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Pages 457 à 468

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Recensions et brèves par Alain Caillé

Guillebaud Jean-Claude, Le Tourment de la guerre, L’Iconoclaste, Paris, 2016, 392 p., 20 euros.

1Est-ce vraiment et seulement du rapport à l’islam qu’il s’agit dans l’explosion actuelle du djihadisme terroriste ? Bien sûr, à la fois structurellement et conjoncturellement, mais il s’agit aussi de tout autre chose. Que permet de comprendre, par exemple, le dernier et beau livre de Jean-Claude Guillebaud, Le Tourment de la guerre, à la fois profondément vécu, vivant et savant. Ne cerne-t-il pas l’essentiel lorsqu’il écrit : « Comment comprendre et contenir le départ pour le jihad de milliers de garçons et de filles d’Europe, si l’on ne sait même plus penser le ressort premier qui les meut ? À quoi bon échafauder des théories farfelues sur la “radicalité” et la “déradicalisation” si l’on refuse de réfléchir au caractère distrayant de la guerre évoqué par des centaines d’écrivains ? Comment serons-nous capables de réapprendre à contenir la violence si, par ignorance, par arrogance postmoderne ou par idéologie, nous jetons aux orties un savoir ancien ? » (p. 46-47).

2Nous sommes tellement déshabitués de la guerre que le propos surprend, assurément. Seul un grand reporter, comme Jean-Claude Guillebaud, qui l’a vue à l’œuvre en tant d’endroits, et qui l’exècre, peut se hasarder à évoquer ses séductions. Celles qu’il a pu lui-même éprouver, un temps. Or, aussitôt émise, l’hypothèse résonne. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que toute la propagande de Daech est mise en scène sur le modèle de jeux vidéo, qu’elle reprend les recettes les plus éprouvées de Hollywood. Il s’agit bien de ce que Norbert Elias, grand sociologue parmi les grands, nommait à propos du sport the quest for excitement, la recherche de l’excitation. Que ce soit là un des moteurs les plus puissants de l’enrôlement dans le djihad, c’est ce que confirme le juge Marc Trévidic, ancien coresponsable du pôle antiterroriste, lorsqu’il écrit : « La religion n’est pas le moteur du djihad. Ceux qui partent pour le djihad agissent à 90 % pour des motifs personnels : pour en découdre, pour l’aventure, pour se venger, parce qu’ils ne trouvent pas leur place dans la société. »

3Et Jean-Claude Guillebaud de conclure : « À entendre Trévidic, on retrouve à peu près tous les ingrédients du bellicisme [qu’il a examinés dans son livre. A. C.] […] : rompre avec l’ennui, se mesurer à la mort, éprouver les limites de son courage, arborer une tenue de combat valorisante, partager avec des gens de son âge des expériences de vie ou de mort, etc. On retombe en somme sur une obligation que les Occidentaux ont du mal à mettre en œuvre : il faut réapprendre à penser la guerre et la violence, pour reprendre la main » (p. 370-371).

Mauss Marcel, The Gift, Expanded Edition, Selected, annotated, and translated by Jane Guyer, University of Chicago Press, Chicago, 2016.

4Après celle d’Evans Pritchard et de notre amie Mary Douglas, voici la troisième édition-présentation de l’Essai sur le don de Mauss en anglais. Elle se recommande par une formidable attention prêtée, au-delà même ou en amont des difficultés de traduction, au flou relatif des termes employés par Mauss, à leur ambiguïté mais aussi à leur polysémie, et donc à leur richesse. Car il y a, en effet, deux manières bien différentes de lire Mauss. Soit en pinaillant sur l’imprécision de son vocabulaire et de ses concepts pour se mettre en quête d’une bien improbable vérité eïdétique (Jacques Derrida) ou juridique (Alain Testart) du mot même de don, soit pour faire pleinement droit à toute la complexité et à l’ambivalence de l’extraordinaire découverte de Mauss. Mauss ne notait-il pas lui-même l’imprécision des mots qu’il employait ? Simplement, disait-il, « nous n’en avons pas d’autres ». Mais non seulement Jane Guyer est-elle particulièrement attentive à l’épaisseur des connotations que chaque mot éveille en chaque langue (en commençant, comme Mauss, par celle de mots indigènes, celui de hau, par exemple), elle l’est aussi à l’importance du contexte dans lequel Mauss écrit. On trouvera donc dans ce recueil aussi bien des textes des collaborateurs ou amis de Mauss que des chroniques de Mauss sur différents auteurs (Boas, Radcliffe-Brown, Radin, Malinowski, Frazer, etc.) qui éclairent son propos. Comment dire ? On a l’impression que Mauss est ainsi enfin pris pleinement au sérieux, dans ce qu’il a d’inépuisablement inspirant. Quel plaisir que cela puisse passer en anglais.

Tcherkézoff Serge, Mauss à Samoa. Le holisme sociologique et l’esprit du don polynésien, pacific-credo Publications, Marseille, 2016, 396 p., 23 euros.

5Un effet du circulus du don ? On s’amuse que ce livre qui explique que « le cadeau n’est que relation et cette relation obligatoire parce que sociale » (p. 13) nous soit arrivé le jour même où s’achevait le bouclage de ce numéro du MAUSS consacré à la relation. Inscrit dans la lignée de Louis Dumont et de ses héritiers et disciples (Daniel de Coppet, Cécile Barraud, André Itéanu, Vincent Descombes, etc.), résultat d’une bonne trentaine d’années de recherches et d’enseignements à l’EHESS, il contribue puissamment à l’incessant débat sur l’esprit du don polynésien et sur le hau – qui chez les Samoans s’appelle sau –, en relativisant aussi bien l’opposition entre biens précieux masculins et féminins, oloas et tongas (comme, plus généralement, toute opposition binaire entre sexes ou genres), qu’entre biens précieux inaliénables et aliénables, opposition si excessivement centrale chez Annette B. Weiner et Maurice Godelier). L’opposition pertinente est celle qui distingue dons sacrés et dons profanes. Sont sacrés ceux « qui représentent par eux-mêmes toute la relation d’échange entre des partenaires qui sont eux-mêmes des groupes entiers » (p. 15). Les biens précieux échangés sont à Samoa des nattes tressées, qui enveloppent plus ou moins les participants selon leur rang hiérarchique. Sont sacrés les dons qui « ont la capacité de « recouvrir » l’échange et, ainsi, de l’exprimer tout entier (ibid.). Ce sont des dons « enveloppant ».

6Faut-il aller jusqu’à en conclure avec Serge Tcherkézoff que « en somme, l’Essai ne porte pas tant sur le don en général et la réciprocité universelle – même si Mauss se laisse aller à plusieurs développements dans cette direction – que sur le don sacré » (p. 18) ? Cette conclusion est sûrement excessive, même si Serge Tcherkézoff reformule clairement l’opposition sacré/profane non en termes de dichotomie mais d’englobement tout/partie (p. 23). Et, d’ailleurs, on ne voit pas pourquoi il faudrait nécessairement choisir entre les deux approches. Ne convient-il pas, plutôt, de les relier à une troisième, l’approche proprement politique, à laquelle tout convie dans l’Essai, faisant du don l’opérateur politique de l’alliance ? On distinguerait alors parmi les dons sacrés entre les dons instituants, créateurs de vie et d’alliance, et les dons institués, commémorant des dons instituants antérieurs. Quoi qu’il en soit, voilà encore une belle illustration de l’extraordinaire fécondité de l’Essai sur le don, du caractère inépuisable de son hau ou de son sau.

Nestor Jean, Un don doit-il être gratuit. Solidarité et philanthropie, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016, 234 p., 18 euros.

7Sur ce sujet central et récurrent de la gratuité du don, on lira là une excellente enquête philosophique, qui discute en profondeur, entre autres, les analyses du MAUSS. Auxquelles est adressé le double reproche de ne pas assez distinguer entre « don performatif » et « don sacrificiel », et de croire que l’on pourrait passer de la constitution de la socialité primaire par le don à la constitution de la société dans son ensemble. Ces reproches ne me [A. C.] semblent pas fondés. Le second, en particulier, repose sur une méconnaissance complète de la distinction entre la et le politique, qui est pourtant centrale dans ce débat. En ne donnant pas à ces reproches l’importance qu’il leur accorde, Jean Nestor se retrouverait en réalité très proche des analyses du MAUSS.

Bert Jean-François (dir.), Henri Hubert et la sociologie des religions, Presses universitaires de Liège, 330 p.

8Que connaît-on et qu’a-t-on lu d’Henri Hubert, l’ami cher et le comparse de Mauss dans les Essais sur la magie et sur le sacrifice ? Bien peu de chose, finalement. Cette réédition de quelques textes majeurs d’Hubert, remis en perspective historique, vient réparer cette ignorance.

Callède Jean-Paul, Sociologie des jeux, des sports et de l’éducation physique. L’apport des classiques français (1890-1939), Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, Pessac, 2010, 398 p., 24 euros.

9L’ouvrage est déjà un peu ancien, mais on s’en voudrait de ne pas le signaler tant il forme un utile complément aux deux derniers numéros du MAUSS, à travers ce parcours qui est également une reconstitution de pans entiers, mal connus, de la sociologie française classique.

Combes Hélène et Vommaro Gabriel, Sociologie du clientélisme, 2015, La Découverte, « Repères », Paris, 128 p.

10Un Repères bien venu sur un sujet étonnamment peu étudié en France et auquel introduit très bien un premier chapitre consacré à l’histoire des études scientifiques qui lui ont été consacrées. Au fil des études de cas (États-Unis, Italie, Grèce, Corse, Argentine, Mexique, etc.), on comprend de mieux en mieux pourquoi il faut abandonner une perspective simplement critique et moralisatrice, pour replacer le phénomène clientélaire dans le cadre des « économies morales », au sens donné à ce terme par E. P. Thompson. En toile de fond, c’est la question du don entre partenaires inégaux qui est soulevée. Mauss et le MAUSS sont évoqués (p. 109), mais peut-être insuffisamment mobilisés. Et on s’étonne qu’il soit fait référence à un article de Pierre Tafani publié dans la Revue du MAUSS mais pas à son important livre sur les Clientèles politiques en France. Un oubli à réparer pour une prochaine édition.

Heinich Nathalie, La Sociologie à l’épreuve de l’art, entretiens avec Julien Ténédos, Les Impressions nouvelles, Bruxelles, diffusion Harmonia Mundi, Arles, 2015, 214 p., 20 euros ; Dans la pensée de Norbert Elias, CNRS éditions, 2015, Paris, 159 p., 20 euros.

11Année après année, Nathalie Heinich s’impose comme une de nos sociologues parmi les plus brillants et aigus, touchant à des domaines de plus en plus variés et originaux. Dans la Sociologie à l’épreuve de l’art (version actualisée d’un ouvrage d’abord paru en 2006 et 2007), elle retrace de façon vivante son parcours, largement atypique. Dans le second ouvrage, c’est la spécialiste de Norbert Elias qui parle et qui explique pourquoi l’œuvre de ce dernier représente, selon elle, le stade le plus abouti de l’analyse sociologique. À la lecture de ces deux ouvrages, on se prend à attendre d’elle qu’elle franchisse encore une étape supplémentaire, qu’elle effectue une montée en généralité pour nous livrer une vision générale de la sociologie – au-delà de ce qu’elle en donne déjà à voir à partir de sa lecture de Norbert Elias.

Latouche Serge et Jappe Anselm, Pour en finir avec l’économie. Décroissance et critique de la valeur, Libre et solidaire, Paris, 2015, 185 p., 14, 90 euros.

12Un dialogue très vivant, sous forme de textes mis en regard, entre deux champions de l’aspiration à une sortie radicale de l’économie, l’un pape de la décroissance, et l’autre héraut de l’École dite Critique de la valeur. Avantage au premier, nettement plus raisonnable, qui ne croit « pas possible d’abolir du jour au lendemain le capitalisme, l’État, le travail, la logique technicienne et celle de la croissance et surtout de changer radicalement les mentalités d’une population largement gangrenée par le consumérisme » (p 126). Bonne citation de Jacques Ellul : « Le problème n’est pas de savoir que c’est possible de travailler deux heures par jour, pas plus que de savoir que c’est possible d’avoir des technologies douces ou des ordinateurs appliqués à une vraie, profonde décentralisation : le problème est de concevoir comment passer d’un stade à un autre. Les formes actuelles de l’imaginaire révolutionnaire n’y suffisent pas » (p. 127).

Latouche Serge, « Jean Baudrillard », ou la subversion par l’ironie, Le passager clandestin, « Les précurseurs de la décroissance », Neuvy-en-Champagne, 2016, 96 p., 8 euros.

13Baudrillard a-t-il été un précurseur de la décroissance ? Oui, bien sûr, en un sens, en tant que critique particulièrement acéré et visionnaire de la société de consommation et, au-delà, de toute l’hypermodernité. Mais, tout en prenant au sérieux cette question des rapports de Baudrillard à la décroisssance, au moins un moment, Serge Latouche la dépasse vite, heureusement, pour nous livrer une reconstitution particulièrement informée, sympathique, synthétique et bienvenue de la trajectoire de ce penseur totalement atypique et inclassable. Qu’on pourrait peut-être qualifier au mieux d’attracteur intellectuel étrange. Ou de joueur théorique imprévisible. Plus déconcertant, on ne connaît pas. D’où son inexistence académique. Il n’est pas citable par un étudiant sérieux prétendant entrer dans la carrière. Et, pourtant, que de fulgurances prophétiques ! C’est comme si la réalité du monde actuel, en se dissolvant dans le virtuel et l’hyperréalité, s’acharnait à lui donner raison. Le crime parfait, aurait dit Baudrillard.

Pasquinet, Jean-Luc, Relocaliser. Pour une société démocratique et antiproductiviste, préface de Serge Latouche, Libre & Solidaire, Paris, 2016, 190 p., 15 euros.

14Un exposé systématique de la conception décroissantiste de la relocalisation. Conception radicale, si l’on en juge par ce propos de Serge Latouche : « La relocalisation, dans l’optique d’une renaissance, comprend certainement un volet qui constitue une véritable provocation pour la pensée unique : “Réenclaver/recloisonner”, c’est en cela que la relocalisation est le contraire de la mondialisation. Dans la mesure du possible il est même souhaitable d’en revenir assez largement à l’autoproduction » (p. 14).

Latour Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, Paris, 2015, 400 p., 23 euros.

15Comme souvent avec Bruno Latour, on reste à le lire ici partagé entre plaisir, admiration et agacement. Plaisir d’un style alerte, riche en rebondissements multiples, et plein d’humour. Admiration face à la virtuosité conceptuelle déployée et à une érudition de bon aloi. Mais agacés, aussi bien, par une certaine propension à faire le malin en nous entraînant dans des considérations épistémologiques (antiépistémologiques, bien sûr !) dont il n’est pas certain qu’elles nous avancent à grand-chose. D’accord, donc, si l’on veut, pour dé-naturaliser la Nature, en se débarrassant de la dichotomie nature/culture. Et pourquoi pas ? si l’on veut, là encore, la remplacer par Gaïa, une Gaïa qui n’est pas selon Latour le nom d’une entité ou d’une déité en surplomb, d’une sphère englobant tout et qui reproduirait alors les attributs de la Nature qu’on venait de congédier, mais celui du lieu où s’affrontent de multiples « puissances d’agir » (agencies), humaines comme non humaines, rivières, montagnes, animaux, vents, océans, etc. On retrouverait là des échos avec l’« animisme méthodologique » défendu dans le numéro 42 de la Revue du MAUSS, « Que donne la nature ? ». D’accord aussi pour politiser du coup la question écologique en acceptant de reconnaître qu’entre ces différentes puissances d’agir il y a la guerre et que celle-ci ne peut pas être résolue par des États-nations supposés rationnels parlant au nom des lois de la nature, et moins encore par la science économique. Oui, mais on fait quoi ?

16Bruno Latour semble en appeler in fine à l’émergence d’« une société civile des territoires en lutte qui aurait fait de l’appareil d’État un organe non plus de commandement, mais de service ». D’un État en quelque sorte « désinventé » (p. 356). Soit, si on veut, là encore. Mais, à ce moment-là, ne faudrait-il pas s’intéresser un tant soit peu à la myriade des réseaux qui forment à l’échelle mondiale cette fameuse société civile, s’interroger a minima sur leurs chances de succès et d’échec ? À la fois dans leurs luttes contre les États mais aussi dans les alliances qu’il peut être possible et nécessaire de passer avec eux. Et puis, pourquoi ne parler que des États ? On se réjouit que Bruno Latour voue maintenant aux gémonies cette science économique dont il célébrait si curieusement les vertus dans Politique de la nature. Mais on reste perplexe que pas un mot ne soit dit de l’hégémonie planétaire du capitalisme rentier et spéculatif. Bruno Latour nous exhorte à rechercher des ennemis. Il est étrange que ce dernier ne lui vienne aucunement à l’esprit. N’est-il pas l’ennemi numéro un de Gaïa ? Curieuse manière de faire de la politique que d’y inviter en évitant tous les débats politiques concrets.

Godard Olivier, La Justice climatique mondiale, La Découverte, « Repères », Paris, 2015, 128 p., 9 euros.

17Plus personne ne peut encore douter qu’il faille tout entreprendre pour limiter la hausse moyenne des températures au xxie siècle à deux degrés maximum. Mais qui doit faire les efforts les plus importants ? Qui doit payer ? Combien ? Selon quelle modalité ? Et, sur tout, en amont de toutes ces questions, au nom de quels principes de justice ? Quels sont, d’ailleurs, les principales revendications et les principaux argumentaires convoqués par les diverses parties prenantes au débat, pays du Nord ou du Sud, pauvres ou émergents, gros ou petits pollueurs ? Pour s’orienter dans ces questions extraordinairement complexes, on ne trouvera pas meilleur guide que ce Repères, étonnamment riche, clair et synthétique. D’où il ressort que si certaines revendications sont manifestement intenables, il est illusoire d’espérer dégager un ou plusieurs critères de justice fondés en pure raison et à ce titre incontestables. Là, comme ailleurs, la solution à rechercher est d’ordre politique et non rationaliste.

Alphandéry Claude, Une Famille engagée. Secrets et transmission, Odile Jacob, Paris, 2015, 106 p., 9,90 euros.

18Comment, pourquoi devient-on résistant, lieutenant-colonel des FFI à vingt et un ans, communiste puis énarque, et puis banquier, ensuite encore proche de Mitterrand puis de Rocard, animateur des entreprises d’insertion, président de l’association des amis de Libération, fondateur du laboratoire de l’économie sociale et solidaire, toujours, à quatre-vingt-treize ans, infatigable militant de toutes les causes inspirées par la quête de l’amitié et de la solidarité humaine, et… convivialiste ?

19Claude Alphandéry, aimé et admiré par tous ceux qui le connaissent pour son énergie, son ouverture et son rayonnant sourire venu du plus profond de lui, se penche ici sur son passé en l’interrogeant à partir de ce qu’il découvre sur le tard de celui de ses aïeux. Où l’on voit se croiser, en un surprenant maillage, des familles juives, intégrées de longue date, qui arrivent tantôt au faîte de la richesse et des honneurs politiques, ou qui basculent tantôt dans l’exil, l’attrait de la disparition, l’engagement dans toutes les causes révolutionnaires, guerre de sécession américaine, guerre d’Espagne, etc. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, en somme. Comme s’il avait fallu pour produire un Claude Alphandéry ce délicat mélange de légitimité et d’illégitimité, d’acceptation et de rejet de la réussite, de capacité d’être en bonne entente avec les puissants tout en conservant l’amitié de ceux à qui la puissance est refusée.

Incidence 11, « Le sens du socialisme. Histoire et actualité d’un problème sociologique », Le Félin, automne 2015.

20Un numéro tout entier, introduit par Bruno Karsenti, consacré aux liens étroits qui unissent le socialisme à la sociologie. Liens plus qu’étroits à en croire les auteurs ici réunis, qui nous convaincraient presque en un temps où le sens même du socialisme se fait toujours plus incertain qu’il n’est rien d’autre, en définitive, que le versant pratique et appliqué de la sociologie.

21Tous les articles sont intéressants mais, en tant que Maussiens, on retiendra sans doute plus particulièrement celui que Jean Terrier consacre au socialisme de Mauss – distinct tant du socialisme d’État que du syndicalisme et du socialisme de la guilde (p. 162), à partir d’une belle lecture de La Nation (de Mauss). Où l’on voit Mauss conclure que « la nation est un groupe naturel d’usagers, d’intéressés, une vaste coopérative de consommateurs, confiant ses intérêts à des administrateurs responsables et non à des corps politiques recrutés, en général, sur des questions d’opinion, et, au fond, incompétents » (cité p. 176).

22À signaler également, par Axel Honneth, une remise en cause convaincante de la partition classique d’Isaiah Berlin entre liberté positive et liberté négative. À laquelle il convient d’ajouter la liberté sociale, une liberté qui ne se confond pas avec la solidarité et dont cette dernière est, au contraire, la condition. Cette forme de liberté, disait déjà Hegel, qui fait que je ne suis chez moi que là où je peux être dans l’autre auprès de moi-même.

Zask Joëlle, Introduction à John Dewey, La Découverte, « Repères », Paris, 2015, 126 p.

23Une introduction, très complète, en effet, au pragmatisme de John Dewey, si important et au bout compte si mal connu en France. On ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire proximité et complémentarité entre le propos de Dewey et celui de Mauss. À quand un livre qui s’efforcerait de les enregistrer et d’y réfléchir ?

Belhocine Mustapha, Précaire, Agone, « Cent mille signes », Marseille, 2016, 142 p., 9,50 euros.

24Le sous-titre dit tout : « Nouvelles édifiantes de M. Belhocine, qui raconte ici ses aventures picaresques de petit soldat réfractaire de l’armée de réserve du capital en apprenti sociologue consignant son quotidien pour survivre à la vieille exploitation moderne ». Remarquable.

Defalvard Hervé, La Révolution de l’économie (en dix leçons), Les éditions de l’Atelier, Paris, 2015, 190 p., 20 euros.

25Chez le même éditeur que l’important livre de Steve Keen, L’Imposture économique, une autre critique du paradigme standard en économie. Très claire, informée et pédagogique, bien utile en un mot. Peut-être un peu trop directement apologétique, par contrecoup, de l’économie sociale et solidaire, qui mérite d’autant plus d’être analysée de manière critique qu’elle est porteuse de beaucoup d’espoirs. Les grandes banques coopératives, en revanche, Crédit agricole, BPCE et Crédit mutuel, sont dûment et justement épinglées. Rien ne les distingue vraiment des banques explicitement capitalistes (p. 167).

Bouveresse Jacques, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Agone, Marseille, 2016, 143 p., 18 euros.

26Le charme de Foucault, la profondeur de certaines de ses intuitions également viennent du télescopage systématique qu’il opère entre vérité, connaissance et pouvoir. Mais, montre très bien Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France, par ailleurs sympathisant de Foucault, l’opération épistémique repose sur « une confusion peut-être délibérée entre deux choses que Frege considérait comme essentiel de distinguer : l’être-vrai (das Wahrsein) et l’assentiment donné à une proposition considérée comme vraie (das Fürwahrhalten) » (p. 15). Une mise au point nécessaire et salutaire.

Lecomte Jacques, Les Entreprises humanistes, Les Arènes, Paris, 2016, 527 p., 21,90 euros.

27Ce livre est une somme qui impressionne tant par l’ampleur de l’information mobilisée que par la clarté et le talent de synthèse de son auteur. Et aussi par l’enthousiasme qu’il y met et la force de conviction qui en résulte. Disons-le autrement : ce livre est une arme de destruction massive des idées reçues aussi bien en matière de psychologie qu’en science économique ou en management. Conclusion en un mot : l’anti-utilitarisme, ça marche ! Rien n’est même aussi efficace… à condition d’être effectivement et résolument anti-utilitariste, et de ne pas croire qu’on pourrait utiliser des recettes humanistes et anti-utilitaristes à des fins instrumentales. Une contribution décisive à l’élaboration d’une doctrine de l’entreprise convivialiste qui a, en outre, le mérite de faire le point sur un incroyable nombre de sujets.

Laville Jean-Louis et Salmon Anne (dir.), Associations et action publique, Desclée de Brouwer, Paris, 2015, 630 p., 21 euros.

28Fortement dépendantes des subventions publiques, à la fois menacées et courtisées par les forces du Marché, les associations sont-elles condamnées à l’« isomorphisme institutionnel », i. e. à fonctionner comme si elles étaient des administrations de second rang – comme ça a largement été le cas il n’y a pas si longtemps – ou des entreprises – comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui ? Condamnées, en d’autres termes, à perdre leur raison d’être spécifique ? De quelle marge de liberté, au contraire, jouissent-elles encore ?

29C’est à cette question que répond la vingtaine d’études ici réunies sur des exemples français, marocains, tunisiens, espagnols, québécois, boliviens ou équatoriens. Une solide introduction et conclusion de Jean-Louis Laville et Anne Salmon situe bien l’enjeu central : contre les tentatives néolibérales, théorisés notamment par Hayek, de limiter la démocratie pour mieux favoriser le libre jeu du Marché, comment permettre au monde associatif uni dans une visée du commun de retrouver et développer toute son inventivité proprement politique ? C’est par rapport à cette question que l’opposition entre économie sociale et solidaire, d’une part, entrepreneuriat social, de l’autre, prend tout son sens.

Frère Bruno (dir.), Le Tournant de la théorie critique, Desclée de Brouwer, Paris, 2015, 493 p., 21 euros.

30Où en est la théorie critique, cette sociologie issue du marxisme et de l’École de Francfort ? Pour répondre à cette question ou à tout le moins faire le point, ce volume, qui comprend une postface de Jean-Louis Laville, réunit du beau monde : Luc Boltanski, Nancy Fraser, Axel Honneth, Jean-Louis Genard, Laurent Thévenot, etc. L’introduction et le chapitre conclusif de Bruno Frère montrent bien comment, en matière de critique sociale, on est passé d’une phase théoriciste, dans laquelle le penseur en surplomb (Adorno ou Bourdieu, par exemple) révèle aux masses dominées leur vérité aliénée supposée, à une phase pragmatiste, dans laquelle la sociologie critique n’a plus pour rôle que de décrire les actions émancipatoires des acteurs sociaux sans prétendre se substituer à eux. Fort bien ! mais quelles actions seront-elles décrétées aller dans le sens de l’émancipation ? Est-il possible d’esquisser une réponse à cette question sans les rapporter à un projet politique supposé lui-même émancipatoire ? Ou encore, n’est-ce pas l’idée même d’émancipation qui doit être interrogée ? Réponse dans le prochain numéro de la Revue du MAUSS.

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