Notes
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J’ai reçu un premier texte de Jacques Beaumier, que je ne connaissais et ne connais toujours pas, sur le site www.lesconvivialistes.fr. Je l’ai trouvé d’une simplicité étonnamment éloquente. Après deux ou trois échanges par mail, je lui ai demandé s’il pouvait rassembler ce qu’il avait écrit. J’y trouve un bel esprit convivialiste. Alain Caillé
1Je suis artisan du bâtiment dans une commune de montagne, au cœur du massif de la Chartreuse. Agriculteurs, artisans, commerçants, employés des services publics ou salariés des entreprises de la filière bois, ici, nous nous connaissons. Nos voisins sont nos clients ou nos fournisseurs, nos employeurs ou nos employés. Ici le travail local engendre naturellement du lien social et les relations au quotidien reposent largement sur la confiance et la solidarité. Peut-être que ce témoignage participera à attirer quelques regards curieux d’universitaires, de sociologues ou de philosophes sur nos communautés de paysans et d’artisans, que l’on prend volontiers pour les vestiges d’un monde voué à disparaître. À la lecture du Manifeste convivialiste et à l’écoute de quelques conférences, j’ai parfois eu le sentiment qu’on parlait de nous.
2 Laissez-moi vous raconter un de mes premiers contacts avec ce territoire. Je venais d’emménager dans ma maison, en cours de restauration. J’avais besoin de bois sec pour des volets et je me suis rendu pour la première fois au séchoir du village voisin. Le séchoir est un bâtiment chauffé à plus de soixante degrés pour ramener en trois semaines 80 m3 de bois à moins de 20 % d’humidité, permettant de le travailler sans risque de retrait ou déformation. À côté du séchoir, un grand hangar où sont stockées les dimensions courantes. C’est sous ce hangar que je viens me mettre à l’abri d’une petite neige froide et lourde tandis que le patron charge un semi-remorque. Au bout de quelques minutes, il interrompt son travail pour venir me voir et me demande avec un bon sourire ce qu’il peut faire pour moi. Il a près de soixante ans, le regard clair sous la casquette épaisse et le corps massif mais alerte sous la veste de travail. Je lui explique que j’ai besoin de planches rabotées mais que je ne peux pas les emmener en quatre mètres et que j’ai oublié ma scie. Il disparaît quelques instants pour revenir avec l’outil, s’excuse de ne pas avoir le temps de m’aider, et m’invite à choisir et recouper tranquillement mes planches, puis retourne manœuvrer sous la neige. Une dizaine de minutes plus tard, le camion chargé, il revient vers moi pour me dire qu’il doit s’absenter et de ne pas attendre son retour. Avant que j’aie le temps de le lui demander, il ajoute : « Vous voyez la pochette de plastique accrochée là-bas… Il y a ce qu’il faut pour noter ce que vous aurez pris, avec votre nom et votre adresse. » Sur quoi, il s’éloigne en me souhaitant une bonne fin de journée. Pour moi qui venait de passer dix ans dans le centre-ville de Grenoble, ces quelques mots anodins ont eu un effet extraordinaire. Un peu comme de sortir d’une de ces machines de science-fiction à remonter le temps.
3 Parallèlement au principe de confiance qui impose l’honnêteté, j’ai découvert ici la rivalité pour la reconnaissance de la compétence et de l’utilité. Pour l’artisan, il y a, dans chaque réalisation, chaque intervention, la preuve matérielle de son savoir-faire et de son utilité dans la communauté — contrairement au travailleur dit « intellectuel », qui souvent ne peut être rassuré que par l’approbation de sa hiérarchie, tant sa production est sujette à évaluation subjective. Il y a une dizaine de jours, je me suis trouvé sans eau courante, avec le sol extérieur détrempé là où le tuyau d’alimentation entre dans ma maison. J’ai appelé mon voisin, le plombier de nos villages, qui a quitté immédiatement son chantier à un quart d’heure de là pour venir constater le problème et diagnostiquer, par l’intuition et la réflexion, la rupture probable d’une réparation là où une entreprise a creusé à l’automne dernier pour enterrer les câbles électriques du hameau. Il a immédiatement appelé un collègue entrepreneur de travaux publics, qui était sur un chantier à plus d’une demi-heure de là, lequel est arrivé une heure plus tard, avec une mini-pelle mécanique sur sa remorque, pour creuser délicatement jusqu’à retrouver la canalisation… et le raccord qui avait effectivement lâché. N’ayant pas de raccord de remplacement, il a rappelé le plombier retourné sur son chantier, lequel lui en a apporté un dans les vingt minutes. Et environ trois heures après mon appel, tout était remis en ordre. J’aurais la facture de terrassement à la fin du mois, peut-être… et je n’en recevrai aucune de mon voisin plombier pour ses déplacements et le temps perdu. Mais il y a quelque temps, il m’avait demandé de fabriquer pour lui, quand je pourrais, un petit caillebotis pour circuler dans sa cave. Je crois bien que je vais devoir m’en occuper au plus vite, et au meilleur prix.
4 Si je me sens aussi bien à ma place dans ces montagnes, moi qui suis arrivé à l’été 2012, c’est certainement parce que cette rivalité généreuse qui s’exerce quotidiennement crée entre les individus un lien de solidarité qu’aucun discours ne saurait créer. Et je regrette de ne pas voir plus souvent valoriser ce modèle social qui se perpétue certainement dans beaucoup de communautés rurales. Je crois qu’elles ont, avec « les intellectuels », le même problème que j’ai avec mes clients. Je sais faire de beaux et solides enduits minces de chaux et sable sur des cloisons intérieures de placo-plâtre, au prix d’une peinture soigneusement réalisée. La plupart de ceux qui les voient trouvent formidable qu’on puisse donner à ce morne produit de l’industrie une si belle matière de surface. Mais personne ne me contacte jamais pour me demander des renseignements sur ces enduits, parce que, dans le bâtiment tel qu’on le connaît aujourd’hui, cela n’existe pas… Un peintre vous dira que les enduits traditionnels chaux et sable, c’est le travail du maçon. Demandez au maçon, il vous assurera qu’il est impossible de faire un enduit traditionnel sur du placo-plâtre. Ce n’est pourtant pas particulièrement difficile, mais ce n’est que du savoir-faire individuel, avec quelques euros de matière première par m2 d’enduit. Alors, cela n’intéresse pas l’économie du bâtiment et personne n’en parle, ni dans les revues professionnelles ni dans les émissions de décoration à la télévision. Donc, personne ne vient me voir pour me demander des informations à ce propos.
5 Si vous trouvez qu’il y a un parallèle avec la raison pour laquelle beaucoup « d’intellectuels » nous ignorent, vous serez intéressé par la raison pour laquelle je fais quand même de plus en plus d’enduits minces. En fait, je vous l’ai déjà dit : ceux qui les ont vus de près sont souvent enthousiastes. Et souvent, ils en veulent chez eux, puis les montrent à leurs amis, en parlent à leurs voisins… Je crois qu’on ne peut pas faire grand-chose pour que « les intellectuels » s’intéressent aux artisans, mais de tout temps ceux qui ont été amenés à le faire parce qu’ils avaient un pied dans chaque monde, de William Morris à Matthew Crawford, ont trouvé là de quoi alimenter leurs réflexions sur ce que serait une société en meilleure santé. Ici, quelques éléments simples font que la vie est bonne. Les relations de voisinage, le contenu du travail, la proximité avec la nature, l’alimentation. Ces éléments de base sont inaccessibles à des millions de Français. Au service de quoi avons-nous mis le progrès technique ? Avec quelle efficacité, et pour qui ?
6 L’évolution du travail me semble exemplaire, et voici une dernière petite histoire à ce propos. Il y a quelque temps, j’ai fait des travaux de menuiserie chez moi. Une journée entière consacrée à l’usinage et l’assemblage de huit pièces de bois, montants et traverses constituant un précadre de porte et la structure d’un cloisonnement. Il faut dire que tout cela a trouvé sa place au millimètre en haut d’un escalier, dans une pièce en soupente où rien n’est perpendiculaire ni parallèle. Il a fallu ajuster les pièces de bois en biais et en biseau, et pas une coupe d’assemblage n’était d’équerre. Aussi, au moment d’aller préparer mon dîner, j’ai inspecté mon travail et redescendu l’escalier avec un certain sentiment de fierté. Parlons justement de cet escalier que je n’ai pas construit. Il est de type « quart tournant », pris entre des murs gauches et non perpendiculaires, et seulement trois de ses quatorze marches sont identiques et parallèles. Le coup d’œil perçoit immédiatement qu’il s’agit de « belle ouvrage » tant l’harmonie des proportions n’a pas souffert de la difficulté de conception, et il n’est pas rare que mes visiteurs admirent l’élégance de son dessin. « Tout artisan serait fier d’être le père de cet escalier », me disais-je en le descendant, « mais ce n’est pas le cas ». En effet, il a été réalisé par un spécialiste dont voici le processus de fabrication. Les mesures sont prises à l’aide d’appareils de type laser-mètre et multilaser de mesure d’angle. Ces mesures sont ensuite transférées dans le système informatique qui calcule les dimensions de chacune des pièces pour le modèle d’escalier choisi dans la base de données. Ces cotes sont alors transmises aux machines à commande numérique et il reste à l’ouvrier qui surveille la machine à assurer son approvisionnement en bois. « Qui donc pourrait être fier ? » me répétais-je en préparant mon repas. Peut-être le concepteur du logiciel…
7 Alors, pour changer de société, on pourrait peut-être commencer par aider le (re) développement local en essayant de désindustrialiser le quotidien. Dans les domaines du logement, du mobilier, de l’alimentation, de l’habillement… il y a des entreprises qui montrent que les productions artisanales peuvent trouver leur clientèle en intégrant un vrai savoir-faire. À Albi, où je suis allé suivre une formation, un compagnon plâtrier m’expliquait qu’il était concurrentiel au placo-plâtre avec du traditionnel « briques creuses et enduit plâtre » sur les chantiers d’accès facile, et qu’il était débordé de travail. Moi, je réalise des peintures naturelles que je produis moi-même, des enduits intérieurs chaux et sable, des meubles sur-mesure en bois de pays. Peu d’achats extérieurs, pas d’intermédiaires, peu de charges et un revenu modeste… mais des prix abordables et une vraie qualité de vie au travail comme à la maison.
8 Ne vous méprenez pas, je ne suis pas contre le progrès technique. Mais il me semble que celui-ci privilégie le résultat et le coût, au détriment du travail lui-même. L’ouvrage au détriment de l’œuvre. La question est de savoir ce qui compte le plus pour nous, entre ce que nous pouvons acquérir et ce que nous vivons au travail et dans notre cadre de vie quotidien. Nous pouvons acheter de nombreux objets techniquement évolués pour des usages très sophistiqués, mais il faut renoncer à ce que chacun accède à un métier satisfaisant. Un métier qui apporte son lot quotidien de bonnes stimulations sensorielles, corporelles, intellectuelles et sociales. Je suis venu m’installer ici, prêt à une certaine solitude, essentiellement pour quitter la ville et reprendre un travail manuel et indépendant. Mes attentes sont comblées, mais je découvre aussi que le lien social fait naturellement partie de cette nouvelle vie. Et quand j’entends les plus jeunes dire qu’ils n’ont pas envie de vivre en ville, même pas d’aller faire du shopping le samedi, je me dis que nous méritons plus d’attention de la part de ceux qui se désolent de l’évolution de notre société.
Notes
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J’ai reçu un premier texte de Jacques Beaumier, que je ne connaissais et ne connais toujours pas, sur le site www.lesconvivialistes.fr. Je l’ai trouvé d’une simplicité étonnamment éloquente. Après deux ou trois échanges par mail, je lui ai demandé s’il pouvait rassembler ce qu’il avait écrit. J’y trouve un bel esprit convivialiste. Alain Caillé