Couverture de RDM_046

Article de revue

L’autonomie du sportif

Pages 67 à 76

Notes

  • [1]
    Laure Manaudou avec la collaboration de Marion Festraëts, Entre les lignes, Michel Lafon, Paris, 2014.
  • [2]
    Le père d’Usain Bolt ne voulait plus assister aux entraînements de son fils car il ne supportait pas de le voir souffrir ainsi.
  • [3]
    Combien de fois Philippe Lucas a-t-il traité son ancienne protégée de « feignasse » ?
  • [4]
    Les statistiques sur les difficultés à se réinsérer dans la vie professionnelle après une carrière de sportif ne sont pas encourageantes.
  • [5]
    Ainsi Kant, dans ses Réflexions sur l’éducation, oppose-t-il le jeu de l’enfant au travail de l’adulte. D’où la nécessité d’inculquer à l’enfant le sens du travail le plus tôt possible.
  • [6]
    Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, §611 (traduction modifiée).
  • [7]
    Du latin tripalium qui désigne un instrument de torture.
  • [8]
    Un film d’Abderrahmane Sissako qui est sorti en 2014 dans les salles.
  • [9]
    Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, 1953.
  • [10]
    Roberte Hamayon, Jouer. Une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens, La Découverte, Paris, 2013, p.120.
  • [11]
    Son site web est intéressant : <www.kilianjornet.cat/fr/>.
  • [12]

1 Laure Manaudou est la plus célèbre nageuse française. Championne olympique par trois fois, elle détient à elle seule six médailles mondiales et un nombre encore plus important de médailles européennes. Dans son autobiographie [1], parue en 2014, elle a fait une déclaration qui a suscité l’étonnement : « Je n’ai jamais aimé nager », affirme-t-elle. Depuis sa retraite, en 2013, elle n’a d’ailleurs « jamais remis le pied dans l’eau ». Rien ne lui manque, « ni l’odeur du chlore, dont le corps met des mois à se débarrasser [...] encore moins l’enfilade infinie de carreaux de faïence qu’on compte jusqu’à l’abrutissement. » En effet, ne faut-il pas être fou pour se lever à cinq heures du matin tous les jours, quand il fait encore noir dehors et que les autres n’ont pas fini leur nuit, été comme hiver, pour aller, s’entraîner à faire des kilomètres interminables de longueurs ? Mais gagner des médailles sans travailler ce n’est pas possible. Le sport de haut niveau, et même une bonne partie du sport amateur, est de la souffrance à l’état pur [2]. De la souffrance que l’on accepte plus ou moins volontairement.

2 On ne peut que s’étonner de ce qui motive le sportif. Les motivations, dit-on volontiers, sont soit intrinsèques soit extrinsèques. L’activité qui est faite pour elle-même relève du simple plaisir. L’activité qui est faite parce que l’on en espère un gain relève d’une autre logique, elle implique de fournir des efforts parfois considérables, de véritables sacrifices. Quant à Laure Manaudou, elle avoue « avoir toujours voulu gagner ». Elle voulait arriver la première, dit-elle, « toucher le mur et lever le bras au ciel, encore et encore. Je voulais être la meilleure. J’y ai consacré toutes mes forces ».

3 Le cas Manaudou concerne une championne hors-normes, et il suscite des réactions très diverses qui vont de la sympathie au rejet pur et simple, de l’admiration à l’agacement. Elle a défrayé certes la chronique, mais son cas a ici le mérite particulier de condenser la problématique contemporaine du sportif. Le besoin pour lui de reprendre le contrôle de sa vie. De trouver le bon dosage malgré l’engagement. Au nom de l’autonomie, de la liberté. Or cela n’a rien d’évident dans le monde sportif.

Le travail

4 La question du travail est cruciale dans le sport [3]. Tant au niveau de la préparation et de l’entraînement que du sens même que l’on donne à cette activité au terme d’une carrière de sportif, c’est-à-dire au moment de sa retraite et de sa réinsertion dans le monde professionnel [4]. Les fédérations et associations sportives, sans oublier les éducateurs, poussent à la performance. D’un côté, on subit les injonctions, on exhorte le sportif d’aller « plus, vite, plus haut, plus fort ». Mais, de l’autre, contraste total, on insiste sur l’aspect quasi informel, l’aspect ludique et libre qui le rapproche du loisir et du divertissement. Libre à chacun, certes, de pratiquer le sport comme il l’entend.

5 Reste à savoir où est le bon équilibre et comment le trouver. Le sport, en effet, n’est pas seulement un travail, il correspond aussi à un jeu. Du point de vue philosophique, c’est d’ailleurs ce qui rend le sport intéressant en tant qu’objet de réflexion. Car on oppose volontiers le travail au jeu en général [5], alors que pratiquer une activité sportive consiste à réunir les deux aspects en même temps. Du travail certes, mais difficile de nier la dimension élémentaire de la compétition, dont l’enjeu apparaît de prime abord symbolique. On ne saurait donc supprimer une des dimensions au détriment de l’autre.

6 Le sport serait-il donc un objet paradoxal ? Paradoxal à plusieurs titres même, car l’activité sportive en tant que telle ne « produit » que des objets symboliques comme des médailles, des trophées, des prix en tout genre, à moins que l’on n’ajoute les retombées réelles du business sportif qui concernent évidemment la partie la plus médiatisée, partie qui prend, certes, une place de plus en plus importante aujourd’hui. Le sport correspond de toute évidence à un phénomène moderne à double face. Est-ce un hasard que le monde moderne ait créé une sorte d’hybride, un Janus à deux têtes ? Sans penser au sport nécessairement, Nietzsche, dans un texte abondamment cité, intitulé Ennui et Jeu, suggère que dans une société qui se soumet au travail l’homme invente un travail « qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général ». En voici un court extrait :

7

« Le besoin nous contraint à un travail dont le produit sert à apaiser le besoin ; la renaissance perpétuelle des besoins nous accoutume au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude de travail en général qui se fait à présent sentir sous forme de besoin nouveau et surajouté : il sera d’autant plus fort que sera plus forte l’habitude de travailler, qu’aura peut-être été plus forte aussi la souffrance causée par les besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au-delà de la mesure de ses besoins, ou bien il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général [6]. »

8 L’étymologie du mot travail, on le sait, renvoie à un instrument de torture [7]. Mais l’habitude de travailler engendre encore une autre forme de tourment, selon Nietzsche, à savoir trouver coûte que coûte une activité pour échapper à l’ennui. Seul un jeu peut venir à bout de cet ennui, c’est-à-dire une activité où l’on travaille « au-delà de la mesure de ses besoins ». Quoi que Nietzsche puisse avoir visé dans ce texte comme forme d’activité, il n’existe, à part l’activité artistique, que peu d’exemples aujourd’hui qui associent aussi étroitement le travail et le jeu, sinon là où est pratiqué ce qu’on appelle justement le sport. L’ennui qui est évoqué dans ce passage est comme une muse contemporaine qui va inspirer des formes d’activité nouvelles tout en se plaçant sous le signe du travail. Car il n’est pas question de ne pas travailler. Au contraire, il faut travailler au-delà de toute forme de besoin.

9 Or que voit-on dans le sport ? Des corps en mouvement, c’est-à-dire des actions de personnes qui sont réellement en mouvement. Se balancer, faire un sprint, projeter un objet, glisser, tournoyer ne sont pas des actions très courantes dans la vie quotidienne, mais ce sont des choses fréquentes dans un cadre sportif. Le sportif travaille certains types de mouvements corporels, il s’entraîne pour augmenter ses performances, il travaille ses techniques, sa souplesse, l’enchaînement des gestes et la vitesse, et même le « mental » (concentration, confiance en soi, etc.). Bref, le sportif travaille tous les domaines apparemment sauf celui qui relève du jeu, comme s’il était acquis qu’il n’y avait là rien à approfondir, tant le jeu paraît ce qu’il y a de plus simple, de plus naturel. Là est peut-être l’erreur, au fond, car il ne faut pas confondre ce qui est naturel avec ce qui s’impose à l’esprit avec la simplicité de l’évidence.

10 En réalité, on fait comme si ce qui relevait du ludique était la chose la plus naturelle et la plus simple au monde, la mieux partagée aussi, comme s’il n’y avait pas là une difficulté bien réelle. Le sport moderne est constamment tenté de dissocier les deux faces qui lui sont consubstantielles, de laisser le travail aux professionnels et le jeu aux amateurs et à ceux qui le pratiquent d’une façon informelle. Mais il se pourrait bien que, chez les uns et les autres, on ne sache pas très bien doser les deux aspects complémentaires. Ceux qui souhaitent jouer « pour le plaisir » s’adonnent au jeu, semble-t-il. Ils ne font que jouer. Or le sport ne consiste pas seulement en cela. Il y a aussi une part de travail dans le sport. Justement, il ne faut pas laisser dire et penser non plus que le sport devrait redevenir intégralement un jeu et que tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Un sport qui ne serait qu’un jeu ne serait plus un sport.

11 Voici un exemple pour illustrer ce que serait un sport qui ne serait qu’un pur jeu : Dans Timbuktu[8], il y a une séquence très frappante où on assiste à un match de football. Les Islamistes ont envahi la ville sacrée de Timbuktu et imposent une forme particulièrement sévère de la Charia, la loi islamique. Ils bouleversent la vie des habitants, imposent le voile aux femmes, interdisent la musique et les jeux de ballon. Les hommes et les femmes tentent de résister à leur façon. Ils contournent la loi comme ils peuvent. Soudain, on voit apparaître des jeunes. Ils avaient sans doute l’habitude de faire un match à plusieurs, camp contre camp, et maintenant ils continuent à jouer au foot, mais sans ballon désormais : il y a bien des passes, des dribbles, des buts, des arrêts de gardien extraordinaires, de l’engagement et de la poussière mais c’est un match qui, pourtant, relève entièrement de l’illusion. On est amené à penser que c’est bien un jeu, mais ce n’est plus du sport du tout. L’inverse semble bien vrai également, car une activité qui se résumerait à être un pur travail ne pourrait pas non plus être assimilée à un sport.

12 L’activité sportive a engendré sa propre dynamique dans la modernité, mais on voit aujourd’hui que son sens pose question. Insistons donc sur le fait qu’il n’y a pas uniquement une difficulté liée à la place du travail dans le sport. Il n’y a pas seulement les dérives du business sportif, le problème du dopage, le problème de l’entraînement intensif, de la prise en charge des sportifs dès le plus jeune âge, moment où ils sont encore fragiles, de la retraite et du rapport au monde professionnel, etc. Il y a notamment la question pure et simple du rapport au jeu dans le sport. Le rapport à la liberté. Ne faudrait-il pas d’une certaine façon développer le jeu pour être libre ? Car s’il n’est pas question de remettre en cause la part de travail fournie dans le sport, en revanche il importe de préciser ce qui, dans l’activité sportive, peut avoir rapport au jeu.

Jouer, une question de liberté

13 Le problème concerne l’expérience de la liberté et de l’autonomie que le joueur est susceptible d’établir. Cette question concerne l’ensemble du monde sportif, les joueurs de haut niveau et les athlètes et, bien sûr, les amateurs en tout genre. Jouer est naturel. Les enfants jouent, même les animaux jouent. Il y a là comme une sorte d’évidence, une simplicité familière. Tout le monde semble savoir de quoi on parle lorsque l’on évoque le jeu. Mais cette simplicité est trompeuse. Le problème, notamment, est que l’on ne sait pas très bien dire en quoi cela consiste, jouer. Que fait-on en effet lorsqu’on joue ? La difficulté est bien réelle car le jeu ne présente pas toujours des caractéristiques évidentes qui permettraient de dire que « c’est un jeu [9] ». Par exemple, si je cours après un bus pour ne pas le rater ou si je fais une course, il s’agit, ici et là, de courir et, donc, extérieurement, de la même opération. S’il n’y avait pas de cadre, de signes sociaux qui symbolisent expressément qu’on ne fait que jouer, il serait difficile de savoir s’il s’agit effectivement d’un jeu ou non. Jouer, en effet, c’est faire « comme si ». Même les animaux jouent, semble-t-il. Ils peuvent faire comme s’ils se battaient. Par exemple, ils jouent à se mordre. On ne sait pas même toujours dire où commence et où s’arrête le jeu, le moment où cela devient sérieux et le moment où ce « n’est pas, ou plus, pour de vrai ». Le moment où on rit et le moment où on le fait pour de vrai. À partir de là, sur le plan philosophique, il n’y a pas d’autre issue que d’approfondir l’intentionnalité qui s’exprime à travers l’activité sportive. Nous verrons que le sportif doit mobiliser les ressources du jeu comme un acte de liberté personnelle à travers une épreuve auquel il peut donner un sens.

14 Avant toutes choses, le sportif est un joueur qui désire éprouver sa valeur à travers une série d’épreuves dont les règles sont en général fixées d’avance, même si certains exploits sportifs consistent à faire réaliser quelque chose d’inédit. Le jeu permet avant tout de révéler une certaine valeur chez le sportif, valeur qui est à la fois réelle et symbolique. Le jeu opère ici comme un révélateur. Les hommes jouent pour s’éprouver, pour éprouver et rendre visible un bien hautement désirable (le podium, par exemple) et qu’on ne saurait s’approprier de façon purement technique. On va devoir suivre ou se donner des règles, justement pour voir ce que cela va donner. Voir ce que cela va donner quand on fait quelque chose individuellement ou collectivement. Par exemple, dans un tournoi de tennis qui oppose des équipes nationales, on va voir ce que valent les joueurs qui s’affrontent individuellement et en double. La dimension « cognitive » (révélatrice) du jouer est bien mise en lumière dans l’ouvrage de Roberte Hamayon. Elle déclare :

15

« Le jouer met en scène l’individu dans son rapport aux autres, le groupe de joueurs (et, au-delà, la société) dans leur rapport à leurs homologues, et finalement les êtres humains dans leur rapport au monde, visible et invisible [10]. »

16 Le sportif désire donc mettre à l’épreuve sa valeur. Cependant, il y a mille manières personnelles de le faire comme nous allons pouvoir le constater.

17 Dans le jeu, apparaît très nettement une distance symbolique à l’égard des choses réelles, l’expérience d’un sens indépendant que l’on obtient en inversant l’orientation primitive naturelle de la vie. La subjectivité trouve dans l’imagination une force qui permet de concevoir un changement dans les conditions de vie personnelles. Cela permet d’envisager que quelque chose d’autre soit possible et qui en vaut infiniment la peine. Nulle part ailleurs, sinon dans le jeu, n’apparaît aussi clairement cette force de désobjectivation du réel et de déréalisation du donné. Par le jeu sportif, on est capable de donner un sens aussi symbolique que réel à une épreuve qui semble faire fi de ce qui préexistait auparavant. Les exemples qui illustrent cette capacité de se jouer de la réalité ne manquent pas. Selon France 24, qui relate l’événement :

18

« Des sœurs marocaines ont réussi la traversée du détroit de Gibraltar à la nage. Les sœurs el-Bekri sont devenues en effet les premières Marocaines et femmes arabes à traverser le détroit de Gibraltar de l’Europe au Maghreb. Il aura fallu cinq heures et sept minutes, mercredi 2 octobre 2013, à Sara et Fedwa el-Bekri pour relier à la nage les 17,5 kilomètres qui séparent Tarifa, en Espagne, de la côte marocaine. Grâce à cet exploit, elles ont réussi un défi sportif, mais aussi symbolique. Très choquées par les images de bateaux de fortune qui disparaissent quotidiennement en Méditerranée avec des dizaines de migrants à bord, ces sœurs ont voulu prouver qu’il était aussi possible de faire le parcours inverse, de l’Europe jusqu’au Maghreb. »

19 Quoi que l’on puisse penser de l’exploit en question, on ne peut pas ne pas être frappé par la volonté de ces sportives de réécrire une autre histoire afin de marquer une distance par rapport à ce qui est vécu dans leur propre pays. C’est ce moment de déréalisation propre au jeu sportif qui est aussi manifestement exploité par Philippe Croizon, amputé des jambes et des bras, qui a traversé la Manche à la nage en treize heures et vingt-six minutes. Il a déclaré ainsi :

20

« Dans mon cas, je n’avais absolument pas envie d’aller au-delà de mes limites avant mon accident. C’est cet événement extérieur qui m’a donné envie de me dépasser. J’ai vécu des mois et des mois d’hospitalisation, des dizaines d’heures d’opérations, des centaines de jours de rééducation. À partir de ce jour-là, j’ai été obligé de me dépasser. »

21 Le sport a permis à cet athlète hors-normes de donner un sens personnel à son propre destin, de dépasser son handicap et, par là, de surmonter son traumatisme. C’est le sport en tant que jeu qui possède cette force qui néantise littéralement les conditions initiales (l’amputation) pour le projeter dans une histoire qui n’a plus du tout le même sens. Le jeu permet de réorganiser et d’envisager de nouvelles limites pour le sportif, une histoire personnelle peut s’écrire. Ces histoires valent la peine d’être méditées. Le skyrunner Kilian Jornet [11] est un Catalan spécialisé dans la course de montagne, l’ultra-trail et le ski-alpinisme. Il a gravi plusieurs sommets, a battu le record de l’ascension du Mont-Blanc, il a été champion du monde du skyrunning à plusieurs reprises. Ce qui est intéressant, ici, c’est que ce « joyeux fou » définit par lui-même les règles auxquelles il désire se soumettre et qui, dans ce cas précis, ne sont pas des règles ordinaires. Dans son livre La Frontière invisible, il revient notamment sur son expérience dans l’Himalaya. La frontière dont il parle évoque celle qui se dresse entre la vie et la mort. Kilian Jornet a relevé de nombreux défis, assortis de risques considérables. Mais, pour lui, « vivre sans prendre de risques n’est pas vivre, pour moi en tout cas ». On comprend que le skyrunning présente une opportunité unique pour ce sportif de vivre selon ses propres règles, d’instaurer des rapports très personnels et inédits avec la montagne, que d’autres perçoivent comme un risque. « Ma montagne est ma maison, c’est ici que je suis né et que j’ai grandi, où j’ai souffert et où j’ai ri. Ici je me sens en sécurité quand je suis seul. C’est ici que je veux continuer de rêver », dit-il. La montagne devient, ici, une personne proche qui permet de relativiser les relations humaines qui ne sont pas toujours satisfaisantes car « les montagnes sont comme des miroirs, elles vous regardent nu, tel que vous êtes ».

22 Un dernier exemple encore, pour montrer que le sportif sait parfois construire une réalité symbolique en toute liberté et que cela peut s’avérer extrêmement efficace pour faire face à des difficultés réelles. Prenons en effet un des joueurs de tennis les plus importants de la décennie, ancien numéro un, vainqueur notamment du tournoi de Roland-Garros à neuf reprises. On sait que Rafaël Nadal, après des matchs importants, examine sur des vidéos quelques moments décisifs de la rencontre. Il s’agit, on le comprend bien, d’analyser son propre jeu, de voir ce qui n’a pas marché pour se corriger. Mais il a aussi l’habitude de regarder attentivement les points brillants et extraordinaires qui ont été marqués par ses adversaires. On imagine que là aussi c’est pour voir comment il aurait éventuellement pu faire face. Mais ce n’est pas du tout l’explication que donne Nadal. Il s’imprègne de ces coups gagnants de ses adversaires pour intégrer le fait qu’il n’y avait à ce moment rien à faire en réalité et qu’il faut désormais passer outre, préparer la suite et se reconstruire. Le champion conserve ainsi paradoxalement sa liberté par rapport aux points forts de l’adversaire.

Le café de Serena Williams

23 Vu de l’extérieur, le sportif ne fait qu’accomplir une performance, généralement suivant des règles auxquelles il n’a fait que se soumettre. Cette apparence est trompeuse. Ce qui est vécu par le sportif, c’est ce qui fait en réalité la différence. Il peut au sein de ce sport donner un sens personnel à son activité en marquant la distance par rapport à ce qui est vécu extérieurement. Il prend à travers son jeu une liberté et réécrit sa propre histoire selon ses propres règles. C’est ce que veut dire littéralement le terme grec d’auto-nomie, se donner à soi-même ses propres lois (de autos, soi-même, et nomos, la loi). Cela peut même s’avérer payant, c’est-à-dire efficace si on réfléchit bien.

24 Au cours de la Hopman Cup, un tournoi de tennis international mixte qui se tient tous les ans à Perth en Australie, la numéro un mondiale Serena Williams [12] était menée 5 jeux à 0 dans le premier set face à l’Italienne Flavia Penetta. Elle a alors demandé un café à l’arbitre de la rencontre, demande qui pouvait paraître insolite au cours d’un match et qui semble avoir amusé son adversaire. Or ce moment a complètement changé la donne, même si Serena Williams a perdu la première manche 6-0. Elle a en effet fini par remporter la rencontre en trois sets (0-6, 6-3, 6-0). Par ce café, l’histoire a pu s’écrire différemment, non pas parce que le café contient certaines vertus, mais parce que le café a permis à Serena Williams de prendre de la distance par rapport au court, à mobiliser l’esprit de liberté et les ressources de l’imagination qui font la différence. On pourrait même dire que Serena Williams a réussi à imposer son histoire, son récit, et que sa victoire est à la fois réelle et symbolique.

25 Il est évident que le sens de la liberté que le sportif pourrait cultiver et développer ne peut pas être le résultat d’un entraînement. Mais le sportif affronte à travers les multiples épreuves la dimension symbolique de son engagement et de sa carrière, dimension qui devient la matière à partir de laquelle il va faire le récit de sa vie. En fin de compte, se posera la question de son autonomie, c’est-à-dire de la question de savoir quel sens il aura pu donner lui-même aux multiples épreuves qu’il a voulu traverser. Le sport auquel il aura consacré tant d’efforts est un travail, mais aussi un jeu qui, comme nous l’avons vu, permet d’écrire une histoire où certains auront su rester libres.

Notes

  • [1]
    Laure Manaudou avec la collaboration de Marion Festraëts, Entre les lignes, Michel Lafon, Paris, 2014.
  • [2]
    Le père d’Usain Bolt ne voulait plus assister aux entraînements de son fils car il ne supportait pas de le voir souffrir ainsi.
  • [3]
    Combien de fois Philippe Lucas a-t-il traité son ancienne protégée de « feignasse » ?
  • [4]
    Les statistiques sur les difficultés à se réinsérer dans la vie professionnelle après une carrière de sportif ne sont pas encourageantes.
  • [5]
    Ainsi Kant, dans ses Réflexions sur l’éducation, oppose-t-il le jeu de l’enfant au travail de l’adulte. D’où la nécessité d’inculquer à l’enfant le sens du travail le plus tôt possible.
  • [6]
    Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, I, §611 (traduction modifiée).
  • [7]
    Du latin tripalium qui désigne un instrument de torture.
  • [8]
    Un film d’Abderrahmane Sissako qui est sorti en 2014 dans les salles.
  • [9]
    Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, 1953.
  • [10]
    Roberte Hamayon, Jouer. Une étude anthropologique à partir d’exemples sibériens, La Découverte, Paris, 2013, p.120.
  • [11]
    Son site web est intéressant : <www.kilianjornet.cat/fr/>.
  • [12]
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