Brèves et recensions par Alain Caillé
Mandeville Bernard de, La Fable des abeilles, édition revue, commentée et introduite par Dany-Robert Dufour, Agora Pocket, Paris, 2017, 382 p., 8,50 euros.
1Dans son introduction à une réédition révisée de la célèbre Fable des abeilles. Vices privés, vertus publiques (1714), de Bernard de Mandeville, le philosophe Dany-Robert Dufour montre de manière très convaincante comment c’est dans ce texte, connu mais jamais vraiment commenté ni pris au sérieux, qu’il faut voir le véritable acte de naissance à la fois de l’esprit du capitalisme et de l’économie politique.
2Quoique calviniste, ou pour cela même, Mandeville, l’homme-diable (Man Devil), tire les leçons du jansénisme des Messieurs de Port-Royal, de Pascal et de Pierre Bayle. Avec une hardiesse inouïe pour l’époque et un humour tout britannique, ce médecin, chantre de la libération sexuelle et inventeur de la talking-cure bien avant Freud, entreprend de prouver que seule la généralisation du vice, du lucre et du stupre peut assurer la richesse et donc le bonheur des grandes nations. Toute la thématique des harmonies préétablies de Leibniz et de la main invisible de Smith est déjà présente. Smith, montre Dufour, reprend la thèse de Mandeville en l’euphémisant, i. e. en remplaçant l’apologie du vice par celle de l’intérêt (self-love).
3Cette relecture de l’histoire des idées, qui dégage ce qui s’est pensé en amont de Mandeville, et en aval (jusqu’à Sade et à aujourd’hui), invite à une révision complète des thèses reçues sur la genèse du capitalisme. Contrairement à celle de Max Weber, célébrissime, ce n’est pas tant de l’ascèse et du sens du devoir et de la vocation (Beruf) que procède l’accumulation capitaliste mais bien de la rupture avec la morale. Ou tout autant, dira-t-on. Où l’on voit également que l’histoire racontée par Michel Foucault dans sa Naissance de la biopolitique est singulièrement fautive et lacunaire.
Pelluchon Corine, Éthique de la considération, Seuil, « L’ordre philosophique », Paris, 2018, 281 p., 23 euros.
4Nous ne sauverons pas le monde des périls qui l’assaillent, à commencer par celui d’une hubris généralisée, si nous n’apprenons pas à le considérer, i. e. à lui apporter notre considération, à considérer à la fois les autres et nous-mêmes, les animaux, la nature et la Terre, en reconnaissant qu’ils ont une valeur propre, intrinsèque, et pas seulement par projection de la nôtre.
5Quelles vertus sont nécessaires à ceux qui entendent œuvrer en ce sens ? S’inspirant de l’éthique des Anciens, Corine Pelluchon reprend à son compte, en l’élargissant et l’actualisant, l’idéal de la magnanimité, de l’insensibilité à la flatterie et à l’envie comme aux biens vulgaires, argent, pouvoir et prestige. Le problème toutefois de la figure de l’homme magnanime, telle qu’elle est dépeinte par Platon et Aristote – outre le fait qu’elle est celle d’un homme et qu’il faut donc l’étendre aux femmes –, c’est que le magnanime est trop fermé sur lui-même, trop sûr de lui, trop insensible aux autres et à la nature. En amont de la magnanimité, la sous-tendant, il faut placer (à la suite de Bernard de Clairvaux) l’humilité, qui est d’abord reconnaissance de notre fragilité et donc de notre dépendance aux autres et à notre environnement.
6Entée sur l’humilité, mise par elle à l’abri du risque d’hubris, la magnanimité, qui suppose amour de la vérité et de la justice, peut s’ouvrir à la fois à la prudence et à la générosité telle que défendue par Descartes, à la force d’âme qui permet de résister aux épreuves et à la tempérance, garante de l’autonomie.
7Une contribution importante, radicalement anti-utilitariste, au convivialisme. Reste à savoir comment susciter une adhésion de masse à ces vertus. Dessinent-elles une nouvelle éthique de la militance ?
Bregman Rutger, Utopies réalistes, Seuil, Paris, 2017, 248 p., 20 euros.
8Pourquoi les pauvres sont-ils pauvres ? Parce qu’ils n’ont pas d’argent ! Cette réponse qui peut sembler être un simple truisme, ou une tautologie, prend tout son sens si on l’interprète différemment en prenant connaissance des multiples études qui montrent que lorsqu’on donne de l’argent aux pauvres, alors ils s’emploient à sortir de leur pauvreté.
9Formidable plaidoyer pour l’adoption de ce qu’on appelle maintenant un revenu universel, sujet dont l’auteur est un des meilleurs connaisseurs et un des plus fervents défenseurs. Sur ce thème, il réunit une documentation impressionnante qui réfute totalement toutes les études historiques qui avaient conclu à son inefficacité ou à ses dangers (l’augmentation de la divortialité, par exemple, qui avait fait reculer Nixon qui était jusque-là prêt à l’adopter). On retrouve la même qualité et la même quantité d’informations sur tous les sujets abordés par Bregman Rutger, qu’il s’agisse de la critique du produit national brut et de la discussion sur les indicateurs de richesse alternatifs, des effets de la diminution du temps de travail, de la critique des bullshit jobs (des boulots « à la con »), des dangers de la robotisation et de l’Intelligence artificielle, ou encore des bienfaits potentiels de l’ouverture des frontières aux migrants. L’écriture est toujours limpide, attrayante.
10C’est à juste titre que ce livre est un best-seller mondial. Il devrait devenir la bible de tous ceux qui recherchent des alternatives à la mondialisation néolibérale.
Gaulejac Vincent de, Seret Isabelle, Mon enfant se radicalise. Des familles de djihadistes et des jeunes témoignent, avec une préface de Roland Gori, Odile Jacob, Paris, 2018, 283 p., 21,50 euros.
11Voici un livre précieux à de nombreux égards. D’abord parce qu’en donnant la parole à des djihadistes (potentiels en l’occurrence, pour la plupart) et à leurs familles, il permet de comprendre l’enchevêtrement des causes et des raisons qui peuvent pousser au djihad. Parce qu’il fait toucher du doigt l’épreuve que cela représente pour les familles, pour les mères notamment, l’épreuve de la honte et de la stigmatisation. Parce qu’il montre à quel point cette stigmatisation par les institutions (on demande ainsi 20 000 euros à la mère du djihadiste qui s’est fait exploser au Stade de France parce que son corps est resté de nombreuses journées à l’hôpital…) est contre-productive.
12Parce qu’il donne la parole aux jeunes « radicalisés » et, en leur donnant cette parole, leur permet d’accéder à leur subjectivité et de sortir du fantasme. Et, enfin, parce qu’il montre comment en se plaçant en position d’écoute – conformément à la sociologie clinique – plus que de jugement, sans céder à la naïveté ou à la complaisance, il est possible d’espérer une réinsertion véritable, ce que les programmes de déradicalisation, fondés sur la suspicion et le désir de convaincre à tout prix, échouent systématiquement à susciter. Voilà de quoi réconcilier bien des analyses au nom d’une clinique complexe.
Delannoy Isabelle, L’Économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie et la société, Actes Sud/Colibris, Paris, 2017, 358 p., 22 euros.
13Qui n’a pas été séduit par la vision du film Demain ? À la joie suscitée par la démonstration qu’il est possible d’accroître notre puissance d’agir collective dans les limites du souci de préserver la planète se joignait l’inquiétude que les belles expériences si bien mises en scène ne soient que des exceptions plus ou moins locales, incapables de former système. C’est justement la démonstration qu’elles peuvent former système qu’apporte cet ouvrage. En associant permaculture, économie circulaire, économie de la fonctionnalité, du partage – pair à pair –, économie sociale et solidaire et monnaies complémentaires, nous pourrions réduire de 90 % notre utilisation de matière tout en accroissant la production, soutient l’auteure.
14Une sacrée pierre dans le jardin des décroissants, soit dit au passage. La démonstration, passablement technique, demanderait à être vérifiée. Mais, à supposer qu’elle soit acquise, il resterait à interroger les conditions sociales, idéologiques et politiques qui rendraient possible le basculement dans un tel système. Comment, notamment, coexisterait et cohabiterait-il avec l’économie de marché et avec l’État ? C’est à une telle question qu’une approche convivialiste doit apporter réponse.
Pizarroso Lopez Noemi, Ignace Meyerson, Les Belles Lettres, « Figures du savoir », Paris, 2010, 250 p., 19 euros.
15Une utile présentation de la trajectoire et de l’œuvre du fondateur de la psychologie historique (ce courant dans lequel s’inscrit tout le travail d’un Jean-Pierre Vernant), ami et compagnon de route de Marcel Mauss, dont il a prolongé les belles analyses sur la notion de personne (dans Les Fonctions psychologiques et les œuvres) et avec lequel il espérait pouvoir continuer à coopérer « à cheval sur tous les bouts de la psychologie et de la sociologie en même temps » (p. 179).
Fourel Christophe, Caillé Alain (dir.), Le Moment Gorz. I. « André Gorz en personne » ; II. « Sortir du capitalisme : le scénario Gorz », Le Bord de l’eau, Lormont, 2018, 360 p., avec un DVD, « Le travail demain », 32 euros.
Fourel Christophe, Lettre à G. André Gorz en héritage, Le Bord de l’eau, Lormont, 2017, 144 p., 14 euros.
Gollain Françoise, André Gorz, une philosophie de l’émancipation, L’Harmattan, Paris, 2018, 334 p., 34,50 euros.
16Le dixième anniversaire de la mort de Gorz a suscité, c’est naturel, une abondance de publications sur ce penseur qui a tant contribué à l’évolution de nos analyses du présent et des possibilités de l’avenir. Le Moment Gorz est une version enrichie et actualisée des deux livres publiés il y a cinq ans, désormais réunis en un seul et bel ouvrage (avec des textes de Michel Contat, Hans-Léo Krämer, Patrick Viveret, Françoise Gollain, Frédéric Worms, Willy Gianinazzi, François Bordes, pour le premier tome, Geneviève Azam, Alain Caillé, Robert Castel, Jean-Pierre Dupuy, Jean-Marie Harribey, Florence Jany-Catrice, Anselm Jappe, Jean-Louis Laville, Daniel Le Scornet, Alain Lipietz, Dominique Méda, Bernard Perret, Patrick Petitjean, Roger Sue, Carlo Vercellone et Philippe Van Parijs pour le second, et des textes inédits de Paul Dumouchel, Olivia Gazalé, Serge Lafaurie, Alexander Richter, François Flahault, Antonella Corsani et Aline Barbin).
17Le célèbre Lettre à D. d’André Gorz était un bouleversant témoignage d’amour. Lettre à G., de Christophe Fourel, est celui d’une amitié qui évoque à la fois l’homme (Gorz en personne), l’évolution de ses idées, leurs réceptions et leur destin, dix ans après sa mort, jusqu’au convivialisme. Quant à Françoise Gollain, autre disciple et amie d’André Gorz, elle nous donne ce qui est sans doute l’exposé le plus clair et systématique (historique aussi) de la pensée de Gorz saisie dans sa double fidélité à Sartre et à Husserl.
Claustres Annie, Objets emblèmes, objets du don. Enjeux postmodernes de la culture matérielle (de 1964 à nos jours), Les Presses du réel, Paris, 2017, 357 p., 28 euros.
18On ne peut que se réjouir de voir l’anti-utilitarisme et le paradigme du don revendiqués et mobilisés dans des travaux d’histoire de l’art. Ici, ils servent à présenter et interroger les trois vagues de l’art contemporain qui ont procédé à un détournement des objets matériels de la vie quotidienne en en supprimant la dimension fonctionnelle et utilitaire.
19À travers ce détournement et l’apparition de la contre-culture, c’est un « bouleversement des normes de goût » qui s’opère. Il « accompagne cette expansion culturelle, ce qui va circonscrire une nouvelle cartographie détachées des anciens clivages – high art/low art, culture savante/culture populaire » (p. 8-9).
20Mais si l’on comprend bien comment la transmutation anti-utilitariste (mieux vaudrait sans doute dire anti-utilitaire) des objets de la vie quotidienne brouille les repères de la distinction, au sens de Bourdieu, et contribue à la démocratisation de l’art, on comprend moins bien comment ces objets défonctionnalisés esthétisés deviennent des objets de don. Ici, un effort de traduction supplémentaire serait bienvenu.
Jackson Tim, Prospérité sans croissance. Les fondations pour l’ économie de demain, avec une préface de Patrick Viveret, Deboeck, Louvain-la-Neuve, 2009 (2e éd.), 301 p., 19,90 euros.
21Il faut saluer la réédition – plus qu’actualisée, considérablement enrichie et approfondie – de cet ouvrage essentiel à la définition des bases économiques d’une société convivialiste postcroissantiste. Reste à faire la même chose pour ses bases sociologiques, politiques et idéologiques.
Devèze Jean-Claude, Pratiquer l’éthique du débat. Le défi de la délibération démocratique, préface de Patrick Viveret, postface de Jean-Baptiste de Foucauld et Pierre Guilhaume, Chronique sociale, Lyon, 2017, 132 p., 10 euros.
22Comment surmonter les malentendus, si fréquents au sein des groupes où l’on ne sait pas se taire et s’écouter, et parvenir à ce que Patrick Viveret nomme des désaccords féconds ? Jean-Claude Devèze donne ici une série d’exemples de ce qui a marché en différents lieux, par exemple un débat sur la procréation médicalement assistée (PMA) et le mariage pour tous qui a amené nombre de participants à modifier leur position de départ ou, au minimum, à cesser d’anathémiser ceux qui ne partageaient pas leur avis. Il y a là, incontestablement, de précieux outils pour une « démocratie délibérative ». Sont-ils suffisants pour parvenir à une décision ? Il faudrait en débattre. Éthiquement, bien sûr.
Viglietti Cristiano, Il Limite del bisogno. Antropologia economica di Roma arcaica, Il Mulino, Bologne, 2011, 185 p., 27 euros.
23Ce livre, paru il y a sept ans déjà (mais reçu tout récemment par le MAUSS…) donne à réfléchir sur l’économie, si mal connue, de la Rome antique. Inspiré par Karl Polanyi, Marshall Sahlins et Serge Latouche, notamment, il s’écarte des visions classiques (dont il fournit une bonne recension) d’une économie romaine archaïque, naturelle, rustique et domestique pour mieux montrer à la fois son étrangeté (des bœufs y servent de monnaie, des quasi-rois ont honte d’être trop riches, ânes et bœufs ne peuvent être vendus qu’en présence de six citoyens adultes, etc.) et faire ressortir sa cohérence et sa grandeur, organisées autour et à partir de la parcimonia. On dirait peut-être aujourd’hui la sobriété. Une économie décroissante avant la décroissance ?
Monteil Pierre-Olivier, Macron par Ricœur. Le philosophe et le politique, Lemieux éditeur, Paris, 2017, 126 p., 16 euros.
24Par l’un des meilleurs connaisseurs de la pensée de Paul Ricœur (sa pensée politique notamment), une intéressante mise en rapport des déclarations et des actes de Macron avec le philosophe qui l’a le plus inspiré et avec qui il a effectivement collaboré, et dont toutefois on aurait tort d’espérer un pronostic assuré sur les décisions à venir du jeune président puisque la philosophie politique de Ricœur est plus une réflexion sur le politique et la démocratie en général qu’une prise de position politique déterminée.
Masclef Olivier, Penser le don avec Marcel Mauss, Nouvelle Cité, « Penser avec », Bruyères-le-Châtel, 2018, 136 p., 14 euros.
25Dans la collection où sont déjà parus les excellents Penser le travail avec Karl Marx (de Pierre-Yves Gomez) et Penser le travail avec Simone Weil (d’Emmanuel Gabellieri), ce livre se lit avec plaisir et intérêt, mais aussi étonne. Un peu pour les mêmes raisons. Avec plaisir et intérêt parce qu’il donne une lecture personnelle, fraîche, guère encombrée de références savantes, de l’Essai sur le don, dont il retient notamment ce que l’auteur appelle une « anthropologie représentative », le fait que les acteurs du don n’interviennent qu’en tant que représentants de leurs groupes respectifs (ancêtres et esprits compris). Mais le choix de ce type de lecture étonne et frustre également. En de nombreux passages, l’auteur laisse entendre qu’il n’est pas d’accord avec les lectures contemporaines de Mauss (celles de Godbout, de Caillé, par exemple, pourtant cités élogieusement, ainsi que de Bruno Karsenti et Camille Tarot), mais on a du mal à comprendre sur quoi porte le désaccord. À suivre.
Jappe Anselm, La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, Paris, 2017, 246 p., 22 euros.
26Où le théoricien le plus connu en France de l’école marxiste dite de la critique de la valeur – pour qui il y a moins à critiquer la domination capitaliste que l’existence même du Marché, de l’Argent et du Travail en tant qu’ils forment système – étend la critique à la forme Sujet elle-même en tant qu’elle n’est que l’autre face du système. Ce n’est donc pas en son nom qu’il y aurait sens à chercher à s’émanciper.
27Le livre démarre par le rappel fascinant d’un mythe peu connu, celui du roi Ėrysichthon qui, pour avoir voulu faire des planches pour son palais à partir d’arbres appartenant à Déméter, se vit condamné par elle à une faim inextinguible qui le voua à tenter de sacrifier sa propre fille puis à se dévorer lui-même. Belle métaphore du sujet contemporain au désir insatiable. La généalogie qu’en donne Anselm Jappe, très philosophique, paraîtra sans doute un brin spéculative. Elle a le mérite de montrer qu’en deçà de l’Homo œconomicus, il y a le sujet narcissique infantile, incapable de distinguer entre lui et le monde, d’autant plus voué à la quête de la toute-puissance qu’il est profondément impuissant.
28La critique s’appuie beaucoup sur la psychanalyse, sur Charles Melman, Jean-Pierre Lebrun et Dany-Robert Dufour, auquel il est pourtant reproché de rester trop timides dans leur critique du capitalisme. Mais comment ne pas apparaître trop timide aux yeux de ceux qui prônent l’abolition immédiate du Marché, de l’Argent et du Travail, et donc du Sujet ? À côté de ça, tout paraît tiède.
Pagès Claire (dir.) Norbert Elias et les disciplines, Presses universitaires François-Rabelais, Tours, 2018, 158 p., 18 euros.
29De quelle discipline relève l’œuvre de Norbert Elias ? De laquelle se réclamait-il ? De la sociologie ? De l’histoire ? De la sociologie historique ? De la psychologie historique (comme Meyerson) ? De la sociologie de la connaissance comme son maître Karl Mannheim ? Sociologue, il l’était assurément, et historien aussi, la difficulté étant qu’il ne se reconnaissait (et ne se reconnaîtrait) nullement dans la sociologie ou l’histoire telles qu’elles se faisaient (et se font), une sociologie trop cantonnée dans le présent, une histoire trop limitée aux singularités. Plus généralement, c’est le « compartimentage » des sciences sociales qui lui semblait intrinsèquement inadapté à la tâche essentielle de la science sociale : comprendre la genèse et le mode d’action des interdépendances qui font les acteurs sociaux tout en résultant de leur action.
30Beau plaidoyer, donc, pour une science sociale généraliste, éclairé par une excellente introduction de Claire Pagès et de belles analyses de Stéphane Dufoix, Arnault Skornicki, Florence Hulak et Florence Delmotte.
Recension par Philippe Chanial
Chapais Bernard, Aux origines de la société humaine. Parenté et évolution, Seuil, Paris, 2017, 360 p., 24 euros.
31Voici un ouvrage tout aussi paradoxal que stimulant. Il s’agit, en effet, rien de moins que de la reprise la plus importante de la question de l’origine de la société humaine depuis la thèse fameuse de l’alliance exogamique de Lévi-Strauss présentée dans Les Structures élémentaires de la parenté (que les éditions de l’EHESS viennent d’ailleurs de rééditer). Mais une reprise paradoxale car c’est en prenant, dans une perspective résolument phylogénétique, nourrie des tout derniers apports de la primatologie, le contre-pied du structuralisme de l’anthropologue français que Bernard Chapais invite à en (re)fonder la thèse.
32Révisant l’héritage évolutionnaire que nous ont légué nos ancêtres primates, l’auteur pointe avec une rare pédagogie les connexions entre les composantes fondamentales de la société humaine (évitement de l’inceste, structures de parenté, modes de résidence, mariage, etc.) et leurs pendants dans les sociétés primates. Ces legs – ce qu’il nomme les « archives animales du comportement humain » – sont multiples. Ainsi apprend-on que les primates non humains reconnaissent, pour partie, leurs consanguins matrilinéaires – ces « structures de parenté » étant principalement dérivées des liens et soins maternels (pair-bonding) – ; qu’ils ne goûtent guère la pratique de l’inceste, en raison notamment de cette inter-reconnaissance et de la dispersion à l’âge adulte des apparentés (exo-reproduction) – le fameux « effet Westermarck » montrant que les liens intimes noués durant la petite enfance engendre une « remarquable absence de pulsions érotiques » – ; que certaines espèces de primates ont une organisation sociale associant groupes d’apparentés et liens sexuels exclusifs, donc pratiquant, de facto, une « forme primitive d’exogamie ». Pour autant, de tels liens n’engendrent pas d’alliances intergroupes, ce qui constitue la singularité même de la société humaine définie par l’auteur comme « communauté fédérée de groupes multifamiliaux ». Ce qui n’interdit pas de poser quelques hypothèses audacieuses pour montrer en quoi l’agencement inédit de ces traits communs interspécifiques a pu conduire à engendrer des systèmes d’alliances inconnus, par leur complexité, dans le monde animal – et si clairement dégagé par Lévi-Strauss lui-même sur de tout autres bases.
33Au terme de cette passionnante « histoire phylogénétique de la société humaine » se dessine une dialectique subtile entre Nature et Culture. Certes, la biologie impose des contraintes et des objectifs universels, mais la « capacité culturelle », fondée sur l’innovation et l’apprentissage social – où les relations de coopération jouent un rôle essentiel – « permet à l’individu d’inventer de nouvelles façons de satisfaire ces contraintes et de réaliser ces objectifs ». Cette proposition d’une nouvelle synthèse entre anthropologie, primatologie et sociobiologie pourrait faire frémir certains, voire relancer leur croisade afin de reprendre leur Jérusalem à ces impies et païens des « sciences dures ». Et même parmi les maussiens, surtout de l’espèce des lévi-strau(mau)ssiens, pour qui le don d’alliance, et à travers lui le don du « bien par excellence », celui des femmes, serait le marqueur par excellence de notre humanité, s’arrachant de la nature pour entrer dans son monde, celui de la culture. Pour autant, à quoi bon anathémiser ou diaboliser le primate qui est (aussi) en nous ? Ne lui devons-nous pas – en partie seulement tant la créativité culturelle a joué ici, avec virtuosité, sa partie – les formes multiples de réciprocité sans lesquelles nous ne serions pas les humains (et les sociétés humaines) que nous sommes ? Un ouvrage incontournable, il va sans dire.
Recension par Bernard Drevon
Polanyi Karl, Arensberg Conrad M., Pearson Harry W., Commerce et marchés dans les premiers empires. Sur la diversité des économies, Le Bord de l’eau, Lormont, 2017, 470 p., 39,60 euros.
34Publié en 1957, Trade and Market in The Early Empires représente l’aboutissement d’un programme de recherches, l’Interdisciplinary Columbia Project, dont Karl Polanyi est la figure marquante. Saluons la réédition de cet ouvrage dont la première édition française en 1975, sous le titre Les Systèmes économiques dans l’histoire et la théorie, était épuisée depuis plus de vingt ans.
35Ce livre est en effet le complément heureux de La Grande Transformation (1944), beaucoup plus connue. Le titre ne doit pas intimider le lecteur. S’il intéresse le chercheur en histoire antique ou l’anthropologue, il est une lecture passionnante pour tous, étudiants, professeurs, citoyens.
36 Soulignons tout d’abord la dimension critique de l’ouvrage, bien montrée dans la préface riche et rigoureuse de Michele Cangiani et Jérôme Maucourant, ainsi que dans l’avant-propos d’Alain Caillé. Il engage en effet par des textes clairs à comprendre de façon renouvelée les sociétés et les cultures différentes des nôtres. Or se comparer à d’autres cultures aide à mettre en question nos modes de pensées et nos modes d’organisation, nous conduisant à une « comparaison réflexive » (Louis Dumont). Les sociétés primitives et antiques étaient en effet caractérisées par la soumission des intérêts et des actions proprement économiques à des normes sociales et des institutions venant leur donner sens et limites. Loin d’être naturelle et universelle, l’institution du marché censée permettre de produire le bien-être et la prospérité est un construit historique. Ceci remet en question la prétendue inéluctabilité du capitalisme soumettant à l’ordre marchand le travail et la terre et, par-là, l’ensemble des activités humaines. Aujourd’hui au centre du débat public, ces problèmes économiques et écologiques sont bien éclairés par cet ouvrage.
37Le livre invite à la réflexion sur les méthodes en sciences sociales. En effet, les divers textes de Polanyi qui scandent l’ouvrage sont riches en ce domaine et devraient inciter les intellectuels à revenir sur cette question après quelques décennies d’hégémonie de l’individualisme méthodologique et de l’utilitarisme, tout particulièrement en économie. Polanyi en effet donne une définition claire des deux voies possibles dans cette discipline : une économie formelle qui « dérive du caractère logique de la relation entre fins et moyens […]. Ce sens renvoie à une situation bien déterminée de choix, à savoir entre les usages alternatifs des différents moyens par suite de la rareté de ces moyens ». L’économie serait science des choix en situation de rareté et uniquement cela.
38 Polanyi propose une économie substantive qui « tire son origine de la dépendance de l’homme par rapport à la nature et à ses semblables pour assurer sa survie. Il renvoie à l’échange entre l’homme et son environnement naturel et social. Cet échange fournit à l’homme des moyens de satisfaire ses besoins naturels ». Seul le sens substantif permet de produire les concepts qu’exigent les sciences sociales pour analyser toutes les sociétés, les économies du passé comme du présent. L’économie substantive en réinscrivant les actes économiques dans les relations sociales et les rapports à l’environnement permet d’éclairer nos sociétés en saisissant les enjeux sociaux et environnementaux des processus économiques et des choix de politiques économiques. L’autonomisation du champ des activités économiques, le triomphe du Grand Marché, le « désencastrement », présenté aujourd’hui comme inéluctable, doivent être analysés comme un processus historique réversible, le marché autorégulateur ayant déjà montré ses limites dans les grandes crises et les dépressions longues. Polanyi considère que l’analyse doit s’enrichir constamment de l’apport des diverses sciences sociales et de l’histoire. Et si notre société, héritière en cela du xixe siècle, est caractérisée par la prédominance des logiques marchandes, il est possible de montrer qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Bien au contraire, la formation du capitalisme représente une singularité historique inouïe…
39L’étude des sociétés primitives est un champ privilégié pour la réflexion de Polanyi. Caractérisées par des structures sociales le plus souvent symétriques, elles suscitent la réciprocité sous la forme du don/contre-don que l’on a longtemps analysée avec les présupposés de l’économie formelle (troc). Les anthropologues sont les premiers à s’apercevoir de la nouveauté de la méthode proposée. Il est possible de reconstruire a posteriori des convergences entre Marcel Mauss et Karl Polanyi, comme le propose Jean-Louis Laville (« Encastrement et nouvelle sociologie économique », Interventions économiques, n° 38, 2008). Pour Mauss, comme pour Polanyi, il est nécessaire de critiquer l’idée que l’intérêt matériel serait la seule motivation individuelle dans la sphère économique. Alors que Mauss montre que les échanges prenant la forme du don et du contre-don mêlent intérêt et désintéressement, Polanyi insiste sur l’erreur consistant à limiter l’action rationnelle à l’action rationnelle par finalité comme le fait l’analyse formelle de l’économie. Tous deux refusent le déterminisme et pensent possibles le retournement et la pluralité des modes d’organisation.
40L’ouvrage ouvre des perspectives à l’histoire antique, comme le souligne Alain Guéry dans sa postface. Contre le courant moderniste qui souhaite étudier les sociétés antiques avec les catégories de l’économie formelle, Polanyi envisage l’encastrement des activités économiques dans un cadre culturel et le plus souvent religieux. Ainsi, s’il existe un commerce dans les sociétés antiques, celui-ci ne peut être étudié avec le concept de marché contemporain. Ces hypothèses ont suscité de nombreux travaux et continuent d’irriguer la recherche. Ils ont ouvert des débats intenses au sein de la communauté scientifique. Les plus grands historiens (comme Pierre Vidal-Naquet) ont repris explicitement les positions de Polanyi sur les marchés « enchâssés » dans l’ensemble des préoccupations sociales, niant tout rôle important de l’échange marchand dans la société grecque ancienne et a fortiori l’existence d’un Grand Marché. Le débat est récemment relancé par une relecture de Max Weber et de la relation entre marché et démocratie au sein de la communauté des historiens. Alain Guéry souhaiterait que ce débat entre « primitivistes » et « modernistes » soit étendu aux périodes qui séparent l’Antiquité de la « double révolution du xviiie siècle ». En effet, si le marché apparaît très vite dans des ouvrages de philosophie morale, de théologie et de droit, dès le xiie et le xiiie siècle, il est théorisé à travers la notion de contrat et sous l’égide de la théologie chrétienne. L’idée d’un marché soumis à ses propres règles est de l’ordre de l’impensable. Longtemps, les marchés n’ont été pensés qu’en termes de contrôle dans le but de favoriser le ravitaillement urbain. Leur développement progressif s’est effectué par les marges entre populations le plus souvent en relations conflictuelles. Si donc les marchés ont été présents partout, à l’exclusion des sociétés primitives, ils n’ont caractérisé aucune société avant la modernité libérale.
41On peut souhaiter avec Alain Guéry que s’ouvre un nouveau champ de recherche et que soit pris en compte l’impact du développement progressif des relations marchandes dans l’Europe occidentale avec la révolution urbaine dès le bas Moyen Âge. « Les marchés sont bien restés enchâssés dans le reste de la civilisation, au point même d’être en symbiose, mais cela leur a permis de diffuser des règles nouvelles, plus simples et plus générales, qui ont mené à une première transformation, de plus longue durée, à laquelle Polanyi n’avait pas pensé, plus attentif aux sociétés plus lointaines dans le temps et dans l’espace que celles où s’est jouée sa Grande Transformation. » Le livre récemment traduit de Giacomo Todeschini, Les Marchands et le Temple (Albin Michel, Paris, 2017, pour la trad. française), illustre bien cette dialectique et renouvelle la réflexion sur la relation entre catholicisme et capitalisme.