Notes
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[1]
Voir Dany-Robert Dufour [2005], On achève bien les hommes. Cet ouvrage s’appuie sur les recherches qui se sont développées (sous le nom d’« anthropologie philosophique ») à la suite des travaux de Louis Bolk [1961]. Publiées par des auteurs de langue allemande comme Adolf Portmann et d’Arnold Gehlen, elles sont malheureusement peu connues en France. À ces travaux sur les conséquences culturelles de la néoténie humaine, il faut ajouter les recherches décisives de l’américain Stephen Jay Gould [1977].
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[2]
Lacan a développé cette réflexion notamment dans son séminaire « Les psychoses », tenu entre 1955 et 1956, puis dans l’article « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », publié en 1959 [Lacan, 1981 (1959) ; 1966].
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[3]
Nous renvoyons à la lecture du Phèdre de Platon par Jacques Derrida [1972].
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[4]
Kurt Schneider a décrit ces « symptômes de premier rang » permettant de faire un diagnostic différentiel de la schizophrénie dans son livre Psychopathologie clinique, traduit en 1950.
-
[5]
Voir Dufour [2005], chap. III. 2 : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère… »
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[6]
Freud [1938]. Le terme allemand Spaltung est la traduction par Freud d’une expression fréquente dans la psychiatrie française, celle de « dissociation » référant, entre autres, à ce que Pierre Janet appelait la « double conscience ». On le rend aussi en français par le terme de « clivage ».
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[7]
On trouvera des éléments décisifs sur ce concept de « religion politique », in Ernst Kantorowicz [1989, (1957)] ; Éric Voegelin [1994] et Marcel Gauchet [2010]. Gauchet, qui emploie plutôt le terme de « religions séculières », les définit ainsi : « L’Un collectif et sa prééminence se chargent d’un seul coup d’une évidence mystique, tandis que la loi de l’appartenance, la dette de l’individu envers sa communauté s’élèvent, par le sacrifice, au rang de valeurs suprêmes […]. Ce n’est plus la religion qui sacralise l’ordre terrestre, c’est l’ordre terrestre qui se hausse à la sacralité par lui-même » (p. 33).
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[8]
Dans son essai Profanations, Giorgio Agamben retrace, et réinterprète, le sens historique, d’origine latine, des mots « sacré » et « profane », « consacrer » et « profaner ». Ce philosophe fait remarquer que, conformément à l’étymologie latine du terme dans l’ancien droit romain, une chose est sacrée lorsque celle-ci est séparée et soustraite à l’usage libre et commun des hommes pour être retenue dans un mythe, un rituel ou un culte inaltérables ; la fixation d’un procédé inaltérable donne de ce fait un pouvoir à cette chose séparée d’un usage libre. De manière corrélative, est profane ce qui, ayant été sacré, est rendu au libre usage des hommes, ce qui ouvre la possibilité d’un nouvel usage possible. Nous pouvons remarquer que le sacré a une précédence sémantique sur le profane : on ne peut « profaner » que si l’on a pris conscience et en quelque sorte admis d’abord l’existence du sacré – autrement dit, c’est en passant par une aliénation première que le néotène peut envisager une émancipation. Le terme de profanation ne signifie pas ici indifférence, saccage, destruction de ce qui était sacré – c’est ce en quoi l’attitude de quelqu’un comme Pasolini est exemplaire. L’usage dont il est question ici n’est pas un usage naturel, préexistant à la séparation du sacré opérée dans l’espace de la culture ; il s’agit plutôt d’en inventer un nouveau qui porterait en lui la trace, la mémoire, l’histoire de la séparation sacrale. Ainsi, profaner, c’est n’est pas tant abolir les séparations qui existent dans la sphère de la culture, c’est plutôt se permettre de jouer avec ces séparations.
-
[9]
Pour les dix commandements de la nouvelle religion capitaliste, voir Dany-Robert Dufour [2007], Le Divin Marché. Cette analyse du Marché comme nouvelle religion est à mettre en relation avec la distinction entre sacralisation et profanation introduite par Agamben. Bien que le capitalisme se dise révolutionnaire, le mode opératoire des différentes formes d’activité qui s’épanouissent dans notre monde capitaliste est caractérisé moins par la profanation que par la sécularisation. Agamben distingue la profanation de la sécularisation : la première est définie comme neutralisation du sacré, alors que la deuxième est définie comme une pratique symptomatique marquée par un refoulement qui laisse intact le pouvoir du sacré, en se limitant à le déplacer d’un lieu à un autre. C’est pourquoi, dans la sécularisation, il y a une intention religieuse qui s’ignore. Le capitalisme est, en ce sens aussi, selon Agamben, une religion séculière : elle sépare chaque chose dans une sphère distincte. Les consommateurs aujourd’hui croient exercer sur les objets leur droit de propriété parce qu’ils sont en réalité incapables de les profaner. L’exhibition spectaculaire et la consommation sont les deux faces de cette impossibilité de la profanation.
-
[10]
Dans un article du 21 septembre 2016, Ignacio Ramonet avait analysé le succès du candidat Donald Trump et prédit avec lucidité les raisons pour lesquelles son discours remporterait les élections américaines : contrairement à l’appareil politique (républicains et démocrates confondus) et médiatique dominant qui fait le jeu du néolibéralisme global, il aurait entendu, à sa manière certes grotesque, les effets néfastes de la mondialisation économique, de la spéculation financière et de la politique étrangère interventionniste. Comme remède, il a promis un protectionnisme social (taxes et droits de douane pour les entreprises qui importent et délocalisent, impôts plus élevés pour les traders, renégociation des accords commerciaux, sécurité sociale pour les retraites et la santé), accompagné d’une fermeture confessionnelle, ethnique, morale et frontalière.
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[11]
Le site américain Gun Violence Archive (GVA), fondé en 2013, après la tuerie de l’école de Sandy Hook, a dénombré en 2015 aux États-Unis 52 666 incidents impliquant des armes à feu (10 % de plus que l’année précédente), dont 330 fusillades de masse, se soldant au total par 13 350 meurtres et 26 940 blessés.
-
[12]
Le philosophe et psychanalyste Fethi Benslama [2006, p. 92 et sq.] explore en clinicien, dans un livre récent extrêmement éclairant, cette « obsession de la pureté excessive » dans l’islamisme.
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[13]
À travers sa pièce En attendant Godot. (Ndlr.)
-
[14]
Freud [1971, p. 27, 28 pour toutes les citations du même ouvrage].
1 En 1932, le philosophe Henri Bergson concluait son ultime ouvrage, Les Deux sources de la morale et de la religion, par cette proposition passée à la postérité : « La fonction essentielle de l’univers, [c’est d’être] une machine à faire des dieux. » Quelques années plus tard (1939), le grand biologiste et moraliste Jean Rostand se rangeait à cet avis, non sans y ajouter une chute tout en malices : « C’est la destinée de l’homme de se faire des dieux de plus en plus croyables, qu’il croira de moins en moins » (Pensées d’un biologiste).
2 En 2017, la question reste de savoir pourquoi l’homme est fondamentalement un être de religion. Nous essaierons donc de montrer pourquoi la subjectivation et la socialisation de l’homme impliquent le détour par l’Autre et, par conséquent, l’appui sur telle ou telle figure du divin. Ce qui imposera de considérer certaines formes décisives prises par cet Autre au cours de l’aventure humaine, sans omettre celles qu’il est en train de revêtir aujourd’hui, à l’heure de la postmodernité – époque de crise systémique (politique, économique, morale, environnementale…) qui pourrait bien déboucher sur une tout autre ère : celle de la posthumanité.
Le sujet, le soumis
3 Le terme « sujet » désigne aujourd’hui une personne qui est titulaire de droits et d’obligations, comme lorsqu’on dit « sujet de droit ». Pourtant, il ne faut pas oublier que, derrière cette définition juridique récente, se cache une définition théologique ancienne puisque le terme vient du latin subjectum qui désigne l’état de celui qui est soumis, c’est-à-dire « mis sous », « assujetti ». Partons donc de ceci : le sujet, c’est d’abord le soumis. Ce qui pose d’emblée deux questions : Pourquoi est-il soumis ? À quoi est-il soumis ?
4 Pourquoi est-il soumis ? Parce qu’il est incomplet et imparfait, et ceci pour deux raisons. La première raison peut être qualifiée d’ontologique : ce sujet est en effet soumis à la finitude dans l’espace (il est assigné à résidence ici et non là) et dans le temps (un jour, cela va finir pour lui). Le sujet est incomplet et imparfait pour une seconde raison qu’on peut qualifier d’ontique ou d’anthropologique : nous sommes, certes, finis dans le temps et dans l’espace, mais, en plus, nous sommes mal finis. L’homme est en effet le seul des mammifères supérieurs qui naît notoirement inachevé à la naissance. L’homme est un être à naissance prématurée, sujet à un très long maternage, incapable d’atteindre son développement germinal complet et, cependant, capable de se reproduire et de transmettre ses caractères de juvénilité, normalement transitoires chez les autres animaux. Il existe tout un champ d’études, présent depuis l’aube de la civilisation occidentale, qui s’est penché sur cette question de l’inachèvement originaire de l’homme. Depuis le début du xxe siècle, les anthropologues parlent, pour évoquer cette prématuration, de la néoténie de l’homme [1].
5 C’est donc par là que l’aventure du sujet commence, avec un être non advenu, incapable de se débrouiller seul : nous l’appellerons donc le très-bas. Freud, pour sa part, avance ici le terme de Hilflosigkeit, qui se rapporte à la détresse originaire de l’homme. Il est remarquable que ce concept scintille tout au long de la longue élaboration freudienne (la première occurrence apparaît dès 1895 et l’ultime en 1937). On trouve notamment, dans le texte intitulé Inhibition, symptôme, angoisse, publié en 1926, cette notation ouvertement néoténique :
« Parmi les facteurs qui participent à la causation des névroses […], [il faut retenir] l’état de détresse et de dépendance [Hilflosigkeit] longuement prolongée du petit enfant d’homme. L’existence intra-utérine de l’homme apparaît face à celle de la plupart des animaux relativement raccourcie ; l’enfant d’homme est jeté dans le monde plus inachevé qu’eux » [Freud, 1993 (1926)].
7 Freud accorde une place tout à fait centrale à la néoténie puisqu’elle crée le besoin d’amour, lequel engendre la névrose.
8 Où Freud a-t-il été chercher ce terme ? Ce terme de Hilflosigkeit venait tout simplement de la théologie de langue allemande et, plus précisément, de Luther. Lequel emploie en effet beaucoup le terme Hilfe, l’« aide », en l’occurrence l’aide de Dieu, nécessaire pour secourir l’homme, cet Hilf-los (c’est-à-dire privé de Hilfe), cet homme si bas. Si bas pour Luther que celui-ci a été dans un fameux sermon jusqu’à le comparer « au déchet tombé dans le monde par l’anus du diable » : ce qui nous amène à l’exact opposé de l’homme comme roi de la création. La néoténie, la Hilflosigkeit, engendre donc un besoin d’amour, lequel peut aller jusqu’au besoin d’amour de Dieu.
9 Ceci permet d’aborder la seconde question posée : À quoi le sujet, ce très-bas, est-il soumis ? Réponse : il est soumis au Très-Haut. Il y aura remédiation si moi, être fini dans le temps, dans l’espace, et si mal fini dans le réel, je parviens à supposer un être infini par rapport auquel je me mets en position de tout devoir. Or, supposer cet être, je le peux puisque je parle et que parler c’est aussi fabuler. Rien donc ne m’empêche d’inventer dans le discours ce qui n’existe pas dans le réel, mais dont j’ai besoin pour vivre. Car, si je le suppose, Lui, le Très-Haut, c’est-à-dire le grand Sujet, alors je pourrai me « sous-poser » comme son sujet. Il faut et il suffit donc que je conjecture un grand Sujet supposé tout savoir, tout pouvoir et tout voir pour que je trouve enfin ma place comme sujet de cet être. Ce qui pourrait se formuler ainsi, de façon néoaristotélicienne : l’homme est un animal raté, contraint au détour théologico-politique.
10 Autrement dit, la survie de l’homme, animal néoténique, manquant comme tel de nature, passe par la création d’êtres de surnature, c’est-à-dire d’êtres de culture qui, bien que n’existant pas, se révèlent dotés d’une puissante efficacité symbolique. Tel est donc le travail de la culture : il permet tout simplement la subjectivation en passant par la supposition de l’autre, qu’il faut désormais écrire avec un grand « A ». La majuscule n’est pas sans évoquer un certain enseignement de Lacan concernant l’opération qui, reposant de manière fondamentale sur le langage, inscrit le sujet dans un rapport symbolique à l’Autre. Cette opération, Lacan l’a nommée métaphore du Nom-du-Père, conformément à la tradition patriarcale monothéiste qui lui a servi historiquement de structure culturelle [2]. Le sens profond de cette métaphore est de suppléer au manque de fondement naturel pour l’homme en tant que sujet. Ce manque met tout individu de l’espèce humaine dans la position d’être un orphelin – car in-fondé – jeté dans le monde, à la recherche d’une figure fondatrice qui, du point de vue logique, le précéderait : c’est cette opération symbolique qui lui permet d’advenir et de se soutenir en tant que sujet fondé par l’Autre.
11 Ce remède symbolique à la détresse réelle de l’homme relève de ce que Platon appelait un pharmakon : un remède, certes, mais aussi un poison [3]. La supposition de l’Autre est un remède parce qu’elle me sort de ma détresse originaire, et elle est un poison parce qu’elle m’aliène dans l’Autre. En d’autres termes, cette structure, comme le disait Freud, produit de la névrose. La névrose résulte en effet de la dette symbolique contractée à l’endroit de l’Autre. Cette structure produit de la névrose parce qu’elle m’incite à croire que, dans ce monde dans lequel je suis tombé, c’est l’Autre qui donne et que je lui dois tout. Il me fait notamment deux donations, l’une réelle (la vie) et l’autre symbolique (le langage), si exorbitantes l’une et l’autre que je ne pourrai jamais vraiment les rembourser. De sorte que je ne peux que culpabiliser. Cette conjecture impliquerait de combiner Mauss pour le don originaire, et Freud pour la culpabilité, elle aussi originaire, qui en découle.
12 Si l’hystérie constitue le prototype de la névrose, c’est parce que l’hystérique est celui/celle qui aime et vénère l’Autre de lui avoir tout donné et, en même temps, le déteste de l’avoir mis dans la situation de tant et de tout lui devoir. Notons qu’il existe une sortie possible de cette structure. Elle est plus coûteuse que la névrose : c’est la solution psychotique. Elle pourrait se formuler ainsi : si Dieu est, alors je ne suis pas. Parce que, être comme sujet, c’est être comme tel assujetti, soumis. Et être « mis sous », c’est ne pas être. Car c’est être par délégation, autrement dit, c’est se faire rapter son être par un Dieu voleur d’identité. Ce n’est donc pas étonnant que, dans les délires caractérisés comme schizophréniques, le sujet se vit comme envahi, dans son esprit et son corps, souvent à travers même ses orifices corporels, par un Autre impérieux : il entend des voix qui dénoncent son usurpation par un Autre réel qui, dès lors, s’empare des pensées et des comportements du malheureux sujet [4].
13 La solution psychotique sera donc radicale : elle se présentera souvent comme un combat sans merci avec, voire contre, Dieu. Si cette solution est coûteuse, c’est parce qu’elle pousse à entrer en concurrence avec le geste divin. Et le geste divin par excellence, c’est celui de l’autofondation. Si je suis Dieu, alors, je peux me fonder moi-même, tout comme le Dieu de la Bible s’est fondé dans cette énonciation circulaire : « Je suis celui qui suis. » C’est ainsi que les psychotiques inscriront la plupart du temps leurs délires en mettant Dieu en jeu, c’est-à-dire exactement là où le geste autofondateur est le plus fort. On ne compte pas les délires qui se rapportent plus ou moins directement aux affaires divines : ici, une nouvelle civilisation est en passe de voir le jour ; plus loin, une nouvelle écriture ; là, une nouvelle Loi ; là encore, il s’agit de prendre des mesures pour sauver le monde. Il suffit de penser aux cas du président Schreber ou du président Wilson qui ont fait les délices de Freud. Ou de penser à Artaud, qui n’a cessé de dire qu’il était mort au Golgotha il y a deux mille ans et que, Dieu, c’était lui [5].
14 Cette structure permet de donner une forme nouvelle, dépassant la clinique individuelle, à ce que Freud avait appelé, dans un texte aussi bref que décisif, parmi ses tout derniers, la division subjective (la Spaltung [6]) : ce qui fait de nous des êtres clivés, ne se trouvant jamais vraiment car, au moment même où l’on pourrait se trouver, on se perd dans l’Autre. C’est là une question que Lacan a beaucoup travaillée dans le sens où il a systématiquement exploré les effets de refoulement originaire produits par la confrontation du petit sujet au grand Sujet, c’est-à-dire à l’Autre. Cependant, Lacan n’a qu’occasionnellement abordé l’étude des effets spécifiques produits par la variation historique de l’Autre. Lacan a été, en ce sens, l’homme de son temps, c’est-à-dire l’homme des temps structuralistes qui ont privilégié la synchronie et négligé la diachronie. Or l’Autre ne peut véritablement être perçu dans sa complexité que si l’on identifie et répertorie ses avatars différents. En effet, l’histoire humaine se caractérise par un renouvellement permanent de la figure de l’Autre. Or nous verrons que, si l’Autre est soumis à variation historique, la condition subjective est forcément soumise, elle aussi, à des variations.
Les figures de l’Autre
15 Le renouvellement des figures de l’Autre s’explique à partir de ce dont nous venons de parler : ce grand Sujet qui n’existe pas est d’un grand secours… jusqu’à ce qu’il devienne extrêmement embarrassant. C’est pourquoi il faut tuer de temps en temps son Sauveur et réinventer. Et, de fait, lorsqu’on se penche sur l’histoire, on trouve cet Autre dans tous les mondes possibles construits par l’homme. Soit sous la forme du totem, par exemple, par quoi un groupe d’hommes se désigne une sorte de dominant (un ancêtre, un animal…). Soit sous la forme d’esprits qui hantent les lieux où résident les hommes. Soit sous la forme de dieux immanents au monde qui, comme les dieux grecs de la Physis, par exemple, interviennent sans cesse dans les affaires de l’homme. Soit sous la forme d’un Dieu transcendant, comme dans les monothéismes qui figurent un Père absolu, éternel. Soit même sous la forme de religions politiques, comme dans l’absolutisme royal qui a produit un grand Sujet, le Roi. Cependant, ce dernier était probablement trop grand puisqu’il a fallu le raccourcir : c’est ainsi qu’on a coupé Capet. Cela s’appelle la Révolution française. Mais comme la culture, elle aussi, a horreur du vide, c’est le Peuple qui est alors apparu comme nouveau grand Sujet. Enfin, n’oublions pas les religions politiques que le xxe siècle a connues, comme le stalinisme qui présentait le Prolétariat comme le sauveur et comme le nazisme qui célébrait une prétendue race supérieure [7]. Tous ces Autres ont permis la fonction symbolique dans la mesure où ils ont donné un point d’appui au sujet pour que ses discours reposent sur un fondement. Mais, bien sûr, certains, peu croyables à long terme, n’ont fait que de fugaces apparitions alors que d’autres, mieux construits, ont connu des destins millénaires.
16 Si, par hypothèse, on suppose correcte cette façon de décliner l’identité de l’Autre, de poser les prémisses d’une histoire de l’Autre, il apparaît tout de suite que la distance à ce qui nous fonde comme sujet ne cesse tendanciellement de se raccourcir entre chacune de ces occurrences. Si l’on pose la série dieux (au pluriel, comme dans les polythéismes), Dieu (au singulier, comme dans les monothéismes), Roi, République, Peuple, on peut dire qu’entre les dieux et le Peuple, on peut scander certaines étapes clés de rentrée de l’Autre dans l’univers humain : on passe de la distance infranchissable avec les dieux immortels dans le polythéisme, et de la distance infinie de la transcendance dans le monothéisme à la distance médiane du trône entre Ciel et Terre dans la monarchie (de droit divin), à la distance intramondaine entre l’individu et la collectivité dans la République… Entre toutes ces occurrences, la distance du sujet à l’Autre se réduit, certes pas à la façon d’un progrès continu, mais avec des allers et retours, sans compter des aberrations, comme la Race. Cette distance du sujet à l’Autre tend tellement à se réduire dans l’histoire que, là même où l’homme semble encore invoquer Dieu, il se projette par un retournement logique à la place de l’Autre en se dotant de ses attributs et ses capacités supposées afin d’affirmer sur le plan philosophique, politique et social sa capacité de se façonner, de s’autodéterminer et, in fine, de s’autofonder. Un acte qu’il est capable de faire tout en le niant, selon le procédé que Freud a désigné sous le terme de dénégation (Verneinung). Que fit en effet l’homme d’autre, avec l’invention de la perspective planimétrique et monofocale à la Renaissance, sinon se glisser subtilement dans le point de fuite qui marque l’œil unique de Dieu, ordonnateur de la scène du monde ? Ce mouvement est discrètement repérable déjà pour le christianisme chez un éminent théologien comme Pic de la Mirandole qui s’est beaucoup inspiré des penseurs grecs, juifs, arabes et orientaux : le projet novateur de l’Oratio de hominis dignitate, publié en 1486, vise à placer l’homme au centre de sa philosophie de la volonté et de la vérité en tant que visée ultime du libre arbitre. Puis, par un de ces tours réflexifs qui le caractérisent, l’homme a fini par conjecturer que, puisqu’il avait inventé l’Autre pour se soutenir, en réalité, lui, créature, était son propre créateur. À l’horizon, on devine où cela conduit. À Nietzsche et à son célèbre constat : Dieu est mort. La suite logique de ce mouvement est une sorte de degré zéro de la distance entre le sujet et l’Autre – proche en un certain sens de la solution psychotique que nous avons isolée. Nous verrons que ce télescopage du sujet et de l’Autre n’est pas sans poser de nouveaux problèmes puisque, non dupe, l’homme se retrouve alors à devoir porter sur ses épaules toute la responsabilité de son être en devenir.
17 À ce point, nous pouvons proposer une définition de la modernité. Si la prémodernité était l’espace où le sujet était soumis à une figure de l’Autre, la modernité est l’espace où le sujet est défini par plusieurs de ces occurrences de l’Autre. On est moderne en effet quand le monde cesse d’être fermé et devient, comme l’a montré Alexandre Koyré, ouvert, voire « infini » – y compris dans ses références symboliques. La modernité est donc un espace où se trouvent des sujets comme tels soumis aux dieux, à Dieu, au Roi, à la République, au Peuple… Toutes ces définitions peuvent se trouver dans la modernité qui n’aime rien tant que de muter de l’une à l’autre. La modernité est un espace où, le référent dernier ne cessant de changer, tout l’espace symbolique devient mouvant. Il y a donc de l’Autre dans la modernité, et même beaucoup de figures de l’Autre non seulement successives dans le temps, mais coexistant dans l’espace, le plus souvent de manière concurrentielle, voire conflictuelle, à une échelle toujours plus importante, non seulement dans la sphère sociale, mais aussi subjective. La rencontre de beaucoup d’Autres engendre des confrontations (les guerres de religion, par exemple), si ce n’est des affrontements, entre ces différentes figures, à la hauteur des adhésions qu’elles réclament et, plus encore, lorsqu’il n’y a pas de continuité naturelle de l’une à l’autre. Ce côté mouvant implique donc le caractère « crisique » et critique de la modernité. C’est d’ailleurs exactement pourquoi la condition subjective en modernité peut être définie, en plus de la névrose dans les processus primaires, par un autre élément : la critique, du côté des processus secondaires. La critique, en effet, dans la mesure où le sujet de la modernité ne peut être qu’un sujet jouant de plusieurs références entrant sans cesse en concurrence ou en conflit. Ce dernier aspect est évidemment décisif quant aux institutions de la modernité : en tant qu’interpellant et produisant des sujets modernes, elles ne peuvent exister que comme espaces définis par la pensée critique.
18 Dans cet espace critique qui caractérise la modernité, quelle place peut alors prendre le sacré aux yeux d’un sujet pour qui l’existence des dieux et de Dieu a été entamée par cette pensée critique ? Est-ce que, pour autant, le rapport au sacré a disparu dans le monde moderne ? De toute évidence, non. Mais il a subi des remaniements au gré des variations de l’Autre. On peut les examiner à la lumière des choix faits par un homme, un artiste majeur de la deuxième moitié du xxe siècle : comment un Pier Paolo Pasolini, se déclarant athée et agnostique face au problème de Dieu, pouvait-il défendre l’idée de sacré et de sacralité ? Il avait perçu à sa manière l’extrême difficulté pour l’homme contemporain de sortir du sacré, difficulté dont nous avons tenté d’expliquer jusqu’ici les enjeux ontologiques et ontiques. Dans un entretien accordé à l’Institut culturel italien, lors de son deuxième voyage à New York en 1969, Pasolini s’est exprimé ainsi :
« Puisque je ne crois pas en un Dieu transcendant – et que, d’autre part, la réalité est hiérophanie [manifestation du sacré tel que peut la vivre l’être humain] – cela signifie que la réalité même est Dieu » [Pasolini, 2015, p. 67].
20 Il définit alors cette sacralité ainsi : « Voilà la grande affaire : la réalité est un langage […] un langage sacré » ; « la réalité est en soi divine » [ibid. p. 69]. La sacralité était donc, pour lui, tout d’abord une question de langage. Devant cette réalité résistant à toute analyse, l’homme doit poser comme médiation un langage à sa mesure qui rende compte de cette sacralité :
« La sacralité réside dans un choix de stylistique qui pour moi tient du magma, d’où cette importance du mythe dans mes romans et leur forme pour ainsi dire épique, même d’un point de vue esthétisant […]. La constance structurelle sur laquelle vous m’interrogiez est donc bien cette permanente mythification des choses, des objets, qui vient justement de mon sentiment du sacré et de cette façon que j’ai de sacraliser la réalité » [ibid. p. 74-75].
22 Pasolini, ayant percé à jour sa condition de néotène, a compris que le propre de l’homme qui parle dans les conditions de la modernité est de sacraliser la réalité. En conséquence, dans son rapport au sacré, le langage humain revêt un caractère mythique. Fondée sur le langage, cette sacralité moderne résidait pour Pasolini, par exemple, dans ce qu’il appelait la « sémiologie du cinéma » par les choix du cadrage et du montage, dans la langue et le style pétrarquisant du dialecte frioulan pour sa poésie… Bref, tout ce qui émerge du magma (c’est-à-dire de la totalité inextricable du vivant) pour faire apparaître la réalité. Pasolini a assumé une forme de conscience qui ne cherchait pas à abolir la notion de sacré dans sa pratique artistique, mais qui se l’appropriait pour en faire un nouvel usage, critique, donc moderne, en détournant les choses qui avaient été confisquées dans la sphère du sacré d’antan pour les faire passer dans la sphère du profane, accessible aux hommes – tout en gardant un résidu de sacralité, il les rendait disponibles à l’interprétation et à la transformation [8]. Le résidu de sacralité n’est autre ici que l’aura qui dépasse l’ici et le maintenant de ce que l’artiste produit comme œuvre – une œuvre qui se réfère à autre chose qu’elle-même, à l’Autre (par exemple, à la tradition biblique, pétrarquiste, aux paysans du Frioul, etc.), dont l’artiste se fait le porte-parole en s’adressant non seulement à d’autres (ses contemporains interlocuteurs) mais aussi à l’Autre (qui l’a précédé et lui succédera). Voilà une manière moderne de faire avec le sacré.
23 Mais l’histoire ne s’arrête pas à la modernité. Car le trait héraclitéen de l’être en perpétuel devenir s’applique inexorablement : Panta rhei, « Tout coule ». Ce qu’il faudrait entendre aussi au sens de Valéry quand il évoque « (ces) empires coulés à pic avec […] leurs dieux et leurs lois » [Valéry, 1957, p. 988 et sq.].
Subjectivité postmoderne
24 Il y a une trentaine d’années, en 1979, le philosophe Jean-François Lyotard a fait l’hypothèse de l’apparition d’une cassure dans la modernité. Dans un remarquable essai intitulé La Condition postmoderne, paru une année avant la prise du pouvoir par des néolibéraux dans deux des plus importants pays du monde, Thatcher en Angleterre et Reagan aux États-Unis, Lyotard notait que nous étions en train de sortir de la modernité et d’entrer dans une époque « postmoderne » : Lyotard entendait par là l’épuisement et la disparition des grands récits de fondation. Dans ce livre audacieux, Lyotard annonçait – sans trop sembler s’en réjouir, ni d’ailleurs en paraître accablé – la nouvelle donne : nous étions en train de sortir des grands récits théologico-politiques, tant anciens (ceux des monothéismes) que modernes (les récits de l’émancipation individuelle par l’accès à la raison critique ou ceux de l’émancipation sociétale, comme le marxisme). Or, la chute des grands récits, c’est aussi la chute des figures de l’Autre que ces récits soutenaient. Ce qui ne peut qu’entraîner une transformation assez radicale de la condition subjective. Nous venons probablement de franchir à cet égard un cap important auquel les grandes institutions – famille, école, santé, santé mentale, justice, politique – sont particulièrement sensibles.
25 C’est pourquoi, après avoir parlé de décliner les figures de l’Autre, de leur déclinaison, il faut maintenant parler du déclin de l’Autre ; en somme, après s’être décliné, l’Autre s’incline. La postmodernité est ainsi un espace défini, non pas par la réduction de la distance entre le sujet et l’Autre qui caractérisait la modernité, mais par l’abolition radicale de cette distance.
26 Certains diront qu’il ne faut pas désespérer de la chute de l’Autre, puisque nous avons désormais le Marché. Or ce qu’on appelle le « Marché » ne fonctionne pas vraiment comme un nouveau grand récit, mais plutôt comme une addition à l’infini de petits récits égotiques. C’est pourquoi, même s’il est souvent présenté comme remède à tous les maux, le Marché ne vaut nullement comme nouvel Autre, dans la mesure où loin de prendre en charge la question de l’origine, il confronte chacun aux affres (qui ne vont certainement pas sans nouvelles jouissances) de l’autofondation. C’est là où se repère la limite fondamentale de l’économie de marché dans sa prétention à prendre en charge l’ensemble du lien personnel et du lien social : ce n’est pas une économie générale, pas une économie symbolique, mais seulement une « économie économique ». Elle joue, certes, dans le registre de l’économie libidinale dans la mesure où elle permet toujours de présenter un objet manufacturé, un service marchand ou un fantasme sur mesure produit par les industries culturelles, supposé venir combler toute appétence, mais elle échoue à fonctionner comme économie générale dans la mesure où elle laisse le sujet face à lui-même pour ce qu’il en est de sa fondation [sur ce point, Dufour, 2014a].
27 Dans la postmodernité, le sujet n’est plus défini dans son rapport de dépendance à Dieu, au Roi ou à la République, il est défini par lui-même. Beaucoup de conséquences découlent de cette nouvelle définition. Ce qui s’ensuit, entre autres, c’est, d’une part, la postulation de l’autonomie juridique du sujet, et, d’autre part, celle de sa liberté économique. Cette liberté marchande, c’est le fondement du capitalisme énoncé par la théorie d’Adam Smith : chacun doit être libre de poursuivre ses intérêts égoïstes afin que, de la sorte, disait-il, l’intérêt collectif de la société soit servi. Dans la dynamique des échanges marchands hautement concurrentiels qui se substituent aux figures antérieures de l’Autre, l’individu est sommé de devoir soutenir seul son existence juridique, sociale, économique, subjective. Il est donc contraint de s’engager, de manière harassante, dans une sorte de surproduction de lui-même. C’est pourquoi on parle tant de l’individualisme de notre époque – à tort, peut-être, puisqu’il faudrait plutôt parler de promotion de l’égoïsme et de chute de l’altruisme, de cet altruisme repéré par Darwin [2013] à propos de l’homme pour la survie de qui la nature a sélectionné des dimensions cognitives et sociales comme l’empathie, l’altruisme et la solidarité. Nous avons donc un ensemble : autonomie juridique, liberté marchande, éventuellement totale comme avec le néolibéralisme aujourd’hui, et définition autoréférentielle du sujet parlant.
28 Il se pourrait très bien que cette liberté, idéal des Lumières, liberté enfin gagnée contre le règne et l’obéissance aux idoles, nous coûte finalement assez cher. Premièrement, parce que nous entrons avec cette formule dans une définition du sujet qui fait appel à l’autoréférence. C’est-à-dire qu’elle ne fait plus appel à l’hétéro-référence, à la définition du sujet par un grand Autre. Or que faire s’il n’y a plus d’Autre présentable ? Se construire tout seul en utilisant les nombreuses ressources de nos sociétés dites d’information ? On voit de plus en plus apparaître, par exemple, des chemins très singuliers de formation. Dans ce cas, le sujet se forme seul, en utilisant toutes les ressources matérielles et humaines disponibles, et il y a de belles réussites en ce sens. Mais c’est bien sûr au moment où l’injonction est faite à tout sujet d’être soi que se rencontre la plus grande difficulté, ou même l’impossibilité, d’être soi. Ce qui explique qu’on rencontre de plus en plus souvent, dans les sociétés postmodernes, des techniques d’action sur soi, que ce soit ces programmes télévisuels mettant en scène les vies ordinaires, ou l’usage de psychotropes destinés à calmer les angoisses, stimuler l’humeur et multiplier les capacités individuelles [Ehrenberg, 1998].
29 Avec la postmodernité, la distance vis-à-vis de l’Autre est devenue distance de soi à soi, bien au-delà de la division subjective constitutive de l’humain. Tout sujet se trouve ainsi aux prises avec son autofondation, il peut, certes, réussir mais non sans se trouver constamment confronté à des ratés plus ou moins graves. Cette distance interne du sujet à lui-même se découvre inhérente au sujet postmoderne et modifie sensiblement le diagnostic de Freud sur le sujet moderne, porté à la névrose. Ce n’est plus la culpabilité névrotique qui définit le sujet, c’est quelque chose comme le sentiment de toute-puissance quand on y arrive et de toute-impuissance quand on n’y arrive pas. Ainsi, face à l’injonction d’être soi tout en devant se soutenir lui-même, le sujet postmoderne est de plus en plus pris entre mélancolie latente (la fameuse dépression), impossibilité de parler à la première personne, dépendance aux objets, illusion de toute-puissance et fuite en avant dans des faux-selfs, dans des personnalités d’emprunt, voire multiples, offertes à profusion par le marché.
30 Le sujet postmoderne reste englué dans un présent où tout se joue, où son retour sur soi et son rapport aux autres deviennent très problématiques dans la mesure où sa survie se trouve ainsi toujours en cause. Devant cette difficulté d’être soi, et faute de pouvoir se déployer dans une spatialité et une temporalité suffisamment amples garanties par l’antériorité et l’extériorité d’un Autre, les individus peuvent alors devenir des proies faciles du Marché qui s’offre à combler sans cesse leurs besoins immédiats. Si la critique caractérisait le sujet moderne, l’individu postmoderne devient un sujet consommateur, c’est-à-dire un assujetti à la consommation. Autrement dit, une cible commode pour un appareil aussi puissant que le Marché qui dispose de technologies pouvant envahir sa vie et se mettre à tout régenter grâce à sa puissance de frappe et de quadrillage du temps quotidien, notamment en images (télé, cinéma, Internet, téléphonie mobile, jeu, pub…). La docilité avec laquelle beaucoup d’individus aujourd’hui portent des marques de commerce et en exhibent les logos témoigne assez d’une nouvelle servitude, involontaire. Si nous pouvons affirmer que le capitalisme dans sa phase néolibérale est une forme de religion immanente, c’est dans le sens que, sans garantir une fondation au sujet dans une extériorité, il lui impose une série de commandements pour capturer ses moindres gestes au profit du Marché [9].
31 Ce qui est remarquable est que, dans ce divin Marché, certains sujets se sentent comme orphelins de l’Autre et cherchent, comme ils peuvent, à obvier à son défaut. Nous repérons quatre possibilités qui se présentent comme des « solutions » pour obvier à la carence de l’Autre, au demeurant très « logiques ». La première possibilité relève de l’évitement pur et simple de l’autonomie par la constitution d’une bande qui figure une personne globale dirigée par le chef. Les deux suivantes relèvent de l’élection d’un ersatz censé suppléer à la carence de l’Autre. Ainsi, la dépendance tente par un substitut (différentes formes de la marchandise, dont la drogue) de réinscrire l’Autre dans l’ordre du besoin – notons en passant que la dynamique de la dépendance réinstaure à sa manière un « temps divin », un temps d’avant le temps mesuré, chronologique et historique, en imposant une suspension du temps social et des processus secondaires et en projetant le sujet dans une sphère séparée où règne un présent perpétuel. Quant à la secte, elle présente un Autre sous la forme d’un gourou, d’un nouveau maître absolu ou d’un dieu vengeur et farouche. La quatrième possibilité, la toute-puissance, va en quelque sorte plus loin puisqu’elle correspond à une tentative de devenir l’Autre à la place de l’Autre. Rien n’interdit par ailleurs aux orphelins de l’Autre de combiner, comme nous le verrons, ces différentes tendances. On trouve des néotènes qui sont à la fois « accros », sujets à la toute-puissance et enclins au radicalisme fondamentaliste.
32 Faisons un arrêt sur les deux dernières possibilités repérées. La « solution » de la secte qui installe un Autre surpuissant est une variante d’une solution politique plus large qui s’appuie sur des ressorts quelque peu similaires. La liberté annoncée par le projet moderne et réinterprétée par le projet néolibéral postmoderne peut alors coûter cher parce que, n’en déplaise à Lyotard, la sortie des grands récits fondateurs n’était peut-être qu’éphémère. C’est ainsi que l’autoréférence promue par le libéralisme économique suscite, par la détresse dans laquelle elle abandonne le sujet, des réactions proportionnellement radicales d’un appel au « retour » hypertrophié des figures puissantes, voire écrasantes de l’Autre, garantes de l’hétéro-référence du sujet.
33 Notons à cet égard que l’année même où Lyotard dans La Condition postmoderne faisait l’hypothèse de la disparition des méta-récits… éclatait la révolution qui proclamait la République islamique d’Iran. Un régime théocratique, fondé sur la charia, s’est donc installé en remettant avec force sur la table de l’histoire un très puissant récit de fondation chiite – évacué par ailleurs, pour diverses raisons, dans les sphères affairistes, libérales et intellectuelles urbaines de la société dirigée par le Chah et dans le monde occidentalisé. Observant le caractère non seulement populaire et religieux (surtout rituel) mais anticapitaliste et anti-impérialiste (antioccidental) de la révolte contre le pouvoir dominant du Chah, le philosophe Michel Foucault a manifesté un enthousiasme certain envers ce premier temps de la révolution dans une série d’articles qu’il a écrits pour le Corriere della sera, le Nouvel Observateur et Le Monde entre 1978 et 1979. La religion a été une armature déterminante dans la résistance et la révolte populaire. Pourtant, en saluant l’opposition des opprimés à un pouvoir despotique (policier et militariste), libéral (sous couvert de modernisation), corrompu, laïcisant et aryaniste (au profit de la monarchie accaparée par un clan), Foucault n’a pas vu venir le caractère encore plus répressif des libertés individuelles d’une nouvelle figure religieuse de l’Autre mise en place par une révolution islamique qui a fini par absorber puis éliminer les forces anarchistes, démocratiques et laïques qui avaient concouru au renversement du Chah. Là où Foucault a cru voir une ouverture de la politique à une dimension spirituelle, se produisait en réalité une soumission du politique au théologique. Malgré ses réserves quant aux suites de la révolution, Foucault pensait encore en 1979 que personne en Iran ne souhaitait que le clergé prenne la direction du nouveau gouvernement islamique… et qu’il n’y aurait pas de politique Khomeyni.
34 L’autoritarisme de cette forme de récit théologico-politique n’est pas l’apanage de l’islam. Il nous laisse présager, au contraire, l’apparition prochaine d’un autre régime clinico-politique, non plus ultra-démocratique, mais ultra-autoritaire, renouant avec les anciennes religions politiques fascisantes dont on croyait (à tort) s’être libérés depuis des décennies. En d’autres termes, la mondialisation néolibérale, qui a dissous les identités nationales, les patriarcats et les patries, provoque un choc en retour et la réapparition d’idéologies identitaires autoritaires – non seulement dans le tiers-monde, mais désormais aussi dans le « premier monde », c’est-à-dire dans des pays européens comme la France, l’Allemagne, l’Autriche, les pays nordiques et aux États-Unis (le « trumpisme »). Le succès de ces nouvelles religions politiques autoritaires et identitaires tient au fait qu’elles ramassent et réinterprètent les misères des naufragés du néolibéralisme, et proposent d’y remédier radicalement en réinjectant des grands récits nationalistes, ethniques et religieux [10]. Ce qui pourrait augurer d’un prochain grand renversement car alors l’ethnos, plutôt que le demos, pour la première fois depuis soixante-dix ans (la fin de la Seconde Guerre mondiale), requalifierait en quelque sorte l’Autre.
35 Il reste que, lorsque l’Autre manque, on peut se passer enfin de Lui à la condition de se trouver soi-même investi des signes de la toute-puissance qui le caractérisaient. Ce qui apparaît alors, c’est la perversion où le sujet, dans les cas extrêmes, peut même s’octroyer droit de vie et de mort sur ses semblables et se doter éventuellement de pouvoirs magiques, d’autant plus facilement que le prestige social des techno-sciences, renforçant constamment l’environnement prothétique, ne va pas sans exalter les sentiments de toute-puissance du sujet (caméra GoPro, armes sophistiquées, technologies numériques de l’image, du son, de l’internet qui permettent à n’importe qui de s’adresser au monde entier…). Les actes de violence les plus crus peuvent alors déferler sans aucune retenue. On ne compte plus les passages à l’acte violent qui défraient la chronique. Depuis le crime du caporal Lortie dans l’Assemblée nationale du Québec en 1984, jusqu’à la tuerie de l’école primaire de Sandy Hook aux États-Unis, le nombre de fusillades et de tueries augmente d’année en année [11].
36 Or, sur fond de nouvelles religions politiques autoritaires, les actes de violence extrême peuvent prendre, avec les fondamentalismes, une tournure globale. Par exemple, des tueries prennent aujourd’hui, avec les attaques djihadistes survenues en France et ailleurs dans le monde, une forme nouvelle où l’on retrouve, décalé, le motif néoténique : des très-bas se mettent à revendiquer une soumission totale à un Très-Haut, qui les provoque à agir sans délai. S’ils sont très-bas, c’est parce que, comme tous les humains, ils sont néotènes, c’est-à-dire privés de première nature. À quoi s’ajoute – ce qui aggrave beaucoup leur cas – une seconde nature n’offrant que des remédiations destructrices. Ils se retrouvent en effet dans la peau de fils dont les pères ont été forclos, humiliés historiquement. Cette humiliation a été ponctuée d’événements marquants tels que la chute du califat en 1924 dans lequel s’incarnait le principe millénaire de souveraineté théologico-politique en Islam ; le vote de l’ONU de 1947 qui a partagé la Palestine entre un État juif et un État arabe qui n’a jamais vu le jour ; la longue guerre coloniale menée par la France contre l’Algérie ; l’envahissement de l’Irak par la coalition militaire menée par les États-Unis en 2003, justifiée en apparence par les attentats du 11 septembre 2001 mais résultant d’une manipulation stratégique destinée à s’emparer de la quatrième réserve mondiale de pétrole.
37 Ceci a suffi à plonger une quantité non négligeable de musulmans habitant les pays occidentaux en position de sous-musulmans. Lesquels ne rêvent alors que de venger le Père en se faisant sur-musulmans – le terme est de Fethi Benslama et évoque la formation, chez ceux qui se voient comme sous-musulmans, d’un surmoi féroce et obscène [12]. Le chemin pour passer d’un état à l’autre est simple : mourir. Mourir en tuant le maximum de « mécréants » devient alors pour eux le plus bel accomplissement possible. Ils pourront alors convertir leur vie qui ne vaut rien pour une vie où ils seront tout puisque le martyr en Islam est un mort qui reste vivant, et même plus que vivant : immortel. Ce qui procède d’un calcul délirant en forme de folie rationnelle : l’Autre que la postmodernité a tué, je le remplace par un Autre venu de la prémodernité – fût-il hâtivement bricolé, à coup de sourates approximatives. Ce faisant, puisque je ne peux pas être tout à fait assuré du retour de l’Autre (Beckett est celui qui nous a enseigné qu’on pouvait l’attendre longtemps [13]), je me fais plus que son messager, je deviens l’Autre pour le faire advenir ici et maintenant. C’est ainsi que l’apparente soumission de l’actuel sujet djihadiste à Dieu participe du nouveau régime énonciatif autoréférentiel de la postmodernité : sur la base d’études cliniques menées avec des jeunes séduits par le djihad, Benslama explique que le djihadiste s’assujettit à Dieu pour mieux l’assujettir. L’Autre apparaît en réalité subordonné au sujet qui s’empare de la toute-puissance divine. Et si le fascisme djihadiste a fini par occuper une place si importante aujourd’hui parmi ces orphelins qui cherchent à obvier au défaut de l’Autre, c’est parce que ses tenants cumulent plusieurs des traits qui affectent ces individus à-ban‑donnés (c’est-à-dire mis au ban) : ils s’avèrent qu’ils sont le plus souvent membres d’un gang, « accros », adhérents d’une secte et sujets à l’extrême violence.
Un monde posthumain ?
38 Est-il étonnant que, devant la grande et récurrente imperfection des traitements narratifs et symboliques au problème dont souffre constitutivement l’humain – son état de détresse lié à sa mal-finition ontique, corporelle donc –, d’aucuns se mettent à penser qu’il serait temps de penser à un tout autre traitement mettant en œuvre une remédiation réelle ? Certes, de tout temps, l’homo sapiens a été aussi homo faber, comme les travaux de Leroi-Gourhan se sont employés à le démontrer. Mais certains caps sont désormais franchis. La lecture de Malaise dans la civilisation le laissait déjà prévoir. En 1929, Freud définissait l’homme comme cette « chétive créature », un néotène, donc, qui, grâce à la technique, a su perfectionner ses organes, moteurs et sensoriels, en vue d’élargir ses pouvoirs. Cela permettait de définir les outils comme des prothèses qui étendent, corrigent ou suppléent les organes naturels mais définalisés du corps néoténique. Cependant, l’impact de ces prothèses restait potentiellement limité dès lors que l’homme attribuait aux dieux un idéal de toute-puissance et d’omniscience qui, par l’état faible du développement industriel, lui échappait et, par la religion, lui était interdit. Or, en 1929, Freud estimait que l’homme avait franchi quelques pas décisifs en direction de cet idéal en devenant lui-même un « dieu prothétique », « dieu certes admirable s’il revêt tous ses organes auxiliaires », mais, sous un autre jour, pathétique, puisque ces organes « n’ont pas poussé avec lui et lui donnent bien souvent du mal ».
39 Nous en sommes aujourd’hui à l’heure de la convergence NBIC (où s’articulent les technologies nano-bio-informatico-cognitives). Cette convergence permet à l’homme d’accentuer toujours plus ses traits divins sur fond de fantasmes de toute-puissance, autrefois apanage des dieux. De plus, devenant dieu, il se donne les moyens, grâce à la manipulation génétique, de créer lui-même dans le réel, devenu un hyperréel, d’autres êtres : les organismes génétiquement modifiés.
40 L’ultime ambition de ce projet technologique est de repousser les limites de la mort avec, à l’horizon, un possible devenir immortel de l’homme. On sortira alors de l’époque de la postmodernité pour entrer dans une ère nouvelle, celle de la posthumanité. Il s’agira alors de tenter de réparer, grâce aux techno-sciences, l’erreur humaine, en vue de refaire en mieux, du moins l’espère-t-on, ce néotène venu du fond des âges. À moins, toutefois, que ce dernier ne disparaisse pas avant d’atteindre ce nouvel état puisque, en parallèle, il met cette même technologie très puissante au service de ce qui ressemble fort à une pulsion de mort en fabriquant des armes de destruction massive (par exemple, nous en sommes à l’époque de Satan 2, le missile nucléaire russe capable de détruire un pays de la taille de la France en quelques secondes). Aujourd’hui nous pouvons donc encore plus faire nôtre cette remarque de Freud : « Nous ne voulons toutefois point oublier que, pour semblable qu’il soit à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux [14]. » Les promesses de l’entreprise prothétique contemporaine par laquelle le néotène veut devenir Dieu sont ponctuées par des revers, des ratages et des volontés inconscientes plus qu’inquiétants puisqu’à l’horizon ce n’est rien de moins que la mort de l’homme (et de ses dieux) qui s’annonce.
41 * * *
42 Y a-t-il encore moyen d’obvier à ce funeste destin ? Nous n’en savons rien. Sauf que, s’il reste une chance, même mince, il faut la saisir. Ce qui nous convoque à concevoir, pour les temps qui viennent, une autre religion au sens où elle serait trans- ou postreligieuse, laïque, non plus universaliste, mais pluriversaliste [Dufour, 2014b], impliquant un nouveau type de lien entre les hommes. À l’horizon : la perspective convivialiste pour refaire un Autre qui permette aux individus désormais déliés les uns des autres de vivre ensemble sans se massacrer et sans massacrer leur monde. C’est donc quelque chose comme ce que Pierre Legendre, éminent historien du droit et psychanalyste, appelle l’armature dogmatique de notre culture qu’il conviendrait de refonder. Or toutes les religions se sont caractérisées par le fait d’imposer sans la discuter, comme une Vérité révélée, telle ou telle armature dogmatique. Ce serait un grand progrès et un incroyable pas démocratique que de choisir les fondements dogmatiques rendant possible le vivre ensemble.
Références bibliographiques
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- Benslama Fethi, 2006, Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman, Seuil, Paris.
- Bolk Louis, 1961 (1926), « Das Problem der Menschwerdung (Le problème de la genèse humaine) », trad. François Gantheret et Georges Lapassade, Revue française de Psychanalyse, mars-avr., p. 243-279.
- Darwin Charles, 2013 (1871), La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, trad. Patrick Tort, Champion Classiques, Paris.
- Derrida Jacques, 1972, « La pharmacie de Platon », in La Dissémination, Seuil, Paris.
- Dufour Dany-Robert, 2014a, « Le tournant libidinal du capitalisme », Revue du MAUSS semestrielle, n° 44, 2e sem.
- – 2014b, « Universalité vs pluriversalité. Bios, logos, mythos et ethos », Revue du MAUSS permanente, 10 déc.
- – 2007, Le Divin Marché, Denoël, Paris.
- – 2005, On achève bien les hommes, Denoël, Paris.
- Ehrenberg Alain, 1998, La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris.
- Freud Sigmund, 1993 (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, Paris.
- – 1971, Malaise dans la civilisation, PUF, Paris.
- – 1938, La Scission du moi dans le processus de défense, <www.psychanalyse.lu/articles/FreudScission.htm>.
- Gauchet Marcel, 2010, À l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Gallimard, Paris.
- Gould Stephen Jay, 1977, Ontogeny and Phylogeny, Harvard University Press.
- Kantorowicz Ernst, 1989 (1957), Les Deux Corps du Roi, Gallimard, Paris.
- Lacan Jacques, 1981 (1959), « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Lacan Jacques, Les Psychoses, Le séminaire, livre III, Seuil, Paris.
- – 1966, Écrits, Seuil, Paris.
- Pasolini Pier Paolo, 2015, L’Inédit de New York, Arléa, Paris.
- Schneider Kurt, trad. frse 1950, Psychopathologie clinique.
- Valéry Paul, 1957 (1919), « La crise de l’esprit, première lettre », in Œuvres I, Gallimard, Paris.
- Voegelin Éric, 1994, Les Religions politiques, Le Cerf, Paris
Notes
-
[1]
Voir Dany-Robert Dufour [2005], On achève bien les hommes. Cet ouvrage s’appuie sur les recherches qui se sont développées (sous le nom d’« anthropologie philosophique ») à la suite des travaux de Louis Bolk [1961]. Publiées par des auteurs de langue allemande comme Adolf Portmann et d’Arnold Gehlen, elles sont malheureusement peu connues en France. À ces travaux sur les conséquences culturelles de la néoténie humaine, il faut ajouter les recherches décisives de l’américain Stephen Jay Gould [1977].
-
[2]
Lacan a développé cette réflexion notamment dans son séminaire « Les psychoses », tenu entre 1955 et 1956, puis dans l’article « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », publié en 1959 [Lacan, 1981 (1959) ; 1966].
-
[3]
Nous renvoyons à la lecture du Phèdre de Platon par Jacques Derrida [1972].
-
[4]
Kurt Schneider a décrit ces « symptômes de premier rang » permettant de faire un diagnostic différentiel de la schizophrénie dans son livre Psychopathologie clinique, traduit en 1950.
-
[5]
Voir Dufour [2005], chap. III. 2 : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère… »
-
[6]
Freud [1938]. Le terme allemand Spaltung est la traduction par Freud d’une expression fréquente dans la psychiatrie française, celle de « dissociation » référant, entre autres, à ce que Pierre Janet appelait la « double conscience ». On le rend aussi en français par le terme de « clivage ».
-
[7]
On trouvera des éléments décisifs sur ce concept de « religion politique », in Ernst Kantorowicz [1989, (1957)] ; Éric Voegelin [1994] et Marcel Gauchet [2010]. Gauchet, qui emploie plutôt le terme de « religions séculières », les définit ainsi : « L’Un collectif et sa prééminence se chargent d’un seul coup d’une évidence mystique, tandis que la loi de l’appartenance, la dette de l’individu envers sa communauté s’élèvent, par le sacrifice, au rang de valeurs suprêmes […]. Ce n’est plus la religion qui sacralise l’ordre terrestre, c’est l’ordre terrestre qui se hausse à la sacralité par lui-même » (p. 33).
-
[8]
Dans son essai Profanations, Giorgio Agamben retrace, et réinterprète, le sens historique, d’origine latine, des mots « sacré » et « profane », « consacrer » et « profaner ». Ce philosophe fait remarquer que, conformément à l’étymologie latine du terme dans l’ancien droit romain, une chose est sacrée lorsque celle-ci est séparée et soustraite à l’usage libre et commun des hommes pour être retenue dans un mythe, un rituel ou un culte inaltérables ; la fixation d’un procédé inaltérable donne de ce fait un pouvoir à cette chose séparée d’un usage libre. De manière corrélative, est profane ce qui, ayant été sacré, est rendu au libre usage des hommes, ce qui ouvre la possibilité d’un nouvel usage possible. Nous pouvons remarquer que le sacré a une précédence sémantique sur le profane : on ne peut « profaner » que si l’on a pris conscience et en quelque sorte admis d’abord l’existence du sacré – autrement dit, c’est en passant par une aliénation première que le néotène peut envisager une émancipation. Le terme de profanation ne signifie pas ici indifférence, saccage, destruction de ce qui était sacré – c’est ce en quoi l’attitude de quelqu’un comme Pasolini est exemplaire. L’usage dont il est question ici n’est pas un usage naturel, préexistant à la séparation du sacré opérée dans l’espace de la culture ; il s’agit plutôt d’en inventer un nouveau qui porterait en lui la trace, la mémoire, l’histoire de la séparation sacrale. Ainsi, profaner, c’est n’est pas tant abolir les séparations qui existent dans la sphère de la culture, c’est plutôt se permettre de jouer avec ces séparations.
-
[9]
Pour les dix commandements de la nouvelle religion capitaliste, voir Dany-Robert Dufour [2007], Le Divin Marché. Cette analyse du Marché comme nouvelle religion est à mettre en relation avec la distinction entre sacralisation et profanation introduite par Agamben. Bien que le capitalisme se dise révolutionnaire, le mode opératoire des différentes formes d’activité qui s’épanouissent dans notre monde capitaliste est caractérisé moins par la profanation que par la sécularisation. Agamben distingue la profanation de la sécularisation : la première est définie comme neutralisation du sacré, alors que la deuxième est définie comme une pratique symptomatique marquée par un refoulement qui laisse intact le pouvoir du sacré, en se limitant à le déplacer d’un lieu à un autre. C’est pourquoi, dans la sécularisation, il y a une intention religieuse qui s’ignore. Le capitalisme est, en ce sens aussi, selon Agamben, une religion séculière : elle sépare chaque chose dans une sphère distincte. Les consommateurs aujourd’hui croient exercer sur les objets leur droit de propriété parce qu’ils sont en réalité incapables de les profaner. L’exhibition spectaculaire et la consommation sont les deux faces de cette impossibilité de la profanation.
-
[10]
Dans un article du 21 septembre 2016, Ignacio Ramonet avait analysé le succès du candidat Donald Trump et prédit avec lucidité les raisons pour lesquelles son discours remporterait les élections américaines : contrairement à l’appareil politique (républicains et démocrates confondus) et médiatique dominant qui fait le jeu du néolibéralisme global, il aurait entendu, à sa manière certes grotesque, les effets néfastes de la mondialisation économique, de la spéculation financière et de la politique étrangère interventionniste. Comme remède, il a promis un protectionnisme social (taxes et droits de douane pour les entreprises qui importent et délocalisent, impôts plus élevés pour les traders, renégociation des accords commerciaux, sécurité sociale pour les retraites et la santé), accompagné d’une fermeture confessionnelle, ethnique, morale et frontalière.
-
[11]
Le site américain Gun Violence Archive (GVA), fondé en 2013, après la tuerie de l’école de Sandy Hook, a dénombré en 2015 aux États-Unis 52 666 incidents impliquant des armes à feu (10 % de plus que l’année précédente), dont 330 fusillades de masse, se soldant au total par 13 350 meurtres et 26 940 blessés.
-
[12]
Le philosophe et psychanalyste Fethi Benslama [2006, p. 92 et sq.] explore en clinicien, dans un livre récent extrêmement éclairant, cette « obsession de la pureté excessive » dans l’islamisme.
-
[13]
À travers sa pièce En attendant Godot. (Ndlr.)
-
[14]
Freud [1971, p. 27, 28 pour toutes les citations du même ouvrage].