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Article de revue

Des « transitions démocratiques » interminables

Pages 89 à 98

Notes

  • [6]
    L’alévisme constitue la seconde religion en Turquie après le sunnisme. Il regroupe des membres de l’islam dits hétérodoxes, notamment partisans de la laïcité. (Ndlr.)

1Au début du XXIe siècle, les sociétés que l’on peut qualifier, d’une manière ou d’une autre, de démocratie sont loin d’occuper la majorité de la carte du monde. Si on ajoute au critère minimaliste de la démocratie (la tenue des élections libres et le respect des libertés fondamentales) le degré de violence qui existe dans la société, le nombre de pays qui répondent positivement au double critère de démocratie et de civilité se réduit encore plus. Ce ne sont pas, non plus, les dictatures ou les tyrannies et les sociétés saisies par une violence extrême qui dominent cette carte. La grande majorité de l’humanité semble vivre dans des régimes qui ne sont ni une dictature ou une tyrannie ni une démocratie et dans des relations sociales qui ne sont ni sous l’emprise d’une violence physique permanente ni libérées de la violence. Ce qui continue à dominer la carte du monde, ce n’est donc pas la démocratie et la civilité, mais une situation d’entre-deux. Cette grande zone grise, non seulement représente la majorité contemporaine de la condition humaine mais elle se présente sous une relative stabilité dans le temps. Elle ne s’élargit pas, elle ne se rétrécit pas non plus d’une manière significative. Le processus de transition vers la démocratie et vers le retrait de la domination de la violence dans les rapports sociaux est annoncé et réclamé par la plupart des forces politiques locales dans la plupart des pays qui figurent dans cette zone grise, et soutenue au moins publiquement par les diverses composantes de la société civile et par la totalité des organisations internationales. Mais le chemin de cette transition semble être bien plus que sinueux. Dans beaucoup de cas, il donne l’impression d’être plutôt circulaire. Les décennies s’écoulent sans que se réalise une véritable avancée de la consolidation de la démocratie et de la pacification des relations sociales.

2 La Turquie nous fournit un exemple particulièrement révélateur de cette situation que l’on qualifie couramment de transition sans trop se demander s’il s’agit vraiment d’une transition. On évite ainsi de poser la question de savoir s’il peut véritablement y avoir une sortie définitive de cette transition vers la démocratie et la civilité. Pour la plupart des pays qui figurent depuis bien longtemps dans cette zone grise, à équidistance de la démocratie et de la tyrannie, de la violence et de la civilité, la transition ne finit-elle pas par représenter l’état normal ? Celui d’une transition permanente et interminable. D’autant plus que, dans beaucoup de pays qui satisfont aux critères de démocratie, par exemple l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud, la violence continue à marquer les rapports sociaux et porte le risque de mettre en péril la démocratie.

3 Ces interrogations interpellent les hypothèses habituelles des théories du développement politique. Elles conduisent à remettre en question l’idée de l’universalité naturelle de la démocratie, en tout cas des normes démocratiques contemporaines. D’où l’interrogation sur l’existence d’une « trappe à la transition ». Pour essayer de répondre à cette question, le cas de la Turquie semble être bien plus heuristique que beaucoup d’autres cas. Parmi les pays « en transition démocratique », la Turquie est le pays le plus intégré, et depuis le plus longtemps, dans les institutions du système de démocratie occidentale. Elle est aussi, avec la Russie, l’un des rares pays de ce groupe qui ne porte pas les marques historiques d’une colonisation mais qui, bien au contraire, garde dans son inconscient collectif les traces de son passé impérial. Enfin, les pratiques démocratiques, même partielles, y ont une certaine profondeur historique.

4 Il y a un foisonnement d’appellations pour appréhender les régimes « hybrides », comme celui de la Turquie, qui présentent plusieurs facettes contradictoires : pluralisme limité, illibéralisme, bonapartisme, régime semi-autoritaire, démocratie déléguée, autoritarisme compétitif, etc. Ce qui les rassemble, c’est la coexistence d’institutions et de pratiques démocratiques avec des institutions et des pratiques qui violent ouvertement les principes démocratiques de base. Dans ces régimes hybrides, la plupart du temps les dirigeants se font élire par des élections plus ou moins libres et transparentes, le multipartisme perdure mais le système politique reste monopolistique. Même si le principe de la séparation des pouvoirs est en vigueur sur le papier, ces régimes sont marqués par la pratique d’unicité des pouvoirs. Les changements de personnes dans le pouvoir ne conduisent pas à changer les mécanismes de l’exercice du pouvoir. Les changements de dirigeants donnent à ces autoritarismes une coloration démocratique et pluraliste. Mais les pratiques politiques perdurent malgré ces changements et les réformes démocratiques, quand elles sont mises en œuvre, sont rapidement dénaturées par les pratiques politiques et sociales dominantes. D’où l’interrogation sur le caractère transitoire des régimes hybrides.

5 Le concept d’autoritarisme est souvent utilisé pour qualifier un large éventail de régimes qui occupent cette zone grise. Dans les régimes autoritaires, contrairement aux totalitarismes ou aux dictatures, la violence politique envers l’opposition et la contestation n’est pas systémique. Elle est plutôt aléatoire et larvée. Les régimes autoritaires ne sont pas des régimes de répression massive, généralisée et ouverte. Pour pouvoir continuer à exercer le pouvoir plutôt par adhésion que par pure contrainte et pour répondre à certaines des contraintes internationales contemporaines, les régimes autoritaires autorisent l’existence de larges pans de libertés mais se réservent la possibilité de réprimer arbitrairement l’exercice de ces libertés. La violence des régimes autoritaires se manifeste moins par le recours à une force physique efficace que par des pratiques de violation des droits.

6 Contrairement aux régimes totalitaires, les autoritarismes n’exigent pas une adhésion formelle complète de tous les citoyens à l’idéologie du pouvoir. Contrairement aux dictatures, le pluralisme y est formellement respecté et la contestation n’est pas officiellement bannie. Mais contrairement à une démocratie consolidée, les libertés fondamentales ne sont pas solidement établies et préservées, l’État de droit est aléatoire et le pouvoir réel est fortement concentré dans les mains du leader ou d’une caste au pouvoir. Contre toute contestation politique qu’il considère comme un défi à son autorité, le pouvoir peut déployer, d’une manière aléatoire et discontinue, une violence légale débridée. Cette violence ne se limite pas à la violence policière ou, plus généralement, à la violence des forces dépositaires de la violence légale. Elle s’exerce aussi par les pratiques judiciaires arbitraires et liberticides, par des discriminations quasi publiques envers des catégories ciblées de population et par une mise en spectacle permanente et envahissante de la puissance du pouvoir, notamment dans les médias. Les régimes autoritaires sont marqués par les multiples manifestations de l’abus d’autorité. Ces abus d’autorité constituent la forme la plus répandue de la violence exercée par les dépositaires des pouvoirs publics dans les régimes autoritaires.

7 Ce qui caractérise les régimes autoritaires, ce n’est pas la violence physique mise en œuvre par les forces de sécurité contre les contestations. C’est le déploiement d’une violence judiciaire par la criminalisation de toute contestation, qui constitue la marque distinctive de ces régimes. À cette violence par l’aléa dans l’application du droit, s’ajoute enfin la violence économique exercée par un partage ultra-partisan des opportunités économiques créées par les pouvoirs publics, des violences d’exclusion et de discrimination subies par des couches de population faiblement protégées et la violence symbolique par le contrôle des médias. Depuis le développement des moyens de communication par des réseaux électroniques, l’enjeu de ce contrôle se déplace rapidement vers les réseaux sociaux. Toutes ces formes de violence ne s’exercent pas avec la même amplitude et ne se manifestent pas avec la même sévérité. Dans l’ensemble, ce qui semble être commun aux régimes autoritaires est la crédibilité de la menace du déclenchement d’une violence légale ou apparentée par les institutions du régime contre toute contestation de ses décisions. L’autoritarisme est marqué par le sceau de la suspicion et de la méfiance. Il réagit violemment devant les désirs d’autonomie des sujets et les revendications de reconnaissance de la légitimité et de l’égalité des différences.

8 La Turquie est considérée d’un commun accord comme une société en transition depuis le milieu du XIXe siècle. Il s’agit d’une transition vers les normes occidentales de laïcité, d’égalité citoyenne et de libre élection des dirigeants. Mais le passage à la République ne signifie pas toujours l’abandon des principes monarchiques. La République, décrétée en 1923, à la suite de la dislocation de l’Empire lors de la Première Guerre mondiale, va rapidement essayer de trouver son unité autour d’une nouvelle figure du sauveur. Le mythe fondateur qui entoure la personne de Mustapha Kemal à la fois se situe dans le prolongement du système de légitimité de l’ordre ottoman et représente une rupture en son sein. La légitimité traditionnelle qui reposait sur l’unité de la religion et de l’État et s’élevait sur deux pieds, profane et sacré, est reproduite dans sa structure au sein de la république kémaliste. Mais elle change de symboles. La nation se substitue à la religion et l’incorpore. La République proclame la fusion de la nation avec l’État, qui ne font plus qu’un seul corps indivisible. Ce corps doit être préservé non seulement des menaces extérieures mais surtout des menaces intérieures, d’où la nécessité impérieuse ressentie par la nouvelle caste dirigeante laïque de mettre sous tutelle la souveraineté nationale. Pour ce faire, le régime procède à une subtile distinction entre le pouvoir incarné par l’État et la souveraineté limitée issue de la société. Le fondement de l’autoritarisme républicain qui marque au fer rouge l’imaginaire social-historique de la Turquie réside bien dans l’affirmation d’un principe de souveraineté gigogne. « La souveraineté appartient à la nation sans limites et sans condition », comme il est inscrit sur le fronton de l’Assemblée nationale d’Ankara avant même la proclamation de la République, mais sous condition que la nation accepte de rester sous la tutelle de l’État et de ses serviteurs. Par ailleurs, la nation ne continue pas moins d’être définie de facto et parfois de jure par l’appartenance à la nation musulmane turcophone.

9 L’autoritarisme républicain de ce pouvoir modernisateur est foncièrement méfiant devant le principe de la séparation des pouvoirs. Le pluralisme et la participation sont perçus comme de graves menaces portant atteinte à l’autorité du pouvoir. L’opposition est vue comme l’antichambre de la traîtrise, voire comme la trahison incarnée. L’État est officiellement laïc mais la pratique cultuelle de l’islam, la religion massivement majoritaire, est sous le monopole d’une administration publique. Avec l’abolition du califat en 1924, la religion musulmane est en quelque sorte nationalisée et une laïcité plutôt militante, au moins jusqu’au renversement du parti kémaliste par les résultats des urnes en 1950, sera en vigueur. Elle continuera à être soutenue par l’armée, une partie de la bourgeoisie moderniste, par les différents courants de la gauche et les minorités confessionnelles, comme la clé de voûte du système de défense contre le « danger réactionnaire ».

10 La laïcité militante est la pièce maîtresse de la politique de modernisation par le haut. Mais, dès le départ, ce modernisme autoritaire engendre des clivages profonds au sein de la société turque. Une grande partie de la société, par résistance passive au laïcisme autoritaire, assimile la démocratie à un outil de résistance contre les velléités modernisatrices du régime autoritaire. Cette résistance passive des conservateurs, organisée par de multiples réseaux de confréries, va utiliser tous les ressorts démocratiques pour lutter contre la laïcité militante. La laïcité militante sera aussi vécue par une large partie de la population comme une violence de l’État, un abus d’autorité, une ingérence dans la sphère privée, d’autant plus que ce qui constitue l’âge d’or de la modernisation kémaliste est un régime dictatorial. D’où l’importance attachée à la légitimité électorale dans la société turque et, plus particulièrement, parmi les courants conservateurs et/ou islamistes. Armé de la certitude de représenter « naturellement » la majorité dans une société largement conservatrice et pratiquante, le courant conservateur va se revendiquer d’une quasi-sacralité de la démocratie sortie des urnes.

11 Ces faits éclairent le tournant politique survenu en Turquie lors du passage du XXe au XXIe siècle. Dans un moment de crise économique majeure, épuisant la légitimité de tous les partis représentés au Parlement, le Parti de justice et du développement (PJD), fraîchement créé par une scission au sein de la mouvance de l’islam politique, obtient une large majorité parlementaire. Le PJD est porteur du drapeau de la démocratisation, de l’espoir d’adhérer à l’Union européenne et d’une société de confiance, réconciliée avec elle-même. L’accélération du processus d’adhésion à l’Union européenne et la confirmation d’un soutien électoral massif lors des élections ultérieures vont pour la première fois faire reculer l’armée turque qui va commencer à perdre son statut de régent de la République. La République, qui avait acquis un caractère ouvertement prétorien, va évoluer dans la décennie 2000 vers un autoritarisme démocratique. La démocratie, sous la tutelle des élites de l’État, se transforme en une démocratie dominée par un pouvoir populaire dont l’autoritarisme s’alimente d’un populisme majoritariste. L’autoritarisme démocratique en Turquie représente un régime disposant de la légitimité acquise par les élections libres qui donne au pouvoir la possibilité de justifier « démocratiquement » les abus permanents d’autorité et une volonté de violer le principe de la séparation des pouvoirs au nom de la « volonté nationale ».

12 L’autoritarisme n’est pas un mouvement qui s’impose seulement du haut vers le bas. Il se reproduit aussi du bas vers le haut. Nous n’allons pas détailler ici le faisceau de facteurs socioculturels que l’on rencontre dans la plupart des sociétés reproduisant l’autoritarisme, mais essayer de nous centrer sur quelques aspects plus spécifiques à l’histoire de la société turque contemporaine qui participent à la reproduction de l’autoritarisme.

13 L’aspiration à l’homogénéité est très forte dans la société turque. Cette aspiration a été renforcée au fil du XXe siècle. Une des raisons est la représentation d’une société une et indivisible qui a été le credo de l’État républicain. L’idée de l’unité dans l’unicité a acquis le statut de tabou fondateur, véhiculé par le système d’éducation « nationale » depuis fort longtemps avec la même véhémence. L’unicité et l’indivisibilité de la société sont le pendant de l’unicité et de l’indivisibilité du pouvoir. Le kémalisme, en devenant l’idéologie fondatrice et officielle du régime républicain, a adopté selon les circonstances un accent cheftiste, paternaliste, élitiste ou autoritaire. Il s’est donné le statut du pouvoir tutélaire de l’État et de la nation, nation qu’il a définie comme « un corps réuni autour de son Père ». La société turque a encore besoin d’un père ou d’une image paternelle pour se représenter comme société. Le vivre-ensemble, au-delà des cercles familiaux et tribaux, ne se conçoit que par la médiation paternaliste du pouvoir de l’État ou des figures charismatiques religieuses ou politiques.

14 Le multipartisme et l’alternance sont des pratiques qui existent depuis relativement longue date mais qui n’ont pas réussi à rompre fondamentalement avec les pratiques autoritaires héritées de l’État kémaliste. L’autoritarisme perdure à travers la permanence d’un État mobilisé contre les ennemis intérieurs dont la présence est supposée permanente. La violence de l’État peut atteindre des formes de violence cruelle comme la torture, les emprisonnements abusifs, la déportation, voire les exécutions capitales d’opposants politiques, ou leur liquidation physique sans procès comme ce fut le cas dans les années 1990, pour ne citer que les exemples les plus récents. C’est le danger de la division de la société, de la dislocation de l’État, de la remise en cause des acquis de la République qui est toujours évoqué par les tenants du pouvoir pour justifier ces politiques de violence. L’obsession de créer une société homogène constituant un corps organique avec l’État est le ressort idéologique du déploiement d’une politique de violence bien au-delà des limites de la violence légale.

15 Cette obsession de l’homogénéité sociale, comme toute obsession, nous permet d’aller aux sources des réflexes autoritaires. La République est bâtie sur des vagues successives de violences épuratrices et éradicatrices ou assimilatrices, envers les populations non musulmanes tout d’abord, et par la suite, envers les populations kurdes revendiquant la reconnaissance de leur identité ethnique, et enfin envers les populations alévies [6], refusant d’être assimilées dans l’islam sunnite. Sur cette politique ethno-religieuse violente s’est greffée une politique répressive contre les maigres oppositions démocrates et socialistes. Commençant par les crimes génocidaires envers les Arméniens ottomans lors de la Première Guerre mondiale, la violence de l’État s’est déchaînée tout au long de l’histoire républicaine tour à tour contre les multiples figures de l’ennemi intérieur : Arméniens, Grecs, Kurdes, alévis, intégristes, communistes, socialistes, syndicalistes, démocrates, etc. Le terme consacré pour désigner les ennemis successifs est un mot turc révélateur, bölücü, qui signifie diviseur, séparatistes, schismatiques. Les politiques de répression ciblées ont toujours pris soin d’isoler l’ennemi intérieur du jour et, par une campagne de mobilisation idéologique, d’obtenir le soutien passif du reste de la société à ces campagnes purificatrices.

16 Aujourd’hui, la société turque est une société dont l’immense majorité, y compris les pratiquants sunnites, se considère comme étant elle-même une victime ou un descendant de victime. Non pas victime d’une puissance étrangère, comme c’est le cas dans les pays colonisés. Elle est la victime d’une partie d’elle-même, du pouvoir kémaliste, du pouvoir sunnite ou du pouvoir des turcophones nationalistes. C’est pourquoi la société turque se méfie d’abord d’elle-même et cette peur bloque le développement d’une convivialité au-delà des cercles de socialité primaire. Ceci explique pourquoi, en Turquie, ce n’est pas seulement l’État mais bien la société dans son ensemble qui n’est pas en paix avec son histoire, et pourquoi le travail de la mémoire y est très difficile. La violence fondatrice sur laquelle est bâtie la République continue à travailler en profondeur l’imaginaire social-historique sur un fond à la fois d’identité victimaire et de culpabilité déniée.

17 La mémoire de cette violence est doublée d’une peur, elle aussi fondatrice. La peur, largement répandue au sein de la société, est refoulée dans l’inconscient collectif. Elle est instrumentalisée par les pouvoirs autoritaires pour redynamiser les réflexes de rassemblement autour d’eux. Il s’agit de la peur d’une nouvelle dislocation de l’État, à la suite de celle de l’Empire à la fin de la Première Guerre mondiale. Le traité de Sèvres continue d’être un signifiant actif pour exprimer la peur d’une nouvelle dislocation face aux revendications kurdes, arméniennes voire face à la perspective d’adhésion à l’Union européenne. Dans sa recherche d’apaisement contre les démons historiques qui la travaillent intérieurement, la société turque est plutôt encline à se soumettre à l’autorité et à continuer à produire les conditions de l’exercice de l’autoritarisme.

18 La défaite historique subie, dans la décennie 2000, par la coalition militaro-bureaucratique soutenue par les courants laïcistes-nationalistes, n’a pas débouché sur une réelle consolidation démocratique. Le vide autoritaire a été rapidement comblé par un nouvel autoritarisme qui puise principalement son énergie politique dans l’esprit de revanche des couches sociales qui se considèrent comme les victimes séculaires de l’élite oligarchique moderniste, i.e. kémaliste. D’où la valorisation d’une conception plébiscitaire de la démocratie pour se réclamer de la légitimité de la volonté nationale, au sens sunnite et turc, conservatrice dans ses valeurs morales, libérale dans ses choix économiques, xénophobe sous couvert de nationalisme et enfin démocrate restreinte à elle-même. À partir de la consolidation de son pouvoir, le leader charismatique d’AKP a dévoilé progressivement son projet d’ingénierie sociale, consistant à bâtir une société conservatrice culturellement et moderne économiquement, par la formation de nouvelles générations pieuses et par la promotion d’une bourgeoisie conservatrice désireuse d’intégrer l’économie mondiale. Autrement dit, il s’agit de substituer au projet de modernisation élitaire-laïciste du kémalisme un projet de modernisation conservatrice. C’est dans ce sens que l’autoritarisme démocratique de PJD s’apparente à une posture postmoderne et réactive.

19 Après douze années de pouvoir conservateur, la Turquie traverse de nouveau une zone de turbulence dont les conséquences, à court terme, risquent fort de faire perdre les maigres acquis démocratiques de la décennie passée. Mais d’un autre côté, les revendications d’une société plurielle dans ses identités ethniques et religieuses, d’une pratique d’exercice du pouvoir intégrant les demandes de participation politique des nouvelles générations et le désir de plus en plus répandu d’éliminer la violence dans la société comme dans le politique sont désormais bien plus fortes et ancrées dans la société qu’auparavant. La revendication du droit à la politique contre la violence autoritaire travaille dans l’imaginaire de la société turque. Et c’est dans cette revendication que se trouve peut-être la clé de la sortie de l’autoritarisme pour avancer vers la démocratie et la civilité. Mais le chemin à parcourir pour y arriver n’est pas exempt de douloureuses remises en cause de l’histoire officielle et de l’identité sociale-historique forgée par elle.

Notes

  • [6]
    L’alévisme constitue la seconde religion en Turquie après le sunnisme. Il regroupe des membres de l’islam dits hétérodoxes, notamment partisans de la laïcité. (Ndlr.)
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