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Article de revue

La communication des projets urbains ou la négation de la ville convivialiste

Pages 165 à 178

Notes

  • [1]
    Au début du mois de juin 2018, l’Assemblée nationale française a voté un amendement visant à limiter à 10 % le taux de logements accessibles aux personnes handicapées contre 100 % jusqu’alors (selon une loi datant de 2005).

1Le projet urbain s’est imposé ces dernières années comme le mode privilégié d’action sur l’espace dans un contexte politique marqué par la diminution des disponibilités foncières dans les métropoles régionales, la concurrence interurbaine et la redistribution des compétences à l’heure de la réforme territoriale. De fait, la notion de « projet urbain » a entraîné une rupture tant dans les manières de penser la ville que de la faire [Rosemberg, 2000]. Elle a illustré en effet de façon explicite le passage d’un urbanisme planificateur fonctionnaliste à une organisation spatiale plus dynamique et moins figée, échappant a priori aux processus de standardisation, de déshumanisation, voire d’aliénation. Autant de critiques qui furent adressées au mouvement architectural d’après-guerre. En dépit d’une littérature abondante à son sujet, la notion de projet urbain reste floue. Pour notre part, nous reprenons ici la définition proposée par Gilles Pinson selon laquelle le projet urbain « vise à requalifier des “morceaux” de ville situés souvent dans le centre des agglomérations, à valoriser les qualités particulières des lieux […] et à doter la ville d’équipements de prestige lui permettant de se positionner favorablement dans la compétition interurbaine » [Pinson, 2006, p. 620]. Les autorités politiques, au premier rang desquels figurent les maires, sont dès lors sommées de mobiliser une pluralité d’acteurs de la ville – habitants, riverains, architectes, urbanistes, promoteurs, bailleurs sociaux, constructeurs, aménageurs, etc. – afin de mettre en place des projets urbains [Ingallina, 2010].

2Très tôt dans le montage des projets, les concepteurs élaborent une narration, ils racontent ce que seront les espaces qu’ils ambitionnent de créer. Pour cela, les acteurs/concepteurs s’appuient sur des images publicitaires ou sur des dispositifs de communication avec l’objectif de vendre des logements à des investisseurs ou à de futurs habitants. Ces images sont légion aux abords des nouveaux quartiers ou des grands projets urbains, dans les plaquettes d’information mais encore sur les sites internet des promoteurs immobiliers ou des concepteurs/techniciens des collectivités territoriales. Notons à ce sujet que les opérations immobilières ne se construisent que dans la mesure où 60 % des lots ont été vendus au préalable. Pour séduire, les images traduisent les projets – tout au moins une partie de ceux-ci – et leur permettent de circuler dans l’espace public, d’aller à la rencontre du spectateur/acheteur. La publicité cherche à vendre et à offrir plus ; elle vante les vertus de l’espace à venir et attend du spectateur qu’il s’y projette. Le développement du numérique et l’augmentation de la qualité des images alors conçues contribuent à redessiner en permanence les manières et les possibilités de mise en scène des projets urbains. C’est ici que notre réflexion rencontre celle du géographe Michel Lussault pour qui cet espace virtuel apparaît comme « le royaume du générique, de l’urbain lisse et uniforme…, ces espaces virtuels promeuvent la domination d’un standard : celui de l’urbain mondialisé, globalement peu dense, tel qu’il se répand aux États-Unis… Le décor urbain simulé ne constitue qu’un cadre assez neutre, doté d’aménités aseptisées… » [Lussault, 2007, p. 71]. Ces observations semblent d’autant plus pertinentes que « la plupart des représentations sont réalisées par les mêmes agences spécialisées dont on reconnaît la patte dans les jurys de consultation urbaine, ce qui introduit des confusions dans les projets : mêmes arbres, mêmes immeubles » [Masboungi et McClure, 2007, p. 40]. Nous posons que cette standardisation à l’œuvre dans la communication des projets urbains dessine les contours d’une ville qui est tout sauf convivialiste.

3Pour notre part, nous avons voulu savoir ce qu’il en était dans trois projets de nouveaux quartiers « en train de se faire » au sein de deux métropoles régionales situées au nord-est de la France : la métropole du Grand Nancy et Metz-Métropole. Autrement dit, nous allons chercher à saisir la manière dont la communication de ces trois projets urbains s’oppose en tout point aux principes de base du convivialisme, en l’occurrence à la commune humanité, à la richesse des rapports sociaux et à la légitime individuation. Les projets retenus dans le cadre de nos recherches possèdent plusieurs points communs : il s’agit tout d’abord d’espaces en chantier dont plus de la moitié reste à construire en ce début d’année 2019. La situation de ces nouveaux quartiers est péri-centrale en ce sens qu’ils se situent à deux ou trois kilomètres à vol d’oiseau des centres-villes historiques des agglomérations au sein desquelles ils voient le jour. Ensuite, les concepteurs ont souhaité que ces quartiers soient mixtes, tant sur le plan social (construction de 30 % de logements sociaux) que sur le plan fonctionnel (logements, commerces et bureaux). Enfin, ces nouveaux quartiers cherchent à attirer des populations solvables, entendons issues des catégories sociales moyennes ou aisées et intéressées par l’achat d’appartements neufs soit pour accéder à la propriété, soit, le plus souvent, en vue d’un investissement locatif.

4Nous organiserons notre propos autour de trois parties. La première questionne la forme de l’espace public ainsi que le message que délivrent les images produites. Dans une deuxième partie, nous montrerons comment le contexte mis en scène dans et par les images s’accompagne d’une décontextualisation, voire d’une déterritorialisation relative des bâtiments, posant ainsi la question de leur interchangeabilité. Dans une troisième partie, nous montrerons comment les images numériques réactualisent certaines caractéristiques des utopies urbaines traditionnelles, notamment leurs aspects les plus totalisants et les plus normatifs, autrement dit leur impossible convivialité. Nous montrerons ce faisant comment d’autres formes de « topies » participent de cette déshumanisation de l’espace. Les résultats que nous présentons ici ont été obtenus après l’analyse d’entretiens semi-directifs – réalisés auprès d’habitants et de concepteurs de ces nouveaux quartiers, techniciens et élus notamment – et après l’étude par repérage des occurrences visuelles de nombreuses images numériques servant de supports de communication pour ces nouveaux quartiers.

L’espace public désincarné des images numériques

5Analyser la modélisation des nouveaux quartiers suppose de questionner ce qui est précisément montré et mis en scène dans les images. Cette considération est apparue inévitable lors de nos investigations empiriques au regard du décalage entre ce qui est vendu par les images et vécu dans le quartier en train de se faire. À cet égard, la socioanthropologue Marion Segaud souligne combien l’image des projets est destinée à « séduire les acheteurs et commanditaires : elle propose en effet des représentations des constructions à venir, représentations virtuelles et non réelles. Ce qui est vendu à travers les images, ce sont des représentations idéelles (d’un mode de vie, d’une modernité idéale). Il s’agit d’un artifice, obtenu par la collusion entre espace de représentation et représentation de l’espace. La nuance est devenue aujourd’hui infime entre projet et réalité » [Segaud, 2009, p. 262].

6L’image est donc un artefact et ne sort jamais de cette condition ; elle « ne double pas l’objet, [mais] produit un objet qui double l’apparence du premier » [Aumont, 1990, p. 75]. L’image n’est jamais et ne sera jamais le projet en totalité. Tout au plus est-elle une composante structurante du projet, voire un passage obligé dans le processus de conception. Elle ne contribue qu’à produire (ou reproduire) des représentations de l’espace, c’est-à-dire des espaces conçus, rationalisés et administrés par des décideurs ou des opérateurs et échappant, tout ou partie, aux habitants. Les espaces conçus portent l’apparence d’espaces vécus idéaux et participent donc d’un imaginaire souvent éloigné des manières concrètes d’habiter.

7De leur côté, David Harvey [1991] et Cynthia Ghorra-Gobin [2001] perçoivent dans la publicité des simulacres, des scènes de la vie quotidienne projetées renvoyant à un modèle prescrit de comportement. En quelque sorte, on assiste à la production d’un schéma typique de la vie ordinaire, d’un réel familier associé à un monde possible à atteindre. Les simulacres présentés doivent ainsi raisonner en chaque spectateur pour l’intéresser, l’attirer et déclencher l’acte d’achat ; ils doivent substituer la pratique sociale à la pratique idéalisée. Ce constat vaut pour les différentes images publicitaires des quartiers que nous avons pu observer dans le cadre de notre recherche. Nous y voyons en effet des passants, des habitants, des automobilistes, des enfants et leurs parents, des quidams sortant de magasins, poussant des poussettes, jouant au football, montant dans le bus, l’attendant, traversant d’un pas pressé une place neuve, conduisant des voitures de marques françaises ou allemandes de luxe.

8Les personnages, que l’on retrouve souvent sur plusieurs images, sont placés aléatoirement les uns à la suite des autres, copiés-collés dans la rue à l’aide d’un logiciel permettant de faire « comme si » les quartiers existaient réellement, « comme si » leurs habitants et leurs passants allaient se comporter « comme ça ». L’espace public est présenté comme naturel, dépourvu de toute contingence. L’illusion d’harmonie parfaite s’observe également quant à la circulation automobile. En effet, tout y apparaît rodé, les habitants sont prédisposés à prendre les transports en commun. Ici, dans ce monde virtuel qui se prétend réel, pas d’encombrements dans les rues, pas de sentiments de pollution, pas de bruit…

9Les simulacres d’espace public contenus dans les images numériques des projets urbains étudiés se dévoilent à travers l’égalité radicale des personnages. Tout y est lisse, la diversité sociale a disparu. La cohabitation n’a aucune densité, elle ne semble pas avoir d’importance puisque les relations n’existent pas. Si on peut y deviner la silhouette – parfois fantomatique – de passants ou d’habitants – bien que la différence soit impossible à établir –, ceux-ci ne semblent pas entrer en contact, ni interagir avec l’environnement. Le monde numérique présenté n’est pas social dans la mesure où les êtres humains y sont hyperatomisés : tous insignifiants aux autres, tous identiques. Bien qu’ils possèdent l’apparence du « collectif », ce sont des individus sérialisés [Sartre, 1960]. Ici, pas de riches ni de pauvres, c’est l’espace parfait, parangon de la mixité sociale. On ne trouve pas plus de passants, d’habitants, de voisins bruyants que de squatters ou de « déviants ». Drapé de perfection, l’espace public numérisé se donne alors comme la négation même de l’espace public et de ses pluralités, il rejette les principes de commune socialité et d’individuation formulés dans le manifeste convivialiste. Toutefois, et comme l’illustre l’entretien qui suit, ces images fonctionnent et les habitants adhèrent, en partie, à l’imaginaire qui leur a été vendu :

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J’aimerais que ça ressemble un peu aux plans qu’on nous a donnés, avec des belles voitures électriques et puis des gens qui sont supersympas, qui adorent l’environnement et qui font plein de trucs pour aider leurs voisins (M. B., enseignant, propriétaire).

11Les images numériques proposent d’entrer dans un monde au sein duquel les personnages se voient assigner des identités transparentes. Dans cet univers « peuplé de “clones” synthétiques mus par des logiques programmées » [Quéau, 1993, p. 69], chacun passe sa vie dehors, au balcon et sur les terrasses, discutant ici, bronzant là. Les modalités de coprésence ne sont pas négociées comme dans les espaces réels [de Gourcy et Rakoto-Raharimanana, 2008], de sorte que le « droit à la ville » [Lefebvre, 1968] semble ici se réaliser naturellement, sans accrocs ni remous. C’est dans cette perspective que le sociologue Erving Goffman analyse le travail des publicitaires qui « nous font voir des personnages idéalisés se servant d’instruments idéaux pour des buts qui ne les sont pas moins et unis, naturellement, par des relations elles aussi idéales » [Goffman, 1977, p. 37]. Ainsi, l’image numérique homogénéise l’espace en occultant toute complexité et en lui conférant une neutralité froide. Elle fait disparaître tous les potentiels espaces intermédiaires au profit d’un espace public absolu ; tous les processus d’appropriation et de privatisation de l’espace public. La ville entendue comme une œuvre ouverte est niée, fermée sur elle-même [Marchal et Stébé, 2014]. Dans cet espace sous-vide, dépourvu d’émotions, de tensions et de différences culturelles, il n’y a plus d’espaces privés ou intimes, ne demeurent que des espaces publicisés scénarisant une vie urbaine mythifiée sans contenu. En d’autres termes, la vie publique purement formelle s’y standardise en étant réduite à des schémas préformatés vendant du prêt-à-habiter. À cet égard, certains concepteurs des projets observés semblent parfaitement conscients des risques liés à cette perfection caricaturale inhérente aux images numériques :

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C’est vrai qu’avec ces images-là on vend un peu du rêve, et après, il y a un décalage entre ça et puis ce que les gens vivent vraiment (chargé de mission à l’urbanisme).

13Le caractère standard de l’espace public présenté dans les images publicitaires des nouveaux quartiers observés concourt à la production d’idéalités urbanistiques. Ces images relèvent nécessairement d’une construction idéelle, entendons de la projection des représentations sociospatiales de bâtisseurs, d’architectes, d’urbanistes ou de techniciens qui tendent à faire la ville comme elle devrait être en ne se souciant guère de ce qu’elle est, éludant du même coup toute complexité. Les images offrent une lecture mythifiée de l’espace laquelle opère à plusieurs niveaux : premièrement, elle donne à voir une représentation déformée de la réalité dans la mesure où elle parvient à simplifier la complexité de la réalité au point de faire des nouveaux quartiers des espaces lisses, homogènes et prêts à habiter. Deuxièmement, elle tend à faire oublier le caractère construit de ses supports idéels, autrement dit à naturaliser les idées qui le structurent.

De la décontextualisation des images numériques

14Les observations réalisées montrent que certains opérateurs conscients des limites inhérentes à la traduction des projets en images numériques cherchent par de nombreux supports (plaquettes, magazines d’information, sites internet, articles de journaux…) à attacher les projets, ici à une histoire locale, là à un patrimoine architectural, ailleurs à un paysage. Toutefois, force est de constater combien les images numériques demeurent très souvent décontextualisées, plus particulièrement quand il s’agit de la communication relative à des immeubles vendus par des agences immobilières. Ceux-ci apparaissent généralement seuls dans le territoire virtuel de l’image numérique, détachés de l’espace qui les contient, sans prise réelle avec la ville ou même avec les alentours des bâtiments à vendre.

15Il faut souligner que les agences immobilières communiquent exclusivement sur leurs activités et cherchent à vendre un logement alors réduit au bâtiment qui le contient. Les agences n’ont pas pour mission de vanter le projet urbain dans sa globalité bien qu’elles participent malgré elles à sa promotion dans l’espace public. C’est dire si la mise en marché justifie la dissociation des bâtiments de l’environnement urbain immédiat et, partant, du reste du projet. De fait, la marchandisation décontextualise en allant de pair avec la vision d’un espace morcelé et épars : le projet ne se donne à voir in fine dans sa globalité qu’après résolution du puzzle dont l’habitant n’a jamais toutes les pièces.

16Il existe un point commun entre toutes les images numériques des projets au-delà de la décontextualisation des bâtiments : nous voulons parler de la perspective visuelle. Cette dernière offre la possibilité de déplacer un objet dans l’espace, de prédire son emplacement, et surtout de l’extraire de son contexte. Elle arrache l’objet à l’espace physique pour en faire un produit à vendre en tant que tel. Pour William Ivins, la perspective permet d’effectuer « des allers et retours entre l’objet et l’image » ou encore entre la virtualité de l’objet et sa réalité [Ivins, cité par Latour, 1987, p. 85]. La perspective est une rationalisation de l’expérience de la vue, une préparation de l’à venir en figeant les formes urbaines dans un imaginaire fini, immuable, doté ainsi d’une « cohérence optique » [ibid.]. Elle instaure alors une symétrie ou une équivalence entre l’objet physique du monde réel et l’objet fictionnel. Plus encore, s’opère ici une causalité circulaire entre réalité et virtualité, condition sine qua non pour que le bien imaginé soit un bien généralisable. C’est ainsi que des lieux singuliers destinés à être appropriés par les habitants deviennent le support de lieux impersonnels, d’espaces semblables d’une région à l’autre, de territoires anonymes. Les bâtiments des nouveaux quartiers sont interchangeables, ils n’appartiennent à aucune spatialité singulière.

17Conjointement, les espaces numériques deviennent transposables à l’infini, ce qui rend quasi anecdotique l’espace physique chargé de recevoir le projet urbain.

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Curieusement, la perspective linéaire et le clair-obscur qui permettent aux images d’acquérir une solidité géométrique permettent aussi au spectateur d’échapper provisoirement à sa dépendance envers la gravitation. Avec un peu d’habitude, le spectateur imagine des volumes solides qui flottent librement dans l’espace [Edgerton, cité par Callon, Latour et Akrich, 2006, p. 46].

19La mise en publicité des bâtiments par la traduction numérique du projet – facilitant sa circulation et sa visualisation – s’accompagne d’une déterritorialisation relative, ce qui pose la question de la reterritorialisation à venir. L’exemple le plus significatif de ce processus se trouve sur Internet car, en effectuant une recherche d’images sur Google à partir des termes « nouveau quartier », que ce soit dans les villes retenues pour notre recherche ou non, il apparaît que les quinze premières pages du moteur de recherche donnent à voir un catalogue d’images similaires, de bâtiments quasi identiques. À partir de ces seules informations, il est donc impossible de deviner à quel projet urbain les constructions appartiennent ni dans quelle ville elles trouvent place, sauf à connaître le projet à l’avance. À n’en pas douter, le « lieu commun » privilégié où se retrouvent tous ces lieux virtuels est l’espace numérique. En dehors d’Internet, les projets urbains en attente de réalisation ne sont nulle part, ils n’appartiennent à aucune ville. Ils sont désincarnés et participent de ce fait à la logique de standardisation des nouvelles manières de penser, de faire et de communiquer la ville. Qui plus est, les bâtiments d’habitation représentés possèdent tous une forte ressemblance à partir des mêmes caractéristiques architecturales : toits terrasses, formes cubiques, porte-à-faux, etc.

20De cette façon, la décontextualisation du quartier, en représentant des espaces virtuels littéralement u-topiques et u-chroniques, abstrait le projet de l’espace physique sur lequel il est censé se trouver. L’adéquation entre numérique et physique ne peut se faire que par un travail d’agencement et d’imagination de la part des concepteurs et des futurs habitants/investisseurs. Les images donnent alors à voir une réalité à réaliser toujours extérieure à la réalité effective. En quelque sorte, elles produisent un anti-monde qui se présenterait « à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable » [Brunet, Ferras et Théry, 2005] : un monde plus ou moins fictionnel mais nécessaire à l’existence tant économique que sociale du projet. La tension entre contextualisation et décontextualisation est permanente et cette dualité fait partie intégrante de l’objet de notre recherche : le projet urbain tel qu’observé dans ces deux métropoles régionales de l’Est de la France. À ce propos, il faut souligner combien la décontextualisation est l’une des caractéristiques constitutives de l’image numérique et suppose un travail de construction du contexte qui s’effectue aussi via le support que sont les panneaux publicitaires. De même, avec l’aide des textes, les images se voient « augmentées », elles acquièrent un surplus de sens, voire un sens tout court ; avec l’aide du simulacre d’espace public, de l’illusion d’une vie déjà-là, d’une sorte d’immanence de l’identité de quartier. Cela étant dit, il apparaît qu’à certains égards les images marketing, fabriquées par des concepteurs, architectes ou graphiques qui y plaquent leurs visions de l’espace public, possèdent de nombreux points communs avec les récits sur la ville idéale, avec les utopies urbaines.

Le convivialisme au risque de l’utopie

21Aussi étonnant que cela puisse paraître, les images numériques dessinent un univers qui semble posséder nolens volens les caractéristiques des utopies traditionnelles. En effet, la production et la conception de l’espace urbain ne s’éloignent jamais ici d’une tentative de créer une ville idéale renvoyant à des comportements harmonieux et parfaitement réglés. Aussi les nouveaux quartiers observés sont-ils des révélateurs d’une réactualisation non verbalisée et non conscientisée d’emprunts issus de la tradition utopiste.

22La caractéristique d’une utopie qui nous paraît la plus importante à souligner ici est qu’elle associe généralement la construction architecturale au bien-être humain. En effet, les créateurs d’utopies cherchent à promouvoir « l’humanisation de l’espace à apprivoiser ou à transformer selon ce qui est bien pour l’homme » [Stébé, 2011, p. 8]. Pour rendre les hommes plus vertueux, les utopistes échafaudent des « modèles de cité idéale dans lesquels ils projettent leurs conceptions du beau et du bon, de l’équilibre et du vertueux, de l’harmonie architecturale et de la justice sociale, de la cohérence urbanistique et de l’ordre social » [ibid., p. 37]. En conséquence, les utopies imposent des normes, prescrivent des comportements et tracent une ligne entre le bien et le mal, supprimant généralement toute possibilité d’altérité, tout comportement alternatif ou déviant, tout contact perturbateur.

23Manifestement, les concepteurs des projets urbains cherchent « à donner une définition de la réalité, à véhiculer une signification, à produire une vision du monde » [Faccioli, 2007, p. 12]. Mais la conception du bien-être généralisé n’est envisageable, comme dans les utopies, qu’autant que les images des projets portent en elles des prescriptions ou des injonctions. Les images relèvent également de l’utopie dans la mesure où elles tendent à saisir un moment d’euphorie générale, de douceur, un instant de vie sociale ensoleillé à tous égards, temporellement parfait. Dès lors, elles invitent à interroger les aspects tant totalisants que totalitaires de leur contenu dans la mesure où, à l’instar de l’imaginaire utopiste [Paquot, 1996], elles tendent à dissoudre l’altérité, à supprimer la figure de l’autre, de sorte que l’identité singulière de chacun se trouve ainsi emboîtée dans une fiction donnant à voir un monde parfaitement réglé, telle une mécanique sagement mise en place.

24Preuve d’une altérité réduite ici à sa plus simple expression, pour être conforme à ce qui est attendu il faut être blanc de peau. En effet, ce fait relativement signifiant nous est apparu lors de l’étude méthodique des images numériques. Si on considère qu’elles représentent en quelque sorte l’idéalité de la ville, qu’elles donnent à voir des lieux et des espaces idéaux, alors il faut noter que la ville idéale est une ville de Blancs. En effet, les centaines d’images de projets urbains français que nous avons pu étudier, notamment sur Internet, ne paraissent pas représentatives de la pluralité d’un urbain multiculturel. Loin de tout procès d’intention, puisque l’omission d’une société urbaine pluriculturelle est certainement liée au manque de diversité des banques de données servant à alimenter les images des projets urbains, notons également l’absence de personnes handicapées alors même que les nouveaux espaces urbains sont, le plus souvent, adaptés à de tels publics, étant entendu que, jusqu’en juin 2018 [1], la loi obligeait les constructeurs à prévoir des équipements en ce sens.

25Parallèlement, rappelons que les inégalités sociales n’apparaissent pas dans les espaces virtuels des projets urbains, espaces qui réifient les habitants, passants et autres commerçants en ne montrant que des usagers policés, totalement réglés. Les projets urbains, médiatisés par les images numériques, prescrivent des identités et, par là, suggèrent des attitudes naturelles. Dès lors, le projet urbain imagé n’envisage pas d’autres manières de vivre que celles qu’il envisage et exprime. Par conséquent, toute extériorité et toute altérité sont exclues de son scénario normatif posé comme « essentiel ». Ce faisant, en se montrant aussi aseptisé et excluant vis-à-vis d’autres altérités, le projet urbain se met lui-même à distance de la ville alors qu’il s’affiche comme profondément intégré dans le tissu urbain à travers une histoire et à travers l’attachement à un contexte spécifique matérialisé, du moins sur nos terrains de recherche, par des fresques informatives et imposantes affichées dans la rue. C’est ce paradoxe qui nous fait dire que l’espace présenté dans les images numériques est, à bien des égards, très proche des « espaces autres » pensés par Michel Foucault, entendons des hétérotopies, des lieux existant hors de tous les autres [Foucault, 1994].

26En plus de totaliser les identités, les images numériques proposent aux spectateurs d’acheter une morale ou encore un mode de vie source de distinction sociale. Ce faisant, comme pour les sociétés imaginées par les utopistes, les images peuvent sembler étouffantes tant l’espace est codifié et réglementé, tant les personnages sont lisses et sonnent creux [Paquot, 1996], mais elles paraissent aussi oppressantes tant l’épreuve de normalisation y transparaît et tant les injonctions moralisatrices y sont prégnantes. Pour vivre dans ces nouveaux quartiers, chacun est censé se comporter conformément à ce qu’imposent les images. Les images prescrivent des comportements, suggèrent que les futurs habitants pourront y découvrir une ambiance unique, se projeter dans un lieu en accord avec un art de vivre brandi comme un faire-valoir. Dans tel ou tel quartier, les habitants devront faire du vélo, prendre les transports en commun – même si ceux-ci n’existeront pas quand ils arriveront –, limiter l’utilisation de la voiture, devront se rendre au centre-ville « à dix minutes à pied » comme l’indiquent les panneaux publicitaires ; ils devront aussi participer aux jardins partagés afin de sauvegarder ou renforcer la cohésion et le lien social. Dans le cas où les habitants refuseraient de souscrire à ces injonctions, l’échec relatif du nouveau quartier pourrait leur être imputé. Pour Marion Segaud, tout cela est directement lié à la numérisation des images qui « produit une architecture virtuelle où pratiques et usages sont seulement projetés. L’image proposée est hyperréelle ; malgré cela, il est impossible de savoir comment ces espaces seront utilisés, transformés par la praxis, et encore moins comment ils seront vécus » [Segaud, 2009, p. 263].

27C’est cette normativité du projet urbain numérisé qui révèle sa dimension totalitaire, dimension inhérente à l’utopie. La visibilisation d’une vie sociale réglée (dans les images et dans les commentaires) cache une ambition autoréalisatrice plus ou moins consciente dans la tête des concepteurs étant donné qu’ils semblent parfois persuadés que « l’image en soi serait un réel absolu, exhibant une vérité dogmatique » [Lussault, 2007, p. 69].

En guise de conclusion

28La mise en image des projets urbains apparaît comme un processus de réification des comportements sociaux, comportements que l’image va cristalliser, fixer et figer. L’interchangeabilité des personnages, des espaces et des bâtiments ainsi que leur déterritorialisation contribuent, de fait, à construire un modèle de ville aseptisé. C’est dire si la circulation publique des projets urbains à des fins tant informatives (pour les élus et techniciens institutionnels) que commerciales (pour les agences immobilières et les constructeurs privés) nourrit l’image d’un espace sérialisé et rationalisé.

29Les observations menées au sein de nouveaux quartiers illustrent comment les logiques informatives rencontrent les logiques marchandes visant à promouvoir un lieu idéal qui n’échappe pas aux travers totalitaires des utopies urbaines, tant les images sur lesquelles nous avons travaillé proposent un monde plein ne laissant aucune place à l’appropriation. Tout y semble tellement prévu qu’il ne peut pas y avoir de prises spatiales, sociales et identitaires. En fait, à bien y regarder, les seules prises possibles apparaissent dans un format épuré et normatif, révélateur à bien des égards des présupposés des concepteurs et/ou des communicants.

30La récurrence des signes et des symboles contenus dans les images numériques produit en fait une saturation du sens synonyme d’imperméabilité aux aspirations locales et habitantes. Loin de la philosophie réelle d’un « droit à la ville », le « conçu » veut donc ici présider au « vécu », au perçu et au sensible [Lefebvre, 1968]. Cependant, l’omniprésence des modélisations numériques dans la démarche de projet conduit à la légitimation des attentes et des représentations vis-à-vis de l’espace et de la vie sociale à venir ; légitimation contrevenant de fait au principe d’adaptabilité des projets urbains aux contextes locaux et niant le mouvement inhérent à la ville « en actes ».

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Stébé Jean-Marc, 2011, Qu’est-ce qu’une utopie ?, Vrin, Paris.

Notes

  • [1]
    Au début du mois de juin 2018, l’Assemblée nationale française a voté un amendement visant à limiter à 10 % le taux de logements accessibles aux personnes handicapées contre 100 % jusqu’alors (selon une loi datant de 2005).
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