Notes
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On reprend ici, à peu de choses près, le premier chapitre de Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, La Révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Seuil, Paris, 2014.
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Diabolique, originellement et étymologiquement, désigne ce qui sépare, ce qui fait division. Symbolique, ce qui rassemble et crée du lien.
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Ce texte a été rédigé il y a plus de deux ans…
1 Chaque année, ou presque, une équipe de quatrième ou cinquième division arrive en demi-finale, voire en finale, de la Coupe de France de football qui aura vu s’affronter six mille clubs. C’est donc qu’elle a battu successivement plusieurs équipes en principe trois ou quatre fois plus fortes qu’elle. Des équipes dont chaque joueur est plus rapide, plus endurant, meilleur technicien, et par ailleurs, dix, cent ou mille fois mieux payé que chacun de ses propres joueurs. Des équipes « coachées » par un entraîneur renommé, et dont la rémunération, elle aussi, est sans commune mesure avec celle de l’entraîneur de ces finalistes ou demi-finalistes improbables. Sans compter la qualité des équipements sportifs et l’armada de médecins et de préparateurs physiques et psychiques dont bénéficient les clubs de ligue 1.
2 Ces affrontements rituels entre les David et les Goliath du sport, que l’on retrouve dans toutes les disciplines, dans tous les pays, suscitent à chaque fois passion et émotion. On pourrait même dire qu’un match n’a véritablement d’intérêt que lorsque le moins fort a une chance de battre le plus fort, l’amateur le professionnel. À moins, évidemment, qu’on ne soit supporter du plus fort, ou qu’on ne prenne un plaisir, mi-sadique, mi-esthétique à voir le meilleur infliger une correction au moins bon en donnant à admirer la perfection de son style, de sa technique et de son organisation.
3 Pour expliquer que les plus faibles puissent, parfois, ainsi l’emporter sur les plus forts, il faut, comme toujours en matière d’action collective, en revenir à la distinction opérée dans les années 1930 par les psychosociologues, Elton Mayo, Roethlisberger et Dickson, entre organisation formelle et organisation informelle du travail. Autrement dit, à la distinction des rapports entre des fonctions, d’une part, et entre des personnes, de l’autre. En n’oubliant pas, évidemment, que les fonctions sont toujours accomplies par des personnes, et que les personnes qui sont réunies dans une organisation – qu’il s’agisse, d’une entreprise, d’une association, d’un parti, d’une Église ou d’une équipe de sport –, le sont en vue d’accomplir certaines fonctions.
4 Mais, restons-en pour l’instant au foot. On voit aisément ce à quoi a trait l’organisation formelle. Elle concerne l’achat et le salaire des joueurs, la détermination d’une rémunération proportionnelle à leur qualité et à leur efficacité estimées, elles-mêmes supposées proportionnelles à leur attractivité pour les spectateurs, les téléspectateurs et les sponsors. Elle renvoie, encore, à leur entraînement technique et physique, au travail de musculation, d’assouplissement et de récupération, comme à leur hygiène de vie ou à leur diététique (on ne parlera pas ici de l’usage de tel ou tel produit dopant…). Elle concerne, encore, l’assignation de chaque joueur à un poste plutôt qu’à un autre : attaquant, milieu offensif ou défensif, défenseur droit ou gauche, etc. Entrent aussi en jeu la détermination du schéma tactique ou stratégique : 4-4-2 ; 5-4-1 ; 4-5-1, etc., comme la capacité du coach à faire respecter ses consignes et à choisir au mieux les joueurs à faire entrer ou sortir en fonction de leur forme du moment et de leur complémentarité avec leurs partenaires. En bref, comme dans une entreprise, l’organisation formelle tourne autour de la division officielle et visible du travail et des fonctions. Elle concerne tout ce qui dépend de l’organigramme, autrement dit de ce qui, sur le papier, devrait se faire.
5 Mais ce qui se fait effectivement, non plus sur le papier, mais sur le terrain, maintenant, peut être très différent de ce qui était prévu en théorie parce que le match ne se joue pas seulement avec des agents fonctionnels plus ou moins automatisés ou robotisés qui ne seraient mus que par l’appât de la prime de match, mais par des joueurs en chair et en os, en passions et en affects, qui sont liés les uns aux autres, ou séparés, par leurs amitiés ou leurs inimitiés, pérennes ou passagères, leur camaraderie ou leur indifférence. Et qui prennent plus ou moins de plaisir à jouer ensemble. Ce qui se fait jour, dès lors, c’est l’organisation informelle de l’équipe, la dialectique du don et du contre don, les cycles entrecroisés du demander-donner-recevoir et rendre, ou, au contraire, de l’ignorer, prendre-refuser-garder. Il est étonnant, en effet, de constater à quel point les lois du don et du contre-don dégagées par Mauss dans son étude des échanges archaïques se laissent aisément transposer, et de manière éclairante au cas du football. Pour commencer.
Du football comme exemple de la logique du don/contre-don
6 Un bon joueur, à l’avant, est celui qui fait des appels. Sans cesse en mouvement, il demande la balle. Encore faut-il que les autres la lui donnent au lieu d’ignorer le partenaire démarqué qui a couru comme un fou pour se mettre en état de la recevoir. Après des dizaines de courses inutiles, d’appels faits en vain, il est probable que lorsque celui-ci aura enfin le ballon, il ne saura pas le recevoir, ne le donnera plus ou ne le rendra pas. À son tour, il sera tenté de jouer « perso ». Et d’autant plus que, comme l’équipe joue mal, qu’elle est en train de perdre et que rien ne semble pouvoir permettre d’éviter la défaite, il n’y a somme toute que deux solutions, à moins de continuer à faire la même chose, qui ne marche pas.
7 La première est d’ignorer largement ses partenaires et d’assurer le service minimum en restant à la place assignée par l’organigramme sans rien faire en plus. Les avants, alors, ne reviennent plus défendre, ou mollement et sans conviction, les défenseurs ne font plus de montée offensive et se contentent de surveiller l’attaquant adverse dont on leur a confié la garde, sans se soucier de la percée d’un autre avant qui aurait dû être bloqué par un partenaire défaillant sur ce coup-là. Placé comme on est, on pourrait l’arrêter, mais le cœur n’y est plus. Il manque le dixième de seconde qui aurait permis d’éviter le but. Attaquant, de même, résigné, hors du coup, on ne saura pas recevoir la longue transversale adressée par le milieu de terrain, et, ratant son contrôle, on laissera filer la balle en touche, faisant perdre à son équipe tout le bénéfice de l’action et de la possession de balle. L’autre solution est de jouer au héros solitaire et de tenter de sauver l’équipe tout seul, en étant partout, à l’avant, à l’arrière, au milieu, au risque de prendre le ballon non pas tant à l’adversaire qu’à ses partenaires, et en le gardant au lieu de le donner ou de le rendre. Et de s’épuiser, en vain, à tel point qu’on ne sera plus disponible au moment opportun s’il venait à se présenter. On croit bien faire mais, au bout du compte, on accroît encore la désorganisation et la démotivation de l’équipe, qui place désormais tous ses espoirs ou ses désespoirs, son admiration ou son ressentiment, dans les chevauchées ou les dribbles du héros solitaire. Poor lonesome cow-boy. De toute façon, l’équipe est entrée dans le cercle vicieux de la désorganisation diabolique [2]. Il n’y a plus rien à faire.
8 En face, l’équipe amateur joue le match de sa vie. En temps usuel, chaque joueur court un peu moins vite, moins longtemps et moins souvent que les joueurs professionnels, et ne réussit qu’un dribble décisif sur trois au lieu des un sur deux ou deux sur trois des pros. Ces quelques dixièmes de secondes de réaction de retard, ces deux ou trois kilomètres parcourus en moins, font que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, l’équipe amateur perdra. Elle est bien, en effet, trois ou quatre fois moins forte, pour autant que ce chiffrage ait un sens. Moins efficace. Mais, ce soir-là, tous ses membres sont au diapason, courent ensemble comme ils n’ont jamais couru, se regardent les uns les autres et savent exactement où chacun se trouve ou se prépare à aller. Ils multiplient les appels, se donnent le ballon juste à la seconde où il faut le faire, le prennent à l’adversaire et non à leur partenaire, ils assurent tous leurs contrôles pour rendre le ballon au partenaire démarqué. Et ils gagnent. Moins efficaces, peut-être, ils l’ont emporté par leur efficience, par leur capacité à mobiliser les ressources invisibles, les ressources du don, du don de soi aux autres et à l’équipe, celles qui engendrent le cercle vertueux de l’organisation coopérative. Symbolique. En symbiose. Tout est devenu possible.
Les déterminants de l’organisation informelle. Reconnaissance et adonnement
9 Une fois ce constat opéré, il reste à se demander ce qui permet d’entrer dans un cercle organisationnel vertueux ou vicieux. Symbolique ou diabolique. Et d’en sortir. Le spectateur voit bien comment le ballon est donné, reçu, gardé, pris ou rendu. Mais il ne sait généralement pas pourquoi. Et l’entraîneur lui-même n’en sait pas grand-chose. C’est que, comme l’écrivait Mauss, en donnant on se donne soi-même. Ou, à l’inverse : on préserve son quant à soi en refusant de donner. Au-delà des gestes standardisés, mille fois répétés à l’entraînement, et des consignes formulées par l’entraîneur, la circulation du ballon dépend aussi étroitement de la circulation des affects entre les partenaires. De tout ce qui circule entre eux. Elle est une manière de signifier l’estime et l’amitié réciproques, de marquer la reconnaissance accordée aux autres. Au double, voire au triple sens du terme reconnaissance. Le premier sens, c’est l’identification plus ou moins exacte, technique et fonctionnelle, du partenaire et de ses aptitudes. Le deuxième, c’est la valeur, humaine ou technique qu’on lui attribue Le troisième, c’est la gratitude qu’on éprouve envers lui, le sentiment qu’on lui est redevable de, ou en quelque chose et que, donc, il faudra lui donner en retour pour traduire cette gratitude.
10 C’est toute cette gradation des émotions et des affects qui se joue aussi dans les matchs des sports d’équipe. Entrent alors en jeu mille autres choses que les seules qualités techniques des uns et des autres. Elles renvoient à tout ce qui s’est produit en amont du match, à tout ce qui s’anticipe pour la suite, en aval, et, plus généralement, au climat qui règne dans les vestiaires. Tel joueur, qui était une vedette dans son club d’origine et qui marquait plus souvent qu’à son tour, peut ne jamais trouver sa place dans son nouveau club et rater tous ses tirs ou toutes ses passes durant toute la saison. Soit parce qu’on ne le fait pas jouer à la place ou dans le poste qui lui convient, soit parce que, trop arrogant, il est en butte à l’hostilité sourde de tous. À moins, au contraire, que, trop gentil et policé, trop bien élevé, il ne sache pas s’imposer, tchatcher, chambrer et rigoler avec les autres. Trop bon, il prétend se passer de l’avis de son entraîneur qui, par représailles, ne le fait guère entrer, afin de bien signifier qui est le patron. Ou bien, à l’inverse, ayant perdu la confiance en soi, ne faisant plus rien de pertinent, il reste pourtant le protégé du coach qui le fait jouer contre l’avis de tous. Par affection protectrice ou… pour que sa cote ne baisse pas trop lors du prochain mercato où on essaiera de s’en débarrasser, si possible à bon prix. Tel autre, encore, en pourparlers avec un club plus prestigieux et autrement fortuné, est déjà sur le départ. Il a la tête ailleurs. Et les jambes à l’avenant. Sans compter l’hostilité du noyau dur des anciens face aux nouveaux venus. Et les complicités d’origine, de langue, de culture ou de religion. Et toutes les variantes et combinaisons possibles entre tous ces facteurs. Et bien d’autres.
11 L’entraîneur, le manager doivent jouer et compter avec tous ces facteurs, souvent impalpables. Encore faut-il qu’il le puisse et qu’il ait l’autorité, technique et humaine suffisante pour le faire. Car lui aussi, bien sûr, fait l’objet de relations complexes d’amitié et de respect, ou d’hostilité et de mépris. C’est lui qui est officiellement chargé de distribuer les marques de reconnaissance aux divers joueurs, mais il ne peut le faire que s’il est suffisamment reconnu par ceux qu’il a la charge de reconnaître. Et également par le président ou le directeur du club, auprès desquels les joueurs qui s’estiment insuffisamment reconnus peuvent aller chercher de l’appui, plus ou moins discrètement, contre leur entraîneur.
Conclusion
12 Ainsi se détermine le climat général d’une équipe, son moral. C’est l’immersion dans cet écheveau de relations à la fois et indissociablement sociales et individuelles, amicales et professionnelles, techniques et ludiques, qui détermine le degré auquel les joueurs se dédieront et s’identifieront à leur équipe, la fierté qu’ils ressentiront à en être partie intégrante. Sans cette identification au collectif, qui passe par tous les dons et contre-dons entre les joueurs, et entre ceux-ci et les dirigeants du club, aucun ne peut véritablement s’adonner à sa passion du jeu. Il n’y a plus ni esprit d’équipe, ni amour du club ni plaisir de jouer. Ni résultats. Chacun se replie sur son quant à soi et sur le seul souci de sa feuille de paie. Les amateurs de foot français auront ainsi pu assister à la déroute sportive et morale de l’équipe de France tant au dernier championnat d’Europe qu’au championnat du monde qui l’avait précédé, il y a trois ans, en Afrique du Sud [3]. Ils auront pu, en revanche, se consoler, s’ils aiment l’athlétisme, juste après le Mondial de football en voyant l’extraordinaire amour du drapeau et la solidarité et l’amitié entre les spécialistes de toutes disciplines dont ont fait preuve les athlètes français. La personnalité du directeur de l’athlétisme en France n’y est apparemment pas pour rien.
13 Ce que nous disons là à propos du football ou de l’athlétisme vaut, mutadis mutandis, pour le fonctionnement de toutes les organisations. Ce qui varie, ce sont les qualités techniques, physiques ou intellectuelles, les compétences fonctionnelles propres à chaque type d’activité déterminé. Mais la logique générale de l’organisation informelle, de cette strate dense et invisible des relations humaines et interpersonnelles dont dépend en dernière instance l’efficacité finale, celle logique-là est la même dans toutes les sphères d’activité organisée. C’est une logique de l’alliance ou, à l’inverse, du conflit. Elle s’alimente à l’amitié ou à l’inimitié, à la valeur que les amis ou les ennemis se reconnaissent mutuellement. Les dons qu’ils se font et se rendent, ou qu’ils s’extorquent ou se refusent, sont à la mesure de l’amitié ou de l’inimitié qu’ils se portent et de la reconnaissance qu’ils s’accordent. L’exemple du football, si spectaculaire, permet de rendre aisément visible ce qui se joue en réalité partout. Ne serait-ce que parce que le jeu, en général, est un modèle réduit des relations humaines.
14 Gardons-nous bien, cependant, de tirer des leçons trop hâtives de ce qui précède. L’excès d’amitié, un trop bon « moral » peuvent être tout aussi nuisibles aux résultats que l’exacerbation des rivalités. C’est qu’à tout moment chacun des deux cycles du donner-recevoir-rendre ou du prendre-refuser-garder peut s’inverser en son contraire. Et couper court à tout adonnement. Pour un oui, pour un non. Comme dans la vie ordinaire.
Notes
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[1]
On reprend ici, à peu de choses près, le premier chapitre de Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, La Révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Seuil, Paris, 2014.
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Diabolique, originellement et étymologiquement, désigne ce qui sépare, ce qui fait division. Symbolique, ce qui rassemble et crée du lien.
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Ce texte a été rédigé il y a plus de deux ans…