Notes
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[1]
Pour s’en convaincre, on peut se reporter à son cours « Il faut défendre la société » (1974-1975), contemporain de la sortie de Surveiller et punir. C’est en tant qu’historien des systèmes de pensée que Foucault décide d’interroger la postérité des théories du contrat social dans l’histoire de la philosophie politique. Comment expliquer, par exemple, que de nombreux modèles de pensée se fondent sur la métaphore hobbesienne du Léviathan qui donne de l’homme l’image d’une matière muette, « contre laquelle viendrait frapper le pouvoir qui soumettrait les individus ou les briserait » [Foucault, 1997, p. 27] ? Quand et comment, se demande-t-il, ces modèles l’ont-ils emporté dans la tradition philosophique et pourquoi, encore maintenant, lorsqu’on pose la question de l’exercice du pouvoir, on continue à s’y référer ?
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[2]
Si Foucault a été attentif à ce problème, c’est que le travail qu’il a mené au sein du GIP lui a permis de « sortir de la bibliothèque » au profit de « l’intervention et de l’action » en participant à l’élaboration et à la distribution aux portes des prisons, parmi les familles de détenus, des « enquêtes intolérance ». Son dessein était de recueillir mais aussi de révéler ce qui est de l’ordre de l’intolérable : « Le GIP ne se propose pas de parler pour les détenus des différentes prisons. Il se propose au contraire de leur donner la possibilité de parler eux-mêmes, et de dire ce qui se passe dans les prisons. Le but du GIP n’est pas réformiste, nous ne rêvons pas d’une prison idéale : nous souhaitons que les prisonniers puissent dire ce qui est intolérable dans le système de la répression pénale. Nous devons répandre le plus vite possible et le plus largement possible ces révélations faites par les prisonniers eux-mêmes ; seul moyen pour unifier dans une même lutte l’intérieur et l’extérieur de la prison. » C’est le 21 mai 1971 que paraît la première brochure du GIP, intitulée Enquête dans vingt prisons.
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[3]
Pour Foucault, la première acception de la notion de discipline est d’ordre historique. C’est pour cette raison qu’il tente de circonscrire les nombreuses technologies disciplinaires dans un espace – celui des institutions – et dans une chronologie précise, dont l’ouverture de la colonie pénitentiaire de La Mettray, en 1840, marque le point d’orgue. Mais cette notion lui permet également d’asseoir une grille d’analyse de la réalité sociale moderne qui explique comment, et selon quels objectifs, notre société est devenue disciplinaire.
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[4]
Foucault définit en détail les quatre grands principes constituant l’« anatomopolitique », à savoir : ces disciplines qui touchent au corps des individus en les obligeant à des répartitions (clôture, quadrillage, attribution d’emplacement fonctionnel, classement) ; celles qui contrôlent l’activité humaine par la mise en place d’une nouvelle gestion technique du temps ; celles qui facilitent l’articulation du corps aux objets grâce à la pratique répétée de l’« exercice » ; enfin, celles qui articulent les trois fonctions précédentes dans des séries qui s’ajustent et se complètent.
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[5]
On a trop souvent retenu de ce livre la problématique du « quadrillage », de l’« enfermement » et plus globalement du « contrôle ». Surveiller et punir ouvre en effet une nouvelle perspective. Il n’est plus question d’un « grand renfermement », comme dans l’Histoire de la folie, mais d’un désencastrement du contrôle qui devient de plus en plus invisible et imperceptible. L’objectif est donc de dévoiler et d’analyser la mise en communication des différents dispositifs disciplinaires dont l’objectif est de généraliser la fonction punitive dans l’espace social.
1 On a le plus souvent lu Surveiller et punir (1975) comme une histoire des corps, de la discipline, d’un pouvoir qui, avant d’agir sur l’idéologie, s’exerce au travers de l’imposition de gestes, d’attitudes, d’usages, de répartitions dans l’espace. L’ambition de Foucault était certes de donner à voir la manière dont les pouvoirs agissent au travers des corps, mais Surveiller et punir lui a permis aussi de renouer avec un problème théorique qu’il n’a cessé de poser dans son travail depuis l’Histoire de la folie (1961) et dont la radicalité le rend toujours actuel :
« Un fait est caractéristique : lorsqu’il est question de modifier le régime de l’emprisonnement, le blocage ne vient pas de la seule institution judiciaire ; ce qui résiste, ce n’est pas la prison-sanction pénale, mais la prison avec toutes ses déterminations, liens et effets extra-judiciaires ; c’est la prison, relais dans un réseau général des disciplines et des surveillances ; la prison, telle qu’elle fonctionne dans un régime panoptique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être modifiée, ni qu’elle est une fois pour toutes indispensable à un type de société comme la nôtre » [Foucault, 1975, p. 357].
3 La prison n’est pas fille des lois mais de la norme. Elle ne sert qu’à une chose, créer de la délinquance qui, en retour, permet un contrôle de plus en plus profond des populations. Si cette institution a pu subsister jusqu’à nous, c’est parce qu’elle a été portée par un régime politique ayant pour but de rendre « docile » et « utile » l’accumulation des hommes. En d’autres termes, la prison résulte d’un choix. Elle n’a pas toujours existé et a par ailleurs été tout de suite considérée comme « boiteuse » [Foucault, ibid., p. 347], pour reprendre une autre expression de Foucault.
4 En 1980, à l’occasion d’un débat qui l’oppose à des historiens membres de la Société d’histoire de 1848, et plus particulièrement à Maurice Agulhon, Foucault rappelle qu’il n’avait pas eu la vocation, avec Surveiller et punir, de dresser un tableau de la délinquance au XIXe siècle, mais plutôt de comprendre comment certains choix se sont opérés. C’est dans ce cadre particulier qu’il lui paraissait important d’inventorier les différents domaines qui ont informé ce choix de la prison. Il en indique trois :
« 1) des manières de penser, des concepts, des thèses qui ont pu constituer, à l’époque, un consensus plus ou moins contraignant – un paradigme théorique (en l’occurrence celui des “philosophes” ou des “idéologues”) ; 2) des modèles effectivement mis en œuvre et expérimentés ailleurs (Hollande, Angleterre, Amérique) ; 3) l’ensemble des procédures rationnelles et des techniques réfléchies par lesquelles à l’époque on prétendait agir sur la conduite des individus, les dresser, les réformer » [Foucault, 1980, p. 34].
6 Par cette réflexion généalogique, Foucault cherche – comme à son habitude – à mettre en crise les pratiques en questionnant les processus qui sous-tendent la constitution et la stabilisation de certains phénomènes dans le temps. Cette « histoire des singularités non nécessaires » distingue, particularise et permet ainsi de mettre au jour différentes formes ou configurations de pouvoir/savoir. C’était déjà son idée lorsque, durant les années 1960, il interrogeait ce qui rend possible l’« énoncé » en tant qu’« élément dernier indécomposable, susceptible d’être isolé en lui-même et capable d’entrer dans un jeu de relations avec d’autres éléments semblables à lui » [Foucault, 1969, p. 106]. Quelles sont les conditions d’apparition, de développement et de disparition des discours ? Pourquoi le contenu des discours varie-t-il de façon importante selon les époques ? Pourquoi, à une même époque, certains concepts, phrases et notions entrent et restent dans la mémoire et l’ordinaire des individus alors que d’autres sont rejetés ou passés sous silence ?
7 Durant les années 1970, Foucault déplace ce questionnement épistémologique vers les pratiques, mais sans pour autant lâcher son ambition théorique première [1]. Ce qui lui importe, toujours, c’est de comprendre la manière dont le pouvoir se transforme en un savoir qui, à son tour, s’installe comme vérité dans la société. Ce nouveau travail de sape l’oblige à démasquer, comme dans Surveiller et punir, la complaisance des individus à l’endroit de leur situation sociale. Pourquoi acceptons-nous si allégrement la situation présente, pourquoi obéissons-nous aussi facilement à des formes de pouvoir délirantes dont l’effet est de nous rendre toujours plus dociles ?
Les généalogies de Surveiller et punir
8 Surveiller et punir. Naissance de la prison, publié en février 1975, est fortement marqué par les formes de contestation nées en 1968 qui, en France, continuent à avoir leur influence dans les universités et les lycées (mouvement des lycéens en 1973), ainsi que dans différents mouvements sociaux qui agitent les entreprises ou le monde rural (Lip en 1973). Depuis 1971, Foucault est largement engagé au sein du GIP [2] (Groupe information prisons), au point de décider d’explorer dans ses premiers cours au Collège de France (« Théories et institutions pénales » de 1971-1972, mais surtout « La société punitive » de 1972-1973) les technologies de pouvoir modernes à partir de la genèse de la prison, genèse sinueuse et complexe. C’est dans ces deux cours, aussi, qu’il pose pour la première fois ce qui deviendra la question centrale de Surveiller et punir : pourquoi l’emprisonnement, la détention ont-ils été considérés comme préférables alors même que ce système connaît de nombreux dysfonctionnements ? Pourquoi la prison surgit-elle au début du XVIIIe siècle comme une institution sans justification théorique ?
9 Dans « La société punitive », Foucault explore ces questions à partir de trois notions : le « pénitentiaire », le « carcéral » et le « coercitif ». Chacune d’entre elles sera reprise, infléchie, reproblématisée dans Surveiller et punir, mais en 1973, c’est le tranchant polémique des propos de Foucault qui est particulièrement évident. Frédéric Gros précise que si, lors de ce cours, le philosophe va chercher dans les grandes transformations économiques la raison qui impose la prison comme évidence pénale, ce qui l’intéresse surtout, c’est le moment du « coercitif ». Une stratégie dont le propre est
« d’établir ce qu’on pourrait appeler l’extension du punitif d’une part, et d’autre part la continuité du punitif et du pénal. […] Le coercitif fait disparaître la possibilité d’une vigilance empreinte de sollicitude ou d’une simple neutralité scientifique. “Qui es-tu ?” “Comment vas-tu ?” “Qu’as-tu fait ?” “Que sais-tu ?”, ces questions pourraient au fond ne rien manifester d’autre qu’une simple curiosité scientifique ou un souci éthique de l’autre. Par le coercitif, elles éveillent en chacun d’entre nous la crainte d’être punis, si la réponse trahit un écart par rapport à une norme (de santé, d’instruction, de comportement, etc.), et même la certitude angoissée, si l’écart est trop grand, de finir en prison » [Gros, 2010].
11 C’est avec le coercitif, aussi, qu’en 1975 Foucault arrive à prendre à revers toutes les histoires classiques de la peine et de la prison, en montrant comment cette institution de la prison a été liée dès son origine à un projet plus général de transformation des individus.
De quelle « histoire » de la prison s’agit-il ?
12 Cette histoire de la prison est d’abord celle des transformations qui touchent la pénalité : des tortures en place publique au disciplinaire ; des pratiques d’administration de la justice pénale de l’Ancien Régime à la naissance de formes de coercition et de contrôle social « disciplinaire » moins visibles et pour beaucoup alors moins cruelles. Pour Foucault, il s’agit de se défaire « de l’illusion que la pénalité est avant tout (sinon exclusivement) une manière de réprimer les délits », et donc essayer d’« analyser plutôt les systèmes punitifs concrets, les étudier comme des phénomènes sociaux dont ne peuvent rendre compte la seule armature juridique de la société ni ses choix éthiques fondamentaux » [Foucault, 1975, p. 29]. Une autre rupture, importante, va consister à déconstruire la figure du délinquant, pourtant centrale dans tous les discours tenus par la justice. Les délinquants, argumente Foucault, forment une frange d’individus indispensables qui jouent le rôle de contrepoids à la soumission du reste de la population. Pour une société donnée, il y a donc des avantages à fabriquer et à maintenir de la délinquance.
13 Le problème reste entier : pourquoi la prison alors qu’elle n’a jamais été un moyen de punir mieux, ni de punir plus humainement ? Si elle perdure, c’est parce qu’elle est donc la clé de voûte d’une nouvelle technologie du pouvoir qui, avec d’autres institutions comme l’école, l’asile ou l’hôpital, permet depuis la fin du XVIIIe siècle un nouvel investissement de la vie quotidienne des individus. Investissement qui est assuré par ces « juges de normalité » (professeur, médecin, éducateur, travailleur social etc.) dont la fonction est d’actualiser la norme en vigueur.
14 Les historiens François Zysberg et Jacques Léonard, le psychanalyste François Roustang, tout comme le sociologue Philippe Robert et le spécialiste du droit Jean Pinatel ont été saisis par la capacité de Foucault à pouvoir tenir ensemble travail historique et attention au contemporain, sans que cela les ait pourtant empêchés d’émettre des critiques fortes à son travail. Tout d’abord, et d’un point de vue strictement historique, Foucault aurait évacué le social de sa grille d’analyse, restant prisonnier de la fausse image d’un Ancien Régime chaotique et violent et d’une époque moderne rationnelle et disciplinaire [Léonard, 1977]. Du point de vue sociologique, le livre est reçu de manière ambiguë. Alors que l’on remercie Foucault d’avoir contribué à mettre le projecteur sur la prison, c’est l’effet pervers du livre qui est souligné. Prenant les discours sur ce que devrait être la peine pour le quotidien de la vie en prison, Surveiller et punir a contribué à détourner l’attention de tout ce qui se passe concrètement à l’intérieur des établissements [Faugeron, Chauvenet, Combessie, 1996]. Les spécialistes du système carcéral ont sans doute été les plus circonspects quant à l’apport que représente un tel ouvrage. Pour eux, la disciplinarisation et le dressage des corps décrits par Foucault dans le dernier tiers de son récit correspondent surtout à ce qui s’est institué autour du service militaire, de l’école obligatoire ou de la médicalisation de la société, mais pas forcément dans les cellules d’une prison. Foucault est resté bien loin d’une sociologie des pratiques d’enfermement, même si certaines notions, comme celle d’« illégalisme », lui ont permis de mettre en lumière une réalité qui n’avait jamais été regardée de cette façon.
15 La réception de Surveiller et punir a été également brouillée par le fait que les propos de Foucault ont été très vite lus, de manière rétrospective, à la lumière de la nouvelle théorie du pouvoir qu’il propose un an plus tard dans La Volonté de savoir (1976). C’est dans ce livre que Foucault, à partir de l’exemple de la sexualité au XIXe siècle, tente de mettre en place une nouvelle manière de parler du pouvoir, en partant du bas, c’est-à-dire en conjuguant une observation relationnelle du fonctionnement du pouvoir avec une exploration systématique et minutieuse de la dynamique complexe des mécanismes de domination et d’assujettissement des sujets. « Partir du bas », c’est aborder aussi le pouvoir comme une série de réseaux sur lesquels se forme et se développe une société. Cette conception réticulaire des rapports de pouvoir, déjà présente dans Surveiller et punir par le biais de la figure du panoptique de Jeremy Bentham, permet à Foucault de définir la société comme juxtaposition, liaison de différents pouvoirs : la société est un archipel de pouvoirs différents. Une définition qui l’oblige à distinguer, comme dans Surveiller et punir, deux niveaux de fonctionnement du pouvoir : un niveau disciplinaire où s’effectuent la production et l’individualisation des sujets et un niveau juridico-politique dont la fonction principale est de masquer les processus d’assujettissement qui, par nature, sont inégalitaires et dissymétriques.
16 Dès lors, il ne s’agit plus de se demander qui détient le pouvoir, qui le supporte, où il se situe, ou bien quelle est son essence, mais de problématiser son mode de fonctionnement en montrant en quoi les relations de pouvoir – coextensives au monde social – sont mouvantes et s’exercent à travers des éléments ténus – « microscopiques » – tels que la famille, les rapports de voisinage, ceux entre un détenu et son gardien, les rapports sexuels. Dans ces cas précis :
« On partira donc de ce qu’on pourrait appeler les “foyers locaux” de pouvoir-savoir ; par exemple, les rapports qui se nouent entre pénitent et confesseur ou fidèle et directeur […]. De même, le corps de l’enfant surveillé, entouré dans son berceau, son lit ou sa chambre par toute une ronde de parents, de nourrices, de domestiques, de pédagogues, de médecins » [Foucault, 1976, p. 130].
Pourquoi la prison ?
18 Pourquoi la prison, alors que ce système punitif a été remis en cause tout de suite, et n’a jamais été pensé comme une alternative crédible au système précédent ? Pourquoi la prison demeure-t-elle, et pas seulement en France, la modalité punitive majeure ? En 1973, la prison s’explique par le nouage qu’elle permet entre trois dimensions : le « pénitentiaire », le « carcéral » et le « coercitif ». Dans Surveiller et punir, Foucault met en avant d’autres raisons.
19 La première, souvent mal comprise et que Foucault n’évoque que pour en montrer les limites, concerne le changement des mentalités à la fin du XVIIIe siècle. En effet, l’humanisme montant n’explique pas à lui seul le choix de l’emprisonnement comme nouvelle manière de punir. Foucault y voit surtout une contradiction interne dans le fonctionnement du pouvoir royal : jusqu’alors symbole de la mécanique de la souveraineté, la scène du supplice devient une cérémonie qui canalise mal les rapports de pouvoir qu’elle cherche à ritualiser. Des révoltes sporadiques contre l’autorité se multiplient et la foule amassée tente souvent de s’emparer du condamné soit pour le sauver, soit pour le tuer. Le pouvoir royal se trouve alors dans l’obligation de fonder un nouveau droit de punir pouvant s’exercer partout et de façon continue, jusqu’au grain le plus fin du corps social. Que la population exige un nouveau type de châtiment, essentiellement dissuasif, signifie pour Foucault la fin de l’ancienne prise directe du pouvoir royal sur le corps des individus et son remplacement par les techniques disciplinaires dont la fonction est d’opérer, sur chaque individu pris isolément, une surveillance et un contrôle constants des gestes comme des pensées.
20 Foucault s’attaque à cet humanisme rampant dès l’ouverture de Surveiller et punir, où il met en rapport le récit du supplice du régicide Damiens, roué de coups, tenaillé, brûlé, écartelé, avec un règlement pour jeunes détenus où il est également question de torture, d’humiliation, de privation alimentaire, des pratiques qui, de son point de vue, ne constituent qu’une autre façon de punir. Il y a d’autres raisons qui expliquent le choix de la prison, et à ce titre Foucault met en avant l’évolution juridique qui concerne spécifiquement le traitement des illégalismes économiques. En effet, rappelle-t-il, le pouvoir royal n’arrive plus à répondre aux nouveaux problèmes liés à la croissance de la population, à l’importance grandissante que les sociétés occidentales accordent à la propriété et, plus généralement, à l’expansion progressive des richesses qui va conduire, à partir du XVIIe siècle, au développement d’une économie de type capitaliste. Les crimes contre les personnes régressent – une vérité qui n’est d’ailleurs pas remise en cause par les critiques les plus virulents de Foucault – tandis que ceux contre les biens se développent :
« Un mouvement global fait dériver l’illégalisme de l’attaque des corps vers le détournement plus ou moins direct des biens ; et de la “criminalité de masse” vers une “criminalité de franges et de marges”, réservée pour une part à des professionnels » [Foucault, 1975, p. 90].
22 De nouvelles fonctions de contrôle et de surveillance se mettent en place pour répondre à la recrudescence de ces illégalismes économiques, en particulier concernant les questions de piraterie. Il s’agit, pour le pouvoir, précise alors Foucault, de trouver de nouveaux dispositifs techniques capables de ramener ces économies souterraines sous son regard soit en les dramatisant, soit en les rendant dangereuses pour la stabilité du corps social.
23 La troisième raison qui explique le choix de la prison tient au changement dans la logique même des disciplines [3]. Elles ne sont plus un principe de coercition des corps, une « discipline-blocus » comme celle qui, au Moyen Âge, était utilisée pour répondre aux dangers des villes touchées par les épidémies de peste. Désormais, les disciplines ont pour fonction de surveiller et de corriger les conduites jugées contre-productives [4]. Le lien avec la pénétration du système capitaliste dans l’existence des individus est clairement établi par Foucault (ce qu’il avait déjà fait en 1973 dans son cours au Collège de France). C’est en fait le régime « capitaliste » instauré au XIXe siècle qui, pour lier l’homme à son travail, a été obligé d’élaborer un ensemble de techniques de pouvoir, techniques par lesquelles le corps et le temps des hommes deviennent temps de travail et force de travail. En renforçant la position de la bourgeoisie, le développement du capitalisme entraîne l’avènement de nouveaux cadres juridiques et éthiques. De fait :
« Accumulation des hommes et accumulation du capital ne peuvent pas être séparées ; il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement, les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital » [Foucault, ibid., p. 257].
25 La société disciplinaire que décrit Foucault est d’autant plus efficace qu’elle fonctionne sur le mode continu de la surveillance et de la correction des comportements, ce qui nécessite une norme à l’aune de laquelle chaque individu est évalué. Pour bien fonctionner, les dispositifs disciplinaires ont besoin d’un savoir particulier sur les comportements, d’une « orthopédie sociale » mobilisant en même temps la connaissance du parcours singulier de chaque individu et la connaissance comparative des comportements des différents individus au sein d’une population donnée :
« L’art de punir […] met en œuvre cinq opérations bien distinctes : référer les actes, les performances, les conduites singulières à un ensemble qui est à la fois champ de comparaison, espace de différenciation et principe d’une règle à suivre. Différencier les individus les uns par rapport aux autres et en fonction de cette règle d’ensemble – qu’on la fasse fonctionner comme seuil minimal, comme moyenne à respecter ou comme optimum dont il faut s’approcher. Mesurer en termes quantitatifs et hiérarchiser en termes de valeur les capacités, le niveau, la “nature” des individus. Faire jouer, à travers cette mesure “valorisante”, la contrainte d’une conformité à réaliser. Enfin tracer la limite qui définira la différence par rapport à toutes les différences, la frontière extérieure de l’anormal » [Foucault, ibid., p. 214].
27 La dernière raison est d’ordre philosophico-théorique. En effet, dans Surveiller et punir, Foucault adresse également une critique aux théoriciens du contrat. Le choix de l’emprisonnement est pour lui une conséquence directe de ce type de construction philosophique. Si le citoyen est censé avoir accepté une fois pour toutes les lois de la société, y compris celles-là mêmes qui risquent de le punir, le criminel ne peut plus apparaître que comme un individu juridiquement paradoxal qui, en rompant le pacte initial, incarne l’« ennemi de la société tout entière » [Foucault, ibid., p. 107]. Rousseau, Hobbes, Grotius, Bodin et les autres ont rendu possible un double déplacement, à la fois de l’image du criminel et du rôle joué, à travers la punition, par l’ensemble de la société dont il s’agit désormais de préserver l’intégrité.
Prison, dangerosité : un débat de fond
28 En rester là, cependant, c’est oublier que, au-delà de la prison, Foucault cherche aussi à comprendre l’instauration d’une société « carcérale [5] », société dont la dangerosité constitue l’une des clés de voûte conceptuelles. Il est d’ailleurs impossible de détacherSurveiller et punir des textes que le philosophe « engagé » a publié au même moment concernant la question de la défense sociale. Cet ensemble renvoie à la manière dont, depuis la fin du XIXe siècle, la notion de dangerosité est instrumentalisée dans les champs politique, judiciaire et psychiatrique pour classer, répartir, trier, identifier et, en cas de besoin, neutraliser un individu ou un groupe d’individus.
29 Cette notion de dangerosité alimente un vaste système : parler de dangerosité renforce le sentiment d’insécurité qui, à son tour, renforce l’idéologie sécuritaire qui, quant à elle, exacerbe la perception du danger. Derrière cet usage stratégique de la dangerosité et, finalement, la dramatisation excessive de la criminalité, Foucault voit se jouer une tout autre réalité politique : celle du passage d’une justice « fonctionnelle » à une justice de la sécurité ou de la protection. Avec cette nouvelle « stratégie du pourtour », comme l’appelle Foucault, il n’est plus besoin d’identifier précisément les individus dangereux et de développer une méthode fiable capable de prédire la dangerosité. Les nouvelles stratégies ont désormais pour fonction de généraliser un contrôle sécuritaire qui, en manœuvrant les craintes, permettra d’obtenir des citoyens qu’ils réclament eux-mêmes une police de plus en plus forte, de plus en plus intrusive et surtout capable d’anticiper les risques potentiels de criminalité.
30 Si la publication de Surveiller et punir a été un grand coup de pied donné à la théorie pénale dominante des années 1970, c’est d’abord en raison de la tentative foucaldienne de reconceptualiser la peine, d’inscrire la pénalité dans un régime de pouvoir, et de contourner les approches classiques de la délinquance. Trois hypothèses qui gardent encore, aujourd’hui, toute leur actualité et leur force subversive.
Bibliographie
Références bibliographiques
- GROS Frédéric, 2010, « Foucault et “la société punitive” », Pouvoirs, n° 135, p. 5-14.
- FAUGERON Claude, CHAUVENET Antoinette, COMBESSIE Philippe, 1996, Approches de la prison, DeBoeck Université, Bruxelles.
- FOUCAULT Michel, 1969, L’Archéologie du savoir, Gallimard, Paris.
- — 1975, Surveiller et punir, Gallimard, Paris.
- — 1976, La Volonté de savoir, Gallimard, Paris.
- — 1980, L’Impossible Prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, réunies par Michelle Perrot, Seuil, Paris. Repris dans Dits et écrits, Gallimard, Paris, 1994, tome IV.
- — 1997, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Gallimard/Seuil, Paris.
- LÉONARD, Jacques, 1977, « L’historien et le philosophe. À propos de Surveiller et punir. Naissance de la prison », avec un avant-propos de Maurice Agulhon et Michelle Perrot, Annales historiques de la Révolution française, n° 288, p. 161-181.
Notes
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[1]
Pour s’en convaincre, on peut se reporter à son cours « Il faut défendre la société » (1974-1975), contemporain de la sortie de Surveiller et punir. C’est en tant qu’historien des systèmes de pensée que Foucault décide d’interroger la postérité des théories du contrat social dans l’histoire de la philosophie politique. Comment expliquer, par exemple, que de nombreux modèles de pensée se fondent sur la métaphore hobbesienne du Léviathan qui donne de l’homme l’image d’une matière muette, « contre laquelle viendrait frapper le pouvoir qui soumettrait les individus ou les briserait » [Foucault, 1997, p. 27] ? Quand et comment, se demande-t-il, ces modèles l’ont-ils emporté dans la tradition philosophique et pourquoi, encore maintenant, lorsqu’on pose la question de l’exercice du pouvoir, on continue à s’y référer ?
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[2]
Si Foucault a été attentif à ce problème, c’est que le travail qu’il a mené au sein du GIP lui a permis de « sortir de la bibliothèque » au profit de « l’intervention et de l’action » en participant à l’élaboration et à la distribution aux portes des prisons, parmi les familles de détenus, des « enquêtes intolérance ». Son dessein était de recueillir mais aussi de révéler ce qui est de l’ordre de l’intolérable : « Le GIP ne se propose pas de parler pour les détenus des différentes prisons. Il se propose au contraire de leur donner la possibilité de parler eux-mêmes, et de dire ce qui se passe dans les prisons. Le but du GIP n’est pas réformiste, nous ne rêvons pas d’une prison idéale : nous souhaitons que les prisonniers puissent dire ce qui est intolérable dans le système de la répression pénale. Nous devons répandre le plus vite possible et le plus largement possible ces révélations faites par les prisonniers eux-mêmes ; seul moyen pour unifier dans une même lutte l’intérieur et l’extérieur de la prison. » C’est le 21 mai 1971 que paraît la première brochure du GIP, intitulée Enquête dans vingt prisons.
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[3]
Pour Foucault, la première acception de la notion de discipline est d’ordre historique. C’est pour cette raison qu’il tente de circonscrire les nombreuses technologies disciplinaires dans un espace – celui des institutions – et dans une chronologie précise, dont l’ouverture de la colonie pénitentiaire de La Mettray, en 1840, marque le point d’orgue. Mais cette notion lui permet également d’asseoir une grille d’analyse de la réalité sociale moderne qui explique comment, et selon quels objectifs, notre société est devenue disciplinaire.
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[4]
Foucault définit en détail les quatre grands principes constituant l’« anatomopolitique », à savoir : ces disciplines qui touchent au corps des individus en les obligeant à des répartitions (clôture, quadrillage, attribution d’emplacement fonctionnel, classement) ; celles qui contrôlent l’activité humaine par la mise en place d’une nouvelle gestion technique du temps ; celles qui facilitent l’articulation du corps aux objets grâce à la pratique répétée de l’« exercice » ; enfin, celles qui articulent les trois fonctions précédentes dans des séries qui s’ajustent et se complètent.
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[5]
On a trop souvent retenu de ce livre la problématique du « quadrillage », de l’« enfermement » et plus globalement du « contrôle ». Surveiller et punir ouvre en effet une nouvelle perspective. Il n’est plus question d’un « grand renfermement », comme dans l’Histoire de la folie, mais d’un désencastrement du contrôle qui devient de plus en plus invisible et imperceptible. L’objectif est donc de dévoiler et d’analyser la mise en communication des différents dispositifs disciplinaires dont l’objectif est de généraliser la fonction punitive dans l’espace social.