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Article de revue

Jeux d’écriture : la tragédie de l’ethnographe

Pages 104 à 121

Notes

  • [1]
    Bien des années auparavant, la voie avait été ouverte par d’éminents linguistes et sémioticiens. Greimas [1958, p. 112], à propos de Huizinga justement dont il admirait l’érudition et la méthode, encourageait les historiens à s’emparer des textes en linguiste.
  • [2]
    Voir Simona Cerutti [1997].
  • [3]
    Ce texte a paru dans la revue citée, dirigée par Jean Duvignaud et consacrée au « Pourrissement des sociétés » [Duvignaud, 1975].
  • [4]
    Quelle que soit l’incertitude étymologique ; cf. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Robert, 1998, p. 2419.
  • [5]
    Toute l’histoire des chefferies de Maré témoigne de rebellions contre les aînés des fratries claniques. Voir Dubois [1977].
  • [6]
    Comme Agamben l’a montré [1997, p. 23], cette notion était déjà longuement développée par Carl Schmitt [1922].

1 Cet article prend pour point de départ l’analyse de Huizinga sur les rapports entre poésie et jeu. Homo ludens expose longuement, avec une érudition impressionnante, l’appel à la poésie dans des situations ludiques agonales, des échanges de prestige ou d’honneur dans des compétitions oratoires ou de création. Qu’il s’agisse des genres de cour, des récitations d’épopée ou des mythes, Huizinga soutient que le langage tout entier est exposé comme « mystère » suscitant, au-delà de la simple recherche esthétique, la performance jubilatoire et concurrente des poètes, des aèdes, des dramaturges, des chantres dont la performance est soumise à la délectation critique des publics. La poésie, sous la variété des genres qu’elle connut dans l’histoire et dans des cultures même très éloignées les unes des autres, relève du jeu et du don dès lors que chaque nouvelle production met ceux qui s’y risquent ensuite en dette de nouvelles formes à créer. Il en va ainsi pour tous les groupes sociaux où une forme de savoir repose, pour circuler parmi ses membres, sur l’art ou la manière experte de ceux qui, ce faisant, espèrent susciter l’enthousiasme, au risque de ne trouver qu’un accueil mitigé ou de s’exposer à la critique cinglante. Le style même de leur création ne peut pas ne pas entretenir un rapport soutenu de correspondances avec la situation sociale où ils prennent eux-mêmes position. Un tel rapport apparaît avec force entre le théâtre et la vie sociale. « Chaque poète, dit Huizinga, compare le monde à une scène où chacun joue son rôle » [1951 (2008), p. 21]. Cette « disposition théâtrale » qui soutient les rapports sociaux, notamment ceux qui commandent une large publicité, pénètre les écrits les plus divers.

2 L’illustration d’une telle « disposition » sera trouvée dans l’écriture anthropologique et, plus largement, celle des sciences humaines. Au-delà de la performance proprement poétique, j’essaierai de montrer, en évoquant les travaux de Clifford Geertz et d’autres auteurs, que l’écriture anthropologique s’inscrit pleinement dans une problématique du jeu et du don dès lors qu’elle suppose de façon impérative la reconnaissance d’un « récipiendaire », d’un lecteur faisant autorité dont l’auteur doit anticiper la « riposte ». L’exercice anthropologique s’épanouit, dit Geertz, dans un « théâtre d’écriture », un jeu entrant dans deux des catégories définies par Caillois : l’agôn et la mimicry.

De l’auteur au lecteur et vice versa

3 Les significations que l’ethnologue construit sur la vie sociale à laquelle il s’est longuement attaché ne peuvent relever de la seule maîtrise rhétorique qui lui permettrait de donner à entendre des institutions et des pratiques sociales, sût-il raffiner à l’infini les effets discursifs. Le statut d’une telle écriture ne relève pas, en premier lieu, de l’usage savant des potentialités d’une langue, ne se fonde pas sur la quête d’un sens linguistique approprié mais, comme je propose de le montrer, sur le donner à voir autant qu’à entendre. Le style ethnologique est en somme une ostentation, une mise en scène du langage, et c’est en cela sans doute qu’il ressemble à celui de la littérature.

4 Cette idée s’éloigne néanmoins des positions des défenseurs du linguistic turn qui, dans les années 1980, soutenaient qu’il était impossible d’envisager, à quelque niveau que ce soit, une superposition entre l’histoire « elle-même » et la documentation textuelle, cette dernière apparaissant à leurs yeux comme le véritable, et seul, objet de l’analyse historique [1]. Ils entendaient ainsi substituer à l’analyse des sociétés du passé l’analyse de leurs représentations discursives inscrites dans les textes qui nous sont parvenus. Mais l’épisode du linguistic turn intéresse surtout notre propos pour le climat d’échanges académiques agonistiques dans lequel il se produisit. Que ce « mouvement » se soit inscrit dans la controverse, parfois la violente polémique [2], montre assez que ces historiens produisaient des textes où, sans qu’ils s’en rendent compte, était survalorisée la place du lecteur. Comme d’autres mouvements revendiquant, à tort ou à raison, une position d’avant-garde, le linguistic turn était hanté par la présence surplombante de l’œil critique de l’institution historienne. Situation agonale qui rappelle encore la question posée par Huizinga à propos des sophistes et des rhéteurs qui négociaient entre l’aspiration à la vérité et leur volonté d’avoir le dernier mot :

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« Une question presque insondable […] est de savoir jusqu’à quel point nos moyens de raisonnement offrent, par essence, le caractère de jeu, autrement dit, ne sont valables que dans un certain cadre intellectuel, où on les tient pour impérieux. Y a-t-il toujours dans la logique en général, et dans le syllogisme en particulier, une convention ludique tacite, par laquelle on tient compte de la valeur des catégories et des concepts comme des pions sur un échiquier ? » [Huizinga, op. cit., p. 215].

6 Comme pour l’histoire et les autres sciences humaines, ce qui est en cause dans l’écriture ethnologique est tout autant l’objet étudié que le lecteur, le destinataire à la silhouette sombre de son texte. Vu sous l’angle de l’échange, et du don puisque cet échange ne répond pas aux attentes d’un marché, on imagine que les textes donnés-reçus-rendus possèdent les propriétés de la relation culturelle particulière que nouent un auteur et son public. Sans prétendre retracer la genèse du discours ethnologique, il est toutefois possible de mettre en perspective quelques situations historiques, sommairement évoquées ici parce que connues de tous.

7 Dès l’Antiquité, la présentation édifiante des passions sociales relevait de la maîtrise de dramaturges qui vinrent empiéter sur le domaine des prêtres. Au ve siècle, celui de la grandeur d’Athènes, la tragédie, encore attachée à ses origines rituelles, était liée à la rédaction et à sa mise en scène d’un texte confiées à des auteurs mis en compétition. L’auteur, reconnu en tant que tel, était donc le lauréat d’un concours. L’origine cultuelle de la tragédie est proposée par Aristote qui la fait venir du dithyrambe, chant lyrique en l’honneur de Dionysos (Poétique, 1449 a). Entre la qualification d’un prêtre à délivrer un discours dont la paternité ne lui était pas reconnue – il était le porte-voix d’un dieu – et la performance d’un auteur entièrement responsable de la rhétorique déployée, le transfert de compétence témoigne d’une profonde transformation historique des usages de la parole. Demeurant placée sous les auspices de Dionysos, la tragédie n’en est pas moins offerte au peuple d’Athènes, véritable arbitre des joutes dramaturgiques :

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« Dès le début, tragédie et comédie se trouvent toutes deux dans la sphère de la compétition, qui […] doit être intitulée jeu en toutes circonstances. […] Le public dans sa totalité comprend toutes les allusions, réagit à toutes les finesses de qualité et de style, participe à la tension du concours, comme les spectateurs d’un match de football. […] » [Huizinga, op. cit., p. 204].

9 La transfiguration du verbe opérait aux dépens de l’oracle sur la scène quasi profane ouverte désormais aux manifestations préparées ou spontanées du public. La digression qui conduisit de l’art divinatoire à la performance littéraire du lettré, en tant que telle évaluée, prenait acte qu’un nouvel espace de parole s’était ouvert aux techniciens de la langue et de l’imaginaire et que, très rapidement les sophistes investirent en professionnels sur le versant résolument profane de la joute verbale. Huizinga voit dans le triomphe des sophistes la transformation d’un « jeu sacré » aboutissant à la transmission du verbe ludique au peuple amateur de compétitions et de concours :

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« C’est un événement quand un sophiste fameux apparaît dans une ville. Ils sont admirés comme thaumaturges, comparés à des athlètes : en bref, l’activité des sophistes se déploie entièrement dans la sphère du sport. Les spectateurs applaudissent et rient d’un trait bien envoyé. C’est un pur jeu : les adversaires se prennent mutuellement comme dans un filet de discours ; ils s’administrent des knock-out » [ibid., p. 207].

11 Les textes tragiques, leur mise en scène et leur interprétation, tout comme les exploits rhétoriques des sophistes étaient très clairement produits dans le cadre de compétitions commandant que le dramaturge ou le débatteur professionnel garde toujours à l’esprit la sanction du public. De l’enthousiasme des spectateurs dépendait la fortune des auteurs et la postérité de leurs œuvres.

12 Permettons-nous à présent de mettre en perspective achronique l’auteur, lauréat récompensé pour porter ce qui restait alors de la parole des dieux, ou rétribué pour ses exploits oratoires, et l’auteur puni pour avoir opposé à la vérité officielle sa propre parole souveraine. Michel Foucault souligne combien les auteurs furent épinglés en tant que tels lorsque leurs écrits furent associés à un acte de transgression :

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« Les textes, les livres, les discours ont commencé à avoir réellement des auteurs […] dans la mesure où l’auteur pouvait être puni, c’est-à-dire dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs. Le discours, dans notre culture (et dans bien d’autres sans doute) n’était pas à l’origine, un produit, une chose, un bien ; c’était essentiellement un acte – un acte qui était placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l’illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de risques avant d’être un bien pris dans un circuit de propriétés » [Foucault, 1969, p. 84].

14 Entre le récit des transgressions œdipiennes, qui justifie la récompense de Sophocle, et l’évocation des délectations imaginaires de Baudelaire, qui justifie la censure des poèmes sulfureux des Fleurs du Mal, le destin de l’auteur et de sa création est lié à l’identification d’une instance qualifiée, d’une autorité pour se prononcer sur la valeur de l’œuvre : un jury de concours arbitrant au nom du peuple d’Athènes convié à la célébration dionysiaque d’un côté, la Censure observante des bonnes mœurs du lecteur, solitaire et torturé par l’Ennui, affirme Baudelaire, de l’autre. « – Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! », confie ainsi le poète. « Hypocrite », un mot du théâtre grec : celui qui répond sous le masque. Que la puissance poétique des Fleurs du Mal délivre un instant le lecteur baudelairien de l’Ennui n’autorise pas l’auteur lui-même à croire que son lecteur sera délivré de son rôle « hypocrite » une fois le livre refermé. Tout au contraire, la foule invitée au spectacle tragique devait accéder à la catharsis, la contemplation de l’Ordre cosmique et social restauré, purgée des passions destructrices de l’hybris. Du peuple découvrant la Justice et l’Ordre éternel de la Cité au lecteur solitaire que rien ne parvient à détourner de son rôle hypocrite, c’est l’auteur qui semble lui-même s’être déplacé sur la scène où se joue le drame. Baudelaire, en effet, semble plus proche d’Œdipe que de Sophocle. La plume à la main, il s’installe dans un théâtre d’écriture pour, à chaque phrase longuement méditée, affronter son « semblable » et poursuivre une impossible catharsis.

15 Le discours ethnologique révèle à présent la richesse de ses ambiguïtés. On peut s’interroger, en effet, sur la position qu’occupe l’ethnologue dans le périmètre des scènes qu’il décrit et dont il tente de dévoiler le sens. Si son discours ne relève pas de la transgression et n’appelle pas de condamnation, c’est-à-dire s’il ne s’attaque pas aux fondements du consensus disciplinaire, il peut attendre une certaine forme, sinon de récompense, tout au moins de reconnaissance de ses pairs. Ceux-ci, investis du rôle qui est le leur sur la scène académique, ignorent combien dès le début leur ombre était portée sur l’entreprise qu’ils évaluent. Qualifiés pour dire la pertinence scientifique, ils se concentrent sur la complexité d’entendements sociaux qui, ils en sont convaincus, n’est pas de même nature que celle de l’entendement d’un texte et s’apprêtent donc à dévider leur appréciation entre deux pôles critiques : fiabilité de la description ethnographique et poids de l’acte discursif de l’ethnologue sur les situations décrites. Deux pôles qui, formulés autour de l’opposition emic/etic empruntée à Kenneth Pike, ordonnèrent les vives controverses lancées naguère par Marvin Harris [de Sardan, 1995]. La controverse accomplit ainsi la vocation ludique de tout texte scientifique : au cœur des idées disputées, elle fait place au lecteur sceptique, l’alter ego tenu dans le collimateur de l’auteur. Elle tient compte, comme le dit Huizinga, « de la valeur des catégories et des concepts comme des pions sur un échiquier ».

Le regard sélectif et clinique

16 Claude Lévi-Strauss, voué plus que d’autres sans doute aux raffinements de l’écriture, a opposé à d’éventuels lecteurs sceptiques un argument théorique et méthodologique dont il convient de souligner le choix des mots :

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« Dans l’usage que nous faisons de la méthode, on nous accusera sans doute de trop interpréter et simplifier. […] il serait hypocrite de ne pas aller jusqu’au bout de notre pensée. Nous répondrons donc à nos critiques éventuels : qu’importe ? Car, si le but dernier de l’anthropologie est de contribuer à une meilleure connaissance de la pensée objectivée et de ses mécanismes, cela revient finalement au même que, dans ce livre, la pensée des indigènes sud-américains prenne forme sous l’opération de la mienne, ou la mienne sous l’opération de la leur » [Lévi-Strauss, 1964, p. 21].

18 Refusant le masque de l’« hypocrite », l’anthropologue décide d’affronter ses critiques et fait sans détour l’aveu d’une conviction qui lui impose une méthode : la pensée des indigènes est coextensive à la sienne et vice versa. Dans l’entreprise import-export qui mobilise sa pensée et celle des Indiens sud-américains, Lévi-Strauss n’entend pas se laisser troubler par d’éventuels contradicteurs. La profession de foi est celle d’un auteur souverain, passé maître dans l’art du théâtre textuel… Lévi-Strauss revient ailleurs sur le « risque tragique qui guette toujours l’ethnographe [1995, p. xxx] ». Prenant ce qu’il voit pour l’expression d’une altérité radicale, l’ethnographe serait « victime d’un malentendu » [ibid.]. Car c’est dans les soubassements de « l’inconscient », dit Lévi-Strauss – les structures de l’esprit humain et par elles les opérations de la pensée symbolique –, que s’appréhende l’identité, dit-il encore, entre « moi et autrui ». Ce faisant Lévi-Strauss ne semble pas vouloir dissocier la tâche que constitue la description ethnographique de la compréhension que l’anthropologue en propose. Or le statut heuristique de la description d’un « fait » ressort d’un privilège dont ne disposent pas tous les autres faits qui n’ont pas attiré notre attention. Décrire, en somme, c’est renoncer à tenir compte de la multiplicité des manifestations – essentiellement « fugaces » – de la réalité sociale. Malinowski souleva très tôt ce problème et s’employa à chasser le doute qu’il pouvait susciter en lui en se prosternant aussitôt devant l’autel des « règles générales » :

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« Sur le terrain, il faut affronter un chaos de faits, tantôt si petits qu’ils semblent insignifiants, tantôt si dominateurs qu’ils paraissent échapper au regard synthétique. Mais, sous cette forme grossière, ce ne sont en aucun cas des faits scientifiques ; ils sont parfaitement fugaces et ne peuvent être fixés que par l’interprétation, lorsqu’on les envisage sub specie aeternitatis, lorsqu’on décèle ce qu’ils contiennent d’essentiel et qu’on le fixe » [Malinowski, 1948, p. 238 ; cité par Geertz, 1996, p. 84].

20 Pour ce qui est de la « sacro-sainte réalité » – l’expression est de Geertz –, le regard de l’ethnographe est myope. Toutefois, grâce au « travail sur le terrain », affirme Malinowski, enjambant l’infinité de faits, presque insignifiants et s’enchaînant de manière chaotique, quelque chose « d’essentiel » est à portée, dit-il, de son discernement synthétique… Le discours ethnologique entreprend ainsi d’élever sa « scène » de prédilection au-dessus d’un « chaos de faits ». On conçoit aisément, en effet, que le continuum multidirectionnel, nébuleux et béant où foisonnent les choses fugaces de la réalité sociale ne puisse parvenir à se constituer en objet de l’ethnologie, comme d’aucune autre science sociale d’ailleurs. Une société ne se donne évidemment pas à voir, à plus forte raison à vivre, dans l’ordre d’entrée en scène des « faits » retenus par l’ethnologue. Je pourrais ainsi décrire longuement un banquet de mariage à Maré, aux îles Loyauté, lors duquel je vis un garçon ivre tuer son frère aîné venu le tancer parce qu’il taquinait avec un couteau de boucher les filles qui s’activaient en cuisine. Le cadet admonesté s’était tout d’abord retiré puis était revenu sur ses pas pour poignarder son aîné. Ce « fait divers » avait-il plus de pertinence sociologique que n’en auraient les rires déclenchés par une mariée glissant sur une peau de banane ? Aux yeux de l’ethnologue, comme à ceux de l’indigène, le meurtre d’un frère aîné dispose d’un coefficient spectaculaire bien plus élevé que toutes les choses fugaces qui ne figurent jamais sur le carnet de notes de l’ethnologue. S’il en était autrement, celui-ci serait dans la position de Georges Perec se livrant à une Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Installé successivement à la terrasse de différents bars de la place Saint-Sulpice, Perec note, dans un projet qu’il sait improbable, ce qui lui est possible, ou loisible, d’observer le 18 octobre 1974 à partir de 10 h 30. Ponctués des passages réguliers d’autobus dont il mentionne le numéro de la ligne, il énumère tout ce que son regard capte incidemment. Passants (genres, attitudes, accoutrements, âges approximatifs, équipements, regards…), voitures, pigeons, chiens, bruits, commandes aux serveurs, climat, mentionne plusieurs fois sa lassitude devant l’exercice monotone et conclut entre parenthèses à 18 h 45 : « (Peut-être ai-je seulement aujourd’hui découvert ma vocation : contrôleur de lignes à la RATP) ». Ainsi, Pérec jette autour de lui ce regard clinique dont parle Foucault, lequel regard « a cette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle » [Foucault, 1993, p. 108] :

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« Le regard clinique a cette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle. […] Un regard qui écoute et un regard qui parle : l’expérience représente un moment d’équilibre entre la parole et le spectacle. Équilibre précaire, car il repose sur un formidable postulat : que tout le visible est énonçable et qu’il est tout entier visible parce que tout entier énonçable. Mais la réversibilité sans résidu du visible dans l’énonçable est restée dans la clinique une exigence et une limite plutôt qu’un principe originaire. La descriptibilité totale est un horizon présent et reculé ; c’est le rêve d’une pensée, beaucoup plus qu’une structure conceptuelle de base » [ibid., p. 108-116].

22 Pérec semble avoir tenté de relever le défi devant lequel Malinowski avait reculé. Les détails insignifiants dont l’observateur s’épuise à produire la liste sans parvenir à les épuiser traduisent l’expérience d’un sujet à la recherche d’autre chose qu’un nouveau champ d’expression littéraire. Ce texte témoigne de cette béance de la vie sociale dans laquelle les animateurs de la revue Cause commune étaient persuadés d’être plongés [3]. Émaillant cette liste, dont l’éclat monotone ne le cède qu’à la séduction de l’effacement, des mentions de la vie de l’observateur-décrivant parasitent discrètement le projet initial sur le mode de l’humour. Entre les lignes les plus insignifiantes, la signature est ainsi résolument tracée.

23 Clifford Geertz évoque ainsi le « dilemme de la signature » qui hante l’ethnologue lorsque, ouvrant ses carnets de terrain, il entreprend de rédiger une monographie, émaillée de significations, aussi proche que possible, espère-t-il, du vécu social de ses hôtes :

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« Il n’est pas seulement vrai qu’affronter l’autre, même si c’est très délicat, n’est pas la même chose qu’affronter la page blanche. La difficulté réside aussi dans le fait que la bizarrerie qui consiste à élaborer des textes d’aspect scientifique à partir d’expériences scientifiques largement biographiques, ce que sont finalement les ethnographes, est totalement éclipsée. Le dilemme de la signature, tel que l’ethnographe l’affronte, exige à la fois le détachement olympien du physicien, que la fonction d’auteur ne concerne pas, et la conscience souveraine du romancier, chez qui la fonction d’auteur est hyperdéveloppée » [Geertz, 1996, p. 17-18].

25 Cumulant les statuts de savant – détaché quant aux faits – et de témoin oculaire, « participant », dit-on – impliqué quant au vécu –, l’auteur-ethnologue travaille pour s’en sortir une étrange écriture oscillatoire : il s’en prend davantage au langage qu’à ses notes de terrain.

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« L’hésitation qui se manifeste en termes de signature par la question jusqu’où, et comment, s’impliquer dans le texte, se manifeste en termes de discours par la question jusqu’où, et comment, le composer imaginairement » [ibid., p. 27].

27 Il faut tirer les conséquences du constat selon lequel l’observateur devenu auteur est inscrit dans la situation qu’il décrit. Le plus louable effort d’objectivité, en effet, n’abolit pas sa présence suspecte, fût-elle discrète, mais toujours prégnante, au cœur du texte. Roland Barthes s’intéressant à l’écriture de l’histoire énonce en d’autres termes le « dédoublement » dont l’écriture de l’historien est irrémédiablement marquée. Il observe la « fonction prédictive » de l’historien, dont l’omniscience – il sait ce qu’il n’a pas encore raconté – lui permet de jouer sur le temps des événements et celui de sa propre parole. Barthes décrit ainsi ce qu’il nomme, à la suite de Jakobson, des shifters (embrayeurs) d’organisation qui renvoient « par certains détours d’apparence rationnelle » à la situation d’énonciation [Barthes, 1993, p. 167]. Ce jeu entre énoncé et énonciation assure les conditions d’une « objectivité imaginaire » :

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« Au niveau du discours, l’objectivité – ou carence des signes de l’énonçant – apparaît ainsi comme une forme particulière d’imaginaire, le produit de ce que l’on pourrait appeler l’illusion référentielle, puisqu’ici l’historien prétend laisser le référent parler tout seul » [Barthes, ibid., p. 168].

29 L’écriture ethnologique est entièrement soumise à la tension d’une omniprésence et d’une absence des « signes de l’énonçant ». Le référent, tout d’abord, est une condition impérieuse de l’engagement – de la profession de foi – de l’ethnologue (« priorité aux indigènes eux-mêmes ! »), et pour cela l’illusion doit être aussi parfaite que possible. Ensuite, ou dans le même temps, la condition de crédibilité impose un retour en force du témoin professionnel (« J’y étais, et j’étais là pour ça ! »). En abandonnant tout l’espace aux indigènes tout en maintenant sa présence allogène, l’ethnographe s’installe « « au bord de la scène », il est ob-scène[4]. L’agencement rhétorique de l’exposé ethnographique constitue ainsi, non seulement une affirmation implicite d’objectivité mais évidemment un soutien prédictif – lorsque l’enquête presque achevée a permis de donner quelque assurance pour le faire – au projet de compréhension de l’ensemble des « faits homogènes » retenus et exposés. Par sa manière d’écrire et d’exposer, tout ethnologue évolue dans un « théâtre de langage », comme Geertz l’a observé [Geertz, op. cit., p. 28]. Cela ne signifie pas que l’ethnologue renonce à atteindre la vérité des situations sociales dont il a été témoin. Cette vérité, en effet, est même toujours sous haute surveillance. Il ne suffit pas que l’ethnologue multiplie les informants factuels permettant de produire cet « effet de réel », dont parle Barthes [Barthes, ibid., p. 179] ; il doit encore stimuler son écriture, quoi qu’en dise Lévi-Strauss, des objections de quelque contradicteur imaginaire, mais réel…

De l’auteur à l’acteur et vice versa

30 On peut partir de l’hypothèse que si le théâtre de langage, où sont investis les signes de l’auteur-ethnologue, met en scène des signifiants recueillis dans les discours d’un groupe social, il n’est pas impossible que certains de ces discours relèvent eux-mêmes d’un procès théâtral. C’est peut-être là d’ailleurs la condition de toute possibilité d’écriture ethnographique. Des rituels d’intronisation des empereurs de Chine aux initiations des guerriers baruya, les protocoles sont « scéniquement » bien réglés. Ils s’inscrivent dans un espace public où le jeu de l’empereur ou du guerrier accède à une reconnaissance générale. Tout se passe comme prévu. L’un et l’autre disposent d’un public intimement participant qui acquiesce muettement ou parfois bruyamment au spectacle auquel il est convoqué. Le même espace d’exposition est néanmoins ouvert à ce qui n’était pas prévu et qui trouve son origine dans la béance de la vie sociale. Il reste ouvert ainsi au dérèglement du jeu de l’empereur ou du guerrier qui, lorsque cela arrive, substitue inopinément du vécu – vécu inqualifiable, au sens où il provoque le scandale et disqualifie – à un effet de scène attendu. Car, une fois installé dans son rôle, l’empereur ou le guerrier doit en accomplir le programme, lequel lui interdit tout écart, tout choix individuel d’expression, tout au plus peut-il « choisir » dans le catalogue d’actions, plus ou moins étendu, que son rôle renferme. Dans la société (théâtralisée), l’empereur ou le guerrier n’est jamais l’auteur de ses actes.

31 Dans le théâtre social – de « la réalité » –, où l’acte vécu par excellence est celui qui appelle la réprobation de l’autorité compétente, cette dernière est en premier lieu représentée. La mise en scène de la dignité et de la sagesse des Représentants de l’Ordre est une condition de l’autorité de leur parole mécanique. La réprobation mécanique s’expose donc publiquement et commande une mise en scène spéciale. Le discours qu’elle produit s’adresse plus à ceux qui, rangés sur les côtés, comme au théâtre, observent sans rien dire qu’à celui qui, par son acte vécu, en a donné l’occasion : on sanctionne toujours « pour l’exemple ». Le discours d’autorité est par définition confiscatoire, il impose le silence pour donner à voir. équipement hautement symbolique de la démocratie nord-américaine, par exemple, le gavel permet ainsi aux présidents d’assemblées délibérantes et aux juges du siège de conduire les audiences à coups de marteau. Ces coups du maillet arbitral ne sont pas différents de ceux que l’on frappe en coulisse avant le lever de rideau : ils ordonnent le silence. La rumeur et le bruit des vivants doivent céder la place au jeu très réglé de l’autorité. En cela le vécu est du côté des spectateurs sociaux muets, et s’il vient à emplir également les gestes de l’autorité, c’est aux dépens de la sagesse : l’empereur, le juge sont fous. Une nouvelle autorité viendra alors déposer la première.

32 C’est sans doute de tels jeux de scènes, dont les règles se confondent avec un protocole sévère, qui autorisèrent Caillois à proposer un critère contestable dans la définition du jeu, dès lors qu’il doit permettre de distinguer à coup sûr ce qui est jeu de ce qui ne l’est pas. « Le jeu, dit-il, est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l’existence » [Caillois, 1967, p. 37]. Huizinga situe le jeu « en dehors de la vie courante » [ibid., p. 31] sans l’envisager nécessairement comme « occupation séparée », ce que confirme le grand nombre d’exemples qu’il produit où il est fort difficile de faire la part entre ce qui relève du jeu et ce qui commande les conduites et les attitudes de « la vie courante ». Telle cette situation décrite par l’ethnologue néerlandais De Josselin de Jong et rapportée par Huizinga à propos de petites joutes de chants improvisés aux îles Babar d’Indonésie :

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« Sur les cimes des palmiers-cocotiers, les hommes occupés à recueillir l’huile de palme chantent soit des chants plaintifs, soit des chansons plaisantes aux dépens d’un camarade installé dans un arbre voisin. Parfois la coutume dégénère en un duel vocal fort aigre, qui se terminait jadis par meurtres et coups mortels » [Huizinga, op. cit., p. 176].

34 Entre le travail de récolte de l’huile palme, le chant provocateur des collecteurs et le duel vocal pouvant se conclure par des coups mortels, on ne voit plus ce qui sépare le jeu de la vie courante et de ses escalades fatales. Le glissement de la « mécanique du jeu » à la « vie », selon l’opposition pédagogique de Stanislavski, opère à l’insu des joueurs qui sortent du jeu sans avoir nécessairement réalisé qu’ils y étaient rentrés. Plus près de nous, le jeu de l’écriture et de la mort trouve une illustration saisissante avec le peintre et photographe Pierre Molinier. Avant de mettre fin à ses jours, il rédige à la craie un message sur sa porte : « Décédé 19 h 30. Pour les clés s’adresser Claude Fonsale le notaire 11 cours de Verdun BX 33 ». Que voulait donc dire cet homme au seuil du trépas ? Autre chose assurément que ne le lui commandait un penchant immodéré pour la plaisanterie ou pour les formalités bien réglées. À l’évidence praticien de la « théorie du sans froid », Molinier aurait pu dédier sa mort à Diderot :

35

« Le gladiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien, ainsi que le gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit, mais sont tenus de nous jouer une autre mort pour nous plaire, et le spectateur délicat sentirait que la vérité nue, l’action dénuée de tout apprêt serait mesquine et contrasterait avec la poésie du reste [Diderot, 1996, p. 13-14]. »

36 Si, comme le pensait Socrate la ciguë à la main, la vérité est une question de vie ou de mort, on comprend pourquoi les textes, aussi limpides et profonds soient-ils, communiquent une impression diffuse de simulacre.

37 Dans « la réalité » comme au théâtre, ce ne sont pas seulement les enjeux impérieux de l’autorité qui commandent la théâtralisation, c’est la fascination du groupe social pour le spectacle du solipsisme dans lequel se consume parfois la vie de l’un d’entre eux. De Moreno à Artaud ou à Stanislavski, les rapports du théâtre et de la vie réelle ont été abordés par de multiples entrées. Stanislavski [2001] sans doute, est celui qui, dans son enseignement, reste le plus acharné à combler l’écart entre « vie » et « mécanique d’interprétation » ; il se situe ainsi aux antipodes de Diderot [1996], qui voit dans l’émotion la tentation à laquelle un comédien expert ne doit jamais céder. Mais tous deux se rejoignent sur l’idée que le théâtre n’est pas, n’a jamais été, un divertissement, au sens moderne ou pascalien, mais un lieu d’expériences sociales. Citons brièvement Jean Duvignaud, qui a décrit l’intrication du théâtre et de la vie sociale :

38

« Il existe un […] domaine où l’on peut distinctement percevoir une frontière entre la vie sociale et le théâtre par ailleurs si profondément encastrés l’un dans l’autre. C’est celui qui correspond à l’extrême individuation du personnage représenté, à l’isolement d’un membre du groupe, soit en raison du rôle qu’il joue et qu’il ne peut éviter de jouer, soit en raison de la séparation avec la vie commune qu’un acte interdit a consommée » [Duvignaud, 1999, p. 29].

39 Le théâtre, en effet, ne s’intéresse pas aux existences rangées. Il prend pour objet des situations sociales dans lesquelles se noue le sort de tous les sujets sociaux, et dont certains seulement – individués à l’extrême ou séparés de la vie commune – défont le nœud pour prétendre, de façon problématique, à un vécu spécial. Le « théâtre spectacle » est ainsi le lieu spécialement conçu pour exposer un grave écart vécuexposé à la sanction – par rapport au jeu réglé du « théâtre de la réalité ». Il puise ainsi sa vigueur dans le paradoxe de son projet : il fait de ce qui échappe au rôle dans la réalité, un rôle au théâtre ! Même si la vie sociale, quant à elle, ne dispose pas de « personnage » doué d’une aussi forte « individuation », d’une individuation théâtrale – Macbeth, Le Cid, Don Juan… –, elle procède à une même « sélection dramatique » qui aboutit à la sanction exemplaire du membre singulier qu’elle isole en son sein. Parmi les sujets liés dans des « institutions sociales », publiquement reconnues en tant que telles, la distinction d’auteur peut ainsi être reconnue à celui qui refuse le jeu normatif – « mécanique », dit Stanislavski – que ces institutions lui prescrivent d’adopter. Pour qu’un sujet remplisse « la fonction-auteur », selon l’expression de Foucault, il doit produire un discours qui a toutes les propriétés d’un acte – l’auteur est également l’acteur – qui l’expose à la réprobation d’une autorité. Il n’est pas nécessaire que ce discours soit original ou n’appartienne qu’à celui qui le produit ; il suffit qu’il apparaisse dans sa forme et dans son contenu comme étranger au protocole, à l’étiquette, à la bienséance ou aux idées qui ont la force du sens commun. Parce qu’il n’est pas le produit d’un rôle mais est imposé par le vécu du sujet, il est ob-scène, au sens que nous avons dégagé plus haut. En dernier lieu, c’est la réprobation dont il devient l’objet qui assure la publicité de cet acte et confère à l’acteur un statut d’auteur. Cet auteur n’accueille les discours communs que pour s’y affronter dans un style qui ne leur ressemble pas : il parle poésie. Il produit ainsi ses actes sur une scène où les agencements sociaux ne sont pas par lui reproduits mais remarquablement ignorés, se déplaçant pour cela sur le bord de la scène où l’autorité, d’une manière ou une autre, devra aller l’appréhender. Sur ce bord pourtant s’expose le vécu. Le passage à l’acte – à l’acte de parole – ne suppose pas la pleine lucidité de son auteur. Celui-ci met en cause les limites que les institutions ont tracées pour lui et ses semblables et que seule une configuration singulière de son vécu le prédispose à franchir, souvent après bien des hésitations. Ce vécu s’aperçoit lorsque le rôle ne se borne pas à un emploi, lorsque le jeu normatif est débordé par celui qui s’apprête à affronter le jugement de ceux qui supervisent la mécanique des rôles. En adoptant un autre jeu que celui que commande son rôle, il ne sort pas du théâtre social, il se porte sans l’avoir voulu sur le devant de la scène. Ainsi, l’alcool désinhibe le cadet meurtrier qui, hésitant quelque instant à se défaire de son emploi social, revient sur ses pas pour devenir l’auteur d’un acte… sous les feux de la rampe.

Retour sur homicide, pour conclure

40 L’homologie entre la « scène », le « terrain » de l’ethnologue et son écriture ne signifie pas, il faut y insister, que tous les hommes qui s’affairent sous le regard de l’enquêteur agissent dans un théâtre social. Seul celui qui est auteur de ses actes, contre le rôle que lui prescrit le théâtre « social » ou « théâtral », se voit exposé aux regards fascinés des autres et à la sanction de l’autorité. Autrement dit, les institutions et les usages bien réglés, qui convoquent tour à tour ou en groupe les sujets sociaux, surplomberaient, comme une belle totalité éternelle, le chaos de faits réels, si d’entre ces sujets ne s’en détachait parfois un qui, pour des raisons qui trouvent leur origine dans ce chaos, ne répugne à répondre à ces convocations pour devenir l’auteur de ses propres actes. Pour faire écho à une opposition souvent reprise en anthropologie, le théâtre social donne à voir l’irruption d’un acte individué dans la mécanique holiste dominante. Ou, à la manière de Duvignaud :

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« Un grand nombre de faits obscurs dans les sociétés traditionnelles anciennes ou contemporaines montre que la vie sociale procède, comme le théâtre, à une sélection dramatique qui tend à isoler de la masse commune ou anonyme, un individu qui n’est pas toujours, caractériellement, mentalement ou physiquement, en accord avec le rôle dont il doit exécuter toutes les attitudes qu’il implique » [Duvignaud, 1999, p. 29].

42 La vie sociale, le théâtre et, comme nous l’avons montré, la description ethnologique procèdent à une même « sélection dramatique ». Cette approche permet de poser la question de la norme sociale sous la forme de l’exception théâtrale : comment un éthylisme meurtrier vient dénouer les relations complexes entre deux frères ; comment, dès lors que de très rares frères viennent à s’entre-tuer, l’homicide exceptionnel d’un aîné peut éclairer les relations normales que nouent deux frères à Maré ? Nous avons montré [Illouz, 2010] le rapport ambivalent qui oblige, sur cette île mélanésienne, un cadet à se tenir muet devant son aîné tout en lui cédant, selon des procédures réglées, une part significative de sa production agricole. L’ajournement de la parole du cadet en présence de l’aîné définit si fondamentalement sa position et sa manière d’être que la quasi-totalité de son existence semble prise dans ce rôle. Siège d’une troublante division, le cadet semble se maintenir en permanence au seuil d’un franchissement périlleux, quand l’aîné libère le flux magistral de sa parole, seule source de vérité. Une telle loi des rôles suppose, bien sûr, l’horizon de sa transgression. Les chroniques guerrières de l’île nomment souvent les cadets peu enclins à supporter les commandements d’un aîné ombrageux. Reprenant la parole, le cadet récalcitrant se dressait alors en grand guerrier saisissant tout prétexte pour mettre son aîné au défi de le faire taire. Enfin auteur de ses actes, le cadet renversait les rôles en s’exposant aux ripostes meurtrières [5]. Le grand guerrier relève ainsi de l’« exceptionnel normal », selon l’oxymore formulé par Edoardo Grendi [1977, p. 506 [6]]. Il est « exceptionnellement normal » que certains hommes suspendent la règle pour exposer aux yeux de tous, par l’acte théâtral dont ils deviennent l’auteur, le bien hors de prix auquel ils suspendent leur vie. Si la vie sociale oppose sa béance à l’observation ethnographique, le théâtre où s’affrontent les instances de l’autorité à d’exceptionnels auteurs invite l’écriture de l’ethnologue qui trouve ainsi un « théâtre d’entente » avec la vie sociale de ses hôtes.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • Illouz Charles, 2010, La Parole ou la vie. Enquête sur la valeur et la dette en Mélanésie (Maré, îles Loyauté), Presses universitaires de Rennes, Rennes.
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Date de mise en ligne : 15/06/2015.

https://doi.org/10.3917/rdm.045.0104

Notes

  • [1]
    Bien des années auparavant, la voie avait été ouverte par d’éminents linguistes et sémioticiens. Greimas [1958, p. 112], à propos de Huizinga justement dont il admirait l’érudition et la méthode, encourageait les historiens à s’emparer des textes en linguiste.
  • [2]
    Voir Simona Cerutti [1997].
  • [3]
    Ce texte a paru dans la revue citée, dirigée par Jean Duvignaud et consacrée au « Pourrissement des sociétés » [Duvignaud, 1975].
  • [4]
    Quelle que soit l’incertitude étymologique ; cf. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Robert, 1998, p. 2419.
  • [5]
    Toute l’histoire des chefferies de Maré témoigne de rebellions contre les aînés des fratries claniques. Voir Dubois [1977].
  • [6]
    Comme Agamben l’a montré [1997, p. 23], cette notion était déjà longuement développée par Carl Schmitt [1922].
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