Notes
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[1]
Pour les distinguer du shopping, nous définirons les courses par l’activité visant à se rendre sur des lieux de vente (souvent un super ou un hypermarché) dans le but de répondre aux nécessités de base du foyer, alimentaires principalement.
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[2]
Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie.
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[3]
Les jeunes sont en proportion plus nombreux à ne jamais faire les courses, même si, a contrario, les hommes des couples de génération récente sont moins nombreux à déclarer ne jamais les faire. La génération à laquelle on appartient est plus déterminante que l’âge [cf. Recours et al., 2005, p. 48-49].
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[4]
Bien qu’il y ait toute une discussion à faire ici sur le don, nous conservons la notion de sacrifice en référence à l’ouvrage de Daniel Miller : Theory of Shopping.
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[5]
À noter que cette séparation domicile-lieu de vente est particulièrement présente et en négociation dans les nouvelles formes de vente par Internet (LeclercDrive, AuchanDrive…). Dans ce cas, « la culture matérielle » domestique mise en jeu est plus masculine (l’ordinateur à domicile et la voiture pour la livraison), ce qui pourrait favoriser une participation masculine.
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[6]
Ces schémas sont régulièrement mis en scène dans les publicités.
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[7]
L’homme interrogé a mis en place un système de « commandes à la maison » sur ordinateur à partir d’un fichier Excel.
« Plutôt que de travailler et d’étudier les courses, tu ferais mieux de les faire ! »
1 Que pourrait nous apprendre sur le sujet féminin l’activité consistant à faire les courses [1], plus précisément quand celles-ci sont faites par les hommes ? Que nous révèle-t-elle sur les échanges et les jeux de don qui participent in fine à la construction des identités de genre ? Partir d’une inversion de situation – observer la participation des hommes dans une activité initialement considérée comme féminine – permet d’étudier en négatif, ou avec un effet de miroir, l’évolution de ce qui se donne, se reçoit et se rend dans l’univers domestique. Nous proposons ici de considérer les courses alimentaires comme un témoin privilégié ou un élément d’analyse de la construction des identités de genre.
2 Il est souvent admis que les achats alimentaires courants sont essentiellement effectués par les « ménagères ». Cependant, certaines études montrent que les femmes ne sont plus seules à les faire. Selon le CREDOC [2], les hommes qui ne font jamais les courses ne représentent plus que 25 % des hommes en 2003 (contre 44 % en 1988) [Recours et al., 2005]. Cela témoigne sans doute d’une certaine influence de la norme égalitaire, très présente dans les interviews. Ainsi, et même si son discours ne prétend pas toujours à l’égalité parfaite, l’homme ne peut plus se permettre de postures totalement inéquitables. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Martyne Perrot que les courses occupent une place particulière dans les tâches domestiques car « elles sont plus souvent que d’autres pratiquées par les hommes et les femmes de façon partagée » [2009, p. 71]. Il semble donc que l’activité consistant à faire les courses soit particulièrement révélatrice des modifications en cours au niveau du fonctionnement et de la répartition des tâches au foyer.
3 Sur le plan macrosociologique, plusieurs facteurs viennent influencer cette participation masculine : la taille de l’agglomération (les hommes qui ne font jamais les courses vivent plutôt en milieu rural), l’âge, la génération [3] ou encore le milieu social (le modèle de la maîtresse de maison qui fait toujours les courses est plus présent dans les familles aisées que dans les classes moyennes et/ou populaires). Bien entendu, l’augmentation de la participation masculine aux courses est également et surtout favorisée par des facteurs structurels comme l’augmentation du nombre de célibataires, l’accroissement de la durée des périodes de célibat au cours du cycle de vie, périodes qui ont un effet sur l’apprentissage des compétences masculines en matière d’activités au foyer.
4 Pour autant, y voir une avancée en faveur de la parité dans le couple serait sans doute aller trop vite en besogne. Cette participation croissante des hommes aux courses alimentaires change en fait assez peu les rapports de genre différenciés. Au contraire, comme nous allons le voir, c’est dans ce domaine domestique des courses, plus que dans d’autres activités ménagères, que l’homme peut le plus facilement faire valoir ou au moins préserver son identité masculine (activité extérieure au foyer, besoin de force physique, valorisation sur le registre du travail, etc.). Les hommes qui font les courses le font de manière différente, en y mettant un sens et un imaginaire distincts. Autrement dit – et c’est ce que nous enseigne une lecture de cette activité à travers le prisme du don –, les jeux de couples domestiques autour du partage des courses sont un élément de compréhension de nouvelles formes d’identification de genre et de rapports entre les sexes.
La part sacrificielle [4] des courses domestiques
5 Il y a quelques années, Daniel Miller invitait, dans le titre d’un chapitre, à « faire l’amour dans un supermarché » [1998]. Par cet énoncé, il voulait mettre en avant la forte dimension affective du rôle des femmes lorsqu’elles font les courses. Il insistait ainsi sur l’idée que s’adonner aux achats domestiques devait être vu comme un acte d’amour, permettant de faire perdurer les liens familiaux, par exemple le lien affectif entre la mère et l’enfant. Ce faisant, il mettait en avant le fait que, derrière cette tâche profane, se cache un sacrifice au « dieu famille » qui donne un supplément d’âme aux courses au-delà des seules dimensions utilitaires et fonctionnelles.
6 Pour la mater dolorosa, les courses féminines se caractérisent alors par le don de soi vis-à-vis des autres membres de la famille. Pendant les courses, dans l’hypermarché, la femme pense aux autres et c’est cet amour qui la porte et la transcende : « L’unique recours pour vaincre la pénibilité est alors l’antique sens du devoir, voire l’éthique sacrificielle ; se donner aux autres à travers l’épreuve de la souffrance », reprend Kaufmann [2005, p 291]. Nous retrouvons, là, un présupposé du don féminin marqué par la maternité et amenant « naturellement » une attention à l’autre et un sens de la dévotion.
7 Cependant, comme toute histoire de don, ce don de soi invite à la possibilité d’être rendu, ou, tout au moins, reçu. Et c’est par la reconnaissance que procure ce don qu’on peut comprendre l’insistance pour conserver cette prérogative particulière :
« Quand tu rentres des courses exténuée, c’est quand même des fois sympa. Tout le monde vient t’aider et voir ce que tu as acheté, si tu as pensé à eux : Oh ! Maman ! T’as pensé à ma crème de marrons ! Ah merci, tu n’as pas oublié mes rasoirs… » (femme, cadre, deux enfants).
9 Autrement dit, au-delà de l’iniquité apparente et de la simple reproduction des différenciations de genre, on peut faire l’hypothèse que les courses alimentaires participent à un certain équilibre dans « l’économie du don domestique ».
10 Toujours dans le même sens, mais à un autre niveau, Campbell [1997] rappelle combien, historiquement, le shopping (ou l’activité de faire les courses) est une activité sexuellement marquée reposant sur une séparation assez précise : les hommes produisent, les femmes consomment. Ce point est important car il amène toute une série de « formations » et d’apprentissages, qu’on retrouve dans différents manuels d’économie domestique, ayant pour but d’inciter la femme au foyer à être économe et à ne pas dépenser maladroitement l’argent que l’homme rapporte. Il n’est donc pas très surprenant de voir que, finalement, c’est le registre du travail qui est souvent mobilisé par les femmes pour expliquer leur souffrance et leurs attitudes négatives vis-à-vis des courses [Barth et Antéblian, 2011]. C’est en s’appropriant les valeurs et représentations masculines du monde productif, en professionnalisant leur activité consommatoire dédiée, qu’elles ont cherché une première forme de reconnaissance. C’est d’ailleurs ce qu’explique Campbell lorsqu’il précise que l’idéologie féminine des courses vient légitimer une façon de faire, une supériorité domestique dont sont exclus les hommes. Leur savoir-faire, leur capital domestique confère aux femmes un rôle dans le couple et au sein de la famille : celui de la bonne épouse. Il en résulte une activité des courses genrée et le fait admis que les femmes ont une attitude plutôt positive vis-à-vis de cette activité, contrairement aux hommes. Ceci est d’ailleurs une critique largement répandue concernant l’activité de shopping qui, elle, est associée au loisir.
11 Ces différents éléments expliquent pour partie les difficultés rencontrées par la femme pour déléguer cette tâche devenue, au fil du temps, hautement symbolique. Si les courses alimentaires sont encore la chasse gardée des femmes, c’est qu’elles leur confèrent un pouvoir non négligeable auquel elles ne sont peut-être pas prêtes à renoncer : celui de donner. Et ce don de soi vient participer à la création d’une identité féminine. Pour paraphraser Kaufmann au sujet du ménage, quitter cette situation de don, c’est se retrouver dans l’obligation d’en recréer une nouvelle ou dans la nécessité de rejoindre le champ du calcul et de la dette, plus marqué par la défense des intérêts personnels [1997]. Autrement dit, il faut, pour laisser son conjoint faire les courses, sacrifier le sacrifice, faire en sorte que cette part de soi-même donnée au foyer et permettant d’acquérir amour, reconnaissance et pouvoir soit redéfinie, redistribuée. On peut même supposer que faire don du pouvoir de faire les courses soit de plus en plus difficile du fait de l’accroissement symbolique de cette tâche, qui résulte de la dévalorisation de la cuisine au profit de l’acte d’achat. En effet, à l’heure des plats préparés et du raccourcissement de la durée de préparation des repas, les courses deviennent un instant central de la vie familiale où il est possible de donner aux autres, l’endroit où l’on peut se donner en faisant plaisir, en attendant la reconnaissance et l’amour du foyer.
12 On retrouve cette conclusion dans un travail de François de Singly [2007] sur la persistance de l’inégalité du partage des tâches au sein des couples et les raisons qui conduisent au fond les femmes à en faire toujours autant. En fait, certaines activités domestiques et éducatives conféraient à celles qui s’y livraient de bon gré des gratifications et des plaisirs, plus un certain pouvoir dans le couple et finalement la marque de leur autonomie et une reconnaissance. Il y a donc, parfois, une ambivalence, assez caractéristique de la période postféministe actuelle, selon laquelle une femme peut à la fois demander une plus grande participation de son mari et ne pas pouvoir déléguer complètement les tâches domestiques :
« Si je le laisse faire les courses, c’est sûr, on va se retrouver avec des trucs dont on n’a pas besoin. Il fera peut-être son possible, mais il n’empêche, soit il oubliera des choses essentielles, soit il ramènera des trucs inutiles » (étudiante, vingt-trois ans).
14 Il n’est donc pas si surprenant que les médias féminins mettent systématiquement en avant des profils de super-maman ou de super-femme en quête d’une pluri-reconnaissance : dans l’économie du travail salarié (comme les hommes) et dans l’économie du don domestique.
Comment les hommes tentent de « rendre »…
15 Afin de rendre compte de la part des hommes qui participent aux courses domestiques et qui, semble-t-il, est de plus en plus importante, on ne peut, ni ne doit, se limiter au seul acte d’achat. En effet, il ressort assez rapidement que la participation des hommes aux courses peut se percevoir à plusieurs niveaux et peut prendre plusieurs formes. La phase d’achat en magasin s’intègre dans un processus social et culturel plus global qui prend en compte une multiplicité d’acteurs et d’interactions, et qui s’inscrit dans un contexte spatial et temporel plus large.
16 Il convient d’abord de noter que la participation de l’homme fait référence à un territoire des courses marqué par un élargissement croissant. Plusieurs études montrent, en effet, que les consommateurs fréquentent plus de magasins qu’auparavant pour leurs courses courantes (4,6 en 2003 au lieu de 3,4 en 1988) [cf. Recours et al., p. 45], favorisant ainsi une augmentation du temps passé et une complexification de l’organisation pour ces tâches fatigantes mais obligatoires. Même s’il s’agit de la représentation commune, les courses ne se réduisent pas à la fréquentation du supermarché, et au-delà du magasin central, les personnes distinguent, pour la catégorie « achats courants », plusieurs types de magasin et d’achat. Cela conduit à revoir le partage effectif des rôles :
« C’est moi qui fais les courses, au moins les trucs basiques. Après, pour le détail, ça dépend : le pain, par exemple, c’est lui qui le prend parce qu’il y a une boulangerie près de son travail. La boucherie, c’est pareil, c’est lui qui y va le week-end parce qu’il connaît le boucher » (femme, cadre, deux enfants).
18 Cet élargissement est souvent mis en avant par l’homme lorsqu’il s’agit de parler de sa participation ; par exemple, pour certains types d’achats pour lesquels l’homme peut être historiquement ou culturellement référent (la viande ou le pain).
19 Nous retrouvons cette idée également chez Perrot [2009] lorsqu’elle évoque les courses plus traditionnelles faites au marché. Elle montre que les hommes qui font les courses au marché ne sont pas responsables des courses répondant aux besoins alimentaires « de base ». Pour ces hommes, au contraire, il s’agit bien souvent d’une activité procurant plutôt du plaisir, et donc assez éloignée des courses à l’hypermarché un jour de foule. Perrot en conclut que le marché est « l’occasion de faire autre chose que les courses », et que cela « n’est pas un privilège de classe mais sans aucun doute celui d’un genre » [ibid., p. 79].
20 Dans le domaine temporel ensuite, les courses ne se limitent pas à l’achat sur le lieu de vente. Elles entrent dans un processus d’approvisionnement beaucoup plus important qui comprend plusieurs étapes : non seulement les achats proprement dits, mais aussi l’élaboration de la liste, le rangement et le stockage, etc.
« Moi aussi, je fais les courses. Bon, je ne vais pas dans le magasin, j’ai horreur de ça, mais je participe à la liste et surtout je range lorsque Jocelyne [sa femme] revient. Bon, en plus, des fois, c’est moi qui y vais pour tous les trucs les plus lourds ou alors je vais carrément avec elle » (ouvrier, deux enfants).
22 En s’appuyant sur la méthode des itinéraires développée par Desjeux [2006], il semble possible de présenter succinctement plusieurs modes de participation qui tiennent compte de ces étapes. À la maison, faire la liste à deux peut être le jeu d’une participation masculine. Cette participation, qui pourrait être perçue comme minime, permet tout de même de limiter la surcharge mentale et cognitive de la préparation [5].
23 Pour ce qui est du déplacement sur le lieu de vente, certaines situations peuvent favoriser une participation ou une équivalence. La présence ou non d’un magasin proche du lieu de travail, par exemple, impliquera plus facilement une participation masculine :
« Pour les courses… On travaille tous les deux, alors chacun y met du sien. Lui, il travaille près du Carrefour, il peut donc y aller de temps en temps. Moi, par contre, je fais les trucs de base pour la semaine au Lidl, qui est sur ma route… » (femme, cadre, deux enfants).
25 Il y a également les hommes qui font les courses avec leur femme. Comme Kaufmann le note pour la cuisine et la préparation des repas, il arrive que la seule présence de l’autre suffise à la participation [2005]. L’idée étant de ne pas se sentir seul pendant cette tâche jugée ingrate et de percevoir chez l’autre une participation minimale.
« Heureusement qu’il vient avec moi ! Il ne manquerait plus que ça ! (Rires.) Bon, c’est pas pour ce qu’il aide vraiment – il pousse le caddie et porte les trucs les plus lourds – mais on décide ensemble des repas, on discute, etc. » (femme, cadre, deux enfants).
27 On notera, ici, l’importance de la participation physique de l’homme (alors que la dépense est plus cognitive chez la femme) que l’on retrouve également dans l’étape suivante du déballage, rangement et stockage. Ainsi, dans la situation où l’homme ne fait pas les courses, il est fréquent qu’il soit amené à décharger et ranger :
« Il m’aide souvent au retour des courses : la plupart du temps, il sort quand il voit que j’arrive et il range avec moi, surtout les trucs lourds… » (employée, deux enfants).
Les dons des hommes qui font les courses
29 Au-delà de cette simple participation, les hommes qui font plus fréquemment les courses s’abritent derrière une idéologie afin de justifier un comportement qui pourrait être perçu comme la marque d’une féminisation. Autrement dit, une des premières questions importantes, pour l’homme, est de savoir comment jouer un rôle initialement féminin sans que cela touche à sa virilité. Campbell [1997] mentionne trois stratégies : tout d’abord, ignorer et éviter le risque identitaire en ne faisant ni les courses ni aucun autre achat (vêtements compris) ; ensuite, participer mais en trouvant des justifications à son comportement ; enfin, mettre en pratique des comportements qui ne porteront pas atteinte à sa masculinité. En reprenant partiellement cette idée, et avec une posture volontairement exagérée, nous proposons de distinguer trois profils d’hommes qui font les courses. L’idée principale étant que lorsque l’homme se met à faire les courses, il n’est pas sûr qu’il développe la même part sacrificielle ni le même « don de soi » que sa compagne et qu’il cherche donc d’autres formes de dons.
Le « castré », la délégation (ou le don de virilité)
30 Il arrive que les courses masculines s’intègrent dans une délégation féminine. L’homme fera alors les courses mais en respectant scrupuleusement le mandat donné par sa femme. On entre dans une sorte de processus d’infantilisation visant à contrôler la délégation (une liste très précise qui peut aller jusqu’au détail du prix, de la couleur ou de la marque du produit ; un contrôle a posteriori des courses avec une reconnaissance positive ou négative). En cas de doute, l’homme pourra aller jusqu’à téléphoner à sa femme au moment où il se trouve sur le lieu de vente [6]. On notera que l’homme peut jouer ce rôle en toute conscience, ce qui lui permet de faire une économie cognitive :
« Ça lui fait tellement plaisir de commander, moi, comme ça, je ne réfléchis pas, je fais ce que l’on me demande de faire, et après, je suis tranquille » (cadre, deux enfants).
32 Le « droit de faire les courses » donné par la femme s’appuie directement sur l’idéologie féminine liée au partage « naturel » des genres : les hommes sont plus dépensiers, ils achètent n’importe quoi, ils oublient l’essentiel, ils ne savent pas faire les courses. Donc, ici, l’homme doit faire les courses « comme une femme ». La femme sacrifie le sacrifice à condition que l’homme lui donne sa virilité.
33 On notera que ce don ne lui vaut pas toujours la reconnaissance de la mater dolorosa. Moins gâté, le pater doloroso fait régulièrement l’objet de considérations négatives :
« Moi, je pars toujours avec une liste faite par ma moitié et quand je rentre après avoir suivi strictement ce qui y était indiqué, je me fais pourrir car il manque des trucs. Quand j’essaye de me justifier en disant que c’est pilepoil ce qui est marqué, on me rétorque qu’il faut savoir lire entre les lignes… » (étudiant en couple).
35 Cela peut inciter l’homme à « faire payer le don » de sa virilité en jouant régulièrement avec les nerfs de sa conjointe, en forçant le trait de l’homme soumis. Cela peut surtout conduire progressivement l’homme à se détacher des courses, à reconnaître son incompétence et à avouer la suprématie féminine en la matière. Avec Kaufmann [1997], on notera que ce jeu « délégation-surveillée-recherche-de-reconnaissance-absence-de-compétence » favorise la technique masculine du « mauvais élève » qui consiste, pour l’homme, à s’enfermer dans un rôle d’incompétent pour contraindre finalement la femme à « reprendre la main » sur la tâche domestique, partant du fait que le niveau d’exigence domestique est fortement genré.
Le « malin », le plaisir et le calcul
36 Dans ce second profil, l’homme accepte de s’atteler à la tâche mais avec une logique de réciprocité et de calcul. À savoir qu’il fait les courses mais en ayant à l’esprit la valeur de son don au foyer. Il cherche alors à équilibrer sa participation avec tout un ensemble de compensations consommées : jeux, plaisirs, liberté de choix des produits :
« C’est vrai que c’est pénible les courses. Mais, en même temps, il faut le faire, alors autant y aller en famille, se faire des petits plaisirs, acheter un truc pour l’un, un truc pour l’autre. Finir les courses par la pizza du soir devant la télé. On essaye de joindre l’utile à l’agréable, comme on dit… » (cadre, deux enfants).
38 Pour reprendre les termes de Kaufmann, on passe alors doucement mais sûrement d’une économie du don de soi au registre du calcul de la dette : « le don de soi s’enracine dans les certitudes et la non-représentation alors que le calcul de la dette tend à l’évaluation et à la négociation » [1997, p 158].
39 Cet hédoniste est doublement gagnant puisque, en faisant les courses, il se place positivement par rapport à la norme sociale participative et que, par ailleurs, cette participation ne se fait pas, comme dans le cas précédent, par une acceptation totale du mandat féminin. L’individu sait sortir du mandat initial par tout un tas de ruses et de braconnages [de Certeau, 1980] :
« En fait, dans la mesure du possible, je suis la liste, mais il arrive que je prenne ce que j’aime et que je dise après qu’il n’y en avait plus » (homme, cadre, deux enfants).
41 C’est aussi l’occasion pour le malin de profiter de cet espace de liberté pour se promener, flâner et voir ainsi des rayons qui le concernent plus spécifiquement et qu’il n’a pas toujours l’occasion de fréquenter seul (disques, livres, hi-fi…) :
« À chaque fois, je m’achète un truc pour me faire plaisir ou, au contraire, je ne prends pas des trucs que je n’aime pas » (homme, cadre, deux enfants).
43 Comme nous pouvons le voir, mises en place de manière plus ou moins conscientes, ces techniques du malin rejoignent deux formes d’analyse du don proposées par Kaufmann dans La Trame conjugale : faire payer le don, par exemple en ne suivant pas volontairement la liste de courses ; la défection secrète, qui « permet alors de jouer sur l’attachement pour compenser le déficit, de se rembourser soi-même en monnaie sentimentale. Par exemple, en s’offrant un plaisir personnel illicite, en mentant, en s’autorisant des rêves éloignés de la morale conjugale, en s’identifiant ailleurs ».
Le « gestionnaire », ou faire les courses « comme un homme » !
45 Avec ce dernier profil, l’homme cherche à prendre en charge la tâche domestique mais à partir de sa propre logique. Autrement dit, face à l’idéologie féminine des courses, il va façonner une idéologie masculine des achats. Ce « gestionnaire » va donc s’appuyer sur les ressorts de son identité masculine pour s’approprier les courses courantes. On retrouvera là des logiques d’opposition classiques qui caractérisent la distinction homme-femme : professionnel vs amateur ; vitesse vs lenteur ; efficacité vs inefficacité ; compétition vs amour ; travail vs loisirs, production vs consommation, économies vs dépenses…
46 Le gestionnaire se caractérise par la prise en charge totale de l’activité des courses courantes. À savoir qu’il ne s’agit plus du tout d’un mandat féminin mais d’un partage des tâches dans lequel il devient « responsable de l’approvisionnement » (on pourrait lui donner le titre de directeur logistique !). Il a complètement intégré le rôle, il va donc faire les courses, mais il va les faire à sa façon. Cela devient son domaine :
« Je veux bien faire les courses, mais alors je les fais à ma manière, sinon, c’est pas la peine » (cadre, deux enfants).
48 Les courses deviennent alors un problème domestique à « gérer » face auquel il va pouvoir mettre en œuvre ses compétences professionnelles. La prise en charge de cette activité, qui peut apparaître encore comme féminine, donne alors lieu à des recherches de valorisation masculine. Cela peut passer par une organisation particulière et jugée plus professionnelle :
« Depuis que je suis à la retraite, on fait les courses ensemble, mais c’est moi qui gère, j’ai fait une liste sur informatique [7] et je la sors quand on part » (retraité).
50 La valorisation peut également passer par le développement d’un esprit de compétition, par la mise en place de petits défis :
« Normalement, je mets vingt-trois minutes du moment où j’arrive sur le parking au retour à la maison. C’est mon record. Bon, j’essaye toujours de faire mieux, mais vingt-trois minutes, c’est difficile à battre ! » (homme, cadre, trois enfants).
Conclusion
52 Les éléments de réflexion proposés ici tentent de témoigner d’une prise en compte du registre du don dans la construction de l’identité de genre. Car les tentatives pour réduire les inégalités domestiques ne peuvent passer que par un travail de fond sur ce qui se donne entre les hommes et les femmes. À partir de cette logique, on a pu voir que la reproduction n’est pas nécessairement synonyme d’une domination de l’homme sur la femme. Les courses alimentaires donnent aux femmes une place symbolique gratifiante qu’elles ne sont pas toujours prêtes à abandonner (ou sacrifier). De leur côté, les hommes qui participent aux courses le font selon des modalités de don différentes et souvent peu valorisées au regard du don de soi féminin.
53 Pour donner à son tour, il faut avant tout que l’homme prenne conscience qu’il est – ou peut être également – un « sujet de don », et qu’il s’affirme comme ayant la capacité de donner. Ce travail sur soi n’est pas simple, et il est tout aussi difficile pour l’homme féministe de se sortir de son rôle de receveur masculin que pour la femme de cesser de donner. Cette sortie de soi de l’homme est d’autant plus complexe qu’elle se heurte parfois à l’impossibilité de sacrifier le sacrifice chez la femme ; impossibilité qui conduit cette dernière à ne pas reconnaître d’autres façons de faire des tâches domestiques et, in fine, d’autres façons de donner. Autrement dit, l’homme qui donne doit pouvoir se construire sans adopter à la lettre le don féminin, en recherchant un don domestique masculin.
54 Inverser la tendance, changer de registre du don n’est pas sans risques sur la structure des inégalités et/ou des équivalences en place. Ces dernières, si critiquables soient-elles, sont depuis longtemps structurantes pour les identités de genre et les rapports entre les sexes. Alors, se pose le problème d’une remise en question qui ne sait pas réellement vers quelles nouvelles redistributions elle va…
Méthodologie
À ces données primaires, a été ajoutée l’analyse de données secondaires récoltées par des étudiants de master en marketing (photos, entretien sur le lieu de vente, questionnaires à domicile). Notre démarche inductive a pour objectif de partir des récits et des entretiens pour remonter progressivement en généralité [Strauss, 1992]. C’est dans cette confrontation empirie/théorie que nous avons donné du corps à nos schémas théoriques et dégagé de nouvelles propositions.
Bibliographie
Références bibliographiques
- BARTH I. et ANTÉBLIAN B., 2011, Les Petites histoires extraordinaires des courses ordinaires. Ethnographie des courses, Éditions EMS, « Societing », Cormeilles-le-Royal.
- CAMPBELL C., 1997, « Shopping, Pleasure and the Sex War », in FALK P., CAMPBELL C., The Shopping Experience, Sage Ed., London.
- DESJEUX D., 2006, La Consommation, PUF, « Que sais-je ? », Paris.
- KAUFMANN J.-C., 2005, Casseroles, amour et crises. Ce que cuisiner veut dire, Hachette Littératures, « Pluriel », Paris.
- — 1997, Le Cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Nathan, « Pocket », Paris.
- MILLER D., 1998, A Theory of Shopping, Polity Press, Cambridge.
- PERROT M., 2009, Faire ses courses, Stock, « Un ordre d’idées », Paris.
- RECOURS F., HÉBEL P., GAIGNIER C., 2005, Exercice d’anticipation des comportements alimentaires des Français, CREDOC, Cahier de recherche, n° 222, décembre.
- SINGLY F., de, 2007, L’Injustice ménagère, A. Colin, Paris.
Notes
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[1]
Pour les distinguer du shopping, nous définirons les courses par l’activité visant à se rendre sur des lieux de vente (souvent un super ou un hypermarché) dans le but de répondre aux nécessités de base du foyer, alimentaires principalement.
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[2]
Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie.
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[3]
Les jeunes sont en proportion plus nombreux à ne jamais faire les courses, même si, a contrario, les hommes des couples de génération récente sont moins nombreux à déclarer ne jamais les faire. La génération à laquelle on appartient est plus déterminante que l’âge [cf. Recours et al., 2005, p. 48-49].
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[4]
Bien qu’il y ait toute une discussion à faire ici sur le don, nous conservons la notion de sacrifice en référence à l’ouvrage de Daniel Miller : Theory of Shopping.
-
[5]
À noter que cette séparation domicile-lieu de vente est particulièrement présente et en négociation dans les nouvelles formes de vente par Internet (LeclercDrive, AuchanDrive…). Dans ce cas, « la culture matérielle » domestique mise en jeu est plus masculine (l’ordinateur à domicile et la voiture pour la livraison), ce qui pourrait favoriser une participation masculine.
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[6]
Ces schémas sont régulièrement mis en scène dans les publicités.
-
[7]
L’homme interrogé a mis en place un système de « commandes à la maison » sur ordinateur à partir d’un fichier Excel.