Couverture de RDM_040

Article de revue

Bibliothèque

Pages 345 à 365

Notes

  • [1]
    Ouvrages les plus récents d’Henri Raynal : aux éditions du Murmure, Retrouver l’Océan. L’enchantement et la trahison ; chez Fata Morgana, L’Accord et Dans le secret. Henri Raynal a collaboré à diverses revues littéraires (Le Surréalisme même, Mercure de France, Le Nouveau Commerce, Critique, la NRF) et artistiques (L’Art vivant, Art Press). La Revue du MAUSS l’a publié de nombreuses fois.
  • [2]
    Bernard Lahire, 2006, « Nécessité théorique et obligations empiriques », Revue du MAUSS, n° 27, p. 444-452.
  • [3]
    C’est la position, à laquelle nous adhérons, d’Alain Caillé dans « Engagement sociologique et démarche idéaliste-typique », Sociologie du travail, n° 3, 1999, p. 317-327.
English version

Recension par Jean-Paul Rogues

RAYNAL Henri, Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas, Klincksieck, « Hourvari », mars 2012, 136 p., 17,50 € [1].

1 On pourrait évoquer, à propos de ce livre, le sentiment de bonheur inspiré par la nature dans Les Nourritures terrestres, l’élévation nietszchéenne, ou le sens du merveilleux cher à André Breton, mais aucune de ces analogies n’est vraiment satisfaisante. Ce qu’il y a d’étonnant, dans ce dernier ouvrage d’Henri Raynal, c’est sa surprenante unité qui, si l’on considère les titres de ses chapitres, n’est pas évidente. Il semble, au contraire, qu’on entre dans un discours de la discontinuité et de l’inachèvement. Chaque chapitre donne l’impression d’être à lui seul porteur d’une fascinante potentialité de développements. Et comment, dans une conception commune, faire coïncider l’idée du Tout cosmique développée dans le premier chapitre avec la critique des désillusioneurs de la pensée contemporaine qui déconstruisent le réel jusqu’à dissoudre tout objet qui, dès lors, n’est plus « qu’illusion de pensée ».

2 On comprendra aisément que l’idée développée dans le chapitre intitulé « Faire part », qui ajoute une fonction au schéma jakobsonien en définissant la « parole montrante » comme un désir de don, est liée à celui de témoigner que l’on rencontre dans le chapitre suivant. En revanche, la conjonction de ce chapitre avec le premier, qui concerne « l’épopée cosmique », a priori ne va pas de soi alors que se trouve justement là le caractère exceptionnel de ce livre. De même, dans quelle discipline peut-on répertorier cet ouvrage ? Astrophysique, anthropologie, philosophie, littérature, poésie ? La qualité de ce texte hors norme réside précisément dans cet effort pour penser la totalité et offrir une perspective de pensée absolument nouvelle. Ce livre fait basculer l’axe de nos conceptions ordinaires et offre une liberté jusque-là impensée. Il s’agit d’abord d’une rupture avec une conception de soumission tragique qui, héritée de Pascal, se poursuit dans une pensée contemporaine qui fait la part trop belle à l’inachèvement, à l’impossibilité, à l’effritement du sujet, au refus de l’expression lyrique, à toutes les formes de déconstruction comme au relativisme, sans parler d’une permanente équivoque narcissique qui est moins libératoire qu’il n’y paraît. Le renversement prodigieux proposé par Henri Raynal permet d’échapper aux modalités d’un enfermement liberticide dans toutes les formes de la perte de soi et du sentiment d’écrasement qui en résulte. L’homme ne se dissout plus dans quelque chose qui le dépasse, ou l’amoindrit et le recroqueville, il fait face à l’« Énigme » du cosmos, se réincarne et retrouve sa substance dans « le concret, l’immense, l’invisible physique (solidairement) et dans l’accès au “Tout cosmique” ». Car, pour Henri Raynal, nous vivons dans la « société de la nature, autrement dit du cosmos proche-immédiat », qui est une réponse à « la mélanomanie » ambiante comme au nihilisme. Il nous conduit à accepter, pour se libérer enfin, la confrontation à « l’Altérité » et à « l’Énigme ».

3 Le discours d’Henri Raynal n’est pas un simple retour au panthéisme grec ou au monde solaire de Camus. Ce n’est pas une vision poétique et ontologique qui serait seulement le fruit d’une expérience singulière. C’est une pensée qui permet d’être sensible à la « continuité » du discontinu, à la fois d’un point de vue scientifique, puisque la conscience est à l’extrémité d’une évolution de la matière, et d’un point de vue poétique et philosophique, grâce au pouvoir de l’étonnement et du sentiment du merveilleux qui permettent d’accéder à la transcendance à partir du sensible et du concret. Mais son propos va bien au-delà de cette conception, qui à elle seule opère un changement d’axe. Il s’agit en effet de retrouver une complicité avec le réel et d’échapper au mouvement de « décivilisation » d’une société qui, « à défaut de tout sentiment qui l’élève », devient « aptère ». Pour cela, il faut opérer un changement d’échelle et passer de l’expérience très singulière de soi au lien symbolique qui fait le social, et cela dans un même mouvement d’interpénétration.

4 Comment réenchanter le monde, comment retrouver une parole qui ne soit pas simple effort de langage ? Il ne s’agit pas de retrouver le sentiment barbare qui, dans son lien au Tout cosmique, fascinait, parce qu’il avait du mal à le comprendre, quelqu’un comme Tolstoï lors de sa rencontre avec les Cosaques. Non, il s’agit de retrouver la « dignité cachée du banal ». À cet égard, on observera que le « retour au réel » est déjà annoncé de façon volitive et prophétique par les écrivains regroupés dans le manifeste « Littérature-monde en français », tandis que le banal est exalté à plat par les écrivains minimalistes. Mais à le comparer à ces tentatives artistiques, on peut affirmer qu’Henri Raynal va jusqu’au bout de l’une et l’autre de ces idées avec une sévère exigence conceptuelle et une grande rectitude intellectuelle. Les tentatives de retour au réel citées précédemment se perdent facilement dans le goût de la factualité anglo-saxonne d’un côté et dans l’intimisme de l’autre. Henri Raynal, lui, reprend la même question et offre une issue aux interrogations contemporaines dans la mesure où il accepte de sortir de l’impressionisme littéraire qui cherche, contre l’intellectualisme, un nouvel horizon dans les faits.

5 Ils ont décidé que l’univers ne les concernait pas ouvre comme perspective une réflexion sur les modalités du don, qui font sens dans l’architecture de sa pensée et qui sont une réponse beaucoup plus achevée à ce désir contemporain de retour au réel ou du « réel ». En effet, penser avec les catégories de l’admiration, de la gratitude, de cadeau somptueux qui, offert, doit être partagé, donne une profondeur sociale et, anthropologique qui rejoint, dans une grande synthèse, la dimension poétique, ontologique, en offrant une liberté nouvelle qui permet de penser à la fois l’unité du monde et son extraordinaire diversité. Il nous fait part, selon son expression des « Nouvelles locales du Tout » dans une langue qui jamais ne cherche à séduire, car son effort n’est pas celui du style mais celui de la vérité. Cela permet à sa langue d’accéder à une beauté de langue ciselée, scrupuleuse, éprise de justesse, laquelle est au service d’une pensée qui conduit le lecteur, et c’est encore une belle leçon, loin de Cioran, de Charles Juliet, de Georges Haldas qui, chacun à sa façon, a une exigence ascétique à l’égard du langage. Il est aussi, à cet égard, un véritable modèle. Il faut, sans doute accorder une grande importance à cette possibilité de « sortir de l’homme (cet homme à présent globalisé) » et ajouter que ce discours qui propose et appelle à une pensée philocosmique est par essence universaliste.

6 C’est en effet un constat stupéfait et navré d’un acosmisme généralisé de la pensée contemporaine, acosmisme qui est une des causes majeures du désenchantement, de la « décivilisation », et de la « mélanomanie ». Contre cela, Henri Raynal s’insurge et affirme qu’il est absurde de dire que le monde est absurde : l’univers a une histoire prodigieuse, il est cohérent, subtil et stable, sa continuité traverse les discontinuités et sa prodigieuse diversité est telle qu’univers et divers sont synonymes. Percevoir ensemble l’ici (le concret) et les gouffres infinis, réconcilier le vu et le su, le sensible et l’intelligible, voilà ce à quoi nous sommes conviés. C’est ce qui devrait permettre au livre d’ Henri Raynal de faire date, bien au-delà de la littérature et de la poésie, dans les conceptions contemporaines.

Recensions et brèves par Philippe Chanial

DURAND-GASSELIN Jean-Marc, L’École de Francfort, Gallimard, « TEL », Paris, 2012, 568 p., 18 €.

7 Depuis L’Imagination dialectique, de Martin Jay (Payot, 1977), le précurseur Que sais-je ? publié dix ans plus tard et récemment réédité, de P.-L. Assoun (PUF), puis la traduction de l’imposante synthèse de R. Wiggershaus (PUF) et la publication de L’Histoire critique de la sociologie allemande (La Découverte/Mauss) de notre ami F. Vandenberghe, il manquait au lecteur français une histoire raisonnée de la Théorie critique qui intègre ses développements les plus contemporains. C’est désormais chose faite grâce à cet ouvrage ambitieux qui, tout en revisitant la « première » école de Francfort, celle des fondateurs (Horkheimer, Adorno, Benjamin, Fromm, Neumann, Marcuse), donne toute sa place à sa seconde puis troisième génération, de J. Habermas ou O. Negt à A. Wellmer et A. Honneth. On lira notamment avec intérêt son analyse précieuse de l’influence (visible et invisible) exercée par Benjamin sur Adorno (chap. II) et la troisième partie, tout entière consacrée à Honneth et à ses plus récents travaux depuis La Lutte pour la reconnaissance. Marquant et questionnant les discontinuité tant des générations, des contextes et expériences historiques mais aussi des références théoriques, ce livre pointe certaine des impasses de la première génération et reconnaît la force théorique de ses héritiers actuels, notamment grâce à leur ouverture au pragmatisme, aux théories américaines de la justice ou au structuralisme français. Néanmoins, il en pointe aussi une certaine tendance à l’académisme, à un normativisme fort, tant chez Habermas après son repli philosophique au lendemain de la publication de sa summa sociologica, la Théorie de l’agir communicationnel, que dans le dernier ouvrage d’Honneth, Le Droit de la liberté. Face à ce risque de « normalisation » de la Théorie critique, qui tend notamment à l’éloigner des luttes des mouvements sociaux, l’ouvrage plaide pour un retour, dans un contexte nouveau, celui de la crise contemporaine du capitalisme et de l’État social, à l’identité du projet d’origine, cette ambition de conjuguer le pluralisme des approches théoriques des sciences humaines et l’épreuve de l’enquête et de la recherche empirique pour, aujourd’hui, « engager le fer » non seulement avec la sociologie et la psychologie mais aussi avec l’économie, le droit et la science politique. Feuille de route de la quatrième génération ?

ADORNO Theodor W., Sociétés : intégration, désintégration, Payot, 2012, 391 p., 27 €.

8 À ce titre, la traduction et la publication récente de ce premier recueil (d’autres volumes sont annoncés) de textes sociologiques d’Adorno vaut piqûre de rappel. Préfacé par Axel Honneth, cet ouvrage apporte de précieuses clarifications sur l’analyse adornienne des notions de société, d’organisation, d’idéologie, mais aussi de riches développements sur la crise de la culture (la « demi-culture » contemporaine) et les relations entre sociologie et psychologie (principalement la psychanalyse). Le diagnostic d’ensemble est assurément sombre. Pour autant, ce texte laisse souffler un certain air d’utopie en fixant paradoxalement pour objet à la sociologie la compréhension de l’incompréhensible, « l’entrée au pas de charge de l’humanité dans l’inhumanité ».

LAUGIER Sandra (dir.), Tous vulnérables ? Le care, les animaux et l’environnement, Payot, Paris, 2012, 316 p., 9,50 € ; PELLUCHON Corinne, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature, Le Cerf, Paris, 2011, 346 p., 24 €.

9 Malgré quelques textes marquants, la consécration philosophique des questions écologiques est en France assez récente et, plus encore, cette manière toute anglo-saxonne de pratiquer l’éthique appliquée. En attendant une analyse, dans un prochain numéro de cette revue, de ces questions en « clé de don », l’ouvrage dirigé par Sandra Laugier montre combien la philosophie de l’environnement et l’éthique animale gagnent à être éclairées en « clé de care ». Rien, en effet, ne saurait limiter l’anthropologie de la vulnérabilité qui fonde les théories du care. C’est donc à repousser les frontières du care au-delà de l’humain que nous invite ce recueil. Ou, plus encore, à envisager une nouvelle définition de la vulnérabilité humaine à partir de celle du non-humain, propre à reconnaître nos multiples et mutuelles dépendances et responsabilités, conditions de la perpétuation d’un monde commun, d’une « communauté morale qui comprendrait, avec les humains, les autres habitants mortels (ou finis) de la terre ». L’ouvrage de Corinne Pelluchon, pionnière en France dans le champ de l’éthique appliquée, notamment de la bioéthique, et par ailleurs spécialiste de l’œuvre de Lévinas, très présent ici, notamment en compagnie de M. Nussbaum, invite à un travail de synthèse comparable. Il s’agit rien moins que de penser ensemble, dans la perspective d’une éthique de la vulnérabilité élargie, le monde des hommes (souffrance au travail, handicap), celui des animaux (leur protection et leurs « droits ») et celui de la nature (de la land ethic à l’écologie politique). Ambition tenue dans ce texte d’une grande densité, esquissant les linéaments d’un « humanisme rénové » qui, « à une pensée réduisant l’homme à ses liens, confondant l’identité et le besoin d’amour et négligeant ce qui surdétermine aujourd’hui la notion de reconnaissance […] oppose une représentation de l’homme qui ne lui demande pas seulement ce dont il a besoin, mais ce qu’il veut donner et qui sollicite en lui le sujet de la considération ». Un humanisme maussien ?

JORON Philippe, La Vie improductive. George Bataille et l’hétérologie sociologique, Presses universitaires de la Méditerranée, 2010, 159 p., 21 € ; La Fête à pleins bords. Bayonne : fête de rien, soif d’absolu, CNRS édition, Paris, 2012, 156 p., 23 €.

10 Peut-on faire la « sociologie » de George Bataille, voire faire de la sociologie à partir de l’œuvre de l’auteur de La Notion de dépense ? Tel est le pari, audacieux, de ces deux ouvrages de Philippe Joron, professeur de sociologie à Montpellier. Plaidant pour l’actualité de la sociologie bataillienne, l’auteur invite, avec et au-delà de Bataille, à faire sa part (maudite) aux « faits sociaux hétérogènes », ces « faits dépensatoires » improductifs que constituent les activités inutiles, ludiques et violentes, tragiques et conviviales, vitalistes et léthargiques auxquelles s’adonnent, individuellement ou collectivement, les acteurs sociaux. Une invitation au déchiffrage sociologique de ces moments de l’existence sociale qui passent à côté, ou au travers, du souci de préservation de soi, comme si « seule la vacance du moi répondant à la vacance de Dieu constituerait le moment souverain » (Klossowski).

LASCH Christopher, Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée, François Bourin éditeur, Paris, 2012, 412 p., 26 €.

11 Complétant le travail d’édition initié à l’initiative de notre ami Jean-Claude Michéa pour les éditions Climats (puis Garnier-Flammarion), signalons la traduction toute récente d’un autre classique de l’inclassable Christopher Lasch, Haven In a Heartless World, publié en 1977, deux ans avant La Culture du narcissisme. Jugé alors par beaucoup comme un ouvrage réactionnaire, obsédé par le déclin et la désagrégation de la cellule familiale, son titre est évidemment éminemment ironique : l’idée selon laquelle la famille puisse ainsi constituer un havre de paix dans un monde sans cœur – ou dans un monde de brutes – ne peut qu’être une imposture dans une société fondée sur la marchandisation généralisée et marquée par la mise sous tutelle médicale, sociale et psychologique de la famille. Car c’est bien le socialiste et démocrate radical Lasch qui s’exprime ici et esquisse sa critique de l’« idéologie thérapeutique », de son rêve (ou cauchemard) d’un être humain domestiqué, d’une famille assiégée, soumise au contrôle d’experts de tous poils. Cette généalogie, autant implacable qu’impressionnante, de la famille contemporaine, se lit alors comme une généalogie critique du sujet moderne, tel qu’engendré par l’affaiblissement de la famille. Un sujet, suggère Lasch, « plus compatible avec les régimes totalitaires qu’avec la démocratie ».

Recension par Jacques T. Godbout

MÉTRAUX Jean-Claude, La Migration comme métaphore, La Dispute, Paris, 2011.

12 Cette réflexion d’un pédopsychiatre sur la relation qui s’établit entre les professionnels intervenant auprès des immigrants est originale. L’auteur utilise autant l’autobiographie que la richesse de sa pratique et les concepts théoriques, souvent d’inspiration maussienne, pour questionner la pratique des professionnels. L’analyse de la relation entre les intervenants et leur « clientèle » à partir du modèle du don maussien l’amène à identifier les nombreuses lacunes du modèle professionnel et à suggérer des changements importants dans la pratique, changements qui mobilisent la vie personnelle de l’intervenant. L’ouvrage constitue une remise en question de la supériorité presque « naturelle » que le professionnel s’attribue dans cette relation inégale et insiste sur l’apport potentiel du client, sur la nécessité de fonder sa pratique sur l’engagement, sur la réciprocité, sur une « praxis de la reconnaissance » de l’autre dans tous les sens : reconnaissance de ce que je suis, de ce qu’il est, de la précarité de sa situation, mais aussi de sa contribution et de son besoin de donner.

13 En faisant de la migration une métaphore (nous sommes tous des migrants), l’auteur remet en question le fossé érigé en système entre le professionnel et l’usager, rupture à l’origine de la situation asymétrique et inégale et à la base des innombrables malentendus que l’analyse de cette relation révèle. Son approche milite en faveur d’une relation fondée sur la « cocréation de sens partagé ». Elle invite les intervenants à faire le pari du don, à risquer le don.

14 J’apporterais deux bémols. D’abord, l’auteur ne me semble pas assez explicite lorsqu’il explore la piste de la contribution du receveur. Il mentionne certes la gratitude nécessaire du professionnel, mais il n’insiste pas assez sur le fait que, paradoxalement, plus le receveur est démuni, marginalisé, plus il a d’abord besoin de donner. Ensuite, l’approche proposée dans cet ouvrage conduit, à la limite, à supprimer toute distance entre le professionnel et son client. Or cette distance est nécessaire. Elle est nécessaire au professionnel qui ne peut pas porter sur ses épaules tous les maux de la terre, et elle est aussi souhaitée par le client pour qui le professionnel peut certes devenir un ami, mais comme le disait un usager, « ce n’est pas un ami comme les autres ». Et comme l’écrit l’auteur de la très belle préface, Jean Furtos, « la question de la bonne distance, dans le cadre d’une proximité distanciée, n’est pas simple à ajuster ».

15 Ce livre original et très stimulant est une remise en question radicale et souhaitable des règles et comportements habituels qui régissent les rapports entre les professionnels de l’intervention sociale et leur clientèle.

Recensions et brèves par Alain Caillé

• LECOMTE Jacques, La Bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité, Odile Jacob, Paris, 2012, 398 p., 23,90 €.

16 Que ce livre est bien venu. Des brèches s’étaient ouvertes ces dernières années, déjà, dans l’idéologie hyper-dominante (dont l’utilitarisme n’est que le surgeon principal) selon laquelle les hommes sont, sinon toujours foncièrement méchants, au moins essentiellement égoïstes, mutuellement indifférents. Tous les travaux de neuro-économie ou d’économie expérimentale, l’éthologie de Frans de Waal, le livre de notre ami Michel Terestchenko, la passion théorique pour le thème de l’empathie, la synthèse récente de Jeremy Rifkin (trop ambitieuse et volontariste, il est vrai) sur ce thème etc., tout ceci mettait déjà sérieusement à mal le hobbésisme généralisé et la vision de l’Homo œeconomicus. Mais le livre de J. Lecomte, étonnamment vivant, lisible, clair et synthétique, qui mobilise une masse impressionnante de travaux et d’études, vient en quelque sorte porter le coup de grâce à l’« axiomatique de l’intérêt » et à l’augustinisme. Le plus frappant est le démontage minutieux auquel procède l’auteur de tous les récits ou de toutes les expériences supposées attester de notre méchanceté radicale (le chapitre I sur l’invention par la presse américaine de déprédations et de vols massifs à la Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina, d’une guerre de tous contre tous, est particulièrement saisissant et éclairant), dont il montre les multiples biais. Au terme de son parcours de recherche, exempt de toute naïveté bien-pensante, l’auteur conclut qu’à côté de la possibilité de la violence, toujours présente bien sûr, « il existe en nous une potentialité innée à la bonté, à l’empathie et à l’altruisme » (p. 298). Une bonne nouvelle, finalement.

HOCHMANN Jacques, Une histoire de l’empathie, Odile Jacob, Paris, 2012, 219 p, 22 €.

17 On complétera utilement la lecture du livre de J. Lecomte par celui de J. Hochmann, très précis sur l’histoire du terme empathie et de ses usages. Ou de ses mésusages et de ses traductions plus ou moins justes ou fautives. On apprend ainsi avec beaucoup d’intérêt que Freud accordait une place très importante à l’Einfühlung (intuition) mais qu’il est bien difficile de s’en apercevoir en français ou en anglais, où le terme a été le plus souvent traduit « par une série de périphrases qui dissimulaient la référence au concept » (p. 53). Au terme de ce parcours instructif, on reste cependant sur le sentiment qu’il subsiste un certain flou conceptuel dans les débats scientifiques actuels, notamment quant au rapport entre empathie et sympathie. À noter, également, une critique au vitriol de J. Rifkin (p. 185-7).

GUILLEBAUD Jean-Claude, Une autre vie est possible, L’iconoclaste, Paris, 2012, 214 p., 14 €.

18 Ancien grand reporter au Monde, Jean-Claude Guillebaud a pu voir de près toute la misère du monde, tous les meurtres, les guerres, les crimes, les tortures, les cataclysmes etc. Mais comme nombre de ceux qui en ont été témoins ou même victimes, il se refuse à sombrer dans le désespoir. Dans le sillage de son Goût de l’avenir, revenant sur un ton très personnel, authentique et vivant, sur sa trajectoire propre et sur l’histoire des cinquante dernières années, il s’afflige de l’état de l’Europe. « Quiconque, écrit-il, revient de Chine, de Corée du Sud ou du Vietnam vérifie, par contraste, que la nouvelle faiblesse de l’Europe tient à l’inespoir confortable qui habite son imaginaire. L’espérance paraît nous avoir quittés, et avec elle tout ce qui participait du projet » (p. 185). Et que dire de la France, de tous les pays d’Europe, le plus sujet à l’« inespoir » ? Un autre monde est possible, disent à juste titre les altermondialistes. Encore faut-il y croire et espérer en lui.

GAZALÉ Olivia, Je t’aime à la philo. Quand les philosophes parlent d’amour et de sexe, Robert Laffont, « Les mardis de la philo », Paris, 2012, 432 p., 21 €.

19 Le titre de cet ouvrage d’une philosophe, présidente des « Mardis de la philo », a tout pour faire fuir, avec son mauvais jeu de mots. On aurait tort de s’en tenir à ce premier réflexe. Bien mieux qu’une sorte d’anthologie des propos tenus par les philosophes (mais aussi les sociologues ou les psychanalystes) sur l’amour, on trouve là une vraie réflexion sur ce qu’on pourrait appeler l’antinomie de l’amour – quel peut bien être le statut de l’obligation d’aimer ou d’être aimé ? –, qui examine très clairement et de manière équilibrée, sans anathèmes ou grandiloquence, toutes les thèses possibles et leurs limites. Pour aboutir in fine à une position très maussienne, qui, tout en faisant leur part, toute leur part, aux pensées du soupçon, de la démystification et de l’impossibilité, conclut envers et contre tout à la possibilité et à la désirabilité de l’amour durable (et de sa promesse), dans « le juste (et toujours fragile) équilibre entre la mobilité et la stabilité, le mouvement et l’enracinement, le changement et l’identité… », etc. (p. 416). Cet équilibre dont André Gorz et Dorine ont donné un si bel exemple. L’amour, « seul espace soustrait au calcul et à l’utilitarisme ambiants » (p. 427), serait ainsi la seule réponse possible à l’antinomie de l’amour. Comme le don. Obligation d’aimer ou obligation de donner, même combat ?

IRIBARNE Philippe d’, L’Envers du moderne. Conversations avec Julien Charnay, CNRS éditions, 2012, 196 p., 20 €.

20 On ne louera jamais assez les éditeurs de publier des livres d’entretien avec les auteurs qui comptent, surtout lorsqu’ils sont bien pensés et menés, comme c’est le cas ici avec Julien Charnay. On y comprend infiniment mieux que dans les « vrais » livres d’où viennent les idées centrales de l’auteur, leur puissance explicative, leur fragilité mais aussi leur fécondité, avérée ou potentielle. Le travail, hors normes, de Philippe d’Iribarne, désormais reconnu mondialement, est particulièrement important pour les Maussiens. Économiste de formation, polytechnicien, il a peu à peu découvert et mis en lumière à travers de multiples enquêtes, menées dans le monde entier, les limites des visions technicistes, fonctionnalistes et économicistes des organisations. Les entreprises qui réussissent, montre-t-il, sont celles qui savent faire fond sur la culture nationale spécifique de leurs salariés. C’est peu dire qu’un tel constat (il s’agit bien, en effet, d’un constat empirique) est passablement iconoclaste alors que la mode intellectuelle hyperdominante dans les milieux « scientifiques », tant du côté d’un gauchisme hyperconstructiviste que des diverses variantes de l’individualisme méthodologique et du néolibéralisme, est d’affirmer que la culture n’existe pas, il n’y a que des individus (« There is no such thing as society », disait déjà Margaret Thatcher). Et, dans ce contexte, parler de culture nationale confine au scandale. Quel peut bien être le statut théorique d’une telle culture nationale, de ces legs du passé pourrait-on dire à la suite de Max Weber ?

21 Philippe d’Iribarne n’ignore pas les difficultés et les pièges inhérents à cette question. Il ne s’agit certainement pas d’une substance ou d’une essence, encore moins d’une substance homogène puisque, dans le cadre ou sous l’égide d’une même culture, sont susceptibles de s’exprimer les positions les plus diverses, voire les plus opposées. Positions qui ont pourtant quelque chose en commun malgré leur antagonisme. C’est ce quelque chose de commun, ce presque rien ou on ne sait quoi, qui résiste, insiste et informe les pratiques les plus diverses. Quoi ? Très vraisemblablement, à en croire Ph. d’Iribarne, une peur partagée, originelle, matricielle. Par exemple, pour la France, qui communie conflictuellement dans la culture de l’honneur, la peur de déchoir, de ne pas tenir son rang. Mais cette peur de déchoir ne se vit pas de la même manière selon qu’elle concerne les élites au pouvoir, les clercs ou les salariés. À méditer, et notamment si nous voulons comprendre quelque chose à l’étrangeté française, à cette société dans laquelle il fait encore si bon vivre et où l’on est si malheureux.

MARTIN Nicolas et SPIRE Antoine, Chine, la dissidence de François Jullien, suivie de Dialogues avec François Jullien, Seuil, Paris, 2011, 312 p., 20 €.

22 On a ici un autre bel exemple de l’intérêt et de la fécondité d’entretiens systématiquement menés avec un penseur d’envergure. Une très solide première partie, rédigée par Nicolas Martin, reconstitue de manière claire et synthétique le parcours intellectuel (et personnel) de François Jullien, résolument campé dans l’entredeux entre tradition philosophique occidentale et pensée chinoise. La seconde partie donne lieu à une discussion sans agressivité mais aussi sans concession, animée notamment par les interrogations aiguës d’Antoine Spire, qui n’évitent pas les questions qui fâchent. C’est d’autant mieux venu qu’à la fois l’œuvre de F. Jullien importe mais, aussi, qu’elle donne lieu à de multiples critiques, tant de la part des sinologues que des philosophes (pour notre part, nous lui reprocherions volontiers de minimiser singulièrement l’importance de la pensée utilitariste pour la Chine depuis qu’elle est constituée en empire). On ne pourra plus désormais se rapporter aux propositions de F. Jullien, que ce soit en positif ou en négatif, sans se reporter à cet ouvrage qui est l’occasion de multiples et éclairantes mises au point. Fixons ici, parmi bien d’autres, deux thématiques centrales : 1) quant à la différence entre la Chine et l’Occident : « La non-pensée de l’Être en Chine au profit de celle du Procès », nous dit F. Jullien, le fait que « la Chine n’ait pas connu d’autre régime que la monarchie ou d’autre alternative que l’“ordre” ou le “désordre” » et, enfin, « que la Chine n’ait pas développé l’idée de Dieu, et ce au profit de celle de Régulation » (p. 198) et, 2), de façon plus subtile, peut-être, l’idée que si toutes les cultures ont eu une pensée du bonheur, les Grecs l’ont absolutisée, alors que la Chine, tendant à penser l’entre et les moments, aura été plus attentive à la joie (le en chinois) (p. 246). C’est là, nous semble-t-il, qu’il faut chercher la part d’anti-utilitarisme chinois et non dans l’exclusivité imaginaire d’une pensée de l’empathie que Jullien cherchait autrefois chez Mencius, alors qu’on la trouverait aussi bien, voire plus, chez l’Adam Smith de la Théorie des sentiments moraux.

COULON Pascal, René Girard, l’impensable violence, Germina (diffusé par les PUF), Paris, 2012, 186 p., 16 €.

23 Délibérément modeste, ne prétendant à rien d’autre que donner une introduction à l’œuvre de René Girard, cet ouvrage, qui présente la démarche de R. Girard à partir de trois théories principales, la théorie du désir mimétique, la théorie de la victime émissaire et la théorie de la méconnaissance nécessaire du processus de la violence, se recommande par sa clarté et sa simplicité. À la lire, on est sûr de ne pas s’égarer dans les fondamentaux de cette pensée qui repose sur un curieux et singulier alliage d’une grande simplicité et d’une forte complexité potentielle. On aimerait, là aussi, lire, comme prolongement, une discussion serrée avec Girard lui-même, qui permettrait de mieux faire la part encore des apports indiscutables du girardisme et de ses cécités plus ou moins volontaires. Mais il y a déjà beaucoup à faire en la matière avec ce qui a été publié au MAUSS par nos amis Mark Anspach, Lucien Scubla ou Camille Tarot ou, en sens inverse, Marcel Hénaff (ou moi-même… A.C.).

G. PICONE, L. BELTRAMI, L. ROCOTTILI, Beneffattori e beneficiari. La relazionne asimmetrica nel De Beneficiis di Seneca, Palumbo, Palerme, 2009, 429 p., 32 €.

24 Le De Benificiis de Sénèque est peut-être l’autre grand livre sur le don, complément saisissant et obligé de l’Essai sur le don de Mauss. Le lecteur spécialisé sera donc intéressé par ces actes de colloque. Mais restera toujours en attente d’une lecture maussienne approfondie de l’œuvre.

BERT Jean-François, Marcel Mauss, Henri Hubert et la sociologie des religions. Penser et écrire à deux, La Cause des livres, Paris, 2012, 174 p., 16 € ; BERT Jean-François (dir.), « Les techniques du corps » de Marcel Mauss. Dossier critique, Publications de la Sorbonne, Paris, 2012, 168 p., 22 €.

25 C’est avec son ami le plus cher, son « jumeau de travail », Henri Hubert, que Mauss a publié les deux célèbres et importants essais sur la magie et sur le sacrifice. Avec lui aussi qu’il s’est lancé dans l’aventure de L’Année sociologique sous la houlette et la férule de Durkheim. Il est passionnant et émouvant de lire leur correspondance, dans laquelle on voit à la fois tout leur souci absolu de rigueur et, en même temps, tout l’enthousiasme et la passion de la jeunesse, « toute la candeur et l’intrépidité avec laquelle nous procédions à cette époque », écrira Mauss bien plus tard, dans son texte d’autoprésentation à l’appui de sa candidature au Collège de France en 1930, dans lequel il retrace tout son parcours, et reproduit à la fin de ce volume (p. 158). Texte dont on ne soulignera jamais assez l’importance pour la compréhension de l’esprit dans lequel Mauss a travaillé : un esprit de coopération et d’abnégation constant. Car, écrit-il, « toute science est œuvre de travail en commun » (p. 132), et, « dans ce genre d’atelier, il faut une grande abnégation de soi », et qu’il soit « peuplé de braves gens, c’est-à-dire d’amis jeunes et vieux, ayant des hypothèses de travail, des idées nombreuses, des connaissances étendues, mais surtout prêts à les mettre en commun » (p. 153). Toutes proportions gardées, n’est-ce pas ce que le MAUSS, dans son sillage, s’efforce de réaliser ? Et, inversement, la stagnation relative de la sociologie n’est-elle pas largement due à l’incapacité des sociologues à travailler dans des cadres notionnels communs et en coopération ? Mais ce que montre ce recueil de textes, remarquablement présenté par Jean-François Bert, c’est que l’amitié, ne serait-ce que de deux personnes, permet déjà, à elle seule, d’accomplir de grandes choses. Un recueil indispensable aux études maussiennes.

26 On lira aussi, tout juste paru, un dossier de présentation du célèbre article de Marcel Mauss sur les techniques du corps, suivi d’une série d’articles qui y ont réagi, notamment ceux de André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt, Marcel Cohen, Georges Gurvitch, Georges Condominas ou, plus récemment, Georges Vigarello.

AUDIER Serge, Le Colloque Lippmann. Aux origines du « néolibéralisme », nouvelle édition augmentée, Bord de l’eau, « Poche », Lormont, 2012, 496 p., 12 €.

27 À signaler, cette réédition en poche, financièrement très accessible (mais un peu difficile à lire en raison de la petite taille des caractères), de l’important travail consacré par S. Audier au Colloque Lippman, dans lequel on peut voir une des origines du néolibéralisme actuel, à cela près que s’exprimaient sous ce drapeau, à l’époque, avant-guerre, des opinions très contrastées dont certaines apparaîtraient aujourd’hui carrément gauchistes. Mais, plus que d’une réédition augmentée, il s’agit encore d’un travail nouveau, enrichi de la lecture de multiples autres documents, totalement inédits, ce qui fait de cet ouvrage une contribution exceptionnelle, indispensable à la compréhension de la genèse des néolibéralismes.

GRANGE Juliette et MUSSO Pierre (dir.), Les Socialismes, avant-propos de Vincent Peillon, Le Bord de l’eau, Lormont, 2012, 388 p., 24 €.

28 On trouvera dans cet ouvrage, issu d’un colloque de Cerisy, une quarantaine de contributions, importantes, sur les précurseurs, l’histoire et l’actualité de l’idée socialiste. À signaler, plus particulièrement, peut-être, les contributions des coordinateurs de l’ouvrage, sur le socialisme de Saint-Simon à Jaurès, une contribution inédite de Vincent Peillon (sur le socialisme républicain laïc entendu comme avènement de la vraie religion), un excellent texte d’André Tosel sur Gramsci, et les chapitres inspirés de Christian Laval, Philippe Chanial, Yann Moulier-Boutang et Yves Citton.

VIVERET Patrick, La Cause humaine. Du bon usage de la fin du monde, préface d’Edgar Morin, Les Liens qui libèrent, Paris, 2012, 188 p., 16 € ; CAILLÉ Alain, L’Idée même de richesse, La Découverte, Paris, 143 p., 12 €.

29 S’il est un auteur, également infatigable militant de la cause associative, qui sait allier au constat lucide et précis de tous les maux qui ravagent la planète, un optimisme raisonné malgré tout, l’énoncé de toutes les raisons de ne pas désespérer, c’est bien Patrick Viveret. Dans ce livre, qui est sans doute le plus abouti, il affine à la fois le diagnostic et la présentation de tout un ensemble de mouvements actifs dans l’invention d’un monde réellement humain. Organisé à partir de la cause humaine. « Le grand enjeu, écrit-il, c’est de sortir du couple excitation/dépression », caractéristique du monde actuel, qui nous enferme dans un cercle vicieux. Or celui-ci « peut être rompu : une autre modalité de vie est possible, sur le plan tant personnel que collectif. Il s’agit du rapport intensité/sérénité » (p. 109). Pour organiser ce monde-là, postdépression, il importera de faire le compte des richesses réelles dont nous disposons, de bien distinguer les richesses effectives des pseudo-richesses délétères. Peut-être, en la matière, faudrait-il, au-delà de la perspective de la comptabilisation, aussi finement présentée soit-elle, davantage prendre en compte l’importance de ces situations « dans lesquelles le sentiment de gratuité est (était) beaucoup plus fort que le sentiment de possession » (p. 177). Il y a là une discussion à mener sur « l’idée même de richesse » (qu’on me pardonne de renvoyer au petit livre sur ce thème dans lequel je fais l’hypothèse de l’identité entre richesse et gratuité, A.C.). Dans la perspective de la cause humaine. Ou du convivialisme. Ce qui est le même combat.

MORIN Edgar et SINGAÏNY Patrick (dir.), La France une et multiculturelle. Lettres aux citoyens de France, Fayard, Paris, 2012, 173 p., 14 €.

30 Que la question des rapports à la France des Français issus de l’émigration coloniale ou postcoloniale – et réciproquement – reste posée, lancinante et douloureuse, c’est ce qu’il est difficile de nier, et la dizaine de témoignages ou de textes ici réunis, qui évitent la langue de bois et l’affichage rhétorique des bons sentiments, suffit à s’en convaincre. Outre le chômage et la désindustralisation, « le problème, écrit à juste titre E. Morin, n’est donc pas, dans son principe, celui de la « quantité » d’immigrants. Le problème est celui du maintien de la force de la culture et de la civilisation françaises » (p. 23).

ALPHANDÉRY Claude, Une si vive résistance. Entretien avec Claude Alphandéry, Rue de l’échiquier, Paris, 2011, 126 p., 9,90 €.

31 Un peu moins connu, peut-être, que ses amis Stéphane Hessel ou Edgar Morin, C. Alphandéry n’en est pas moins qu’eux un témoin privilégié de ce qu’a été l’espérance sous la Résistance et après la guerre jusqu’à aujourd’hui. Résistant, coinventeur de la comptabilité nationale, banquier, organisateur et militant constant de l’économie solidaire, C. Alphandéry est et reste de tous les combats pour la « cause humaine » avec une énergie, une bonne humeur et une opiniâtreté qui forcent l’admiration. Ce récit de ses combats et de ses engagements, nullement pontifiant ou gentillet, est hautement instructif et passionnant.

Recension par Gérald Gaglio

LAHIRE Bernard, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Seuil, « La Couleur des Idées », Paris, 2012, 393 p.

32 Dans la lignée de précédents ouvrages comme L’Homme pluriel (1998) ou Portraits sociologiques (2002), Bernard Lahire se lance à nouveau un défi ambitieux. La lecture commence ainsi, via une question d’envergure à laquelle s’attelle l’ensemble des sciences humaines et sociales : pourquoi les individus font-ils ce qu’ils font ? Pour aborder cette énigme, l’auteur propose une « formule unificatrice » : « Produits intériorisés de la fréquentation passée de contextes d’action + contexte présent = pratiques observables. » B. Lahire s’attaque spécifiquement au contexte dans cet ouvrage, indiquant à juste titre que « nulle notion n’est à la fois aussi indispensable au raisonnement sociologique et aussi négligée » (p. 228). Pour s’en saisir, un découpage analytique, sans surprise mais pertinent, tient lieu de fil directeur : « échelle d’observation » utilisée, « niveau de réalité » visé par les résultats produits, « intérêt de connaissance » privilégié, « type d’objet de recherche » exploré. La finalité de cette clarification est de situer les productions scientifiques au regard de l’appréhension du contexte qu’elles sous-tendent.

33 Rejetant à la fois un « dispositionalisme » (l’action présente s’explique par le passé incorporé) monolithique et un « contextualisme » (toute action est le produit du contexte où elle s’effectue) obtus, B. Lahire s’arrête sur le phénomène de différenciation sociale pour appréhender scientifiquement les contextes. Ce retour permet à l’auteur de souligner, d’une part qu’un travail sociologique ne saurait faire l’économie de l’histoire de la « sphère d’activité » qu’il étudie, de la nature de son autonomisation, des liens d’interdépendance avec d’autres domaines. Le risque, sinon, est de s’enfermer dans une région du social. D’autre part, l’ampleur de la différenciation sociale, les appartenances toujours plus nombreuses, la multiplicité des cadres socialisateurs ont des conséquences sur la « fabrication sociale » des individus. Les individus se figurent alors comme une sédimentation d’expériences, d’habitus multiformes et de compétences diverses, dont l’activation va ensuite dépendre du contexte d’action traversé. Par conséquent, la théorie des champs de Pierre Bourdieu, représentation de l’espace social et choix résolu de contexte pertinent, comporte une portée opératoire certaine. Mais B. Lahire lui dénie toute prétention hégémonique en se fondant sur ses recherches personnelles autour du « jeu littéraire ». Sa principale critique est que le champ, qui se focalise sur les luttes entre « grands compétiteurs », néglige les échanges avec des profanes qui pourtant s’inscrivent dans le champ (les patients dans le champ médical). Le concept est également peu à même de rendre compte de la situation des dominés du champ ou des cas limites (un écrivain vivant d’une autre activité professionnelle). B. Lahire prend de ce fait ses distances avec un « réalisme dogmatique » (pour qui, par exemple, tout contexte serait nécessairement un champ). Il ne se satisfait cependant pas d’un « nominalisme relativiste », qui considère que nul microcosme social n’existe et n’est stable.

34 Car le contexte semble avant tout, pour l’auteur, un construit de l’analyste. Il le nomme « opération de contextualisation ». Elle nécessite d’opter pour une posture d’ouverture épistémologique : « personne ne pourra jamais prétendre épuiser la réalité à partir d’un seul modèle d’explication, d’une seule échelle d’observation ou d’un seul genre de contextualisation » (p. 295). Cela conduit B. Lahire à exposer avec brio les différentes démarches interactionnistes possibles à travers l’étude d’auteurs importants de ce courant (Goffman, Gumperz, Cicourel, en particulier). La distinction entre une interaction prise pour objet et/ou comme seul niveau de réel pertinent et un « interactionnisme méthodologique » (l’interaction comme accès à d’autres niveaux du réel) retient particulièrement l’attention dans ces développements et est structurante. S’y superpose une position opposée à l’égard de l’ordre social : « romantique » dans la première configuration, au sens où le social se rejouerait en permanence, axée sur la reproduction de rapports de force dans la seconde.

35 Ce livre entre en résonnance avec des réflexions du n° 24 de la Revue du MAUSS semestrielle (2004) intitulé « Une théorie sociologique générale est-elle pensable ? ». B. Lahire a d’ailleurs participé ultérieurement [2] à ce débat, en 2006, dans un article qui nourrit ici sa conclusion critique à l’égard de l’état actuel de la sociologie (hyperspécialisation, enfermement disciplinaire, diktat quantophrénique de l’évaluation des chercheurs, etc.). Comme les auteurs de ce numéro, il ne se prononce pas pour une fusion ou une synthèse improbable de la production sociologique classique et contemporaine. Il propose par contraste une « formule unificatrice » sur laquelle s’entendre afin de nouer le dialogue (à l’instar d’Hans Joas et de Laurent Thévenot dans leurs articles du n° 24). Les pratiques sont l’horizon de pensée et la théorie ne saurait être, pour lui, qu’empiriquement fondée (ce qui est commun, en particulier, avec la position de Louis Quéré dans ce même numéro). Au reste, la théorie répond, pour B. Lahire, à deux acceptions : « théorie sociologique ou théorie de la société » vs « outils conceptuels permettant de construire sociologiquement des objets » (p. 337).

36 Cela étant, en instituant le contexte comme ancrage de la discussion, l’auteur donne de multiples pistes pour penser des combinaisons entre approches et sortir de cloisonnements stériles, à l’intérieur de la sociologie et au-delà. Il permet aussi de juger sur pièce l’interactionnisme dans sa diversité, en s’affranchissant d’une condamnation de sa « mollesse » (contribution de F. Dubet dans le n° 24) ainsi que de son absence de choix entre holisme et individualisme. De plus, en prônant notamment de façon convaincante l’interdisciplinarité (ici avec les sciences du langage), B. Lahire œuvre au pluralisme scientifique et à la variation épistémologique. Le sous-titre du livre (Penser l’unité des sciences sociales) peut ainsi prêter à confusion, de même qu’il ne doit pas faire oublier le titre (Monde pluriel). En effet, B. Lahire semble contribuer à une sociologie plus unie et ouverte pour affronter un monde pluriel, plus qu’à l’unité des sciences sociales. Cela demanderait de préciser le statut de la sociologie parmi les sciences humaines et sociales, d’aller plus avant dans l’examen de leurs liens, soit à reprendre ou prolonger des questionnements du numéro mentionné de la Revue du MAUSS, par exemple : la sociologie est-elle une discipline (avis de J. Baechler dans sa contribution du n° 24) ou une science ? A-t-elle vocation à intégrer les autres sciences humaines (et comment) ou en est-elle une parmi les autres ? Que faire de la notion de société dans un monde globalisé (première partie du dossier) ? Comment mobiliser la sociologie « classique » aujourd’hui ?

37 Toujours en écho à ce numéro de la Revue du MAUSS, ajoutons que l’interrogation centrale de B. Lahire (pourquoi les individus font-ils ce qu’ils font ?) évacue la dimension normative de la sociologie à son origine, en assumant une rupture avec la philosophie sociale (et politique). Néanmoins, et alternativement, on pourrait tout autant se demander « comment la société est-elle (encore) possible » ou « quelle société est-elle souhaitable ? » sans sombrer dans la dénonciation convenue des temps présents et le dogmatisme. En effet, la nature, les modalités de fonctionnement des contextes dans lesquels nous évoluons sont discutables, pourraient être autres et meilleurs. La sociologie n’en devient pas pour autant une ingénierie sociale. En outre, cette orientation n’établit pas nécessairement un grand partage entre spéculation et réel : ce dernier peut notamment être évalué à l’aune d’un idéal [3].

38 Pour finir avec un point de critique interne, la référence nodale et systémique au concept de disposition peut gêner. Par l’intermédiaire de la fréquentation de contextes, les individus acquièrent des dispositions. Consécutivement, ils activeront des dispositions dans d’autres contextes, s’y doteront de nouvelles dispositions, etc. Mais n’agissons-nous que par la force de dispositions ? Même en se rapportant à des contextes, la réflexion sur les mobiles de l’action (individuelle et collective) n’est-elle pas à poursuivre ? L’individu est aussi pris d’élans, d’envies, il tente des coups avec autrui, il a des convictions qui le font agir. Certes, il peut y être disposé, le contexte présent peut s’y prêter, mais on perd peut-être à ne pas aborder le contenu même des actions humaines.

Notes

  • [1]
    Ouvrages les plus récents d’Henri Raynal : aux éditions du Murmure, Retrouver l’Océan. L’enchantement et la trahison ; chez Fata Morgana, L’Accord et Dans le secret. Henri Raynal a collaboré à diverses revues littéraires (Le Surréalisme même, Mercure de France, Le Nouveau Commerce, Critique, la NRF) et artistiques (L’Art vivant, Art Press). La Revue du MAUSS l’a publié de nombreuses fois.
  • [2]
    Bernard Lahire, 2006, « Nécessité théorique et obligations empiriques », Revue du MAUSS, n° 27, p. 444-452.
  • [3]
    C’est la position, à laquelle nous adhérons, d’Alain Caillé dans « Engagement sociologique et démarche idéaliste-typique », Sociologie du travail, n° 3, 1999, p. 317-327.
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