Notes
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[1]
John Locke, John Stuart Mill ou encore Henry Salt s’opposaient au rationalisme de Descartes (compréhension mécaniste des phénomènes du monde) en avançant l’idée de repenser nos relations aux animaux et notre propre statut dans la création.
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[2]
Consulter les travaux publiés dans la revue Histoire et mesure.
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[3]
<www.utec.edu.pe/utec-consejo-directivo.html>.
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[4]
<www.sciences-et-democratie.net>.
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[5]
Le documentariste James Marsh a retracé le cauchemar d’un bébé chimpanzé qu’un « scientiste » avait décidé de confier à une famille américaine pour tenter de l’éduquer comme un jeune humain : James Marsh, Project Nim, BBC Films, Passion Pictures et Red Box Films. 2011.
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[6]
En opposition à l’idée d’univers.
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[7]
<www.labor.org.mx/erick-beltran/>.
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[8]
« La notion de “relationnel” tend à s’imposer dans le monde du travail pour indiquer ce qui, dans un poste, est susceptible de « valoriser » la personne qui l’occupe », in Jean-Pierre Faguer, « Le “relationnel” comme pratique et comme croyance », Agone, 37, 2007, <http://revueagone.revues.org/699>, 14 septembre 2009, consulté le 8 mars 2013. DOI : 10. 4000/revueagone. 699.
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[9]
<www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/094000203/ 0000.pdf>.
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[10]
Propos de Jacques Weber recueilli par Elsa Bru, « Conserver la disponibilité des services offerts par la nature est vital », <www.cirad.fr/actualites/toutes-les-actualites/articles/2009/questions-a/questions-a-jacques-weber>, 9 juin 2009 (consulté le 8 mars 2013).
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[11]
Visiter le site web de city thinking : <www.citythinking.net/>.
Ce monde est pénétré des applications de la mesure ; toute connaissance, non mesurable, est frappée d’un jugement de dépréciation. Le nom de « science » se refuse de plus en plus à tout savoir intraduisible en chiffre.
1 J’ai accueilli comme une double aubaine la question qui m’est posée : « Que donne la nature ? ». D’abord, parce qu’elle m’offre l’occasion d’explorer une partie de l’ossature conceptuelle qui encadre les estimations contemporaines de ce que donne la nature. Ensuite, elle m’invite à poursuivre mon étude des incidences de la mesure sur la qualification de nos relations sociales et bioculturelles.
2 Je souhaite clarifier dès l’introduction que le sens de la question qui nous occupe est la résultante de relations très singulières entre humain et non-humain, qui ont été notamment décrites, analysées puis synthétisées par Philippe Descola sous le terme de naturalisme. Présumer que la nature donne et chercher à déterminer ce qui est fourni implique des présupposés idéels et matériels qui caractérisent, et sont caractéristiques, de notre manière d’envisager le lien à soi-même, notre lien à l’autre et notre lien au monde.
3 Alexandre Koyré fait l’hypothèse que les temps modernes s’amorcent lors de :
« La transition du “monde de l’à-peu-près” à “l’univers de la précision”, l’élaboration de la notion et des techniques de mensuration exacte, la création des instruments scientifiques qui ont rendu possible le passage de l’expérience qualitative à l’expérimentation quantitative de la science classique, enfin, les origines du calcul infinitésimal » [Koyré, 1973, p. 14].
5 Dans la tradition scientifique, la question de la relation à la nature ne s’est jamais posée en termes de don, et si elle a été formulée implicitement, cela a toujours été sous l’angle de la mesure. Roderick Nash, dans son ouvrage intitulé The Rights of Nature : A History of Environmental Ethics, retrace le processus historique d’objectivation de la nature, tout comme les initiatives qui, dès le xviie siècle en Angleterre [1], visèrent à inverser cette tendance. La tendance actuelle ne s’est vraisemblablement pas inversée. Le propos de ce texte est de signaler que, plus que jamais, la relation à la nature est sujette au mesurage dont l’effet est antagonique. En effet, nous montrons une réelle appétence à qualifier l’essence de l’être, ce qui nous a d’ailleurs permis des découvertes majeures qui ont participé à l’amélioration des conditions de vie de notre espèce. Cependant, cette dynamique a fait naître des interrogations d’une tout autre nature puisqu’elles visent principalement à quantifier les propriétés et des attributs de l’être afin de les estampiller du cachet à toute fin utile. Ce qui a pour conséquence de compromettre notre propre devenir. On a tendance à omettre que ce qui rend possible la problématisation, c’est l’étonnement. L’étonnement, parce qu’il nous fait perdre pied, déclenche la fuite des catégories puis suscite la formulation d’une question [Gagnon, 1995]. Interrogeons-nous sur la capacité de la mesure à anesthésier le sens.
6 En 1936, Jean Ullmo définissait la mesure en ces termes :
« Parlant d’éléments “mesurables”, nous admettons la définition de la mesure. L’accord est généralement fait sur cette définition qui n’implique pas la connaissance de l’être, ni aucune hypothèse sur la nature du monde extérieur, mais seulement la comparaison entre des apparences, qui remplit certaines conditions. L’opération de la mesure nous fournit d’ailleurs les exemples les plus simples de relations répétables : ainsi le rapport des dimensions d’un corps solide est constant » [Ullmo, 1936, p. 334].
8 Le mathématicien René Thom, dans l’ouvrage d’entretien avec Émile Noël, intitulé Prédire n’est pas expliquer (Flammarion, 1999), explicite cette entreprise d’appréhension chiffrée des phénomènes naturels et sociaux par le dicton de Rutherford : qualitative is nothing but poor quantitative.
9 Cette exigence croissante de quantification a évidemment une histoire, confère Jean-Claude Hocquet, et les travaux des historiens [2] nous apprennent que les premières expériences connues pour exprimer quantitativement et mathématiquement des qualités furent initiées par les théologiens scolastiques [Pierre Duhem, 1856]. Le mesurage étant la condition si ne qua non de l’échange ainsi qu’au fondement du calcul utilitariste, on ne s’étonne plus de le rencontrer aujourd’hui sous quasi toutes les latitudes [Moulinier et al., 2005]. En effet, l’acte de mesurer, qui suit une logique linéaire, tend à réduire l’incertitude par la production d’un chiffre, d’un nombre ou, « au pire », d’un étalonnage. Il encourage la comparaison qui stimule l’échange tout en instituant les conditions du contrôle. En cela, il est le pilier de la doctrine utilitariste puisqu’il fomente la relation coût/bénéfice.
10 J’ai constaté, quant à moi, cet impératif de chiffrage lors de mon étude ethnographique des logiques d’organisation et de fonctionnement d’une ONG environnementaliste au Pérou [Merveille, 2010]. C’est à cette occasion que je découvrais que le chiffre et l’invention de dispositif qui l’engendre se sont imposés dans l’ensemble des secteurs et des échelles de nos collectivités comme la voie à suivre et à poursuivre pour légitimer la qualité et l’amélioration de l’exécution. L’usage du terme exécution nous renvoie incontestablement à l’Exécutif. C’est qu’il est question, ici, de pouvoir : avoir l’autorité, être une autorité, gagner en autorité, asseoir son autorité, jouer de son autorité, tout ceci passe par une mise en chiffre. Au Pérou, ma terre de résidence, nous assistons à une véritable bataille du chiffre orchestrée par des pouvoirs (forts) qui s’obstinent à confisquer à l’administration publique (faible) toute possibilité d’assembler un dispositif de mesure (absence d’un ministère de la recherche, un institut national de statistique tombé en désuétude, un institut national de planification au point mort, un système universitaire amputé de sa recherche) afin de rendre caduque la possibilité de formuler des politiques publiques soucieuses de l’intérêt général.
11 En 2003, l’entreprise minière Yanacocha – propriété du Nord-Américain Newmont Mining – investissait 1,5 million de dollars EEUU (américains) dans la création d’un laboratoire environnemental qui s’emploie à mesurer la qualité des eaux usées ainsi que celle des cours d’eau qui traversent le site d’exploitation de la Mine. Ce laboratoire, qui recevait en 2005 l’accréditation ISO 17025, fut considéré en son temps comme l’instrument de suivi environnemental le plus sophistiqué de toute l’Amérique Latine. Face au système public, quelque peu désuet, de la surveillance de la qualité des eaux de surfaces et souterraines, ce laboratoire de droit privé s’est imposé dans l’espace médiatique comme la source d’information la plus optimale pour contrôler les propriétés de l’eau.
12 Malgré les discours du gouvernement Humala, l’effacement des pouvoirs publics devant les intérêts économiques des organisations privées à fin lucrative n’a guère perdu de sa vigueur. Nous sommes dans la configuration d’une démocratie sans option où le vote pour l’option politique la plus radicale ne s’est franchement pas accompagné d’une réorientation des politiques publiques. Pour s’en convaincre, il suffit d’étudier l’origine des membres du conseil d’administration de la nouvelle université d’ingénierie du Pérou (Utec [3]), qui est principalement constitué par des figures issues des industries extractives du pays. L’enjeu, pour celles-ci, n’est plus simplement d’occuper l’espace politique par le financement d’élus et de scientifiques mais de se doter d’outils de pointe qui assoient leur contrôle sur la gestion de la connaissance. Prétextant d’un manque de techniciens solidement formés, les chantres du néolibéralisme se félicitent de l’arrivée de cette nouvelle « usine à gaz » dans le panorama universitaire. Il ne fait pas de doute qu’une fois sortie de terre l’Utec remplacera l’Université nationale d’ingénierie (la Uni), qui a formé le fleuron des scientifiques et des ingénieurs dans les années 1970 et 1980. D’ici cinq ans, le secteur des activités extractives aura assemblé l’appareillage de mesure le plus sophistiqué du pays qui annulera toute tentative publique de critique de ses opérations d’extraction.
13 Désormais, le raisonnement qui rend possible la production d’un résultat chiffré est cantonné à un microcosme qualifié « d’experts », alors que le chiffre qui en découle est sacralisé et fêté par des collectifs qui méconnaissent généralement la généalogie de son élaboration. Cette situation découle du patron « science et société ». Ce modèle, bienvenu en son temps, a permis de grandes découvertes. Toutefois, dans la durée, celui-ci s’est avéré incapable de démocratiser la pratique scientifique. Cette modalité de rapprochement entre science et société crée un lien de subordination que la sociologie des sciences ne cesse de discuter et où la science (synonyme, ici, de Vérité) viendrait éclairer l’ignorance du peuple. Mise sur un piédestal, elle est l’affaire d’une minorité qui en a fait son affaire, en marge de la société. Or le défi actuel, qui se résume par l’union des termes Pratique scientifique-démocratie, est de démocratiser [4] l’appropriation du raisonnement scientifique et de socialiser les enjeux socioécologiques qui naissent et sont inhérents à sa pratique [Feyerabend, 1979]. Il n’est donc plus uniquement question de pouvoir mais de la formulation de politiques publiques.
14 Les politiques éducatives n’ont malheureusement pas su éviter cet écueil, et l’on continue, dans les écoles, à valoriser la mémorisation du résultat sans se soucier de la transmission des processus d’argumentation qui ont conduit à sa production puis à sa validation. Or la migration d’un concept d’une discipline scientifique à une autre, d’un secteur de la collectivité à un autre, n’est bénéfique que si les termes de sa constitution sont connus et maîtrisés par l’ensemble des agents qui le convoquent. C’est là tout l’intérêt d’institutionnaliser la transversalité des savoirs via la connexion et l’articulation disciplinaire afin de socialiser les modalités de création de la connaissance [Merveille, 2012]. Plus que jamais, l’enjeu qui traverse la gestion des connaissances, c’est la traduction. Comment former des professionnels capables d’assurer l’appropriation des raisonnements, des argumentations et des connaissances à une pluralité de collectifs sans avoir à trahir la sémantique de la source ? [Viveiros de Castro, 2004].
15 À force de « grignoter » les médiations qui œuvrent à la création des savoirs, on assiste à des cascades de contre-sens qui engendrent des vagues d’imbroglios, voire, parfois, des dommages irrémédiables. Quand bien même le compartimentage des phénomènes de notre entourage participe à leur Entendement, il n’en reste pas moins vrai que l’étanchéité des parois qui isolent les raisonnements des savoirs finit par ruiner [5] la Raison elle-même du fait de la perte d’appréciation du contexte global.
16 Cette situation peut être illustrée par ce cas péruvien : en 1996, Alberto Fujimori promulguait le décret législatif 882 sous le titre de loi de promotion de l’investissement dans l’éducation, qui légalisait puis normalisait trois catégories d’université au sein de l’enseignement supérieur : l’université publique, l’université privée à finalité non lucrative et l’université privée à finalité lucrative. La naissance de cette organisation privée à finalité lucrative a rapidement sapé la logique de cursus de formation (processus) par la commercialisation de diplôme (produit) universitaire. Comme l’explique René Passet, utiliser le marché au sein de la sphère du privé non lucratif peut conduire à en libéraliser toute son activité de telle manière que la logique marchande soit l’étalon d’évaluation de son efficience et ses performances. Ces entreprises, qui ne comptent ni amphithéâtres ni enseignants-chercheurs, se caractérisent par l’implantation de points de vente qui sont fréquentés par des étudiants, métamorphosés dans ce contexte en clients, lesquels peuvent acheter le titre auquel ils aspirent. L’acquisition de ces cartons, comme on les appelle ici, servent uniquement de droit de passage dans les services des administrations de la fonction publique. Bien que faux, ces titres sont pourtant valides du fait qu’ils respectent le cadre légal et le formalisme de l’émission d’un diplôme universitaire. L’enchevêtrement systématique des activités licites et des pratiques illicites a édifié la corruption en une véritable culture organisationnelle.
17 À l’instar de l’éducation, le projet contemporain de chiffrage des prestations fournies par la nature fait souvent l’économie d’un exercice épistémologique qui est pourtant salutaire à un stade où il n’est plus seulement question de quantifier la qualité mais de la déprécier face à la mesure. Le mesurage implique des mises en relation que la sociologie des sciences a converti en objet d’étude non pas pour délégitimer les logiques mais pour les rendre intelligibles afin d’expliciter les raisonnements qui participent au façonnement de notre mode d’existence. Est-ce utile ? Probablement. Opportun, indiscutablement.
18 Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de découvrir comment des intellectuels ont répondu à la question « que donne la nature ? » quand bien même ils ne furent pas directement soumis à cette interrogation. Le but n’est pas de dresser une liste exhaustive de la variance des réponses qui ont été données mais d’apprécier l’invariant que l’on retrouve au travers d’une variété de propositions mentionnées.
19 Je commencerai par Antoni Gaudi, pour qui la nature c’est le modèle :
« Le grand livre, toujours béant et qu’il faut s’efforcer à lire, est celui de la Nature ; les autres livres se rapportent à celui-ci et contiennent les erreurs et les interprétations des hommes. Il y a deux révélations : celle, doctrinaire, de la Morale et de la Religion et l’autre, conductrice par les faits, qui est celle du grand livre de la Nature » [Cusso i Anglès, 2011, p. 20].
21 Cette nature transcendantale définie comme la voie du salut se retrouve sous la plume des Romantiques [Thoreau, 1854].
22 S’opposant à un quelconque principe d’harmonie comme fondement organisateur de la nature, Ludwig Wittgenstein écrivait :
« On pourrait considérer, me semble-t-il, comme une loi fondamentale de l’histoire naturelle que, partout où quelque chose dans la nature a “une fonction”, “remplit une finalité”, etc., cette même chose se produit également dans des cas où elle n’en remplit aucune, où elle est même “dysfonctionnelle” » [Bouveresse, 1991, p. 110].
24 J’accepte volontiers le caractère arbitraire de ces extraits d’ouvrages sélectionnés. Ce qui fait leur attrait, me semble-t-il, est lié à l’exercice de mise en relation qui est invoqué par les auteurs.
« Dans la nature vivante rien ne se produit qui ne soit inscrit dans un tout. Si les phénomènes nous apparaissent séparément, et que nous sommes obligés de considérer nos expériences comme des faits isolés, ceci ne signifie nullement qu’ils soient séparés dans la réalité. Notre tâche est de trouver des liens entre eux » [Goethe, 1961, cité in Severi, 1988, p. 127].
26 L’ordre est dans la culture, comme l’écrit Anne-Christine Taylor [Descola et al., 1988]. La compréhension du sens passe par un examen de l’écologie des relations entre humains et non-humains. La création de supports d’intelligibilité pour rendre compte de la logique du sens qui structure nos multivers [6] sociaux (d’apparence chaotique) est l’objet du travail de l’artiste Erick Beltrán. Rassemblées actuellement sous le titre Serie Calculum [7], ses créations explorent, via l’invention de schèmes conceptuels tels que la carte ou le diagramme, les sémantiques élaborées par nos sociétés contemporaines.
27 Plutôt que de décliner une liste de fragments de textes qui serait venue étayer la pratique de l’association, j’ai opté pour la citation d’un paragraphe d’un article de Jean Ullmo, qui aménage la place de la nature dans le mobilier de l’environnement humain.
« Ce que la nature offre au chercheur qui sait l’y découvrir, ce que l’expérience précise, c’est la répétition, non d’un phénomène dans sa complexité, mais d’une relation élémentaire : relation entre la hauteur d’un réservoir et la vitesse de l’eau qu’il débite, relation entre le poids de cuivre dissous dans l’électrolyte et la chaleur dégagée par le courant de la pile, relation entre les poids des corps mis en jeu dans une réaction chimique » [Ullmo, 1936, p. 333].
29 Par cet agencement : « chercheur », « nature » et « mesure », Jean Ullmo commute, d’une part, la mise en relation par le relationnel [8] et l’appréciation de la qualité de la nature par la mesure de grandeur. En cela, il participait à l’élaboration du gabarit qui ambitionne de décrire la complexité de la connectique de « l’appareil vivant » et ce qui circule dans la tuyauterie de la « machinerie du vivant ». Une approche qui fait la part belle aux notions de capteur, d’échange, de comparaison, d’utilité et de calcul.
30 Dans ce contexte, la proposition du rapport Chevassus [9] sur l’approche économique de la biodiversité ne doit pas être accueillie comme un facteur supplémentaire de la dynamique de marchandisation de la nature mais comme une attitude de résistance face au processus de monétisation du vivant. Le tour de force de ce travail est de casser le mécanisme de l’échange pour revenir à une relation à la nature conçue sur la réciprocité [Barbault et Weber, 2010].
31 Jacques Weber clarifie bien cet aspect dans un entretien :
« Le rapport fait émerger l’idée d’un coût de la maintenance de la biodiversité. Attention, il ne s’agit en rien de mettre un prix à la nature. En effet, la biodiversité, ce n’est pas une liste d’espèces et de variétés mais plutôt les interactions existant entre les organismes vivants. Conserver la disponibilité des services qui nous sont vitaux et qui sont issus de ces interactions, c’est l’innovation majeure du travail de ce groupe. C’est un changement d’angle de vue fondamental qui, en France, n’en est qu’à ses balbutiements [10]. »
33 De fait, cette modalité de mise en relation ouvre des horizons dont il ne faut certainement pas déprécier la portée puisque l’ambition de ce travail est d’arriver, à terme, à dessiner une nouvelle fiscalité de l’environnement où la consommation de nature serait taxée. Jacques Weber l’appelle le basculement des régulations :
« Par “basculement des régulations”, on entend le remplacement de tout ou partie des taxes et charges pesant sur les salaires et sur l’outil de travail par des taxes sur toutes les consommations de nature : énergie, eau, ressources renouvelables et non renouvelables. Ce basculement des régulations doit se faire à pression fiscale et à coûts de production inchangés. Bien que les aides et les taxes restent constantes, le seul fait de les déplacer génère des changements profonds. Remplacer les aides au carburant par une diminution des charges sociales ou encore par des aides à la reconstitution de haies conduit d’une part à la création d’emplois, à l’économie d’énergie et à l’amélioration de l’environnement » [ibid.].
35 En conclusion. À cette singulière question qui nous est posée : Que donne la nature ?, nous sommes tentés d’y répondre par une hypothèse qui a probablement le mérite de fixer un cap. Ce que l’on reçoit de la nature n’est pas ce qu’elle donne puisque notre modalité d’appréciation de ce qui nous est offert respecte la logique de la rationalité comptable qui gouverne la dynamique d’interaction des relations Hommes-Milieux. L’obsession de la traduction monétaire de ce qui circule entre humains et non-humains nous a finalement éloignés d’un tout autre projet qui eût été de qualifier la nature des liens [11] qui nous unit au devenir terrien. En permutant la dimension de la qualité par celle de la quantité dans l’administration des relations socioécologiques, nous avons finalement renoncé à la valeur du cadeau qui nous est offert pour ne plus considérer que la quantité de ce qu’il a fallu débourser pour jouir de l’utilité qui lui est attribuée.
36 Je terminerai toutefois sur une note optimiste en exprimant ma satisfaction devant la volonté de certaines autorités publiques de s’engager dans une discussion sérieuse pour reconfigurer l’actuelle mise en relation de termes qui concourent sans nul doute à l’extinction de notre espèce.
Bibliographie
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Notes
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[1]
John Locke, John Stuart Mill ou encore Henry Salt s’opposaient au rationalisme de Descartes (compréhension mécaniste des phénomènes du monde) en avançant l’idée de repenser nos relations aux animaux et notre propre statut dans la création.
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[2]
Consulter les travaux publiés dans la revue Histoire et mesure.
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[3]
<www.utec.edu.pe/utec-consejo-directivo.html>.
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[4]
<www.sciences-et-democratie.net>.
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[5]
Le documentariste James Marsh a retracé le cauchemar d’un bébé chimpanzé qu’un « scientiste » avait décidé de confier à une famille américaine pour tenter de l’éduquer comme un jeune humain : James Marsh, Project Nim, BBC Films, Passion Pictures et Red Box Films. 2011.
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[6]
En opposition à l’idée d’univers.
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[7]
<www.labor.org.mx/erick-beltran/>.
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[8]
« La notion de “relationnel” tend à s’imposer dans le monde du travail pour indiquer ce qui, dans un poste, est susceptible de « valoriser » la personne qui l’occupe », in Jean-Pierre Faguer, « Le “relationnel” comme pratique et comme croyance », Agone, 37, 2007, <http://revueagone.revues.org/699>, 14 septembre 2009, consulté le 8 mars 2013. DOI : 10. 4000/revueagone. 699.
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[9]
<www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/094000203/ 0000.pdf>.
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[10]
Propos de Jacques Weber recueilli par Elsa Bru, « Conserver la disponibilité des services offerts par la nature est vital », <www.cirad.fr/actualites/toutes-les-actualites/articles/2009/questions-a/questions-a-jacques-weber>, 9 juin 2009 (consulté le 8 mars 2013).
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[11]
Visiter le site web de city thinking : <www.citythinking.net/>.