Notes
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[1]
Voir, parmi de nombreux autres articles, Georges de Furfande [2010], « Banque et casino : salle de marché et salle de jeu, traders et croupiers ».
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[2]
Formule éponyme du film de Pierre Carles, La Sociologie est un sport de combat, 2002.
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[3]
Kendall L. Walton, In Other Shoes: Music, Metaphor, Empathy, Existence [2015]. Voir chap. V, « It’s Only a Game. Sports as Fiction ». Une version antérieure de ce chapitre, traduite en français, est parue dans l’ouvrage dirigé par Bernard Guelton, Les Arts visuels, le web et la fiction [voir Walton, 2009].
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[4]
Souligné par l’auteur en anglais dans l’original.
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[5]
Pour ces explicitations sémantiques, voir Jean-Luc Nancy [1988] ; Danielle Montet [1990, p. 28-30] ; Patrick Cerutti [2013] ; Philippe Soual [2013, p. 119].
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[6]
Voir Hérodote, « L’Enquête », in Hérodote-Thucydide [1964]. Xerxès ayant demandé à des déserteurs arcadiens le sens et l’enjeu des « concours gymniques » des Grecs, « ils répondirent qu’il y avait pour le vainqueur une couronne d’olivier. Alors, pour la pensée très généreuse qu’il exprima, Tritantaichnès, fils d’Artabane, se fit traiter de lâche par le roi : en entendant dire qu’on se disputait une couronne au lieu d’argent, il ne put se contenir et devant tous il s’exclama : “Ah ! Mardonios, contre quels gens nous as-tu fais marcher si l’enjeu de leur lutte n’est point la richesse mais la valeur !” ».
1 L’un des traits définitoires de la « théorie des jeux » avertissant que la coopération conduit presque toujours à un bénéfice ou à une maximisation morale et matérielle a causé un grand nombre de ravages intellectuels, notamment parce que dans aucun des champs où elle fut mise en pratique, et ce malgré le grand nombre de modélisations plus qu’inventives, ne s’exerçait un jeu où l’on joue à jouer. Le célèbre « dilemme du prisonnier », plutôt que de faire réfléchir à deux fois les acteurs de la haute finance qui opèrent continuellement de gigantesques malversations à peine occultes, semble au contraire renforcer l’option du choix unilatéral sans qu’un éventuel séjour en prison constitue une dissuasion radicale. « Même pas peur », pourrait dire Bernard Madoff, qui s’est illustré par une escroquerie de 50 milliards de dollars US et a écopé, en 2009, de cent cinquante ans de prison. Malheureusement, le nom du stratagème auquel il recourut, dit « chaîne de Ponzi », est prédestiné seulement dans la langue française (Ponzi scheme, en anglais).
2 Le plus étonnant en l’affaire, précisément, ne fut pas la mise en cause du jeu lui-même, que l’on aurait dû sérieusement reconsidérer, mais des joueurs qui « ne respectent pas les règles », comme si ce genre de jeux n’était pas conçu pour que les règles soient contournées et détournées, non dites, omises ou dévoyées. Et comme on le constate régulièrement avec d’autres cas, ce genre de dilemmes financiers où l’on joue avec l’argent d’autrui ne conduit presque jamais ou pour peu de temps à la « case prison ». Invoquer maintes fois la comparaison avec les jeux de casino dans l’« affaire Kerviel » n’est pas, si l’on peut dire, un hasard, puisque cela provient des protagonistes mêmes qui pratiquent nuit et jour la « théorie des jeux » économiques [1]. Puisque jeux il y a, il faut opposer à cette « théorie des jeux » de l’économie néolibérale d’autres jeux et théories, étendre cette agonistique d’opposition à des sciences humaines autres que la sociologie, déjà identifiée par Pierre Bourdieu comme « un sport de combat [2] ». Il faut noter qu’à la suite de sa formule il ajoute que « l’on s’en sert pour se défendre et non pour donner des coups ».
3 La théorie des jeux économique – d’ailleurs bien implantée durant la période structuraliste – s’est répandue sous nombre d’autres formes dans le monde contemporain, y compris dans les jeux de rôles, de simulations, d’avatars, de sorte que l’on confond constamment l’agôn sportif ou philosophique avec le polemos, au sens premier et fort de guerre, à commencer par « la guerre économique de tous contre tous ». Les limites en sont parfois indécises, mouvantes, jusqu’à basculer dans la violence et le meurtre. Mais tant qu’il n’y a pas crime de sang, la théorie des jeux économique continue de contaminer d’autres formes et pratiques, car ce n’est plus la beauté du geste qui importe mais les gains, parfois d’autant plus importants que le geste est condamnable et bas (tel le vilain coup de tête d’une star du football contre un autre joueur).
4 Il y a d’ailleurs un point commun entre les stars de la finance et celles du monde sportif qui est de se penser hors catégorie sociale, auto-exception qui conduit très souvent à un redoublement du fanatisme et de l’adulation. Le rôle du méchant est ainsi proche de celui de la victime expiatoire, et plus il est méchant, plus on expie ses fautes à travers son sacrifice symbolique. Le « briseur de jeu » ou le « mauvais joueur », selon les remarques de Johan Huizinga dans Homo ludens [1995], se sent appartenir à « une nouvelle communauté pourvue d’une nouvelle règle propre », et « le sentiment de vivre ensemble dans l’exception, de partager ensemble une chose importante, de se séparer ensemble des autres et de se soustraire aux normes générales, exerce sa séduction au-delà de la durée du seul jeu » [ibid., chap. I, p. 33]. La différence fondamentale entre des comportements claniques recherchant uniquement leur intérêt propre et le jeu futile et inutile est que les compétitions agonales du don et du jeu, ou encore du don comme jeu – corrélations soulignées par Huizinga – sont de l’ordre d’une interaction dans laquelle la commune liberté prime sur l’intérêt d’un seul, d’un groupe ou d’une entité abstraite.
Le jeu comme action libre
5 L’historien néerlandais insiste fortement sur cette composante : « Tout jeu est d’abord et avant tout une action libre. Le jeu commandé n’est plus du jeu. […] celui-ci est libre, celui-ci est liberté » [ibid., chap. I, p. 25-26 ; souligné par l’auteur]. Et ce n’est ni un glissement ni un abus de sens d’affirmer que le jeu relève de la libre obligation. Définir le « jeu comme action libre, sentie comme “fictive” et située en dehors de la vie courante » [ibid., p. 35] mène surtout à considérer que le jeu comporte et implique une théorie de l’action pratico-morale et pratico-sensible. Il fait agir les joueurs dans la mesure où « le jeu est une lutte pour quelque chose, ou une représentation de quelque chose. […] le jeu “représente” un combat pour quelque chose, ou bien un concours, qui peut le mieux rendre quelque chose » [idem, souligné par l’auteur]. En retour, l’activité ludique s’étend aux interactions sociales et ainsi aux pratiques concrètes de notre liberté et de nos libertés, puisque sans libre obligation, point de jeu. Pour utiliser la notion d’Alfred Gell, l’agentivité serait ici équivalente à l’idée, désormais classique, que nous sommes joués par le jeu, et que, par l’intermédiaire de l’activité ludique, nous symbolisons et accomplissons des interactions sociales. Dans ces deux formes d’agentivité complémentaires, nous sommes engagés dans une « théorie de l’agir », selon les termes d’Hans Joas [1999], ou encore, selon Mead [1938], dans une « philosophie de l’acte ». Qu’il s’agisse de la « libre obligation » maussienne ou de l’« action libre du jeu » d’Huizinga, il apparaît nettement que le jeu n’est pas seulement une pratique libre, surtout le jeu pousse à agir en vue de parvenir à la liberté.
Représentations du corps social
6 L’engagement des joueurs étant une modalité des rapports sociaux, véritable représentation du corps social aussi bien négative que positive, il convient donc d’interroger le statut social et politique du corps dans les jeux et traiter la question dans une perspective pratico-sensible. Les joueurs sont engagés dans l’action du jeu, laquelle représente aussi les actions humaines dans leurs interactions sociales et politiques. Cette représentation des faits sociaux doit être analysée et critiquée car, plutôt que de conduire au fair-play, elle peut aussi bien conduire à de nouvelles formes d’asservissement, de manipulation, bref, et une fois encore, d’aliénation. Si les jeux représentent des actes aliénés, où résiderait alors la liberté d’action du jeu et, par là même, la liberté d’action que le jeu est censé représenter ? Les « valeurs sportives » nous importent en tant qu’elles représentent des valeurs humaines génériques, autrement dit des valeurs qui pourraient s’appliquer dans des situations humaines non sportives ou non ludiques – considération, reconnaissance, gratitude, estime, respect, honneur, le fair-play, en un mot – pouvant régler notre agir et notre action. Prenant à la rigueur l’approche d’Huizinga, partagée par d’autres théoriciens, si les jeux sont bien les représentations d’actions libres en tant qu’ils imitent les actions des humains par des fictions, des métaphores et du faire-semblant, il ne faudrait pas les considérer uniquement comme de purs moments autotéliques coupés de toute implication concrète, dans la mesure où leurs représentations agissent directement sur l’imaginaire social. Cela plus ou moins fortement et à plus ou moins long terme, comme le savent tous les manipulateurs du compassionnel, des affects et du pathos que provoquent les jeux. L’incidence pesant d’autant plus sur l’imaginaire, et, très souvent sur l’action immédiate des participants et des spectateurs, que les enjeux (imaginaires, fictionnels, rappelons-le) sont d’importance pour le jeu et dans le jeu, mais aussi dans l’imaginaire social alors relayé par la pratique et l’action effectives. Comment expliquer que les actions des joueurs et des participants durant le temps du jeu soit appréhendées comme fictionnelles, mais simultanément valent comme ou valent pour l’action concrète qu’elles pourraient devenir, et parfois deviennent ? Le match ou la compétition sur le terrain se transforme parfois à l’extérieur du jeu en pugilats saignants, voire mortels.
7 Heureusement, et majoritairement, les jeux restent les représentations de valeurs immatérielles que sont la gratuité, la futilité, la non-finalité, ce qui équivaut parfaitement à un processus de donation. Le beau geste du jeu est ici l’équivalent du geste du don ayant pour finalité de ne pas avoir précisément d’autre finalité que d’être appréhendé par autrui comme un geste, une action… pour rien. Du moins pour rien d’autre que la considération, la reconnaissance, la gratitude, le respect, la gloire, l’honneur, l’appréciation désintéressée d’un geste désintéressé. Or le beau geste désintéressé n’en demeure pas moins un acte, un agir qui, en tant que tel, ne peut être accompli ni perçu comme un faire-semblant – ce qui est également vrai du don – au risque de passer pour une dissimulation ou un calcul, choses bien différentes d’une stratégie dans le jeu et dans le don.
Imitation et poétique de l’action
8 Parmi les diverses manières d’appréhender les passages des représentations des jeux aux actions effectives de la vie courante, l’une d’elles pourrait être ce que Paul Ricœur nomma, mais sans la développer, une « poétique de l’action ». Les jeux sont éminemment « l’imitation des actions » des hommes, mais cela passe aussi, selon Ricœur, par leur « force référentielle », leur « effet de référence », dans la mesure où ils sont à propos du monde, ou, plus précisément, réfèrent à des règles de l’agir des plus concrètes (respecter, reconnaître, remercier, apprécier…) et en sont des modèles imaginaires possiblement réalisables et applicables dans nos existences. Cela parce que les jeux sont – comme la mimèsis de la tragédie, terme souvent traduit depuis par « représentation » plus que par imitation –, une fiction qui réfère tout en refigurant la réalité. Comme l’affirme Ricœur :
« La fiction a […] une double valence quant à la référence : elle se dirige ailleurs, voire nulle part ; mais parce qu’elle désigne le non-lieu par rapport à toute réalité, elle peut viser indirectement cette réalité, selon ce que j’aimerais appeler un “nouvel effet de référence” (comme certains parlent d’“effet de sens”). Ce nouvel effet de sens n’est pas autre chose que le pouvoir de la fiction de redécrire la réalité »
10 Tout l’intérêt et la richesse de l’intuition de Ricœur quant à cette « poétique de l’action » est de prolonger cette redescription de la réalité dans le fictionnel et le faire-semblant en tenant compte de la seconde valence, la force référentielle, puisque l’on peut aussi comprendre les jeux et « ce qui s’y joue », comme l’on dit si bien, comme un « modèle moral » de futures et possibles actions concrètes. Non que nos comportements seraient alors identiques à ceux qui se déroulent dans les jeux, ni même que nous adapterions leurs règles aux règles sociales courantes, c’est bien plutôt l’« effet référentiel » qui agirait en nous, car « dans la mesure où la fiction s’exerce dans les bornes d’une activité mimétique, ce qu’elle redécrit est l’action déjà là. Redécrire, c’est encore décrire. Une poétique de l’action demande autre chose qu’une reconstruction à valeur descriptive. Or, par-delà sa fonction mimétique, même appliquée à l’action, l’imagination a une fonction projective qui appartient au dynamisme même de l’agir » [Ricœur, ibid., p. 223-224, souligné par l’auteur]. Si l’on suit la logique ricœurienne, la force référentielle n’est pas simple mise en relation du réel et du fictionnel aux moyens d’une redescription mais conduit aussi et surtout à une force prescriptive en livrant, par ses représentations, des règles à suivre, donc aussi des agirs et leurs normes correspondantes. L’imaginaire social du jeu ne doit assurément pas être confondu avec la réalité concrète et effective du monde sociopolitique, il ne doit cependant pas en être non plus complètement séparé, puisque les jeux réfèrent à des actions concrètes, s’adressent bien au social en ce qu’ils constituent et instituent précisément une partie de son imaginaire. Et cette interaction sociale symbolisée par le jeu est réellement une interaction entre le jeu, ceux qui jouent et ceux qui sont joués.
Métaphores, fictions, faire-semblant
11 Les sports sont des fictions et des métaphores, notamment à propos de rapports agonistiques, comme nous le savons par les études de Johan Huizinga, de Roger Caillois, ou, plus récemment, de Kendall Walton. Il faut cependant nuancer : il y a production de fiction lors de l’exécution des katas face à un adversaire imaginaire, mais faire semblant de ramer ou de pédaler ne peut aucunement se confondre avec ramer ou pédaler réellement lors de compétitions. Ce sont là tout de même des fictions et des métaphores du jeu, puisque l’entier processus doit être activé sérieusement pour que l’on puisse affirmer au final, et quel que soit le résultat : « Ce n’est qu’un jeu. » On ne peut distinguer sur ce plan un geste artistique d’un geste sportif ou d’un geste esthétique de la vie courante comme, par exemple, le service dans la restauration qui, selon le célèbre exemple de Sartre à propos du garçon de café (L’Être et le Néant), peut même être surjoué pour soi et le public. Toute gestuelle plastique et esthétique – en fait tout geste, car il s’inscrit inévitablement dans une plastique et une esthétique incorporée et intercorporelle –, devrait être appréhendée dans la perspective d’une graduation du geste et de l’acte. Cela moins parce qu’ils ne seraient pas distinguables sur les plans pratico-moral et pratico-sensible que parce que, précisément, le geste contient un acte, une potentielle action, et que toute action doit, par nature, prendre forme dans une gestuelle. Il semble donc raisonnable de ne pas créer de dichotomies entre esthétique, plastique et éthique tout en opérant les différences nécessaires.
12 Différencier sans séparer fatalement les valeurs de certaines actions sportives des valeurs humaines qu’elles représentent est l’exact contrepoint du geste calculateur, stratégique, manipulateur, instrumental qui régit la théorie des jeux économique, ou, plus largement, de la théorie des jeux intéressée. Dans le cas des jeux inutiles et vains, la valeur humaine visée n’existe que par une mutuelle reconnaissance où se trouve mis en lumière le libre engagement des joueurs dans le jeu qu’ils contribuent à faire exister comme tel en sachant qu’il y aura inévitablement des perdants. Voilà une importante similitude, parmi tant d’autres, avec le don analysé par Marcel Mauss, car l’interaction entre donateur(s) et donataire(s) implique dès le commencement – dès que s’engage le jeu du don/contre-don – la possible défection de l’un des participants. Pour rester dans le vocabulaire des si bien nommés « jeux de société », il peut arriver qu’il ne puisse suivre ou quitte tout simplement le jeu, se plaçant littéralement « hors-jeu ». Mais, comme pour la donation, l’acte de jouer n’est pas qu’un jeu — n’est pas qu’un don brut, ce qui serait quantifier l’acte par une évaluation strictement matérielle. Ou, plus exactement, ce n’est qu’un jeu dans le jeu mais, rapporté au monde quotidien, il représente autre chose que le jeu dont il se compose. Tous les joueurs, acteurs ou spectateurs, savent bien qu’il s’agit d’une fiction, d’un faire-semblant, mais ce faire-semblant est tout le contraire d’un simulacre.
13 Considérant les sports comme des fictions [3], des jeux de faire-semblant (make-believe), Kendall Walton fait ressortir leur fonction en tant que jeu dans le jeu et en tant que jeu dans la société concrète, du point de vue du monde véritable et non fictionnel d’où le jeu est perçu comme tel. Prolongeant ses théories développées dans Mimesis as Make-Believe, il dégage les principales différences et points communs entre sports et fiction artistique, dont l’idée que ce qui est vrai dans la fiction peut l’être aussi dans réalité, ou que l’intérêt pour des personnages de fiction est plus important que pour des joueurs, car le « paradoxe de la tragédie » n’opère pas de la même manière :
« Une des raisons de l’absence d’intérêt pour les tragédies sportives est probablement l’indétermination d’intérêt que j’ai mentionnée. Ce qui rend la tragédie émouvante n’est pas juste le fait que des événements négatifs arrivent fictivement, mais le fait que cela soit justifié parce que le héros tragique a commis telle faute, malgré le fait qu’il soit essentiellement bon et qu’il se retrouve dans des circonstances de différentes sortes. Il n’y a aucune réponse à la question (fictivement parlant) : les joueurs, dans un événement sportif “tragique”, méritent-ils ou le non le destin qu’ils rencontrent ? Il n’y a également pas de réponse aux autres questions qui concernent les circonstances d’un désastre sportif. […] Dans le sport, la tragédie est déterminée par le regard du spectateur-supporter »
15 De fait, dans une compétition sportive, pour le supporter de l’équipe perdante ce sera un désastre, pour l’autre supporter ce sera une fin heureuse.
Faits et valeurs en jeu
16 Les gestes et les actes sportifs posent de manière accrue le problème de la non-séparation des faits et des valeurs : le sportif est valeureux ou a de la valeur dans le jeu de faire-semblant, mais il est aussi valeureux et/ou a une valeur dans la vie concrète : la vérité fictionnelle du jeu demeure vraie dans la vérité du quotidien. Mais cette valeur sportive, qui n’est donc pas du faire-semblant ni de la fiction (Muhammad Ali reste Muhammad Ali), peut être appréhendée tout autrement si on la compare aux autres sphères du non-fictionnel et du véridique, ce qui peut éventuellement faire déchoir la valeur sportive (Mike Tyson reste Mike Tyson, ou n’est plus l’autre Mike Tyson). L’incidence de la vérité fictionnelle sur la réalité est donc une question de degrés dans la mesure où tous les traits quantitatifs et qualitatifs conférant de la valeur au sportif ou à la sportive ne sont pas tous légitimes et valides dans la réalité. Quand bien même le monde est un théâtre où chacun joue son rôle en empruntant divers masques et attitudes, il n’en reste pas moins que ce faire-semblant de la réalité ne peut revendiquer une complète fictionnalité. Les actes et gestes du quotidien ne peuvent valoir comme faire-semblant et comme fiction que jusqu’à certain point car, fait fondamental, on ne porte pas sur eux des jugements de valeurs fictionnels mais bel et bien des jugements véridiques. On ne peut avoir de valeur sportive si le dopage est avéré, et le faire-semblant n’opère plus, puisqu’il est faux, truqué. Le faire-semblant doit être et demeurer un faire-semblant « pour de vrai ».
17 Il est des moments où l’entremêlement du faire-semblant du jeu et de la réalité se trouve dans un état d’instabilité inquiétant, angoissant, voire dangereux, mais d’autant plus fascinant qu’il acquiert une force inouïe par la massification. Les remarquables analyses d’Elias Canetti [1986] sur la foule des stades dans Masse et puissance expliquent bien ce moment intermédiaire où l’agentivité du jeu est telle que la masse, désormais jouée aveuglement par le jeu, peut basculer dans son exact contraire qui est la haine et le combat véritable. L’agôn qui se transforme en quelques minutes en polemos des plus violents n’est assurément plus du jeu en ce qu’il brise les normes et les règles, sans toutefois en créer d’autres, puisqu’il instaure l’anarchie, le chaos, proliférant par l’absence même de toute règle. On ne peut cependant nier que cette face négative du jeu provient du jeu, se trouve dans le jeu, bien que n’étant plus du jeu à partir d’un certain état critique, devenant une action excluant le faire-semblant. D’où il ressort que le jeu peut aussi bien créer et resserrer des liens interhumains qu’il peut les défaire. Cette possible désocialisation peut conduire à la complète négation de l’autre et même appeler à sa destruction — comme le représenta le film Les Dieux du stade (Olympia, 1938) de Leni Riefensthal. Cela permet de comprendre un aspect fondamental du jeu, en ce cas très différent du don, dans lequel le jeu compris comme mimèsis de la réalité se coupe violemment de la méthexis, de la participation, en l’occurrence de la participation du social.
Participer du social
18 Dans son essai, Johann Huizinga fait une référence rapide à cette question de la méthexis à propos de certaines formes d’action, mais sans la poursuivre :
« L’action sacrée est un dromenon, c’est-à-dire quelque chose qui se fait. Ce qui est représenté est un drama, c’est-à-dire une action, que celle-ci revête la forme d’un spectacle ou d’une compétition. […] Le culte détermine l’effet figuré dans l’action. Sa fonction n’est pas une pure imitation, mais une communion ou une participation [méthexis, voir la note de Johan Huizinga]. Il est un facteur helping the action out »
20 Le terme platonicien de méthexis [5], source de la notion, désignant généralement la participation, est polysémique et peut vouloir signifier, selon les interprétations, « partager, avoir sa part, être en communauté avec, le partage à l’œuvre dans la communauté », ou encore « ce qui est capable de participation, ce qui est puissance de communication et de communauté ». La méthexis fait donc le lien entre la participation de la communauté et ses possibles représentations, elle serait le moment nécessaire rendant possible la mimèsis, le sens même de toute représentation. Ainsi, les jeux participent pour partie d’une interaction sociale concrète, de même qu’ils représentent, symbolisent ou encore fictionnalisent et scénographient grâce au faire-semblant les interactions sociales. Mais s’ils ne participaient pas d’abord du social et du symbolique, ils ne pourraient en devenir des fictions, des jeux. De même, le don est une interaction sociale mais c’est aussi un jeu ; le don est un jeu mais c’est aussi une interaction sociale. On ne fait pas qu’imiter l’un par l’autre, chaque action participe de l’autre simultanément et, dans le jeu, il n’y a pas d’abord la réalité sociale qui serait ensuite imitée. Bien que, depuis Aristote nos idées de mimèsis continuent toujours de « représenter l’action des hommes », on oblitère trop souvent le terme d’« action », donc les faits et gestes, les actes par lesquels nous participons de la communauté et de la communication, ce que Platon nommait la « puissance de communication mutuelle » [dunami koinônias allèllôn, Sophiste, 254, c]. Il n’est alors pas étonnant de voir que l’humain participe autant de la dialectique, de la rhétorique, de la sophistique que des « concours gymniques » en tant qu’ils représentent, littéralement, les « actions des hommes ». Et, comme l’ont souvent remarqué les commentateurs du passage de l’Enquête d’Hérodote, seul un barbare (Xerxès), tout roi qu’il fut, ne pouvait comprendre que la valeur du geste pour rien, inutile et sans autre finalité que sa pure représentation d’un acte gratuit, était le seul et véritable enjeu des concours gymniques des Grecs [6]. Inversement, outre que les jeux participent d’une communauté et d’une société, ils mettent en œuvre par là même le fait que l’on participe du jeu social en tant qu’agir libre. Qui ne sait pas ou ne veut pas (le mauvais joueur, le briseur de jeu) participer librement au jeu social, à l’agôn de l’interaction humaine n’est alors pas en mesure de comprendre la mimèsis du jeu comme représentation de la liberté pour elle-même. Participer du social (méthexis) est ainsi l’affirmation d’une libre appartenance au jeu social sous toutes ses formes et, simultanément, qu’il est permis de réitérer ou de rejouer cette action sociale libre sur le plan de la mimèsis. Jouer le jeu ou jouer dans le jeu est aussi une manière de participer de l’interaction, de l’échange, de la communauté en partage, puisque le faire-semblant, la fiction, la mimèsis sont inévitablement un agir au sein du social, cette fois dans le champ praxéologique. Par le jeu, praxis et poïesis sont ainsi fortement entrelacées, tiennent ensemble le faire et l’imaginaire, les valeurs imaginées et les valeurs effectives. L’acte, l’action, l’agir du jeu ne sont donc pas coupés d’une théorie de l’action humaine générique.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Canetti Elias, 1986 (1966), Masse et puissance, 1re éd. 1960, trad. Robert Rovini, Gallimard, « Tel », Paris.
- Cerutti Patrick, 2013, La Philosophie et le sens de son histoire, Zeta books, Bucarest.
- Furfande Georges de, 2010, « Banque et casino : salle de marché et salle de jeu, traders et croupiers », <http://blogs.mediapart.fr/blog/georges-de-furfande/240610/banque-et-casino-salle-de-marche-et-salle-de-jeu-traders-et-cro>, 24 juin.
- Hérodote, 1964, « L’Enquête », VIII, trad. A. Barguet, in Hérodote-Thucydide, Œuvres complètes, Gallimard, « Pléiade », Paris, p. 556-557.
- Huizinga Johan, 1995 (1951), Homo ludens, 1re éd. 1938, trad. Cécile Seresia, Gallimard, « Tel », Paris.
- Joas Hans, 1999 (1992), La Créativité de l’agir, trad. Pierre Rusch, Le Cerf, Paris.
- Nancy Jean-Luc, 1988, L’Expérience de la liberté, Galilée, Paris.
- Mead George Herbert, 1938, The Philosophy of Act, édité par Charles W. Morris avec John M. Brewster, Albert M. Dunham, David Miller, University of Chicago, Chicago. Texte intégral : <www.brocku.ca/MeadProject/Mead/pubs2/philact/Mead_1938_toc.html>.
- Montet Danielle, 1990, Les Traits de l’être : essai sur l’ontologie platonicienne, éd. Jérôme Millon, Grenoble, p. 28-30.
- Ricœur Paul, 1986, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, t. II, Seuil, « Esprit », Paris.
- Soual Philippe, 2013, « L’histoire de la philosophie comme exégèse de soi », in Cerutti Patrick, La Philosophie et le sens de son histoire, Zeta books, Bucarest.
- Walton Kendall L., 2015, In Other Shoes : Music, Metaphor, Empathy, Existence, Oxford University Press. Voir chap. V, « It’s Only a Game. Sports as Fiction ».
- — 2009, « Le sport comme fiction : quand fiction et réalité coïncident (presque) », trad. Bernard Guelton, in Guelton B. (dir.), Les Arts visuels, le Web et la fiction, Publications de la Sorbonne, Paris, p. 46-52.
- — 1990, Mimesis as Make-Believe, Harvard University Press, Cambridge, Mass.
Notes
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[1]
Voir, parmi de nombreux autres articles, Georges de Furfande [2010], « Banque et casino : salle de marché et salle de jeu, traders et croupiers ».
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[2]
Formule éponyme du film de Pierre Carles, La Sociologie est un sport de combat, 2002.
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[3]
Kendall L. Walton, In Other Shoes: Music, Metaphor, Empathy, Existence [2015]. Voir chap. V, « It’s Only a Game. Sports as Fiction ». Une version antérieure de ce chapitre, traduite en français, est parue dans l’ouvrage dirigé par Bernard Guelton, Les Arts visuels, le web et la fiction [voir Walton, 2009].
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[4]
Souligné par l’auteur en anglais dans l’original.
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[5]
Pour ces explicitations sémantiques, voir Jean-Luc Nancy [1988] ; Danielle Montet [1990, p. 28-30] ; Patrick Cerutti [2013] ; Philippe Soual [2013, p. 119].
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[6]
Voir Hérodote, « L’Enquête », in Hérodote-Thucydide [1964]. Xerxès ayant demandé à des déserteurs arcadiens le sens et l’enjeu des « concours gymniques » des Grecs, « ils répondirent qu’il y avait pour le vainqueur une couronne d’olivier. Alors, pour la pensée très généreuse qu’il exprima, Tritantaichnès, fils d’Artabane, se fit traiter de lâche par le roi : en entendant dire qu’on se disputait une couronne au lieu d’argent, il ne put se contenir et devant tous il s’exclama : “Ah ! Mardonios, contre quels gens nous as-tu fais marcher si l’enjeu de leur lutte n’est point la richesse mais la valeur !” ».