Parsons, 1971]. Dans cette représentation de la vie sociale, la société était, à la fois, un personnage moral, une épistémologie et un récit.

15Le personnage moral était fondé sur l’idée de solidarité fonctionnelle, « holiste », opposée à l’image d’une solidarité issue de l’adhésion commune, imposée, à des valeurs religieuses, d’un côté, et aux miracles du seul marché, de l’autre. En France, cette représentation sera consubstantielle à la pensée solidariste et à la formation de l’État providence. Le thème de la société industrielle est apparu comme le contre-point du capitalisme ; elle est le capitalisme devenu organisation, elle est le conflit régulé, elle est le marché emboîté dans la société [Polanyi, 1983]. Comme le pensait Mauss, la société est une théorie du don élargie [Caillé, 2019].

16Mais la société n’est pas seulement un système fonctionnel, elle est aussi une conception de l’action sociale. L’intégration est toujours double, systémique et fonctionnelle d’une part, sociale et subjective d’autre part ; elle s’appuie sur la structure sociale et sur l’action sociale elle-même [Lockwood, 1975]. S’il est un thème fort dans l’idée de société, c’est ce que l’on a pu définir comme un individualisme institutionnel. La société « tient » parce que les acteurs ont appris à accomplir librement ce que la société attend d’eux. Toute la force de cette conception vient de ce que l’action sociale n’est pas réductible à un conditionnement : les individus deviennent des sujets autonomes parce que la socialisation par des valeurs universelles de la grande société moderne leur confère la capacité de se diriger eux-mêmes tout en étant plus ou moins conformes aux exigences « fonctionnelles » de la vie sociale. Durkheim, Elias, Freud, Mead, Parsons Riesman, Simmel… et de nombreux autres ont développé diverses versions de cet individualisme associant « miraculeusement » liberté subjective, universalisme des valeurs et conformité aux normes. Socialisation, habitus, rôles et personnalités, Moi, Nous, Je, Surmoi et idéal du Moi participent de ces divers montages théoriques. Pour l’essentiel, la sociologie de la société s’est efforcée de démontrer la correspondance profonde de l’acteur et du système perçus comme les deux faces du même ensemble. Cette conception de l’action sociale suppose qu’il existe toujours une distance entre Nous et Moi, et plus encore entre Moi et Je, distance de la singularité irréductible des individus, celle de la névrose et de la dépression mais aussi celle de la réflexivité et de la critique. Dans la sociologie, comme dans le roman, tout le tragique de l’action et de l’expérience humaines vient de ce que l’adéquation de l’individu au monde social moderne n’est jamais totale parce que les subjectivités ne sont jamais adéquates aux rôles qui les portent.

17Du point de vue épistémologique, la sociologie de la société visait à fonder la consistance ontologique du monde social : il est là, il résiste et fonctionne. Bien qu’il ne soit pas naturel comme la nature, il est « objectif », régi par des « lois » et des régularités. Construite par les hommes, la société s’impose malgré tout comme une réalité. Nul besoin d’être marxiste ou fonctionnaliste pour adhérer à cette conception : la société est un fait objectif différent et supérieur à la seule somme des actions et des subjectivités individuelles. Contrairement à une critique constructiviste devenue routinière et convenue, cette position n’a jamais empêché aucun sociologue, à commencer par Durkheim, de penser que ce monde social est « construit » et que toutes les catégories, y compris celles de la nature et de l’entendement, sont de nature sociale. Il reste que la sociologie de la société est, dans une certaine mesure, naturaliste ; la société existe, elle résiste et il ne suffit pas de la déconstruire pour qu’elle se dissolve.

18Enfin la sociologie de la société est une théorie de la modernité. Elle est un récit dont il est devenu facile de montrer qu’il universalise l’histoire de quelques sociétés occidentales, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne puis les États-Unis, pour en faire une sorte d’histoire naturelle de l’humanité. Avec les notions de rationalisation, de division du travail, de segmentation fonctionnelle, de sécularisation, d’individu, d’égalité… la sociologie inscrit la description des sociétés dans l’évolution plus que dans l’histoire. Mais si la modernité est une « providence », aurait dit Tocqueville, rien ne prouve qu’elle échappe à la tyrannie, à la « cage de fer », au sentiment de vide et à la barbarie.

19C’est tout cet ensemble de postulats normatifs et de « faits » que l’on a assemblés sous la notion de société. Dès lors, l’idée de société a fonctionné comme un « fantôme » dit Latour [2019], comme un objet de recherche et comme un personnage ontologique et moral commandant le raisonnement sociologique et la manière dont les sociétés modernes se comprennent elles-mêmes dans un écart toujours renouvelé à la tradition. Elle est perçue comme la forme naturelle de la vie sociale dans la modernité, elle est à la fois l’objet de la sociologie et ce qui explique le fonctionnement de cet objet, au risque d’une tautologie irréductible bien mise en évidence par Popper. Dans ce cas, la sociologie de la société est une théologie comme le révèle la conception durkheimienne de la religion perçue comme l’essence même d’un social transcendé. Toute la question est de savoir si la sociologie peut se passer de ce cadre-là, ou de quelque chose qui lui ressemble.

Les sociétés industrielles nationales ne sont plus modernes

20L’idée de société a tenu un rôle central dans l’histoire de la sociologie mais elle ne s’est pas imposée comme le paradigme incontestable des sciences sociales, elle n’a pas acquis la place de la théorie marginaliste de la valeur et de l’équilibre général dans la théorie économique classique. C’est probablement pour cette raison que l’on peut considérer que la sociologie a perdu la bataille de la définition de la réalité sociale contre l’économie [Martuccelli, 2014].

21La disparition progressive de l’idée de société s’explique d’abord par la transformation des sociétés elles-mêmes puisque l’idée de société est née dans les sociétés modernes, industrielles, nationales et souvent impérialistes à partir de la seconde moitié du xixe siècle. La sociologie des cinquante dernières années n’a cessé de mettre en lumière l’épuisement de ce modèle en accumulant les analyses en termes de « crise ». À l’exception des manuels de sociologie, l’idée de société ne survit que dans le récit de sa décomposition et de son désenchantement. En fait, tout tend à montrer que les formes de vie et d’organisation sociale n’entrent plus dans le cadre de la société tel que je viens de l’évoquer et qui devient une aporie théorique identique à l’idée de communauté au moment où celle-ci quittait la scène ; la société ne survit que dans la distance qui nous en éloigne.

22On ne compte pas les travaux décrivant les transformations d’une structure sociale organisée autour d’un conflit de classes et d’une division fonctionnelle du travail. La société salariale fondant les identités, les solidarités, les conflits et les représentations politiques sur le travail et les classes sociales s’éloigne irrésistiblement [Castel, 1995]. Les inégalités ne semblent plus faire système alors même que certaines se réduisent, que d’autres se creusent et que les individus sont pris dans ces mécanismes contradictoires. Avec la faible superposition des clivages et la généralisation des incongruences statutaires, les inégalités se dispersent et éclatent, elles se renforcent tout en s’atomisant. Les inégalités sont d’autant plus mal tolérées ou, au contraire, d’autant mieux acceptées qu’elles sont vécues comme des épreuves individuelles et que se multiplient les axes de lecture : âges, cultures genre, « races » [Fourquet, 2019]… Le thème de l’« intersectionnalité » ne dit pas autre chose : on est inégal en tant que femme, membre d’une minorité, travailleur, homosexuel, diplômé…

23Il semble aller de soi que cette évolution distinguant les cosmopolites et les localisés, les insiders et les outsiders, les créatifs et les autres… procède des mutations de la technologie et du management mais plus encore du déclin des économies industrielles nationales : les individus vivant dans la même société ne sont plus engagés dans les mêmes marchés, dans les mêmes réseaux, ils ne peuvent donc plus concevoir les aspects complémentaires de leur travail. L’image de la « ruche » nationale associée à celle du combat entre une classe ouvrière nationale et « sa » bourgeoisie semble irrémédiablement passée et, avec elle, celle d’une division du travail assurant l’intégration quand le conflit de classes se transforme en progrès social.

24Un deuxième thème, récurrent depuis un demi-siècle lui aussi, est celui de la « crise » des institutions et de l’individualisme institutionnel. Progressivement, les subjectivités se seraient déboîtées des rôles sociaux et des attentes morales qui les conditionnaient et les contrôlaient. « Obligé d’être libre », l’individu moderne contemporain ne serait plus défini par une autonomie d’autant plus robuste qu’elle serait forgée non par les institutions mais par le sentiment de vide, le narcissisme et l’enrôlement dans une compétition continue. L’individualité est alors décrite comme une épreuve construite par l’écart de la structure des rôles et des subjectivités révélant une crise de la dimension symbolique des institutions qui ne seraient plus que des appareils de contrôle, que des industries de services et que le produit d’arrangements contextuels et instables.

25Enfin, la plupart des travaux consacrés à la nation démontent le mythe des identités et des récits nationaux, ils dévoilent la pluralité culturelle des vieilles nations et le retour du refoulé colonial. Ils révèlent que les nations ne correspondent plus aux sociétés. La distinction de la nation et de la société s’est imposée avec la multitude des travaux portant sur les migrations, les mondialisations « par le haut », celles des élites, et « par le bas », celles des diasporas, avec les discriminations, les affrontements ethniques et religieux… La formation des sociétés nationales culturellement homogènes ne semble plus être le mouvement « naturel » de la modernité comme le croyaient, à la fois, les puissances coloniales et les mouvements anti-impérialistes.

26Toutes les descriptions du déclin des sociétés industrielles, nationales et modernes ouvrent l’espace à une foule d’essais qui soulignent le « post », le « liquide », le « vide »… autant de manières de dire que, désormais, le social n’est pas la société. On ne compte plus les critiques de toutes les catégories relatives aux fondements anthropologiques et ontologiques de l’idée de société. Mais la destruction de ces catégories ne signifie pas, pour le moment, que s’en forgent de nouvelles. Alors, les sociologues se replient sur une affirmation élémentaire et somme toute raisonnable : tout est social mais le social n’est pas la société. Aussi, au risque d’une dilution, la sociologie a-t-elle élargi son territoire, le social étant beaucoup plus large et flottant que ne l’était la société [Macé, 2020].

La disparition sociologique de l’idée de société

27Il est évidemment difficile de distinguer la société « réelle » de ses représentations, y compris de ses représentations sociologiques. La décomposition sociologique de l’idée de société a pris plusieurs voies que je caractériserai grossièrement pour ne pas me perdre dans les courants et sous-courants et en ne portant pas de jugement intellectuel sur ces courants auxquels j’emprunte souvent. Il ne s’agit ni de classer, ni de hiérarchiser les Écoles sociologiques ; mon propos est de montrer que la créativité théorique du demi-siècle passé converge vers la disparition de l’idée de société telle que je l’ai esquissée.

La société réifiée et désenchantée

28L’argument le plus fort que l’on pourrait opposer à mon récit sommaire est la place tenue par la sociologie de Bourdieu dans la sociologie française. Plus encore, je fais l’hypothèse que le succès de Bourdieu tient à ce qu’il a poussé au plus loin l’idée de société et de système : l’adéquation de l’acteur et du système, la structuration des inégalités, la convergence des intérêts économiques et des économies symboliques… Il n’est pas excessif de lire Bourdieu comme un hyper fonctionnaliste : d’ailleurs, dans sa théorie, les acteurs ne bougent, ne protestent ou ne souffrent que dans la mesure où faiblissent les mécanismes de l’adéquation de l’acteur et du système, ils ne souffrent que des désordres. Les conflits procèdent des inadéquations des habitus et des contextes, des déclassements et des luttes de classement ; dit d’une autre façon, le malheur c’est l’anomie, le désaccord des habitus et des positions. « Totale » et désenchantée, la société se présente alors comme un système de dominations masquées et intériorisées, de ruses et de mauvaise foi, procédant toutes d’une nécessité : la reproduction d’une société conçue comme un système d’inégalités économiques et sociales adossées à ordre de domination symbolique. Face à des acteurs construits par la rigueur d’une socialisation implantant précocement des dispositions et des stratégies efficaces, parce qu’inconscientes et naturalisées, il ne reste au sociologue qu’à dénoncer la comédie humaine des « habiles » et des « demi-habiles » démasqués par Pascal. Mais le sociologue est un Pascal sans la foi : le don est impossible car c’est une obligation et un intérêt, l’art est une distinction, la démocratie est une ruse… D’une certaine manière, Bourdieu durcit l’idée de société tout en la vidant de tout contenu moral sous la double focale de l’utilitarisme et de l’hyper socialisation : Durkheim plus Marx, plus Gary Becker et Coleman, plus une lecture « cynisme » de Goffman… Cependant, les derniers engagements de Bourdieu révèlent peut-être une attitude plus défensive que critique quand le changement social semble parfois réduit au projet libéral de détruire la société, une société pourtant dépourvue de respiration et d’action mais une société qu’il faudrait défendre malgré tout parce qu’elle assure la sécurité des individus dans un ordre social, fût-il injuste. Si l’école, par exemple, n’est qu’une machine à blanchir et à justifier les inégalités sociales, pourquoi la défendre contre les réformes libérales qui auraient au moins le mérite de ne pas avancer masquées et d’en révéler la vraie nature ?

29Dans une large mesure, Bourdieu reste un sociologue de la société bien plus classique qu’il ne le suggère souvent. Son programme sociologique vise à établir de solides correspondances entre les subjectivités, les actions et les structures de positions déclinées en une série de champs formellement homologues ; toutes les AFC s’emboîtent comme des poupées russes. Dans cette version critique de l’idée de société, la domination est le ressort caché de la vie sociale. Mais c’est une critique radicale sans projet révolutionnaire et, a fortiori, sans projet de réforme puisque la reproduction et la domination gagnent toujours à la fin de la partie. Dans ce monde, il n’existe qu’un véritable sujet, c’est le sociologue lui-même, seul capable de dénoncer les masques de la domination. Sous réserve que cette dénonciation ne soit pas, à son tour, une nouvelle ruse de la domination ! On comprend aisément les voluptés que confère cette posture que ni les « faits » ni les critiques ne peuvent mettre à mal ; de même que les exceptions confirment les règles, les critiques et les faits dissonants participent du mécanisme général de masquage de la domination. L’idée de société est réifiée, rigidifiée à un point tel qu’elle a perdu les charmes et les illusions de ceux qui y voyaient une forme de progrès et d’émancipation, en tout cas de ceux qui y voyait un projet politique et moral, un projet que les travailleurs pouvaient opposer à la violence capitaliste et à l’égoïsme bourgeois.

Priorité aux individus et aux interactions

30En face de cette cristallisation de l’idée de société, les sciences sociales sont emportées par le succès du paradigme économique comme théorie de l’action et de l’ordre social : l’action est conforme à l’épure utilitariste et l’ordre social est le produit involontaire de l’agrégation des actions individuelles. Ce paradigme a l’avantage d’être « économique ». Il mobilise peu d’axiomes et ne nécessite pas de lourds préalables anthropologiques et normatifs : l’action rationnelle, l’action utile, est tout simplement celle que l’on accomplit. Ce paradigme est formalisable et peut être étendu au-delà des seuls échanges strictement économiques quand le règne des « bonnes raisons » est censé valoir dans tous les registres de la vie sociale. Comme le montrent bien Laval et Dardot [2010], les préoccupations normatives d’un Smith, d’un Bentham ou d’un Stuart Mills disparaissent progressivement d’une théorie qui se présente ainsi comme la seule science sociale véritablement scientifique. Aujourd’hui, les économistes refont la sociologie, souvent sans le savoir et dans tous les cas les « êtres collectifs », holistes, dénoncés par Popper disparaissent, à commencer par la société elle-même remplacée par la somme des effets émergents et des mécanismes de régulation. L’intégration surplombante est remplacée par la cohésion émergente. Plus que les sociologues, les économistes sont devenus les experts de la réalité sociale, les conseillers des princes et les meilleurs analystes des processus de la mondialisation. Aussi, bien des courants sociologiques ont repris ce modèle à leur compte avec les diverses théories du choix rationnel et, quels que soient les apports et les développements de ces théories, la société n’y a plus de place.

31De manière sans doute bien trop rapide, on peut aussi dire que l’idée de société a été remplacée par celle d’interaction. Alors que le modèle de la société consiste à expliquer le micro par le macro, l’interactionnisme et un certain pragmatisme vont, à l’inverse, du grain le plus fin de l’explication vers le grain le plus gros. Le courant ethnométhodologique a poussé cette logique le plus loin en affirmant que l’idée de société, de ses mécanismes et de ses cadres surplombants, n’est qu’une manière de rendre compte, de construire le monde commun ad hoc de chaque interaction, monde devant être expliqué par ses éléments les plus ténus. Les élèves de Parsons, comme Garfinkel, ont totalement retourné le raisonnement du maître : l’ordre social n’est pas déjà là, il est un accomplissement continu de l’interaction.

32Ces modes de disparition de la société sont accentués par ce qu’il faut bien appeler une doxa déconstructiviste. Sous prétexte que tout est socialement construit, postulat évidemment acceptable, on en déduit souvent que ces constructions sont arbitraires et sans fondement « réels », qu’elles ne tiennent et ne résistent que pas des effets de croyance, d’imposition et de performativité langagière. Il suffirait de les déconstruire pour que les « faits » disparaissent. Combien d’articles commencent par un préambule présenté comme une révélation – vaguement humiliante pour le lecteur un peu informé – expliquant que les catégories sociales – le genre, l’ethnie, la culture, l’État, la nation, les professions… – sont des constructions sociales ! Mais une fois ceci dit, on fait comme avant, quitte à proposer de changer les mots pour que les « faits » disparaissent avec, de la même manière que l’écriture inclusive détruirait la domination de genre. Là, c’est de la pensée magique !

33Il faut s’interroger sur une vulgate affirmant que, tout étant social et construit – ce qui n’est pas une révélation –, tout est arbitraire, n’a pas vraiment de consistance, ne résiste pas, n’est pas un « fait social » relativement indépendant des attitudes et des jugements [Hacking, 2001]. La société ne définit plus la « réalité » ontologique de la vie sociale, comme le montrent les avatars de la notion de culture qui devient, à la fois, une construction stigmatisante mais aussi une revendication légitime [d’Iribarne, 2008]. Expliquer les conduites des acteurs par leur culture est devenu une faute capitale : un culturalisme stigmatisant et réifiant puisque la culture est elle-même une construction sociale dont chacun pourrait librement se détacher, c’est une manière d’assigner à des identités, même quand on ne sait pas toujours qui assigne. Mais au même moment, et souvent les mêmes sociologues hostiles aux réifications culturalistes, défendent vigoureusement le droit de chacun et de chaque groupe à la reconnaissance de sa propre identité culturelle. Bien que la culture soit une construction et n’existe pas vraiment, elle est aussi un bien « sacré ». D’un côté, la culture est une construction imposée aux individus ; de l’autre, elle est une dimension vitale de toute existence authentique [2]. Chassé par la porte de la domination, le diable culturaliste revient par la fenêtre des bons sentiments.

Entre les studies et le global

34Il suffit de lire un traité de sociologie, américain notamment, pour voir que la sociologie se présente comme un champ largement éclaté dans lequel la logique des objets s’impose à celle des « grandes théories » tenues pour inutiles et impossibles. Les mutations de l’organisation du travail scientifique, construction des carrières, formes de reconnaissance, concurrence aiguisée par le nombre de concurrents, etc., conduisent vers une spécialisation accrue et une juxtaposition de théories locales et ad hoc liées aux divers objets et à une construction des carrières dans des champs de plus en plus étroits [3]. Tout se passe comme si quelques théories générales avaient cessé de s’appliquer à des objets particuliers et comme si chaque objet se fermait sur lui-même, sur ses revues, ses comités scientifiques, ses colloques et ses réseaux, et sur des « bricolages » théoriques de plus en plus composites. L’organisation du travail en termes de studies procède de ce processus : chaque question sociale est d’abord déconstruite, objet d’approches pluridisciplinaires, organisée en communauté scientifique tout en ayant l’ambition de voir le monde du point de vue de la study. La capacité collective de recherche et de production de connaissances précises s’est accrue et largement internationalisée mais cette fragmentation éloigne la sociologie de la pensée sociale et des débats publics, malgré les références désormais obligées à la public sociology.

35À l’opposé, quand les sociologues s’essaient à la global sociology au nom de la critique légitime du « nationalisme méthodologique », ils rappellent que tout est dans tout, le global et le local, le national et l’international…, ce qui est peu contestable. Mais s’agit-il vraiment d’une sociologie globale ? En fait, les chercheurs adoptent le plus souvent les catégories du benchmark international, celles de l’OCDE et de la Banque Mondiale et, plus naïvement encore, les catégories de la puissance dominante qui se pense naturellement comme universelle et globale. Aucun sociologue étasunien connu n’est local ; presque tous les autres, africains, asiatiques, européens, latinos sont menacés de l’être, sauf ceux que cooptent les grandes universités américaines et les réseaux internationaux.

36La pensée globale, qui n’est pas nécessairement la global sociology, est alors l’apanage des philosophes sociaux et moraux qui prennent en charge des vieilles questions de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et dont les débats aspirent à une certaine universalité. On ne sait plus si Habermas, Honneth, Sandel, Sen, Taylor, Walzer… sont des philosophes ou des sociologues. Et bien des sociologues essaient d’atteindre un sens de la généralité et des enjeux collectifs à travers ces détours philosophiques, notamment à travers les théories de la justice.

L’explosion critique

Une norme académique

37Qui n’est pas critique ? Il serait aujourd’hui difficile d’opposer une sociologie de la société, une sociologie conservatrice de l’ordre, à une sociologie critique, une sociologie du conflit et de la domination. Tous les sociologues, ou presque, adoptent une posture critique et l’annoncent en ouverture de leurs publications les plus académiques. Les points de vue critiques se sont banalisés, multipliés, et participent désormais des canons professionnels normaux. Non seulement l’indignation critique n’entrave guère les carrières mais elle les favorise comme le montre la position dominante de l’École de Bourdieu dans un grand nombre d’universités, de laboratoires et d’institutions professionnelles françaises. L’indignation critique fait désormais partie de la culture professionnelle routinière au risque de n’être qu’un « académisme radical » [Lapeyronnie, 2004].

38Alors que la sociologie de la société incorporait quelques principes critiques : la domination et le conflit contre le postulat de l’ordre fonctionnel, le « désenchantement » du monde contre la modernité – la première École de Francfort associant les deux termes, Marx plus Weber, plus Lukacs –, les points de vue critiques se sont multipliés. Avec l’éloignement de la société industrielle, le thème de l’exploitation et de l’aliénation du travail ouvrier a été recouvert par celui des discriminations. Nous seulement toutes les inégalités peuvent être perçues en termes de discriminations mais les discriminations procèdent moins d’une logique systémique qu’elles ne découlent de la naturalisation des catégories sociales et de la violence des interactions. Dès lors, la position critique colle à l’analyse de toute la vie sociale.

39Ainsi, la critique est-elle d’abord déconstructiviste à partir du genre, du postcolonial, des normes hétérosexuelles… Et comme ces catégories sociales toutes puissantes sont censées déterminer totalement les identités et les subjectivités, seules les personnes discriminées, ou les chercheurs qui parlent pour elles, sont habilitées à construire cette critique. Je me souviens d’un séjour dans les universités californiennes où chaque Centre de recherche était défini par une discrimination (gay and lesbian studies, afro-american studies, natives studies, Japanese and Corean studies…), et dans lesquels tous les chercheurs appartenaient à la minorité étudiée et fondaient une grande part de leur légitimité sur cette appartenance. De la même manière, il devient difficile, y compris légalement, d’étudier des groupes minoritaires, comme ceux des Indiens d’Amérique, sans être membre de ce groupe puisque l’étude par un autre que soi participerait d’une domination postcoloniale ou post-génocidaire. Étrangement, cette critique souligne le caractère arbitraire des identités qui fonderaient les discriminations tout en sacralisant ces mêmes identités. On comprend mieux pourquoi seuls celles et ceux qui en sont sont autorisés à parler. Avec cette extension du règne des discriminations, le sens et la valeur de la critique sont directement indexés sur l’identité de celle ou de celui qui les énonce.

40On observera cependant que l’explosion de ces critiques est très largement enfermée dans les campus et que la vie sociale « banale » en reste fort éloignée, quand elle ne lui est pas hostile. J’avais même observé que celles et ceux qui sont victimes de discriminations, et qui n’en ignorent rien, sont souvent méfiants, voire hostiles, envers des analyses et des théories qui les assignent à des identités plus ou moins totales et qui invalident leur expérience fatalement aliénée [Dubet, Cousin, Rui, Macé, 2013]. Le point de vue critique supposant que le discriminé ne sache pas ce qui lui arrive et se berce d’illusions : heureusement que le sociologue est là ! La radicalité et la multiplication de ces critiques conduisent souvent à se satisfaire des plaisirs de l’indignation puisqu’il devient facile, et presque automatique, de démontrer que toutes les politiques qui s’efforcent d’agir sur les problèmes dénoncés ne seraient que des ruses dont le sociologue n’est jamais dupe : de même que l’exception confirme la règle, les politiques de quotas stigmatisent, mais leur absence discrimine, l’attribution identitaire aliène, son déni est une forme de mépris… Dans un monde réduit à l’intériorisation d’une domination, y compris par les dominants, le monde est mauvais et les volontés de réforme sont perverses. Le sociologue peut dénoncer des mécanismes auxquels personne n’échappe, sauf lui, bien que l’on puisse se demander comment il accède à ce privilège étonnant.

41Quand la domination et les discriminations sont totales, toutes les victimes des injustices deviennent « innocentes » et justes ; l’injustice subie rendrait sa victime juste par nature. Évidemment ce postulat est à géométrie variable : le pauvre délinquant est une victime des injustices et une sorte de Robin des Bois malgré lui ; mais le même pauvre qui bat sa femme doit être sévèrement condamné alors qu’il peut être, par ailleurs, aussi victime que le délinquant ; celui qui déteste la police est un résistant mais le même qui déteste les immigrés est un salaud, or beaucoup haïssent à la fois les flics, les immigrés et les femmes… Heureusement que les vieux sociologues de la société naïvement attachés aux illusions désuètes de la société démocratique n’ont pas moralement justifié le vote des prolétaires allemands en faveur d’Hitler, sous le prétexte, pourtant indiscutable, qu’ils étaient misérables, réduits au chômage par la crise de 1929 et humiliés par la défaite allemande de 1918. Devenues routinières, les critiques finissent par être de simples postures, de la même manière que la critique radicale de la sélection à l’université s’arrête devant la porte de la classe préparatoire et de la grande école auxquelles se préparent les enfants des classes moyennes supérieures dont fait généralement partie le sociologue critique, comme les autres. Dans cet univers critique, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité semblent ne plus rien avoir de commun [Innerarity, 2018]. Dans l’optique d’un fonctionnalisme du pire, il serait possible de se demander si ces postures critiques ne sont pas, elles aussi, des ruses du système, puisque le « peuple », horizon positif de ces critiques, regarde ailleurs, ne vote plus ou vote si mal.

Sociologie de la critique « ordinaire »

42L’épuisement des grands cadres de la critique surplombante et l’expansion de la critique ont eu cependant un effet heureux à mes yeux : celui du développement des recherches sur la critique « ordinaire ». Plutôt que de développer une critique a priori, il faut étudier les registres, les principes et les modes argumentaires que déploient les individus dans leurs critiques ordinaires et situées des injustices sociales [Boltanski, Thévenot, 1991]. Dans une société où la critique est une activité cognitive et morale banale, montrant d’ailleurs que les acteurs ne sont pas aussi dupes que le postulent les théories de la domination, il importe de savoir ce qui est perçu comme injuste et, plus encore, pourquoi ce qui est perçu comme injuste est injuste, au nom de quels principes, de quelles représentations [Dubet et al., 2010]. On « découvre » alors ce que nous savions déjà : certaines inégalités apparaissent comme justes et « nécessaires » alors que d’autres ne le sont pas ; les critères de microjustice ne sont pas toujours les mêmes que ceux qui concernent l’ensemble de la vie sociale ; les acteurs peuvent adhérer à des principes de justice contradictoires entre eux [Forsé, Parodi, 2020]. La critique des acteurs est enchâssée dans des cadres culturels et sociaux qui transforment profondément l’expérience des individus comme le montre l’étude de Michèle Lamont [2016] sur l’expérience du racisme dans plusieurs pays. L’expérience la plus subjective des discriminations est inscrite dans des cadres politiques et moraux et dans des récits nationaux, des récits de luttes qui lui confèrent des significations singulières et déterminent des modes de résilience et de combat. La sociologie de la critique se distingue profondément des mille versions de la sociologie critique parce qu’elle est fondée sur les catégories des acteurs plus que sur les émotions et les idées du sociologue, toujours tenté de penser que ses indignations lui confèrent une certaine grandeur morale.

43Pour pragmatique qu’elle soit, la sociologie de la critique démontre que si les critiques des acteurs sont toujours contextualisées, si elles recouvrent des intérêts particuliers, elles sont tenues de monter en généralité et de construire des arguments et des justifications qui renvoient aux représentations et aux principes normatifs de ce que l’on considérait comme une société. « Réelle » ou pas, la société est un cadre philosophique et moral dont personne ne peut vraiment se dispenser, sauf à choisir d’être « hors du monde » ou tellement « au-dessus ».

Pourquoi il nous faut une société

44Il va de soi que l’idée de société comme représentation des sociétés industrielles, démocratiques et nationales est définitivement morte. Pire, elle est même devenue inquiétante. En France, la thématique nationaliste/républicaine/fordiste, venue de la droite et de gauche, appelle le retour du moment « enchanté » d’une nation homogène, d’un État fort et d’un ordre du travail inégalitaire mais rassurant. De manière générale, les mouvements que l’on appelle populistes sont portés par cet imaginaire de la société perdue qui n’engage cependant aucune politique économique et sociale définie : le nationalisme économique de Bolsonaro, Johnson, Orban, Salvini, Trump, n’est certainement ni anti-néolibéral ni social. Mais il ne suffit pas que les réponses populistes à la demande de société soient inacceptables pour que cette demande soit ignorée, pour que le problème ait disparu, celui de la nature de l’ordre social, celui de la solidarité, celui de l’action et des institutions… Je me limiterai à cibler quelques problèmes qui appellent nécessairement une théorie de la société.

Quelle solidarité ?

45Si l’on en tient aux sociétés modernes ou aux segments modernes des sociétés, l’affirmation du principe de l’égalité fondamentale de tous s’est progressivement élargie à celles et ceux qui en étaient exclus : les femmes, les minorités, les individus eux-mêmes pouvant prétendre à plus d’égalité. De manière complémentaire, le cercle de la liberté semble, lui aussi, s’être étendu en termes de capacités de choisir sa propre conception d’une bonne vie : tous les choix ou presque deviennent légitimes dès lors qu’ils sont perçus comme l’expression d’une liberté et d’une authenticité individuelles. Pourtant, au même moment, les inégalités sociales se creusent partout, et parfois de manière considérable, notamment aux États Unis. L’affirmation de l’égalité fondamentale et de l’égale liberté de tous ne se transforme pas en égalité sociale. Le plus souvent, ce paradoxe est expliqué comme une conséquence mécanique du capitalisme et comme le capitalisme financier est aujourd’hui quasiment hors de contrôle des États et des mouvements sociaux, les acteurs subiraient les inégalités comme une contrainte extérieure, comme une sorte de maladie fatale, comme un virus. Cette analyse n’est pas fausse, notamment quand il s’agit d’expliquer l’explosion des revenus des 1 % ou des 0,1 % les plus riches.

46Mais pour le reste, les économistes eux-mêmes expliquent que le développement des inégalités est une production sociale résultant des politiques publiques et des conduites des individus qui engendrent des inégalités, parfois sans le vouloir, parfois en le désirant. Quand on le peut, on choisit l’entre-soi résidentiel comme on choisit résolument les inégalités scolaires pour ses propres enfants. Bref, on choisit les conduites inégalitaires tout en condamnant leurs conséquences. Plus encore, au nom de l’égalité des chances et de la responsabilité de chacun, l’attribution des causes de la pauvreté et du chômage aux pauvres et aux chômeurs eux-mêmes devient majoritaire. Dès lors, il serait légitime de ne plus vouloir payer pour eux, de la même manière qu’en Europe quelques régions riches ne veulent plus payer pour les autres. Le « contrat » de solidarité qui est derrière les mécanismes de transfert sociaux est de moins en moins visible et de moins en moins légitime [Dubet, 2014].

47En définitive, le développement des inégalités procède pour l’essentiel du déclin de la solidarité qui invitait à payer pour ceux que l’on ne connaissait pas mais dont on se sentait cependant proche et dépendant. Or, en France notamment, la solidarité a reposé sur l’idée même de société. Je suis disposé à payer quand la société est censée reposer sur un lien fonctionnel, des dettes et des créances au-delà des conflits ; je suis disposé à payer si un lien imaginaire de fraternité – nationale, religieuse ou simplement humaine – m’attache à des semblables ; je suis disposé à payer si la vie politique démocratique « représente » un contrat social. Mais quand ce bloc de représentations, d’imaginaires et de croyances s’épuise, je ne vois pas pourquoi je paierais. Ce vide est aujourd’hui rempli par un imaginaire de la solidarité régressif, communautaire, exclusif : on paie pour ceux qui sont comme nous et pour ceux qui le méritent. La solidarité fonctionne à l’exclusion de ceux qui n’en sont pas. Contre cette tendance, il est évident que l’idée de société a une force morale et cognitive irremplaçable, même quand sa vieille incarnation dans la société industrielle des Trente Glorieuses est révolue. La tâche de la sociologie n’est pas seulement de critiquer le tour fâcheux de la vie sociale, elle doit être de reconstruire intellectuellement le cadre de la société. Qu’elle le veuille ou non la question lui est posée et c’est son utilité même qui est en jeu. La capacité de construire un cadre théorique emboitant des structures, des cultures et des formes d’action, la capacité d’offrir une image raisonnée de la vie sociale appropriable par les acteurs, y compris dans leurs affrontements, reste un enjeu central, aujourd’hui comme il y a 150 ans.

48Personne ne peut ignorer que la crise économique qui succédera à la pandémie sera bien pire que la seule crise sanitaire. Soit nous continuerons comme avant, avec un niveau de violence, de haine et de ressentiment encore plus élevé, et les sociologues continueront à dénoncer les inégalités, à dire que ce n’est pas bien et à en rajouter, soit la critique sociologique s’appuiera sur la philosophie sociale et d’un projet de société. Elle s’interrogera sur les inégalités tenues pour injustes ou relativement acceptables par les acteurs sans y chercher les ruses de la domination. Elle s’interrogera sur les limites de l’État-providence tel qu’il est conçu et qui protège moins qu’on ne le pensait, tout en déchargeant les individus des solidarités pratiques… J’observe que les économistes se posent ces questions de manière beaucoup plus hardie que les sociologues ; à leurs yeux, l’économie existe, elle a des mécanismes, mais il est possible d’agir plutôt que de se borner à en dénoncer les effets et la « construction » du néolibéralisme.

Institutions

49En m’appuyant sur le cas de l’école, j’ai essayé de décrire le déclin du modèle institutionnel par lequel l’école française s’était faite le vecteur de la modernité démocratique et nationale [Dubet, 2002]. Identifiée aux valeurs de la modernité – la Raison, le progrès, la nation, l’égalité –, l’école a construit un dispositif symbolique visant à produire des citoyens selon un mécanisme souvent emprunté à celui de l’Église visant la conversion des âmes : « vocation » des maîtres, sanctuarisation de l’école, émancipation des citoyens par l’intériorisation de principes universels… Ce « programme institutionnel » a promu la modernité mais il n’a pas survécu à son épanouissement et à un désenchantement continu. La culture scolaire a perdu son autorité, la massification scolaire a ouvert l’espace d’une compétition continue dans laquelle le rapport instrumental aux études s’est imposé, le sanctuaire scolaire a été envahi par les problèmes sociaux, par la culture juvénile et par toutes les demandes singulières. La transmission elle-même semble menacée par les technologies de l’information et l’image de la crise scolaire est devenue d’autant plus évidente que les promesses de l’égalité des chances n’ont pas été tenues.

50Cette crise de l’institution scolaire est généralement abordée sur les seuls angles de l’efficacité, du niveau atteint par les élèves, de l’équité, de la capacité de réduire l’impact des inégalités sociales sur les inégalités scolaires. Le benchmark international et la quasi-totalité de la sociologie se consacrent à la question de l’école efficace et des inégalités scolaires. Ce faisant, ce que Durkheim définissait comme « l’éducation morale » semble avoir disparu du débat, alors que le problème le plus lourd est sans doute celui de l’institution elle-même, de sa capacité d’instituer un sujet et lequel, quand le thème de la « formation du citoyen » est devenu à la fois rituel et largement contradictoire comme le montrent les conflits sur les diverses conceptions de la laïcité. Entre l’appel aux mannes d’une école républicaine éternelle et parfaite et le désir d’une école compréhensive et chaleureuse, il n’y pas véritablement de projet éducatif.

51Or la construction de ces projets ne peut pas reposer sur la seule représentation des vertus que devrait acquérir un individu idéal. La définition des curricula, celle de la discipline scolaire, celle des droits et des devoirs de chacun, celle de la cohabitation du monde scolaire et du monde juvénile… exigent une représentation de ce que l’on appelait la société. Quelles qualités sont bonnes pour les individus et pour les sociétés, quels sont les droits que l’on peut accorder aux enfants et à leurs parents, quelle définition du mérite scolaire ne menace pas la dignité des personnes ? À qui appartient l’école ? Tous ces choix de valeurs et toutes les querelles qu’ils provoquent reposent, sans qu’on le sache souvent, sur une conception de la société, de sa « réalité », de sa culture et de ses acteurs. En ce domaine, rien ne nous autorise à penser que la sociologie doit se limiter à mesurer et à expliquer la formation des inégalités, laissant de côté des questions tout aussi fondamentales. Qu’est-ce qui remplacera la « paideia républicaine » ? Quel type de sujet l’école doit-elle former si on considère qu’elle ne peut se réduire à produire les compétences du capital humain ? La réponse à ces questions appelle une représentation de la société, celle qui est là et celle qui pourrait advenir. Et ces questions ne se posent pas seulement à l’école ; toutes les institutions sont concernées, à commencer par les services sociaux, les partis, les syndicats voire les entreprises si on pense que le travail n’est pas seulement une manière de perdre sa vie à la gagner.

La reconnaissance et le commun

52Quand on les interroge, les personnes discriminées mobilisent deux principes de justice pour dénoncer le traitement qu’elles subissent [Dubet, 2016]. Le premier est celui de l’égalité et du mérite. La discrimination est alors définie et vécue comme le refus de traiter les individus de façon équitable dans les diverses épreuves d’accès à l’emploi, au logement… au respect élémentaire auquel ont droit des individus égaux en principe. Plus les individus se sentent égaux, plus ils sont qualifiés et diplômés, plus ils se sentent « assimilés », plus ils se sentent discriminés. Dès lors ils en appellent à la mise en œuvre de lois, de politiques et de dispositifs anti-discriminatoires. Selon toute une série de critères, la discrimination est un délit. Se mettent en place des politiques de discrimination positive comme les quotas qui visent à aboutir à une égalité de traitement de tous les individus, indépendamment de leur genre, de leur sexualité, de leurs origines, de leur religion, de leurs handicaps… Sur le registre de la seule égalité méritocratique, la notion de société n’est pas indispensable à la compréhension de la discrimination et des sentiments d’injustice qu’elle provoque.

53Mais cette logique égalitaire n’englobe pas toute l’expérience des personnes discriminées car la discrimination repose sur un ensemble de stéréotypes et de stigmates qui enferment les individus dans des identités dévalorisées. Dès lors, il ne s’agit pas seulement d’être traité comme un égal mais il importe aussi que l’identité de chacun soit reconnue comme une identité acceptable et digne au même titre que les identités majoritaires. Dans des sociétés plurielles, la lutte pour la reconnaissance devient essentielle puisque chaque identité doit être acceptée pour ce qu’elle est ou ce qu’elle veut être. Mais, alors que la revendication égalitaire ne pose pas a priori des problèmes dans les sociétés démocratiques valorisant le mérite de chacun et l’équité des épreuves professionnelles et scolaires, la reconnaissance interroge directement les identités dominantes, sexuelles, religieuses ou nationales, qui deviennent à leur tour des identités particulières si elles accordent une pleine reconnaissance aux identités minoritaires et allogènes [Descombes, 2012]. Il n’y a plus d’identité « normale », il n’y a plus que des identités singulières, fussent-elles majoritaires.

54C’est évidemment sur ce registre que les résistances majoritaires sont les plus fortes parce que les revendications minoritaires menacent l’évidence des choses définie par la « nature » dans le cas de la sexualité et par la nation dans celui de la culture. Traiter les individus musulmans de manière équitable n’est pas la même chose que de dire que l’Islam participe de l’identité nationale. Ne pas discriminer les homosexuels n’est pas la même chose que de transformer la définition traditionnelle de la famille et de la filiation. Pour beaucoup, le droit à la reconnaissance n’est qu’une affaire de tolérance. Mais cette définition est insuffisante car la reconnaissance des différences suppose d’abord que l’on soit capable de dire ce que nous avons en commun. Or, ce que nous avons en commun excède largement le seul domaine des droits et des libertés, cela implique que nous partagions des liens de solidarité et des identités communes au sein desquels les différences aient une place. Cette définition du commun, qui est à la fois sociale et morale, repose sur une représentation de ce que l’on appelle la société. Elle exige de s’accorder sur ce que l’on appelle la famille ou la nation, elle exige de s’accorder sur ce que l’on enseigne à l’école, sur la place de la religion et sur les droits des individus. Quand les Québécois ont mis en œuvre la politique des « accommodements raisonnables », ils n’ont pas seulement cherché des compromis, ils ont été conduits à définir la société québécoise elle-même et, là, les problèmes sont apparus. Aujourd’hui en France, les tensions les plus vives autour de l’Islam ne procèdent pas de la « nature » de l’Islam mais du fait que l’Islam nous oblige à dire ce qu’est la France ou, plus exactement, ce qu’est la société française. Le fait que cette question soit accaparée et instrumentalisée par des mouvements xénophobes et racistes, parfois baptisés républicains, ne nous dispense pas d’y répondre. Plus encore, elle oblige les sociologues à la prendre en charge en redéfinissant la société moderne contre les imaginaires des droites extrêmes.

Conclusion

55Au moment où nous savons que tout peut basculer vers un autre avenir pas forcément radieux ou vers le monde d’avant en bien pire, la sociologie pourrait avoir quelque chose à dire, plutôt que de ressasser les critiques du monde d’avant, critiques qui appartiennent d’ailleurs pleinement à ce monde et le suivent comme son ombre.

56Bien sûr, la société moderne construite par les pères fondateurs n’est plus. Bien sûr, le projet de la modernité s’est diffracté en une myriade de processus de modernisation. Bien sûr aussi, les contradictions du projet émancipateur démocratique de la modernité se sont élargies : les tenants du libéralisme culturel le plus radical sont hostiles au libéralisme économique pendant que leurs frères ennemis conservateurs et libéraux finissent par défendre le marché contre l’autonomie des individus. Mais si l’on ne veut pas vivre dans la guerre des identités et sous le règne d’un capitalisme que personne ne semble contrôler, alors il faut reconstruire l’image des sociétés, des recompositions partielles et locales d’une vie sociale suffisamment intégrée et robuste pour que les acteurs sociaux puissent maîtriser leur liberté personnelle et leur destin collectif.

57C’est en ce sens que le projet moderne de faire société doit être de nouveau posé à travers l’étude des milles manières dont se recompose la vie sociale. Comment les systèmes de normes et de cultures rencontrent les marchés [Vatin, Steiner, 2013], comment les institutions permettent d’agir ensemble et de construire la confiance, comment peuvent se former des subjectivités autonomes et des liens de solidarité ? Ces questions se poseront dès demain quand nous nous demanderons pourquoi et comment les diverses sociétés nationales ont résisté au virus, et pourquoi et comment elles ont développé des politiques économiques et sociales plus ou moins efficaces et démocratiques.

58Ce sont là les questions que la sociologie devrait se poser afin que les épreuves individuelles et les enjeux collectifs apparaissent de nouveau comme les deux faces du même ensemble. Même si la société n’est plus ce qu’elle était, le projet moderne de construire des sociétés ne s’est pas épuisé. Les individus et les mouvements sociaux en ont besoin et la sociologie devrait assumer une part de sa vocation : celle d’être un projet de connaissance et une philosophie politique et morale.

Bibliographie

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  • Martuccelli Danilo, 2002, Sociologies de la modernité, Paris, Gallimard.
  • — 2014, Les Sociétés et l’Impossible, Paris, Armand Colin.
  • Nisbet Robert A., 1984, La Tradition sociologique, Paris, PUF.
  • Parsons Talcott, 1971, Le Système des sociétés modernes, Paris, Dunod.
  • Polanyi Karl, 1983, La Grande Transformation, Paris, Gallimard.
  • Rosanvallon Pierre, 2006, La Contre-Démocratie, Paris, Seuil.
  • Vatin François et Steiner Philippe, 2013, Traité de sociologie économique, Paris, PUF.

Notes

  • [1]
    Ce que montrent toutes les enquêtes sur le travail, notamment en France où l’accomplissement de soi au travail est tenu pour plus important que les revenus et l’intégration dans un collectif. La souffrance au travail n’empêche pas la « valeur » du travail, et la critique du travail, elle est même d’autant plus forte que l’on attend beaucoup du travail.
  • [2]
    Le « procès » fait à Hugues Lagrange à propos de son livre Le Déni des cultures (Paris, Seuil, 2010) est parfaitement révélateur de cette attitude : dire que les migrants subsahariens arrivent avec leur culture, c’est les stigmatiser et les assigner à une identité. Mais en même temps, il va de soi que tous les droits culturels doivent leur être accordés !
  • [3]
    Mon constat rejoint celui d’Andrew Abbott sur ce qu’il appelle la « mauvaise passe de la sociologie » : fractionnement infini provoqué par la concurrence accrue qui conduit les chercheurs à faire leur carrière sur de micro-objets ; flou disciplinaire (la critique littéraire fait des cultural studies) ; académisme des publications scientifiques qui fondent une légitimité mais n’ont guère de lecteurs… La sociologie glisse vers le bas des hiérarchies disciplinaires. In D. Demazière, M. Jouvenet, Andrew Abbott et l’héritage de l’école de Chicago, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
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