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Article de revue

Au risque de soi : parler, donner, attester

Pages 64 à 84

Notes

  • [1]
    Je renvoie au livre magistral de Vincent Descombes [1996].
  • [2]
    On trouvera des précisions sur cette distinction dans le chap. II de mon essai [Hénaff, 2012].
  • [3]
    Lévi-Strauss [1967, chap. V : « Le principe de réciprocité »]. Dès les premières lignes, ce chapitre dit sa dette envers « l’admirable Essai sur le don de Marcel Mauss » et montre comment toutes les relations d’alliance exogamiques en sont éclairées.
  • [4]
    Cet ouvrage [Le Discours et le Symbole] constitue à ce jour une des études les plus éclairantes et les plus denses sur la question du symbolisme.
  • [5]
    Cette réflexion se poursuit dans « La nature des pronoms » [1956], repris in ibid., chap. XX, et dans « De la subjectivité dans le langage » [1963], repris in ibid., chap. XXI.
  • [6]
    « Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant comme je » [ibid.].
  • [7]
    Cela, Austin [1970] le souligne bien dans la Sixième étude de son ouvrage. Bourdieu [2001] lui reproche à tort de l’avoir ignoré.
  • [8]
    Paul Ricœur me semble un des rares à avoir problématisé ce concept ; sans en avoir fait l’objet d’un exposé systématique, il en a fait un thème récurent dans plusieurs écrits principalement dans Soi-même comme un autre [1990].
  • [9]
    On pourra se reporter au riche dossier rassemblé par Raymond Verdier [1991].

1 Il existe une multitude d’approches possibles de la relation entre don et langage : linguistique, philologique, neurobiologique, anthropologique, sociologique, juridique, psychanalytique. À l’intérieur même de ces disciplines, des perspectives variées sont possibles. Tout comme une approche philosophique pourra se réclamer de la logique, de la phénoménologie, de l’herméneutique ou d’autres types de questionnement. Cela dépendra de la manière selon laquelle on aura défini la question du don ou quel aspect du langage on entend privilégier.

2 La question que je veux poser ici est limitée ; c’est celle des rapports qu’il est possible d’envisager entre trois types d’actes : parler, donner, attester. Je place ce trinôme sous le signe d’une formule que la discussion permettra d’éclairer : au risque de soi. Il s’agira en effet de définir ce risque et de mieux comprendre ce soi qui s’engage dans les trois actes indiqués. C’est incontestablement le verbe attester qui semble indiquer le plus explicitement l’idée d’un enjeu. On peut alors poser la question : qu’ai-je à risquer en parlant ? Dans quels cas ? Il est déjà clair que cette question se pose à la première personne. C’est bien du sujet parlant qu’il s’agit. Qui est ce sujet ? En quoi est-il comptable de son dire ? Et si oui, que vient faire dans ce débat la question du don ? Cela ne va pas de soi. Pourtant, il existe une expression à laquelle chacun pense : « donner sa parole ». Le lien semble établi. Mais peut-être moins qu’il ne semble. On ne donne pas sa parole comme on fait un cadeau. L’expression est métaphorique. Elle vaut pour une affirmation plus explicite : se porter garant en personne d’une promesse, d’un accord ou d’un constat.

3 Où est le don ? Apparemment, il n’y en a pas. À ce point, cependant, un énoncé bien connu de Mauss peut relancer le questionnement ; celui-ci : « On se donne en donnant, et si on se donne c’est qu’on se doit – soi, son bien – aux autres » [Mauss, 1950, p. 227] ; ou encore : « Présenter quelque chose à quelqu’un c’est présenter quelque chose de soi » [ibid., p. 161]. On peut maintenant retourner l’argument sur la parole donnée : se porter garant, c’est s’offrir soi-même en gage de ce que l’on dit ; dans sa parole, c’est soi que l’on donne ; la métaphore semble donc légitime. – Mais, de nouveau, le doute nous prend : car on ne se donne pas non plus comme un cadeau. Donner a ici un autre sens que celui de l’oblativité, qui tend à dominer le débat sur le don. On ne fait pas présent de soi dans la parole donnée. On atteste de soi en s’engageant comme garantie. On assume la responsabilité de ce qu’on énonce. Il s’agira donc de comprendre ce que veut dire « attester » et en quoi donner, c’est attester de soi.

4 Ces premières questions critiques sont encore inchoatives ; elles nous indiquent quels sont les points principaux qu’il nous faudra discuter et en quoi le rapport de don est un rapport d’engagement envers autrui, en quoi il implique de la part du donneur une sortie de soi, une exposition de soi, et une relation d’interlocution de type triadique (dire quelque chose à quelqu’un), en quoi cet accord se fait sur l’existence d’une convention implicite dont la langue est l’assise qui toujours nous précède et que la parole à la première personne ne cesse d’activer (ce dont témoignent au plus haut point les actes de langage), bref si parler implique un donner et que ce qui se donne, c’est le soi du locuteur, alors ce soi lui-même à fois est présupposé dans cet acte et ne cesse en même temps de s’y constituer.

Donner quelque chose à quelqu’un : altérité, triade et sortie de soi

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« Sortir de soi, donner, librement et obligatoirement. »
Marcel Mauss

6 Le verbe donner en français (mais cela est vrai généralement des langues indo-européennes) est affecté d’une polysémie exceptionnelle. Le dictionnaire Littré ne recense pas moins de cinquante-sept acceptions différentes. Il suffit de les parcourir pour arriver à la conclusion que la plupart des expressions n’ont rien à voir avec le geste de donner comme geste d’offrande ; ainsi : donner à voir, donner du fil à retordre, donner dans le panneau, donner de la voix, donner le sein, donner un coup de main, donner un cours, donner la patte, donner caution, donner l’exemple, donner des preuves, donner à réfléchir… La liste est considérable. À cela, rien de très étonnant : le verbe donner, comme le verbe faire ou mettre, est un verbe que certains grammairiens appellent multifonctionnel. Il a une fonction de joker, de clé universelle. C’est un quasi-auxiliaire (mais non un semi-auxiliaire au sens strict comme aller, devoir et, parfois, faire). Il indique fondamentalement un mouvement qui va de soi vers l’extérieur ou vers autrui. De ce constat, une première observation méthodologique s’impose : il est impératif de s’abstenir de jouer avec ces variétés d’usage pour prétendre avancer dans la problématique du don au sens ordinaire où l’on parle du don comme acte d’offrir. Par exemple, donner la mort n’est en aucun cas un geste d’offrande. L’assassin serait le premier étonné qu’on ennoblisse ainsi son crime. Donner la mort, c’est tout simplement l’infliger ; c’est tuer. Rien n’interdit cependant que l’on opère un glissement entre l’expression courante et un sens qui serait détourné vers la mort comme oblation. Mais il serait falsificateur de supposer que la formule comme telle implique l’idée de don ou même que la mort comme telle serait un don, voire une donation. Ce genre d’abus spéculatif doit être écarté.

7 Si l’on vise, donc, à discuter vraiment du don au sens convenu, on devra donc, pour commencer, s’en tenir à un énoncé simple (mais utile à titre provisoire) : donner, c’est offrir quelque chose à quelqu’un ; ce bien pourra être matériel ou immatériel ; on peut donner du pain ou des informations ; on peut donner des fleurs ou donner du temps. On pourra dire que donner implique un transfert d’un donateur à un donataire. Ce qui veut dire que donner implique une relation entre soi et autrui. On ne peut pas simplement dire « donner » comme on dit respirer. Il y a un être autre vers qui se dirige mon acte de donner. Ce qui, déjà, doit nous permettre de repérer deux dimensions formelles constitutives de cet acte : donner quelque chose de soi suppose un destinataire, implique d’emblée un être réel en dehors de moi. Donner suppose fondamentalement le fait de l’altérité. C’est ce qu’entend montrer Wittgenstein lorsqu’il fait cette remarque en apparence étrange :

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« Pourquoi ma main droite ne peut-elle donner de l’argent à ma main gauche ? – Ma main droite peut passer de l’argent à ma main gauche. Ma main droite peut écrire un acte de donation et ma main gauche un reçu. Mais les conséquences pratiques ultérieures ne seraient pas celles de la donation. »

9 Cela veut dire que le rapport de don ne peut avoir lieu qu’entre des personnes réelles et autonomes. Donner ne peut pas être un verbe intransitif. En ce sens-là, donner, c’est sortir de soi (comme le dit Mauss). Donner n’est possible qu’en supposant une différence personnelle entre donateur et donataire. Je ne peux être le bénéficiaire d’un don que je me ferai à moi-même. Le verbe donner inclut dans sa définition un être extérieur à moi vers qui va ce qui est donné. Plus encore, autrui n’est pas le corrélat de ma conscience de son existence ; c’est son existence qui rend possible une telle conscience. Une relation ne peut être dite sociale (au sens de relation à un socius) du simple fait de la perception d’autrui, pas même dans le cas de la plus intense empathie. Il y a d’emblée altérité parce qu’il y a pluralité. Les formes d’expérience du moi comme réfléchir, marcher, sentir, admirer, etc., sont des opérations individuelles opposées aux opérations sociales qui ne sont possibles qu’en relation avec des personnes réelles, par exemple : promettre, défendre, contracter, s’allier, procurer, échanger, donner. De tels actes satisfont au critère d’altérité dont parle Wittgenstein. Une relation est sociale en ceci que chaque personne agit en fonction de l’autre, selon des règles implicites ou explicites, et par le fait que l’autre personne s’impose dans sa réalité antérieure et extérieure à moi. L’existence sociale ne peut en aucun cas être produite par une combinaison d’opérations solipsistes, tout comme la triade de Peirce – on va le voir – ne peut procéder de l’addition de dyades et témoigne d’emblée de l’avènement d’une totalité d’un autre ordre.

10 On commence à comprendre que, dans la formule donner quelque chose à quelqu’un, le verbe donner a un statut grammatical particulier : il implique deux compléments d’objet, l’un direct et l’autre indirect. Donner appartient à ce que l’on appelle les verbes trivalents. Il en est même le modèle ; c’est pourquoi on les appelle verbes de don [Tesnière, 1959, p. 255-259]. Ce sont des verbes qui, par excellence, indiquent une relation de type triadique au sens où Peirce définit la triade par rapport à la monade et la dyade. L’exemple de la monade est : Socrate marche. On a un sujet logique. Dans l’exemple de la dyade : Caïn tue Abel, on a deux sujets logiques. Dans le cas de la triade, on en a trois : « A donne un livre B à C », Charles Peirce écrit :

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« Si vous prenez n’importe quelle relation triadique ordinaire vous découvrirez toujours en elle un élément mental. L’action brute est de l’ordre du Second, toute mentalité inclut le Trois. Analysez par exemple la relation contenue dans “A donne B à C”. Qu’est-ce en effet que donner ? Cela ne consiste pas dans le fait que A se décharge de B et qu’ensuite C prenne B. Il n’est pas nécessaire qu’un transfert matériel quelconque ait lieu. Donner consiste en ceci que A fait de C le possesseur de B selon la Loi. Avant qu’il puisse être question d’un don quel qu’il soit, il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre une loi – quand bien même ce ne serait que la loi du plus fort » [Peirce, 1958, p. 225-226 ; 1978, p. 28].

12 Ce texte énonce un réquisit fondamental de la relation de don en ce qu’il révèle une logique inhérente à toute relation humaine comprise comme relation sociale. Reste cependant à comprendre correctement ce que Peirce énonce comme relevant d’une Loi. Pour Peirce, cette idée de loi est inséparable de deux dimensions : à savoir que la relation de don est chose mentale, ce qui veut dire intentionnelle, donc non réductible à des faits bruts, et qu’il y a un élément englobant qui est le rapport final entre les termes de la triade. Ce qui est visé ici, c’est la conception dite atomiste de Russell qui entend réduire la relation triadique à la somme de deux relations dyadiques : A donne B, C prend B. Ce que Peirce soutient porte sur deux points [1]. C’est d’abord que la relation triadique forme un tout insécable, autrement dit le donateur et le donataire sont liés entre eux à travers la chose donnée ; on ne peut parler de donateur sans donataire ni sans ce qui est donné. Il s’agit donc typiquement d’une relation interne, soit une relation où les termes ne peuvent être conçus séparément (comme l’indiquent les terminaisons en -eur et -aire). Le second point est ce que Peirce désigne comme « loi » ; il entend par là à la fois une relation nécessaire entre des termes et le fait qu’un ordre conventionnel précède le geste matériel du transfert. Cet ordre est d’abord celui des systèmes de signes et du langage qui qualifient le monde humain comme monde intentionnel et dont le système du droit est inséparable. C’est pourquoi la relation triadique exemplifie et confirme cet ordre qui est celui par excellence de l’interlocution et forme le cœur du lien social. Sans cet ordre, le fait de donner et de recevoir serait un simple déplacement matériel d’une chose d’un point à un autre. Mais, dans cet ordre, ce transfert devient expression et réalisation de la relation d’interdépendance réglée ayant lieu entre les agents.

13 Il faut pourtant aller plus loin que ne le fait Peirce. Il est clair que son analyse parle de donner au sens le plus large, qui est celui de transférer puisqu’il conclut que le geste aboutit à faire du donataire le « possesseur » légitime du bien qui a changé de mains. Interprétation très juridique qui montre que donner est ici compris simplement comme synonyme d’autres verbes trivalents comme céder, attribuer, fournir, remettre, conférer, octroyer, léguer, accorder, refuser, retirer, dérober et même vendre (verbe trivalent particulièrement important). Bref, Peirce vise à mettre en évidence la structure formelle de la relation triadique, non à problématiser le geste de donner comme geste généreux. Cet aspect n’est absolument pas envisagé et cela n’a rien de regrettable. Il s’agit de deux sphères de questions différentes. Il n’en demeure pas moins que la structure formelle de la relation triadique reste complètement pertinente dans l’analyse du don généreux (qu’il soit unilatéral, réciproque ou solidaire [2]). Bref, toute relation de don est triadique, même si toute relation triadique ne porte pas sur le don. Ainsi, dans l’exemple « A donne un livre B à C », il peut s’agir d’un bibliothécaire qui remet cet objet à un usager ; ou bien il peut s’agir d’un cadeau qu’un ami fait à un ami. Dans le premier cas, il s’agit d’un geste neutre et professionnel : le bibliothécaire (si courtois soit-il) ne s’engage pas personnellement dans ce geste, d’autant moins qu’il remet quelque chose qui ne lui appartient pas (donner veut alors simplement dire « remettre »). Dans le second cas, il s’agit de montrer de l’affection, de l’estime en rapport ou non avec une circonstance festive. Donner, en ce sens-là, engage le donneur. Ce sera un point décisif à discuter à nouveau quand il s’agira de comprendre en quoi la parole – du moins un certain type de parole – engage le locuteur.

14 Mais, avant d’en venir à cette question du langage, il faut approfondir cette relation triadique inhérente au geste de donner et préciser un point soutenu plus haut énonçant que, donner, c’est sortir de soi, dans le moment où c’est présenter quelque chose de soi. De cela, l’enquête ethnographique peut nous fournir un excellent exemple. C’est peut-être même un exemple fondateur : celui de l’alliance exogamique. Nul ne l’a mieux analysée que Lévi-Strauss. Ce qu’il appelle l’atome de parenté est un cas exemplaire de relation triadique. Il faut rappeler que c’est au modèle du don rituel analysé par Mauss que recourt Lévi-Strauss pour expliquer le réquisit de réciprocité qui fonde la prohibition de l’inceste et, du même coup, engendre les échanges exogamiques [3]. Plus exactement, l’alliance matrimoniale est la forme primordiale et la plus aboutie des rapports de don en tant qu’ils constituent un pacte entre les groupes. C’est pourquoi Lévi-Strauss peut écrire que, dans cette procédure, la femme est « le suprême cadeau, parmi ceux qui peuvent s’obtenir seulement sous la forme de dons réciproques » [ibid., p. 77]. La structure élémentaire de parenté n’est donc nullement la famille nucléaire biologique, comme le soutenait Radcliffe-Brown [1952], elle se définit comme un échange selon une loi entre le groupe A et le groupe C à travers l’épouse B, ce que Lévi-Strauss exprime ainsi :

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« Une structure de parenté vraiment élémentaire – un atome de parenté, si l’on peut dire – consiste en un mari, une femme, un enfant et un représentant du groupe dont le premier a reçu la seconde. La prohibition universelle de l’inceste nous interdit en effet de constituer l’élément de parenté avec une famille consanguine seule ; il résulte nécessairement de l’union de deux familles, ou groupes consanguins » [Lévi-Strauss, 1958, p. 82-83].

16 On n’a donc pas une dyade époux–épouse qui engendrerait un troisième terme mais, d’emblée, une triade avec un donateur (le frère de l’épouse) et un donataire (le mari) et l’épouse (mais l’enfant issu de l’alliance relève de la filiation). Le groupe du mari à son tour (soit rapidement : échange immédiat ; soit plus tard : échange différé) cédera une épouse au groupe de sa femme. On est là dans le modèle même du don cérémoniel. Et ce modèle nous dit que les trois gestes de donner, recevoir et rendre sont interdépendants. Il s’agit d’une structure triadique unique et insécable. Or c’est précisément l’unité principielle de ces trois gestes en une seule structure que Lévi-Strauss reproche à Mauss de n’avoir pas saisie. Certes, ce dernier voit bien que les trois gestes sont liés ; c’est même la grande leçon de l’Essai. Mais en quoi cette leçon est-elle insuffisante ? En ceci que Mauss considère le fait de rendre comme paradoxal, voire contradictoire, en tant que c’est une obligation. Ce qui veut dire (point que ne soulève pas Lévi-Strauss) qu’il accepte implicitement que, par nature, un don est ce qui ne se rend pas ; que le don de référence est le don gracieux unilatéral. Or c’était ce présupposé qu’il fallait d’emblée mettre en doute. Mauss ne le fait pas ; d’où la question posée dès les premières lignes de l’Essai sur l’énigme de la nécessité de rendre. Cette question revient à admettre que l’unité des trois gestes reste incompréhensible. Lévi-Strauss, en définissant cette unité comme échange, choisit un terme qui, chez lui – c’est l’évidence même dans les Structures élémentaires –, veut d’abord dire réciprocité des prestations (comme l’est l’exogamie, dite « règle du don par excellence » [1967, p. 552]. Pour lui, « c’est l’échange qui constitue le phénomène primitif et non les opérations discrètes en lesquelles la vie sociale se décompose » [ibid.]. Échange veut dire : lien interne des trois termes. Formulation qui correspond de manière remarquable à la définition de la triade selon Peirce. Ce que Lévi-Strauss appelle échange, c’est donc une structure originaire de réciprocité, c’est la totalité d’une relation qui doit d’emblée être comprise comme intégrant les moments et les éléments qui la composent : rendre est déjà impliqué dans le recevoir qui suit le donner. Telle est cette « structure, dont l’expérience n’offre que les fragments ». Ainsi en va-t-il de la relation avunculaire : « On n’a pas besoin d’expliquer comment l’oncle maternel fait son entrée dans la structure de parenté : il n’y apparaît pas, il y est immédiatement donné, il en est la condition » [Lévi-Strauss, 1958, p. 57]. Telle est, pour Lévi-Strauss, l’origine symbolique de la société [1950, p. XIX]. Dans l’échange de dons – à commencer par l’alliance matrimoniale, son expression optimale –, il s’agit bien d’une structure liant d’emblée et nécessairement tous les termes ou, pour parler comme Peirce, il s’agit d’une relation selon une loi. C’est en cela qu’il y a institution, ce qui veut dire à la fois nécessité interne et convention implicite.

17 Cependant, il y a plus encore – cela nous conduit au-delà de Peirce –, et c’est ceci : dans ce don cérémoniel qui est pacte, il n’y a pas simplement don de quelque chose. Il y a d’abord don de soi dans et par cette chose donnée. Le bien offert est précieux parce qu’il témoigne de l’accord conclu en représentant ou incarnant celui qui s’y engage, soit à titre individuel, soit au nom de son groupe. Il y a donc ici un niveau supplémentaire qui révèle une intentionnalité d’un autre type : celle qui est propre à la réciprocité qui est l’engagement des partenaires en personne selon une loi. Un pacte ne peut être que réciproque ; il n’existe qu’avec la réponse de chacun à l’autre partenaire ; le don cérémoniel est un tel pacte ; répondre, c’est accepter l’alliance. C’est s’engager soi-même et c’est de ce soi qu’atteste la chose donnée. Mais, dans le cas de l’union exogamique, ce don de soi est incarné par l’épouse qui, cédée au groupe du mari, va représenter son propre groupe chez les autres. La prohibition de l’inceste oblige le groupe des consanguins à renoncer à garder leurs filles et sœurs chez eux. Donner une épouse, c’est, simultanément, donner quelque chose de soi, sortir de soi, aller vers l’étranger à soi. Ce qui ne va pas sans risque ; c’est pourquoi les frères de la sœur continuent souvent à veiller sur elle, à la défendre s’il le faut contre le groupe de son mari, mais, en général, ils entretiennent des relations privilégiées avec le mari et ses proches ; ce sont des beaux-frères, des alliés de sang, des affins comme disent les ethnologues. Entre les deux groupes, à travers l’épouse, c’est la vie qui va continuer ; les descendants seront communs mais se distribueront selon les lignées patri-, matri- ou bi-linéaires. La différence des groupes reste inscrite dans leur union ; elle doit maintenir la différence nécessaire entre alliés et consanguins. Chacun en sa niche éco-culturelle compte d’abord sur ses semblables, se rassure dans la proximité des plus proches, se voit tenté par l’enfermement sur soi. Telle est la logique la plus générale des sociétés animales, humaines comprises. Que ces dernières se soient donné comme principe de sortir de cette proximité et de s’exposer à s’allier à des groupes différents, voire inconnus, est la grande leçon à retenir de la formation des systèmes de parenté.

18 Nous pouvons maintenant établir un bilan provisoire : donner, ce n’est pas simplement transmettre un bien ou même faire un cadeau conventionnel. On comprend mieux en quoi c’est donner quelque chose de soi ; on comprend que le rapport du donateur au donataire est un lien d’engagement. Donner, c’est reconnaître l’autre, l’accepter dans son espace, c’est sortir de soi, affronter l’altérité. C’est lier ce qui ne l’était pas, c’est s’engager en personne dans cette relation. Ce que l’on donne est gage de soi, part de soi (comme dans l’union exogamique). Ce qui est donné atteste de soi, donne une preuve, une garantie de l’engagement pris.

Le modèle du don cérémoniel : le risque de la rencontre et le pacte symbolique

19 Il nous faut revenir sur ce don cérémoniel en lequel Lévi-Strauss, en s’appuyant sur l’Essai sur le don de Mauss, voit le modèle même de la relation d’alliance et comprend les trois moments du don rituel et de l’alliance matrimoniale comme formant une unique structure insécable. Ce qui est exactement, on l’a vu, la relation triadique selon Peirce. Même si Lévi-Strauss ne se réfère pas à Peirce, il discerne bien la même logique d’une relation d’implication. Il ne parvient pas à dire clairement que cette relation nécessaire entre les termes permet de comprendre l’obligation de réciprocité qui restait si obscure aux yeux de Mauss, qui pose cependant les questions pertinentes pour cerner la difficulté. Il faut donc aller un peu plus loin dans cette formulation de manière à pouvoir mieux saisir ce que signifient la dimension du risque et la nature de l’alliance proposée ; c’est ainsi seulement qu’apparaîtront les gestes d’engagement comme pacte et en quoi ce pacte se définit formellement comme un dispositif symbolique. Nous aurons ainsi les bases nécessaires pour mieux comprendre ce qu’il en est de la parole donnée.

20 Mauss a bien compris que les rituels d’échange de dons n’étaient pas de simples civilités empreintes de générosité visant à entretenir la vie collective. L’enjeu est plus profond. Il y a en eux un élément essentiel d’antagonisme aussi ancien que les relations entre groupes humains. Quand deux groupes étrangers se rencontrent, ils ont le choix entre se considérer comme des ennemis et se combattre, ou bien chercher à s’allier et vivre en paix. Cette alliance s’exprime toujours par des échanges de présents. Pourquoi ? Après tout, des attitudes amicales, des paroles bienveillantes pourraient suffire. Les témoignages ethnographiques nous disent cependant que, partout, on exige plus : les présents donnés et reçus valent en lieu et place de la guerre qu’ils ont permis d’écarter. Ils attestent de l’intention pacifique. Ils restent cependant saturés d’une rivalité contenue. Le don cérémoniel est agonistique par nature. Cette dimension agonistique apparaît au mieux dans les rites de compétition généreuse comme ceux du potlatch des populations de l’Amérique du Nord-Ouest [Boas, 1915], mais elle est présente à des degrés divers partout ailleurs.

21 Cet aspect du don rituel nous permet de saisir un premier aspect du problème de l’altérité. Dans ces sociétés, surtout lorsqu’il s’agit de groupes semi-nomades qui se voient peu, comme les chasseurs-cueilleurs, il y a toujours une grande incertitude sur l’attitude possible des groupes inconnus. Comment savoir ce que fera l’autre ? Comment lui faire connaître nos bonnes intentions si tel est le cas ? C’est cette incertitude des premières rencontres que le don rituel vise d’abord à surmonter. Le geste d’offrir un bien précieux à l’autre est le geste d’une offre de paix. Mais ce geste est d’abord un risque pris – un beau risque – car il revient à séduire en offrant mais aussi à s’exposer dans la chose donnée – qui est une part de soi. Dès lors, l’autre groupe est mis au défi de faire de même. Le défi joue sur la capacité vitale de réplique. Et si, généralement, l’autre fait de même, c’est parce que refuser le don offert reviendrait à choisir l’affrontement. Ainsi se conclut l’alliance à travers les biens échangés. Ces biens n’ont pas d’abord une valeur de propriété. Ce sont des symboles attestant du pacte conclu dans le geste même d’offrir. L’altérité du partenaire est à la fois reconnue, accueillie, surmontée et maintenue. C’est en cela que le don cérémoniel est éminemment une procédure de reconnaissance ; elle revient à dire aux membres de l’autre groupe : vous êtes des humains comme nous, nous vous acceptons, vous respectons et nous voulons rester vos alliés dans l’avenir ; ce qui se réalisera par les échanges continués de dons réciproques et, plus définitivement encore, par les unions matrimoniales. La reconnaissance porte à la fois sur l’identité de l’appartenance à une même espèce, sur l’affirmation de la différence entre vous et nous dans cette identité même et sur l’acceptation de l’autre par le respect exprimé.

22 Reste à comprendre pourquoi les choses offertes détiennent la capacité de réaliser cette union. On peut répondre par deux considérations. La première est explicitement donnée par l’observation ethnographique : partout, les biens précieux offerts sont conçus comme faisant partie de l’être du donneur, de sa substance. C’est pourquoi ces biens sont entourés de rituels de protection car cette part du soi sera entre les mains des autres, leur sera confiée et sera à leur merci. La seconde considération vise à théoriser plus généralement cette procédure d’échange de biens précieux. Ces biens, en raison de la valeur qui leur est conférée, peuvent être dits des symboles ; plus encore, cette opération d’échange exemplifie en général l’opération du symbolisme. Qu’est-ce donc qu’un symbole ? Pour le préciser, il importe de revenir à l’étymologie même du mot. Sym-bolon, en grec, désigne littéralement le fait de mettre [ballein] ensemble [syn]. Cela se réfère à une procédure souvent pratiquée dans la Grèce et dans la Rome anciennes et qui, pour deux groupes désireux de conclure un pacte, consistait à briser en deux un morceau de poterie dont chacun gardait une moitié ajustable seulement à l’autre, capable ainsi d’attester dans l’avenir de l’authenticité de l’accord réalisé. Il s’agit là d’abord d’un modèle formel du pacte, non d’un échange de dons. Mais celui-ci s’accomplit justement selon ce modèle. Les biens offerts sont bien des symbola, gages valant pour les partenaires (dit symballontes), témoignant sur le long terme de leur engagement réciproque :

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« D’une manière générale, écrit Ortigues, les symboles sont les matériaux avec lesquels se constituent une convention de langage, un pacte social, un gage de reconnaissance mutuelle entre des libertés. Les symboles sont des éléments formateurs d’un langage, considérés les uns par rapport aux autres en tant qu’ils constituent un système de communication ou d’alliance, une loi de réciprocité entre les sujets » [Ortigues, 1962, p. 61 [4]].

24 Le dispositif formel de l’accord est aussi important que son objet et sa substance parce qu’un tel dispositif a d’abord pour fonction d’établir la différence de position et d’existence des partenaires. Chacun doit pouvoir s’affirmer clairement comme soi-même et, donc, n’étant pas l’autre afin que l’accord soit désiré et accompli. Les dons offerts sont justement ces moyens et témoins de l’engagement. Ils constituent un élément tiers (le tiers impersonnel aussi essentiel que le tiers personnel). Sans cet élément tiers, la relation duelle des partenaires ne serait pas possible car il faut à cette relation des dons-symboles, c’est-à-dire ces témoins à la fois objectifs (hors des partenaires), publics (reconnus de tous) et stables (capables de traverser le temps). Ces biens gages et témoins ne valent pas d’abord par eux-mêmes mais par leur statut de garants et leur valeur affective de lien. Comme le dit encore Ortigues :

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« Le signe exprime, mais le symbole atteste et il atteste en permanence la structure du langage comme telle » [ibid., p. 65].

26 Une société n’est pas un simple fait de coordination entre des vivants, elle est d’emblée institution parce qu’elle n’existe que par ces procédures publiques de reconnaissance qui aboutissent à l’alliance exogamique et aux autres formes d’alliance. Cela est possible d’abord parce que l’homme est un animal parlant, parce que la langue est, par excellence, le dispositif symbolique qui rend possible une forme de reconnaissance réciproque que, seule, la parole peut porter et amplifier. C’est ce qui apparaît pleinement dans l’expérience d’interlocution.

Le rapport Je-Tu, le tiers personnel et impersonnel

27 Revenons à notre question : en quoi l’acte de parler dans certaines circonstances relève, très précisément, de la logique du don comme sortie de soi, risque devant l’autre et attestation de soi ? Sur cette base, pourra-t-on entendre pleinement la formule « donner sa parole » ? Qu’est-ce que s’adresser à quelqu’un ? Que dis-je quand je dis « je » face à un autre, face à un « tu » ? Qu’impliquent ces pronoms personnels ? Benveniste nous le rappelle [Benveniste, 1966, p. 225-236 [5]] : seules les deux premières personnes « je » et « tu » méritent le nom de pronoms personnels ; en revanche, ce qui est couramment désigné sous le terme de « troisième personne » ne l’est pas vraiment. Il semble, dit-il, que ce soit les grammairiens arabes qui aient eu la plus juste intuition du problème en ce qui concerne cette affaire lorsqu’ils choisirent de désigner la première personne comme « celle qui parle », la deuxième comme « celle à qui on s’adresse » et la troisième comme « celle qui est absente » ; bref, la position de cette dernière ne se situe pas sur le même plan que les deux autres.

28 Pour mieux situer les enjeux de ce partage, il est pertinent de distinguer, d’une part, le statut ontologique des sujets grammaticaux et d’autre part leur statut relationnel ou social. Benveniste remarque que, dans la tradition occidentale, s’est répandue une confusion entre sujet grammatical et personne. D’où la promotion, par la grammaire, d’une « troisième personne » dans la continuité des deux premières. Cette continuité n’est pas pertinente. Considérons d’abord le binôme « je-tu ». Seul peut dire « je » un locuteur actuel : il renvoie à la personne qui parle au moment où elle parle (que ce soit dans la vie ordinaire, dans un propos rapporté ou dans un texte de fiction). En cela, le « je » est sui-référentiel : « je » est immédiatement une affirmation et une attestation d’existence. C’est aussi une attestation de subjectivité qui indique la position et l’acte de cette personne en tant qu’unique. C’est moi et nul autre qui parle ou agis : « La forme Je n’a d’existence que dans l’acte de parole qui la profère », écrit Benveniste, qui ajoute : « “Je” est l’individu qui énonce la présente instance de discours contenant l’instance linguistique “je” » [Benveniste, 1966, p. 252]. En d’autres termes : dans le « je », il y a coïncidence entre énonciation et existence. Cela vaut par implication pour le « tu », qui se définit symétriquement « comme individu allocuté dans la présente instance linguistique “tu” » [ibid., p. 253]. C’est à toi, personne réelle, que je m’adresse. Mais, mieux encore, la relation « je-tu » est telle que le « tu » à qui je m’adresse et aussi un « je » pour qui je suis un « tu ». Car, même si la relation « je-tu » est immédiatement un rapport de perspective de « je » sur « tu », elle implique la réversibilité principielle du « tu » en « je » pour la personne à qui je m’adresse et qui, par définition, peut me répondre. En d’autres termes, est une personne grammaticale quelqu’un – et seulement quelqu’un – capable de cette affirmation et de cette réponse. Le « je » et le « tu » ne peuvent exister que dans l’acte d’énonciation. Le « je » et le « tu » appartiennent exclusivement au présent de l’acte de parole et c’est cela qui, pour le linguiste, leur confère le statut de personnes. C’est par cette voie que l’analyse linguistique débouche sur une pragmatique, i. e. sur une analyse des actes [pragmata] de discours. Or tel n’est pas le cas de « il » ou « elle » qui sont bien aussi un sujet grammatical mais non une « troisième personne » ; le « il » vaut aussi pour un « cela ». Cette position tierce de ce sujet grammatical désigne non seulement n’importe quel humain en tant qu’absent de la relation « je-tu », mais aussi bien des non-personnes comme des animaux et des choses ou des institutions ; bref, cela désigne soit un tiers personnel, soit un tiers impersonnel.

29 Ces indications permettent de mieux cerner le type spécifique de relation intersubjective ou sociale « je-tu » et de mettre en évidence le caractère de référence ou, disons, de position de perspective du « je ». Celui-ci indique toujours le locuteur, et le « tu » l’allocutaire. Le « tu » est tel et ne l’est que pour un « je » qui signale et affirme sa position de subjectivité par excellence. Il faut cependant approfondir la nature du couple « je-tu » et préciser son statut relationnel unique. Car si dire « je » est un acte d’énonciation qui implique nécessairement le « tu » comme destinataire, cela veut dire que le « je-tu » forme une entité insécable. Les deux personnes sont liées sur le mode de la réciprocité intégrale puisque le « tu » s’inverse implicitement en « je » dans sa réponse qui, en retour, fait du « je » initial un « tu ». Dire « je », c’est donc d’emblée admettre cette réversion de subjectivité. Ce qui reste vrai même si l’autre se tait.

30

« La conscience de soi n’est possible, écrit encore Benveniste, que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie “je” qu’en m’adressant à quelqu’un qui sera dans mon allocution un “tu”. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en toute réciprocité que “je” deviens “tu” dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par “je” » [ibid., p. 260].

31 Ajoutons que toute réciprocité présuppose une capacité de réplique, appelle une alternance des positions d’énonciation ou d’action, donc une successivité imprévisible et, par là, une temporalité ouverte, ce qui est l’indice même de la liberté des locuteurs. Cela permet de mieux comprendre une autre affirmation remarquable de Benveniste selon laquelle dans l’acte d’énonciation c’est l’ensemble de la langue comme système qui est assumé par le locuteur et se trouve ainsi subjectivisé comme parole s’adressant à un destinataire [6]. On comprend donc mieux aussi ce que peut signifier donner sa parole : cela ne pourra être qu’un acte d’énonciation de la première personne, donc seulement sous la forme : « Je te donne ma parole… » : le Je étant nécessairement attestation d’existence de la personne qui parle.

Actes de langage, institution et attestation de soi

32 À ce point, il est particulièrement intéressant de remarquer le statut exemplaire d’une forme particulière d’énonciation, celle qui a été décrite d’abord par John Austin [1970], puis explorée à nouveau par John Searle [1969], François Recanati [1982], Oswald Ducrot [1972], et d’autres encore, sous le nom de « performatifs ». Il s’agit d’énoncés à la première personne concernant certains verbes seulement et selon lesquels le fait de dire accomplit l’action qu’il désigne. Tel est exemplairement le cas pour des formules comme : « Je le jure » ou « Je le promets » ou « Je m’engage à… ». Ici apparaît dans sa plénitude la fonction du « je », qui est d’attester de l’être du locuteur. Attester veut dire se porter en avant comme témoin, comme étant celui même qui est engagé dans et par ce qu’il dit. Engagé envers qui ? Nécessairement envers le « tu » de l’interlocution, lié à lui, que ce soit un individu ou un groupe. Dans les énoncés performatifs, le lien grammatical se transcende vers un lien social et institutionnel en ceci que le binôme « je-tu » devient pacte ; le langage y apparaît dans sa structure collective et la société dans sa nature de convention implicite, d’alliance acceptée entre sujets capables de choix. Ainsi comprend-on que les énoncés performatifs nous conduisent vers un champ d’expérience où l’acte de discours et l’agir social se recouvrent. Ce lieu privilégié est, par exemple, celui des pratiques d’engagement réciproque, des rapports d’échanges publics et solennels, tels les échanges de dons cérémoniels déjà décrits. La relation de réciprocité s’y exprime de manière exceptionnellement forte et le rapport de soi à autrui y prend une dimension fondatrice. Ce type d’échange oblige à repenser profondément le rôle du tiers, ce que l’on appelle la troisième personne dans la relation « je-tu ». Car parler de « non-personne », comme Benveniste le fait, ne signifie évidemment pas que les humains ne sont pas des personnes hors du rapport « je-tu ». Cela veut dire qu’il existe un monde objectif et observable d’êtres humains et non humains qui préexiste à la relation « je-tu ». Il se pourrait même que le rapport d’interlocution ne soit possible qu’à travers cet élément tiers, cet « absent » du dialogue sans qui la relation duelle qui semble l’ignorer ne pourrait avoir lieu [Hénaff, 2012, p. 265-308].

33 Mais, avant d’y revenir, il faut rappeler quelles sont les conditions fondamentales de validité d’un acte de langage (ou de parole). On peut en dénombrer cinq ; elles sont toutes nécessaires : 1) cet acte requiert l’usage la première personne « je » et de nulle autre (tu promets ou il promet n’effectuent rien) ; 2) l’énonciation n’est effective qu’au présent ; c’est un acte du sujet hic et nunc ; « j’avais promis » ou « je jurerai » sont des descriptifs, non des performatifs ; 3) il faut un locuteur autorisé ; ainsi, on ne peut dire « je déclare la séance ouverte » si on n’est pas reconnu président de séance ; 4) il faut un interlocuteur autorisé : on ne peut pas dire « Je vous déclare mari et femme » à un couple de non-humains ; 5) il faut une circonstance légitime (on ne jure pas de rester amoureux même si on peut jurer de rester fidèle) ou une situation générale pertinente (nul ne saurait dire littéralement : je promets de respirer, de ne jamais mourir ou de marcher sur la tête…).

34 Les deux premiers critères ne sont pas simplement grammaticaux. Ce sont d’emblée des attestations d’existence réelle du locuteur (ce qui reste vrai si ces énoncés sont le fait de personnages représentés dans un texte de fiction) ; pour qu’il y ait acte, il faut qu’un sujet agisse, et si cet acte est effectué par son dire, ce ne peut être que dans le moment de l’énonciation. Les trois autres critères sont des indicateurs de contexte social et juridique. Cela est particulièrement intéressant parce que cela révèle un plan d’articulation du langage et de la société ou, plus précisément, de la société comme institution, ce qui suppose des règles, des statuts et des procédures convenues [7]. À vrai dire, parler de société humaine, c’est nécessairement parler d’institution, ce qui veut dire que le lien social lui-même (où l’affect est fondateur) n’est concevable que dans et par le dispositif des règles selon lesquelles s’organise le groupe, et font que les positions et la dynamique des relations sont toujours à la fois fonctionnelles (visant la régulation) et symboliques (impliquant une reconnaissance mutuelle et une convention implicite).

Du serment à la promesse

35 Il nous faut maintenant mieux comprendre ce que veut dire attestation. Il s’agit là d’une notion encore assez peu débattue dans la philosophie contemporaine [8]. Pour en mesurer la signification, il peut être intéressant de la distinguer de la notion de témoignage. Un témoignage consiste dans une affirmation concernant des faits que l’on assure avoir vécus directement ou une croyance que l’on rend publique ; on parlera alors de témoignage personnel. Mais le témoignage peut consister aussi en des documents portant sur des réalités observables (ainsi un monument comme témoignage d’une culture) ; il s’agira alors de témoignages impersonnels. Le témoignage personnel pourra être sollicité dans un cadre juridique (comme les témoins appelés au tribunal ou les témoins d’un mariage). Mais, d’une manière générale, tout sujet par ses dires ou ses gestes peut témoigner de quelque chose. L’attestation est différente en ceci que, d’emblée, elle implique une dimension institutionnelle ou impliquant le rapport d’interlocution. On demandera une attestation à une administration, non un témoignage. Il y a dans l’attestation une rigueur d’engagement (juridique ou moral, ou les deux) qui n’est pas la même que celle du témoignage. Le témoignage révèle quelque chose ; l’attestation affirme et garantit un engagement ou un document.

36 C’est donc d’abord de l’attestation (mais sans exclure le témoignage) que relève l’acte de donner sa parole. On peut en retenir deux expressions majeures : le serment et la promesse. Le serment est une proclamation solennelle – le plus souvent intégrée à un rituel – consistant en un engagement, à la première personne, d’un sujet ou de plusieurs (nommés alors conjurés) de faire ce qu’ils énoncent dans une proclamation ou d’y être fidèles. Il existe une multitude d’expressions du serment dans toutes les civilisations [9] ; on ne connaît pas de société qui ignorerait cette forme d’engagement de soi. Il s’agit sans doute d’un invariant culturel. Cette universalité est hautement instructive. Elle signifie plusieurs choses : 1) que l’instance d’engagement de soi comme sujet existant actuel impliqué dans l’énonciation du « je » est universelle (même si la forme pronominale détachée – exemple : fr. « je », ger. « Ich », angl. « I », jap. « watashi wa », it. « io », etc. – ne se manifeste dans bien des langues que sous une forme flexionnelle du verbe ou de tout autre manière) ; 2) que la forme rituelle de cet engagement signifie d’abord qu’il est public, solennel, prononcé selon une procédure reconnue, devant des interlocuteurs pertinents ; 3) enfin, cet engagement le plus souvent en appelle à des puissances divines comme témoins, à la fois garants et comme capables de punir sévèrement le non-respect du serment. – Ces trois éléments expliquent la puissance performative exceptionnelle du serment. Au point que cette puissance a pu à elle seule se substituer à la preuve de la vérité. C’est déjà ce qui est dénoncé dans Les Euménides d’Eschyle et l’est encore plus radicalement à l’Âge classique (Hobbes, Grotius, Pufendorf, Beccaria). Le serment ne survit épisodiquement dans le droit moderne que par un tour juridique consistant à lui conférer un statut au second degré dans le système du droit.

37 Tout autre est la promesse. Elle n’a rien perdu de sa capacité d’engagement personnelle même si elle n’a pas la puissance juridique que détient ou détenait le serment. Une promesse est un engagement à la première personne qui peut être public ou privé, ritualisée ou non, mais qui, dans les deux cas, exemplifie au mieux la relation d’interlocution. « Je promets » est un exemple canonique d’acte de parole où le fait de dire accomplit ce qu’il désigne. Je suis lié/e. Mais lié/e par quoi ? Par ma décision ? En vertu de quoi la prends-je ? Qu’est-ce qui m’oblige à maintenir dans le temps mon engagement ? Ma simple volonté ? Un impératif catégorique ? Cela vient de plus loin. On connaît la réponse : le sentiment de l’honneur. Mais qu’est-ce que cet honneur qui me lie à ma parole ? Il est déjà actif dans le serment. Mais le serment en appelle à la sanction des puissances divines ou à celle de la communauté. Si on pense pouvoir se soustraire à ces instances de jugement, le serment devient fragile. Il reste alors l’honneur qui est la valeur que revendique un sujet non seulement pour son appartenance à un groupe statutaire (social ou professionnel) mais comme une exigence d’affirmation de sa dignité personnelle, bref comme inséparable d’une exigence éthique antérieure à l’idée de devoir. C’est elle que l’on le trouve au cœur de cet acte de langage qu’est la promesse. « Je promets » est, comme tous les performatifs, un acte accompli en le disant (selon les cinq critères rappelés plus haut) : aussitôt dite, la promesse est faite. Formellement, il y a eu événement. Si une promesse est considérée comme liant celui/celle qui promet, c’est que l’on ne doute pas qu’un certain sens de l’honneur est assez puissant pour obliger quiconque promet. Si je ne tiens pas ma promesse, cela ne m’expose pas à des sanctions sociales ou juridiques comme celles qu’implique le serment. De ce point de vue, il importe de repenser profondément le concept d’honneur qui, dans les analyses anthropologiques, historiques ou sociologiques, a toujours été compris comme un sentiment lié au statut social, au rang hérité ou acquis, ou encore à l’appartenance (ethnie, territoire, association). La philosophie n’est pas en reste qui y salue un noble sentiment mais tout au plus associé à l’exigence du devoir (ainsi chez Kant).

Remarque pour conclure : l’honneur d’être soi

38 Il faut aller plus loin et comprendre qu’il existe un honneur intrinsèque à la conscience de soi. Plus encore : au-delà des rangs et des statuts reconnus dans l’espace public, il existe un honneur d’être soi. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas le fait de se savoir ou se sentir un représentant unique de l’espèce, c’est d’abord la certitude que nul ne peut répondre à ma place. Une telle certitude est ce qui me lie et m’oblige. C’est cela qui me porte hors de moi ; qui exige cette attestation de soi qui me fait garant de ce que je dis. L’assumer comporte toujours un risque lié à la réponse d’autrui. C’est l’exigence de ne pas se dérober qui éveille cet honneur d’être soi. C’est un principe de responsabilité ; c’est le fait de pouvoir dire à chaque fois : oui, c’est moi qui… C’est être comptable de ses actes et de son être même. C’est cela que veut dire : attester de soi. Et si on est comptable à ses propres yeux comme aux yeux des autres, c’est que tout « je » implique nécessairement un « tu » ; que tout énoncé à la première personne suppose ou appelle un interlocuteur et n’est possible que dans cette relation. C’est bien cela qui fait le caractère unique de la promesse. Elle révèle cet honneur d’être soi qui s’affirme dès que je parle ; car c’est attester de soi devant autrui, tout autrui. Et de même que chaque parole à la première personne subjectivise la langue tout entière, de même tout acte de langage comme l’est la promesse, même la plus personnelle, subjectivise l’intégralité de l’institution sociale. C’est tout cela qu’implique le plus simple engagement, ce seul fait de dire : « Je te donne ma parole. »

Références bibliographiques

  • Austin John Langshaw, 1970 (1962), Quand dire c’est faire, Seuil, Paris.
  • Benveniste Émile, 1966 (1946), « Structure des relations de personne dans le verbe », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris.
  • Boas Franz, 1915, Anthropology in North America, G. E. Stechert & Co, New York.
  • Bourdieu Pierre, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, Paris.
  • Descombes Vincent, 1996, Les Institutions du sens, Minuit, Paris.
  • Ducrot Oswald, 1972 (rééd. 1980), Dire et ne pas dire, Hermann, Paris.
  • Hénaff Marcel, 2012, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Seuil, Paris.
  • Lévi-Strauss Claude, 1967, Structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris.
  • – 1958, Anthropologie structurale, Plon, Paris.
  • – 1950, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Mauss Marcel, Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris.
  • Mauss Marcel, 1950, « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris.
  • Ortigues Edmond, 1962, Le Discours et le Symbole, Aubier, Paris.
  • Peirce Charles S., 1978, Écrits sur le signe, Seuil, Paris.
  • – 1958, Collected Papers, t. VIII, Harvard.
  • Radcliffe-Brown Alfred R., 1952, Structure and Function in Primitive Societies, Free Press, Glencoe.
  • Recanati François, 1982, Les Énoncés performatifs, Minuit, Paris.
  • Ricœur Paul, 1990, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.
  • Searle John Rogers, 1969 (1re éd. : Speach Acts, 1969), Actes de langage, Minuit, Paris.
  • Tesnière Lucien, 1959, Éléments de syntaxe structurale, Klincksieck, Paris.
  • Verdier Raymond, 1991, Le Serment, 2. vol., Klincksieck, Paris.

Date de mise en ligne : 05/02/2018

https://doi.org/10.3917/rdm.050.0064

Notes

  • [1]
    Je renvoie au livre magistral de Vincent Descombes [1996].
  • [2]
    On trouvera des précisions sur cette distinction dans le chap. II de mon essai [Hénaff, 2012].
  • [3]
    Lévi-Strauss [1967, chap. V : « Le principe de réciprocité »]. Dès les premières lignes, ce chapitre dit sa dette envers « l’admirable Essai sur le don de Marcel Mauss » et montre comment toutes les relations d’alliance exogamiques en sont éclairées.
  • [4]
    Cet ouvrage [Le Discours et le Symbole] constitue à ce jour une des études les plus éclairantes et les plus denses sur la question du symbolisme.
  • [5]
    Cette réflexion se poursuit dans « La nature des pronoms » [1956], repris in ibid., chap. XX, et dans « De la subjectivité dans le langage » [1963], repris in ibid., chap. XXI.
  • [6]
    « Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant comme je » [ibid.].
  • [7]
    Cela, Austin [1970] le souligne bien dans la Sixième étude de son ouvrage. Bourdieu [2001] lui reproche à tort de l’avoir ignoré.
  • [8]
    Paul Ricœur me semble un des rares à avoir problématisé ce concept ; sans en avoir fait l’objet d’un exposé systématique, il en a fait un thème récurent dans plusieurs écrits principalement dans Soi-même comme un autre [1990].
  • [9]
    On pourra se reporter au riche dossier rassemblé par Raymond Verdier [1991].

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