Notes
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[1]
Version totalement remaniée pour la présente publication. Cette recherche n’aurait pas vu le jour sans le soutien amical d’Alain Caillé, que je remercie également pour ses remarques avisées, et du Laboratoire Sophiapol de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
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[2]
Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes : <www.criviff.qc.ca>
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[3]
« Écrit ou oral, cet accord est passé avec un tiers en échange de certains engagements (paiement d’une somme d’argent, versement d’une part de l’argent gagné en France…) contre divers services de voyage légal ou clandestin (paiement du billet d’avion, du passeport et du visa, transport en voiture, financement d’un passeur, mais aussi promesse d’embauche en France, accès à une place pour se prostituer) » [Simoni, 2010].
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[4]
L’« esclavage moderne » ne se traduit pas uniquement dans le phénomène de la prostitution forcée. De même, l’asservissement pour dettes n’est pas systématiquement lié à un système de « remboursement » par la prostitution. Nous avons mis l’accent sur cet aspect parce qu’il est à la fois le plus documenté jusqu’ici et qu’il permet de poser avec plus d’acuité, nous semble-t-il, le problème du statut des migrantes avant leur départ du pays d’origine.
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[5]
L’objet, ici, n’est pas de se prononcer sur la pertinence des termes de trafic ou de traite, mais d’analyser des situations qualifiées de telles dans les politiques publiques.
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[6]
Telles la Global Alliance Against Trafficking in Women-GAATW et la Fondation Against Trafficking in Women (<www.gaatw.org>).
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[7]
Un esclavage qu’il qualifie d’interne par opposition à l’esclavage externe (mieux connu) des captifs de guerre et condamnés.
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[8]
Terme, rappelons-le, très souvent employé dans la presse, qu’il s’agisse d’ailleurs de prostitution ou de travail forcé, de femmes (dans le premier cas) ou des deux sexes (dans le second cas).
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[9]
En réalité, les trajets migratoires Sud-Sud (et ceux des campagnes des pays pauvres vers les villes) sont au moins aussi importants que les trajets Est-Ouest et Sud-Nord le plus souvent évoqués.
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[10]
Pour le rôle joué par la loi de Sécurité intérieure (18 mars 2003), alors en préparation, dans la difficulté à protéger les victimes premières de ces trafics, c’est-à-dire les femmes contraintes à se prostituer elles-mêmes, cf. en particulier Jacsik [2008] et Monnet [2003].
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[11]
Dispositif national d’accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains Ac. Sé, créé par l’association SRPS-ALC (<www.acse-alc.org>).
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[12]
Comment débusquer et/ou identifier des victimes d’esclavage domestique ou de travail forcé, par exemple ?
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[13]
Le rapport 2002 des Nations unies sur la population donnait 47 % de femmes, soit presque un immigrant sur deux en Europe.
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[14]
L’un des facteurs qui poussent certaines immigrantes à la prostitution volontaire est en effet la possibilité d’un argent acquis rapidement (mais non facilement) et disponible pour des transferts immédiats à la famille [Oso Casas, 2006, p. 93-94].
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[15]
Endettement d’autant plus important que la fermeture de plus en plus drastique des frontières occidentales augmente conséquemment le risque et donc le prix du passage. Fait sur lequel les grandes organisations criminelles mais aussi de petites communautés villageoises s’appuient pour mettre sur pied un commerce de transport humain illégal particulièrement lucratif.
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[16]
Bien des migrants et migrantes franchissent les frontières en échange d’un paiement qui ne met en péril ni leur sécurité, ni leur santé, ni leurs conditions d’existence, exception faite des risques liés à leur présence irrégulière dans le pays de destination, et n’implique aucune forme d’asservissement.
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[17]
Et quand la contrainte de se prostituer est découverte dans le pays de destination, elle peut être minimisée pour une raison sur laquelle nous allons revenir. Ainsi : « Queen ne pensait pas devoir travailler comme prostituée de rue en France, mais elle ne pouvait plus reculer et, surtout, elle voulait rester en Europe. Elle a accepté les conditions et a effectivement travaillé dans la prostitution de rue pendant trois ans » [Guillemaut, 2008, p. 16].
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[18]
Cf. supra, note 12. Sur la signification de l’argent gagné par le biais de la prostitution, voir aussi Oso Casas [2006, p. 94] : « […] parmi les immigrantes qui arrivent en Espagne, certaines ont opté volontairement pour la migration en sachant qu’elles travailleraient dans la prostitution. Et que cette décision peut faire partie d’une stratégie de progrès économique et même d’ascension sociale. » Ainsi que les articles de Pascale Absi et Olivier Douville [2011] : « Plutôt que d’évoquer la sacralité du corps, son inaliénabilité, ou le respect de son destin conjugal et procréateur, les femmes allèguent systématiquement leur emprise sur les hommes et leur argent ainsi que l’ambition qui les a conduit à refuser de se contenter d’un salaire de bonne ou de la pension d’un mari », ou encore de Catherine Deschamps [2011].
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[19]
En France, par exemple, pour obtenir un titre de séjour, une prostituée étrangère est obligée de dénoncer. Elle se voit alors transférée de l’Unité de soutien aux investigations territoriales à la Brigade de répression de proxénétisme : « Dans ce cadre, la victime apparaît comme simple témoin, et jamais à ce jour comme victime de la traite » [Jaksic, 2008, p. 16]. Voir aussi [Monnet, 2003] et [Schweiger, 2011].
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[20]
De manière particulièrement coercitive, avec davantage de contrôle de la part des prêteurs ou des patrons [Oso Casas, 2006, p. 99], mas aussi par le biais de l’autorité des représentants du culte communautaire [Guillemaut, 2008].
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[21]
« Ces populations, particulièrement démunies, vont former un terreau propice au développement d’activités de type criminel qui seront vues pour nombre d’entre elles comme des activités de subsistance indispensables à la survie de leur famille. »
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[22]
Je remercie Anne Ducloux pour cette information donnée à titre personnel. Cf. aussi [Ducloux, 2012].
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[23]
Cf. dans ce même numéro de la Revue du MAUSS l’article de Berthe Lolo : « Le problème de fond […] concerne au premier chef la société qui postule qu’une femme seule ou non mariée appartient à tous les hommes ; partant, elle est assimilée à une prostituée » [2012].
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[24]
Pour un approfondissement de la question de la dette et de l’asservissement qui peut en résulter, voir en particulier les études de Testart [2001] ; Malamoud et alii [1988] ; et Rospabé [1995] sur le statut plus particulier des femmes, qu’il reconsidère sous l’angle d’une dette de vie du groupe social « preneur » de femmes.
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[25]
Des pratiques d’esclavage pour dettes ont persisté jusqu’à la colonisation en Afrique, en Inde et en Asie du Sud-Est. Elles ont été bannies ou n’ont jamais été développées en Amérique du Nord, au Proche-Orient antique et en Occident.
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[26]
Pour un développement sur les conditions d’admission de l’esclavage pour dettes : notamment « une société bâtie en dépendance » (« qui ne fait aucune place au concept de liberté »), la vente d’un fils, d’une épouse…, la possibilité pour le riche de devenir maître (en achetant des esclaves) voir [Testart, op. cit., p. 161-163].
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[27]
Car ici, Testart va à l’appui de Vatin [2011] lorsqu’il précise qu’« une société qui admet la dépendance est […] entièrement bâtie en dépendance », c’est-à-dire que rien ni personne n’est sans maître ni propriétaire. Tout y est alors affaire de plus ou moins grande dépendance [ibid., p. 161].
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[28]
Par exemple, en Afrique, au XVIIIe siècle, dit Testart, les personnes ont « des droits sur d’autres personnes, sur des esclaves, sur des filles à marier dans la mesure où elles rapporteront la compensation matrimoniale […] comme on a des droits sur des choses pour en tirer profit », toutefois ces droits ne concernent pas tous les aspects de la personne et ne sont pas réductibles au seul droit de propriété qu’on a sur l’esclave [2001, p. 82]. Même chose dans la Rome antique, où un femme, même libre, ne peut tester sans autorisation (afin de ne pas être en mesure d’aliéner des biens de la famille) (cf. Eugène Petit, Traité élémentaire de droit romain, Librairie Arthur Rousseau, Paris, 1909).
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[29]
L’une des trois formes de dépendance relative à un endettement citée par Testart est la suivante (à côté du tefa des Chin centraux (confins de la Birmanie), et du gagé (cf. note suivante)) : « […] La réduction en esclavage d’un homme libre pour cause de dettes […] n’est probablement jamais directe ni immédiate : elle passe généralement par une étape intermédiaire au cours de laquelle le débiteur insolvable est d’abord gagé, puis, lorsqu’il s’avère qu’il ne sera jamais capable de se libérer de sa dette, soit qu’elle s’accroisse des intérêts, soit par l’effet du temps, il devient esclave à part entière » [p. 122, nous soulignons].
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[30]
La forme d’asservissement pour dettes dite du « placé en gage » (Afrique, Asie), qui n’est pas de l’esclavage (mais « tout comme », précise bien Testart), se caractérise par l’« assignation à résidence auprès du créancier ; travail et obéissance, sinon servilité ; principe du travail qui ne rachète pas la dette » [ibid., p. 158]. Cf. infra, la saisie automatique de tous les revenus de l’immigrante par le protecteur-proxénète.
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[31]
Selon les propos du directeur de l’association ALC (Nice, France), interrogé par nos soins en 2008 : « Quand on parle d’esclavagisme sexuel, il y a une similitude avec l’exploitation sexuelle (on les trouve dans la rue, ou on les contacte directement), mais ce n’est pas la même mise en danger : elles ne sont pas libres d’aller et venir, et elles ont une dette qui est une forme d’enfermement sans issue. »
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[32]
« Un certain nombre de femmes, surtout les plus jeunes, entreprennent un dialogue avec leur(s) parent(s) dans le but d’obtenir leur aval pour rompre leur contrat ou le renégocier, ce qu’elles ne réussissent pas toujours » [Simoni, op. cit., p. 139].
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[33]
Voir à ce propos les analyses des systèmes de dette en Orient et Extrême-Orient : « C’est le débiteur qui, en se référant aux modèles culturels, apprécie le bien reçu, fixe le montant ainsi que l’échéance du remboursement […] Tout se joue à l’insu du créancier, dans la conscience du bénéficiaire » [Pigeot, 1988, p. 103, nous soulignons].
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[34]
Ce point de vue pourrait bien ne pas toucher que les jeunes femmes. Dans son beau compte rendu critique du livre de Laurent, Beautés imaginaires (dans ce numéro même de la Revue du MAUSS), Roberte Hamayon rapporte : « Dans le contexte actuel d’urbanisation et de libéralisation que connaît le Burkina-Faso, des jeunes prêts à tout pour ne pas retourner au village usent de leur corps comme une chance à saisir ; des hommes parvenus et corpulents draguent de belles femmes pauvres et des femmes mariées aisées paient des étudiants pauvres » [Hamayon, 2012, nous soulignons].
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[35]
Matrones ou premières arrivées accédant au statut d’encadrement (et d’encaissement du remboursement) des nouvelles arrivées.
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[36]
Et dans ce dernier cas, on pourrait dire qu’elles ont accepté une dette (une forme de dépendance) pour se défaire (ou s’arranger) d’une autre dette, celle qui les lie à leur milieu social et culturel d’origine, ou à leur famille.
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[37]
« Les femmes qui ont fui leur famille pour s’extraire de persécutions et qui ont migré vers la France dans le but d’une protection auront tendance à s’émanciper rapidement de la traite », tandis que « celles qui ne sont pas maîtres de leur projet migratoire et qui ont été envoyées en France pour accéder aux ressources économiques du territoire français (y compris par la prostitution) » auront moins tendance à s’émanciper : elles tenteront de détourner une partie de leurs revenus au profit direct de leur famille, « sans que leur exploitant(e) le sache » [Simoni, op. cit., p. 139].
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[38]
« C’est au prorata de l’argent personnellement gagné que l’on parvient à se libérer des obligations communautaires et familiales traditionnelles. »
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[39]
« La liberté moderne est essentiellement l’absence de dette. »
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[40]
Comme au Japon, où l’on dépense « en vertu d’une certaine idée du confort et du progrès accompli dans la vie socioéconomique, par adhésion personnelle à la conscience collective que le Japon est un pays riche » [Cobbi, 1988, p. 160]. Ou encore pour satisfaire les besoins de base de la famille mais aussi « les désirs de consommation » de leurs « petits maquereaux », fils ou frères à qui, témoignent les femmes latino-américaines, elles envoient de l’argent pour leurs chaussures de marque [Oso Casas, 2006, p. 104].
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[41]
« Plus insidieuse est la dette issue du don, car elle oblige sur un registre qui est celui de la reconnaissance du donataire et ipso facto de la déqualification de soi, momentanément ou non, comme être autonome » [Giraud, 2009, p. 46].
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[42]
« La propriété de soi-même est à l’origine de la propriété des “choses”, mais la propriété de soi-même, c’est aussi la liberté ».
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[43]
Pour ne prendre que ce seul exemple : « Dans la partie iranophone de l’actuel Ouzbékistan, l’esclavage était pratiqué et l’enfermement des femmes comme la polygamie permettait de ne voir qu’un “ventre” dans ces jeunes femmes » (A. Ducloux, com. personnelle).
Propos liminaire
1Cet article [1] a été écrit à la suite d’une conférence donnée le 31 mai 2011 à Montréal, lors du colloque « Violences envers les femmes. Réalités complexes et nouveaux enjeux dans un monde en transformation », organisé par le Cri-Viff [2].
2 En 2008, nous avions participé à l’évaluation d’un dispositif public national de mise en sécurité de femmes étrangères qui se prostituent en France. Au cours des enquêtes que nous avons menées alors, il se dégageait de tous les discours entendus et de la documentation réunie que les femmes concernées, toutes migrantes illégales, ne pouvaient appartenir qu’à l’une ou l’autre catégorie : ou entières victimes (de réseaux criminels), ou femmes « autonomes » pourchassées par la police des frontières. Leur situation était rattachée à un phénomène esclavagiste désigné sous le nom de « traite des êtres humains » (« traite des blanches » au XIXe siècle), soit pour la dénoncer comme crime (cf. infra), soit au contraire pour y voir un discours moral destiné à maintenir les femmes dans un statut infantilisant leur déniant tout droit à disposer d’elles-mêmes et de leur corps [Chaumont, 2008].
3 Ces systèmes d’explication nous paraissaient l’un comme l’autre empreints de véracité mais insuffisants à restituer des réalités que nous supposions bien plus complexes, très différentes selon le contexte (historique, migratoire, socio-économique, personnel…), et en tout état de cause irréductibles à une psychologie ou à un destin purement individuel. Aussi, nos contacts avec les travailleurs sociaux des Amis du Bus des femmes, à Paris, une association de défense des droits des « travailleuses du sexe », furent-ils déterminants. Parmi les nombreuses prostituées étrangères arrivées de manière croissante depuis les années 1990 sur le sol français, et que connaissaient ces travailleurs sociaux, certaines tentaient de s’en sortir. La situation nous fut présentée ainsi : ayant fait le voyage jusqu’en France sous la pression amicale d’une voisine, d’un parent, elles avaient contracté une dette auprès de (ou pour payer) un passeur. Et soit il était clair pour elles (ou elles avaient eu vent du « traquenard ») que, pour rembourser, elles devraient se prostituer, soit elles découvraient à l’arrivée que l’« accord » qu’elles croyaient avoir passé (pour le franchissement de la frontière et l’installation dans le pays d’accueil à un tarif donné [3] ) avait changé dans les termes. Dans les deux cas, quelques-unes refusaient d’aller plus loin : elles dénonçaient leur passeur et/ou estimaient avoir remboursé la dette. C’est sur cette piste que nous nous sommes lancée. Et que nous avons découvert que, loin d’être un épiphénomène, la dette monétaire des femmes, dans leur parcours migratoire, décide de leur sort, mais d’une manière spécifique et probablement bien différente des hommes ayant contracté une dette dans les mêmes circonstances. Car la dette dont elles sont redevables est reconnaissance d’une obligation contractuelle mais aussi, bien souvent, d’une obligation familiale ou communautaire.
4 Nous n’entrerons pas, ici, dans le mécanisme de la dette elle-même et de son remboursement. Il nous apparaissait important, au préalable, d’attirer l’attention sur ce fait d’asservissement pour dette qui présente l’intérêt de resituer le phénomène de la prostitution des femmes migrantes [4] dans un système d’organisation sociale plus global, duquel des femmes peuvent chercher paradoxalement, par la voie de la migration accompagnée ou suivie de prostitution, à s’émanciper.
5 Les pages qui suivent tentent de dessiner un cadre un peu général, avec tous les défauts d’un tel exercice. Elles constituent la première étape d’une étude sur le lien entre dette, dépendance et droits de la personne. Nous remercions chaleureusement François Vatin pour ses observations et pour les échanges stimulants que nous avons eus sur le concept éminemment complexe de dépendance [Vatin, 2011].
L’escamotage du mot « dette » dans les recommandations internationales
6 Alors que toutes les études relatives à la prostitution de rue chez les migrantes évoquent un prix du voyage, et plus largement une dette économique éminemment contraignante, les accords internationaux visant à réprimer et punir la traite [5] n’en font pas explicitement état.
7 Le Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, signé à Palerme en 2000 (dit aussi « Convention de Palerme »), définit la traite comme toutes les formes conduisant à l’exploitation d’une personne, c’est-à-dire : « Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité […] » (art. 3 du Protocole). Et cette exploitation comprend « au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes […] ; » (ibid.). Sont mentionnés dans le protocole les termes d’« esclavage » et de « servitude », mais jamais celui de dette, encore moins celui de « servitude pour dettes », notion que l’on retrouve uniquement dans les textes des organisations non gouvernementales [6], ou de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), lesquels n’ont aucun poids juridique.
8 Or si l’on suit Alain Testart, dans son histoire très documentée de l’esclavage non colonial et de la dette [2001], la servitude pour dettes fut l’une des formes les plus répandues au monde d’esclavage [7]. Et tous les cas reconnus explicitement comme relevant de la « traite des êtres humains » ont été associés depuis de nombreuses années, à présent, à une forme d’« esclavage moderne [8] ». Dans ce cas, pourquoi le terme même de dette a-t-il été ainsi escamoté ? La dette serait-elle mineure par rapport à la servitude elle-même ?
9 Nous n’en croyons rien. Bien que peu publicisés jusqu’ici, les travaux menés depuis une dizaine d’années sur la prostitution des étrangères dans les pays riches [9] et ceux issus du croisement interdisciplinaire entre les études sur les migrations et les études de genre montrent, au contraire, combien l’existence d’une dette abusive est ce qui fixe l’étroite frontière entre smuggling et trafficking, entre trafic illégal de migrants et traite proprement dite. Plus largement, ces travaux nous éclairent sur les mécanismes actuels de mise sous tutelle de ces femmes qui ont formé le projet de quitter le sol natal, que ce projet soit libre ou contraint, individuel ou social.
Des organisations de type mafieux nées après la chute du mur
10 Pour ne prendre que l’exemple de la France, l’arrivée en masse, dès le milieu des années 1990, de jeunes femmes issues des pays de l’Est sur le marché de la prostitution – alors que la lutte contre le sida avait autorisé des programmes de substitution de drogues et, dans un même mouvement, permis d’éradiquer une grande part de la prostitution individuelle, liée à la toxicomanie –, alerta les « services de prévention et de réadaptation sociale des prostituées ». Ces derniers, et avec eux les associations et les autorités publiques, constatèrent avec effroi l’apparition d’un vaste trafic humain transnational, porté par des organisations criminelles de type mafieux qui tiraient leur bénéfice d’une prostitution contrainte et particulièrement violente. C’est dans ce contexte que le SRPS de Nice, notamment, sollicité par une police impuissante à protéger des prostituées sans papiers [10] après le démantèlement du réseau de proxénétisme qui les avaient fait venir de force en France, porta les premiers secours à quatre jeunes Ukrainiennes qui tentaient d’échapper à leurs tortionnaires ou complices.
11 Cependant, au contact de plus en plus fréquent de jeunes étrangères, les responsables du SRPS, qui avaient obtenu des pouvoirs publics la mise en place d’un dispositif de « mise à l’abri [11] », commencèrent à comprendre que si ces femmes avaient été effectivement transportées et séquestrées en vue d’être exploitées sexuellement, leur projet de « partir », lui, était bien réel. Le phénomène de la « traite », auquel ils étaient régulièrement confrontés, leur paraissait pourtant difficile à saisir quantitativement mais aussi qualitativement [12], en dépit des études et des expériences partagées au niveau international. Il est manifeste que la grande adaptabilité de ces vastes réseaux criminels – qui déplacent les jeunes femmes régulièrement ou les conduisent à se prostituer dans des lieux privés, à domicile, ou via Internet – au gré de l’évolution législative des pays d’accueil permet difficilement de cerner le phénomène dans toutes ses dimensions.
12 Dans le même temps, l’existence de ces organisations mafieuses a masqué le développement de plusieurs sortes de trafics de moindre ampleur, ou moins visibles, et qui, si elles sont susceptibles de devenir aussi coercitives pour leurs victimes, ne sont pas de même nature ou, plus exactement, ne sont pas nées dans le même contexte local, qu’il est important de restituer, à chaque fois, dans toute sa complexité.
13 Mais avant de poursuivre et de dire en quoi ces derniers trafics sont spécifiques, et quelles conséquences on peut en tirer, revenons à l’idée du souhait ou du projet de départ évoqué plus haut.
Le souhait du départ des migrantes : liberté et contraintes
14 En s’intéressant aux mouvements effectués par les femmes [13] entre les différents pays ou d’une région à l’autre, les sociologues du phénomène migratoire qui ont introduit le critère du genre dans leurs études ont montré que la mobilité des femmes est de moins en moins liée à un regroupement familial et de plus en plus autonome. Ou plutôt, ce départ, si on le considère indépendamment des idées préconçues qui ont prévalu jusque dans les années 1990 – relativement au peu d’initiative que les femmes pourraient montrer [Oso Casas, 2005, p. 47] –, a généralement un but économique. Mais un but « économique » qui n’a rien d’univoque. Émigrer peut en effet signifier partir tout aussi bien à la recherche d’un gain rapide [14] ou d’un revenu permettant de (mieux) subvenir aux besoins des enfants et de la famille [Oso Casas, 2006, p. 104], mais, également, avec la perspective de poursuivre des études et de gagner ainsi une (nouvelle) forme d’indépendance, ou bien, tout bonnement, de réaliser un rêve (cf. infra).
15 Cependant, la volonté d’émigrer, si elle n’est pas entièrement contrainte à l’origine, ne repose pas pour autant sur un « calcul rationnel » [Oso Casas, ibid., p. 94] purement individuel. Non seulement elle est fortement déterminée par le poids du réseau social d’appartenance (famille, voisinage, communauté religieuse [Guillemaut, 2008]…) en ce qu’il est susceptible de faciliter la mobilité des femmes et leur intégration dans le pays de destination. Non seulement elle est encouragée, en fin de compte, par les perspectives d’emploi qui s’offrent de manière accrue aux clandestines, dans la domesticité, les soins aux personnes et la prostitution [Oso Casas, 2005, p. 47]. Mais elle est aussi, très souvent, indissociable des pressions exercées par un entourage susceptible de jouer un rôle au moment du départ (incitation, insertion de la jeune femme dans un « circuit » [Guillemaut, ibid.]), au moment de réévaluer la dette [Simoni, 2010, p. 137], ou encore parce que les gains acquis ici (pays d’accueil) font bien plus qu’améliorer l’ordinaire là-bas (pays d’origine) [Oso Casas, 2006, p. 104].
16 Et c’est parce que leur départ n’est rendu possible que par un endettement [15] que le sort des femmes candidates à l’immigration peut en être jeté. Mais pas seulement. En effet, continuons de nous concentrer sur les migrations féminines accompagnées ou suivies de prostitution [16]. La plupart des travaux sérieux sur le sujet, y compris de la part de ceux qui considèrent que les femmes concernées sont pour la plupart de pures victimes prises à ce piège [Philippe, Romano, 2008, p. 28-29], soulignent qu’il n’y a pas toujours eu tromperie sur le fait de prostitution [17]. Ou s’il y a eu tromperie, c’est ou bien sur les conditions de travail à l’arrivée (plus dures qu’imaginées, ou accompagnées de surveillance, de menaces de représailles exercées sur la famille en cas de rébellion…), ou bien sur l’« accord » ayant conduit à l’endettement (le gain réel ne permettant pas de rembourser rapidement, le montant de la dette ou la durée de l’endettement augmentant). Dans ces deux cas, la frontière entre trafic illégal d’immigrants et « traite », ou autrement dit esclavagisme, peut être ténue.
17 C’est ce qu’a particulièrement bien pointé Laura Oso Casas, dont l’étude sur la prostitution de femmes étrangères arrivées illégalement dans la région de la Galice, en Espagne, et dans la majorité des cas seules et de manière autonome, a pu mettre au jour l’existence d’un système d’immigration féminine qui s’est autoalimenté au fil du temps, jusqu’à devenir une sorte de marché, les premières arrivées facilitant la venue des nouvelles et prenant au passage un bénéfice parfois abusif. Ainsi, commente l’auteur, « la pratique est très répandue selon laquelle des immigrées déjà installées, bénéficiant d’une certaine stabilité de leur situation juridique, investissent dans le voyage de tierces personnes (amis, famille, connaissances du pays d’origine) ». Mais il existe « des situations de réel abus et d’exploitation de la part des personnes impliquées dans ce type de trafic d’immigrantes ». La dette peut alors passer d’un prêt ordinaire de 2 000 euros, sans intérêt, à la somme de 9000 euros, un coût largement supérieur à celui du voyage, précise Oso Casas, qui mentionne ces cas « où l’on fait payer des sommes abusives pour les loyers et les charges, profitant de l’ignorance des “dernières arrivées” » [2006, p. 97]. La situation de ces femmes s’aggrave encore lorsque le trafic implique des propriétaires de clubs ou un réseau plus étendu de prostitution [ibid., p. 98]. Ce qui, de notre point de vue, nous ramène à une organisation de type mafieux comme citée plus haut : des femmes venues (ici de leur propre chef) pour accéder au marché de la prostitution, cherchant ainsi un gain rapide [18], parfois le temps d’une saison [Simoni, 2010, p. 137], sont prises au piège d’organisations criminelles de plus ou moins grande ampleur. Aussi, souscrit plus loin Oso Casas : « Le fait est que, pour certaines femmes, ayant une dette, la migration se rapproche effectivement du profil de trafic, tel que le présentent traditionnellement les médias, où les femmes sont emmenées d’un club à l’autre, enfermées, vendues au plus offrant et privées de leurs libertés fondamentales » [Oso Casas, op. cit., p. 98].
18 Cependant, une autre manière de considérer le phénomène de la traite est d’observer ce qui se passe depuis le point de départ, dans le pays d’origine. Laura Oso Casas attire bien évidemment notre attention sur le fait que « parmi les femmes qui ont de fortes contraintes économiques dans leur pays d’origine (cheffes de foyers transnationaux). La nécessité d’économiser et de transférer le plus d’argent possible fait que celles-ci optent pour le travail dans le système de “places”, en résidant dans le club ou l’appartement. La vulnérabilité des femmes est plus forte, l’immigrée est exposée à davantage d’abus et de situations d’exploitation […] » [ibid., p. 104].
19 La dette prend alors une tout autre signification. Outre qu’il peut être particulièrement risqué et difficile, dans les conditions du pays d’accueil, de rompre le contrat (donc cesser de rembourser) et de se mettre à l’abri pour sortir sans danger de la prostitution forcée, sujet que nous n’aborderons pas ici [19], il ne va pas de soi, pour certaines femmes, de se considérer quittes et dans tous les cas d’échapper à leur situation. Soit parce que la contrainte a pris en compte la possibilité qu’elles ont eu de disparaître sans payer et s’est renforcée [20], soit parce que la dette a pour elles une signification symbolique, dans le sens où elle est révélatrice de la place qu’elles occupent au sein de la communauté d’origine et/ou du foyer. Dans ce cas, la dette résulte de liens sociaux. Elle représente notamment ce que les femmes « doivent donner » pour la survie du groupe, comme dans le cas albanais remarquablement étudié par Maryse Chureau [2010, p. 156 [21]], ou encore dans des pays de l’ex-bloc soviétique, par exemple en Ouzbékistan, où les femmes jeunes sont parfois « maintenues en migration de travail pour subvenir aux besoins de la belle-famille [22] ».
20 Mais si l’on observe, encore une fois, le cas des femmes qui ont choisi d’émigrer, pour qui en tout cas ce départ correspond bien à une aspiration personnelle (que celle-ci ait été favorisée ou suggérée), il devient plus malaisé de comprendre pourquoi elles « acceptent » et une dette a priori abusive et la prostitution. En réalité, non seulement les débouchés économiques offerts aux migrantes (légales ou illégales) sont limités, mais, comme nous allons le voir, leur statut de dépendantes peut les conduire « mécaniquement » sur le marché de la prostitution [23], au point qu’une partie d’entre elles n’hésitera pas à en faire une stratégie personnelle visant à terme un tout autre but.
21 Nous ne pouvons donc appréhender ce phénomène que resitué dans son contexte initial, contexte qui nous conduit à voir que non seulement n’importe quel pays ne développe pas ce type de trafic mais que, de plus, le statut originaire de ces femmes dans leur pays ou communauté d’origine importe pour comprendre ce qui en découle lorsqu’elles émigrent.
L’assujettissement pour dette : une forme de dépendance personnelle
22 Faisons tout d’abord un bref détour par l’anthropologie du droit. Ne pouvant, dans les limites de cet article, entrer dans le détail des aspects théoriques très importants relatifs à ce qui lie un débiteur à son créancier [24], nous nous limiterons à tracer à grands traits un dessin de l’assujettissement pour dettes.
23 Deux ou trois choses sont à retenir. Tout d’abord, nous dit Testart [2001] pour ce qui est de l’esclavage non colonial, toutes les sociétés humaines n’acceptent pas l’esclavage pour raisons financières [25]. Les conditions pour que cette institution ait pu se développer sont l’importance accordée à la richesse (au rôle joué par une classe de puissants) et (un « et » inclusif) le statut de dépendant, jusqu’à la possibilité pour un dépendant inférieur d’être acheté et de devenir l’entière propriété d’une autre personne [26]. Or le statut de dépendant, s’il ne leur est pas exclusif [27], concerne au premier chef les femmes, dans le sens où « la femme est partout (en dehors de la société moderne) un être infériorisé, une dépendante, en particulier de son père avant de l’être de son mari […] » [Testart, ibid., p. 193]. Ensuite, asservissement pour dette ne signifie pas toujours esclavage. Pour qu’il y ait esclavage, il faut que la personne asservie ait vu la totalité [28] de ses droits aliénés. En revanche, lorsque le remboursement de la dette se fait attendre, en raison de l’allongement extrême de la période d’asservissement, voire du refus de paiement par les parents, la situation de la personne endettée s’apparente, voire, dans certains cas, mène à l’esclavage [29]. Enfin, le seul moyen de sortir d’une dette financière, quel que soit le système social considéré, c’est de la rembourser. Sachant que ce n’est pas toujours le travail qui rembourse la dette [30].
24 Or qu’observons-nous, exactement, s’agissant des femmes étrangères ayant une dette et qui se prostituent ? Toutes ne sont pas d’emblée « emmenées d’un club à l’autre, enfermées, vendues au plus offrant » [Oso Casas, loc. cit.], loin s’en faut. Néanmoins, plusieurs facteurs font que la dette peut conduire à une forme d’« enfermement sans issue [31] » :
- par exemple les sommes exorbitantes de 30000 à 50000 euros mentionnés pour les femmes nigérianes émigrées en France [Guillemaut, 2008 ; Simoni, 2010]. Du reste, de nombreuses jeunes femmes « expliquent avoir accepté de rembourser une somme d’argent sans se rendre compte de l’importance de son montant » [Simoni, ibid., p. 137] ;
- des conditions de travail insoupçonnées au départ (« la saisie automatique de tous les revenus, la rue, la nuit, l’hiver, le nombre d’heures de travail, l’impossibilité d’envoyer de l’argent à sa famille… » [ibid.]) ou leur durcissement ;
- le refus de la famille d’aider à renégocier la dette [32] ;
- ou encore une augmentation arbitraire et soudaine de la dette à l’arrivée dans le pays d’accueil ou plus tard [ibid., p. 140-141].
26 Pourtant, nous dit ici Guillemaut, « toutes les candidates au voyage considèrent qu’il est déloyal de ne pas s’acquitter de sa dette » [op. cit., p. 21, nous soulignons]. Car cette dette représente, d’une part, ce qui les relie au groupe social d’origine, lequel les soutient et les protège – et/ou parce qu’elles en dépendent statutairement –, jusque dans le pays d’accueil ; d’autre part, ce dont elles sont redevables envers celles et ceux qui leur ont permis d’accéder à leur souhait de franchir les frontières, toutes les frontières (y compris sociales, nous y reviendrons). Même si, dans cette acceptation, demeure une part de sacrifice [Oso Casas, 2006, p. 94 ; Simoni, 2010, p. 137].
Se sentir redevable vis-à-vis de son « bienfaiteur » : le cas nigérian
27 Il faut donc prendre acte de la signification toute symbolique de la dette lorsque le prix du voyage et le fait de devoir se prostituer pour rembourser le dû n’est pas simplement considéré d’un point de vue monétaire mais de ce à quoi cela a permis d’accéder.
28 La passation du contrat, avec ou sans tromperie sur la finalité, nous dit Simoni, est souvent présentée par les migrantes comme « la meilleure, voire la seule option pour des femmes – compte tenu de leur origine géographique ou sociale – de voyager et/ou d’avoir accès aux ressources de la prostitution […] » [2010, p. 137]. Voire d’assouvir un rêve. Dès lors, leur maintien dans une situation d’assujettissement dépend bien sûr de la nature du trafic dont elles ont été l’objet mais également de la manière dont elles se sentent « en dette », dans leur « conscience » même [33], vis-à-vis des tiers : passeurs et intermédiaires, famille, amis. Pour Françoise Guillemaut, ces femmes « se sentent moralement et humainement redevables » envers les personnes qui leur ont permis de satisfaire leur ambition, « c’est une question presque d’honneur », et « ceux que nous nommons “proxénètes” est pour elles un “sauveur” » [2008, p. 16] [34].
29 Guillemaut nous raconte des histoires. Celles-ci nous intéressent parce qu’elles mettent à mal toutes les représentations stéréotypées que l’on peut se faire des victimes de la traite. Dans le même temps, elles nous dévoilent l’existence de systèmes d’entraide ou d’obligations mutuelles qui pourraient bien s’être dégradés, en mettant sur pied un moyen d’exploitation fort lucratif, face au désir de partir de femmes jeunes (attirées par la possibilité d’une autonomie), combiné à la fermeture des frontières (qui supposent l’appui d’un intermédiaire) et aux débouchés réels ou supposés dans les pays riches.
30 Queen est instruite et appartient à la classe moyenne. Son père est directeur d’un établissement secondaire privé, mais elle n’approuve pas les projets qu’il a formés pour elle. Ses espoirs de devenir réalisatrice de cinéma à Lagos ayant échoué :
« Elle décide de partir en Europe et se met en quête d’un intermédiaire. Elle le trouve et conclut un contrat oral avec lui [pour travailler] dans l’industrie du divertissement. Queen ne pensait pas devoir travailler comme prostituée de rue en France, mais elle ne pouvait plus reculer et, surtout, elle voulait rester en Europe. Elle a accepté les conditions et a effectivement travaillé dans la prostitution de rue pendant trois ans » [Guillemaut, ibid., p. 16].
32 Nelson, elle, vingt-deux ans, a été scolarisée jusqu’à dix-huit ans. Elle est l’aînée de la troisième femme de son père et a dû arrêter des études qui coûtaient trop cher :
« J’ai eu la connaissance de la possibilité d’accéder au voyage “organisé” en Europe, j’ai proposé à ma mère de partir […] les pères chez nous ils s’en fichent. Il a vu la possible rentrée d’argent et a été finalement d’accord. Dans la ville où j’habite, il y a un homme influent, et très riche. Il se nomme “Benny”, et c’est un ami de mon père. Mon père avait rendu service à cet homme, et donc, il peut me rendre service à moi. “Benny” organise des voyages en Europe. En fait, tous les villages ont leur “Benny” […] J’ai négocié directement avec lui ; même les personnes qui n’ont pas beaucoup d’argent peuvent partir, car une fois en Europe, tout le monde rembourse […] Il était prévu que je paie pendant un an […] je devais rencontrer B (une femme nigériane). C’est à elle que je remets l’argent pour le “Benny” » [ibid., p. 13].
34 Comme d’autres candidates au départ, Nelson a donc « négocié directement » pour « une somme exagérée » qu’elle qualifie elle-même de « business » [ibid., p. 15]. En fait, si l’on suit bien les récits de Françoise Guillemaut, on perçoit, dans les parcours de Queen et Nelson, au moins trois formes de dettes qui se répondent ou se recouvrent l’une l’autre :
- La dette en argent qui leur a permis de voyager jusqu’en France. Le paiement est élevé (abusif, jugerait-on), mais elles considèrent que…
- … « c’est le business » : autrement dit, leur position de dépendante autorise le facilitateur à demander un prix élevé. Ou bien : leur position de membre de la communauté leur fait accepter qu’il puisse exister un tel « business », lequel aide la communauté à survivre. Elles se doivent à leur communauté d’origine.
- La dette initiale entre les membres de la famille, dans ce que nous pourrions nommer un système d’obligations mutuelles : celle qui fait que « mon père avait rendu service à cet homme, et donc, il peut me rendre service à moi ».
36 La dette d’argent se trouve ainsi enchâssée dans des relations sociales. Si Queen ou Nelson ne paient pas, elles savent que leur famille risque d’être prise à parti, et cette situation leur paraît « extrêmement banale » [Guillemaut, ibid., p. 15]. Car cette dette est issue d’un don. Guillemaut évoque aussi le cas de ces autres jeunes femmes qui, « une fois leur dette payée, continuent de travailler dans le système ». En effet, devoir à sa famille, ce n’est pas seulement « devoir rendre » [Malamoud, 1988, p. 9] un dû en argent. C’est aussi ce que les femmes sont supposées donner (à leur tour) à la famille.
Refuser la dette : un forme de résistance et d’émancipation
37 Bien sûr, se sentir redevable ne suffit pas pour accepter des conditions de vie particulièrement éprouvantes. Les pressions exercées sont souvent très fortes. Pour prendre l’exemple nigérian, l’accord est né et s’est consolidé (avec l’appui de la religion parfois, et avec l’aide des femmes elles-mêmes [35]) au sein d’un système d’obligations mutuelles qui, perverti, paraît avoir évolué vers un trafic de type mafieux. Les immigrantes se retrouvent dans un système où elles ne sont pas isolées mais intégrées dans un circuit puis dans un réseau de contrôle social et où leur proches parents, parfois, les incitent à ne pas renégocier leur dette. Outre les fortes contraintes administratives et juridiques exercées dans le pays d’accueil (cf. note 19), les représailles exercées, si elles ne respectent pas leurs engagements, sont sérieuses : perte de l’aide communautaire dans le pays d’origine et le pays d’accueil, rejet social, contrôle de la liberté de mouvement, séquestration, perte d’un bien foncier engagé par sa famille, représailles physiques sur les proches, mort… [Simoni, op. cit., p. 136-137].
38 Refuser de rembourser l’intégralité des frais, ou cesser les paiements, représente donc un risque élevé sur le plan moral et psychologique, et par surcroît, dans un pays qui ne veut pas d’elles, sur le plan social. Toutefois, pour des jeunes femmes qui dès le départ ont fui une oppression et/ou cherché à s’émanciper d’un lien traditionnel [36], mais aussi pour celles qui avaient accepté (consciemment ou non) leur exploitation comme la norme [37], la prise de conscience peut être rapide. La dette initiale, qu’elle se traduise par une augmentation arbitraire des intérêts (assimilable à une rupture de « contrat ») ou par toute autre forme d’excès ou d’abus de confiance déjà citée, les expose effectivement à un abus de droits susceptible de modifier leur statut personnel : d’indépendante en dépendante, ou de dépendante en esclave. Trompée dès le départ, Queen, après trois ans de prostitution de rue, rompt tout lien avec son passeur et s’en remet aux autorités françaises comme victime de trafic. Après qu’elles ont remboursé 50 000 euros, une demande de 2 000 euros supplémentaires convainc plusieurs autres femmes nigérianes de se pourvoir au pénal [Simoni, op. cit., p. 140]. S’ils diffèrent les uns des autres, les cas de ces femmes qui estiment avoir rempli leur contrat et être quittes sont loin d’être isolés. Et décider que l’on est quitte, c’est se défaire de sa dette et de son statut d’obligé. S’émanciper de la dette prend alors le sens d’une émancipation personnelle.
Conclusion
39 Nous assisterions ainsi paradoxalement, chez les femmes dites victimes de trafic ou de traite, à une tentative d’émancipation de type « moderne » : par le gain monétaire tout d’abord [Caillé, 1995, p. 9 [38]], puis par l’absence de dette [Godbout, 2000, p. 47 [39]]. En tant qu’il est accès à un revenu propre, le gain monétaire les affranchit potentiellement du lien d’appartenance familiale ; même s’il apparaît aussi, probablement, comme le miroir d’un mode de vie auquel elles-mêmes et leur propre famille aspirent [40]. Et en affichant leur volonté de circuler librement, au-delà des frontières mais aussi hors du réseau social, elles ne manifestent rien d’autre qu’une volonté de s’émanciper du don de soi [41] pour devenir propriétaires de soi [Fauchère, 1991, p. 410 [42]]. Au passage, le risque encouru aura été le prix à payer pour sortir de la dépendance [Charles-Nicolas, Valeur, 1991, p. 401 ; Simoni, op. cit., p. 137].
40 Interroger le lien entre dette (vs don), dépendance et droits de la personne, c’est donc tenter de comprendre ce qui se joue dans ces systèmes d’échange qui conduisent à un enrichissement de la communauté d’origine [Simoni, op. cit., p. 141] mais qui représentent aussi, le plus souvent, des normes d’exploitation et de mise sous tutelle des femmes, voire la résurgence de pratiques anciennes d’esclavage [43]. Or les textes ou recommandations internationales sur la traite, s’ils se situent, bien logiquement, dans le champ des violences contre les femmes ou de la criminalité, ont écarté la question de la servitude pour dettes, pourtant capitale en termes d’abus de droits et d’emprise sur la personne des femmes.
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- VATIN F., 2011, « Dépendance et émancipation : retour sur Mannoni », Revue du Mauss semestrielle, n° 38, 2e semestre, p. 115-132.
Notes
-
[1]
Version totalement remaniée pour la présente publication. Cette recherche n’aurait pas vu le jour sans le soutien amical d’Alain Caillé, que je remercie également pour ses remarques avisées, et du Laboratoire Sophiapol de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
-
[2]
Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes : <www.criviff.qc.ca>
-
[3]
« Écrit ou oral, cet accord est passé avec un tiers en échange de certains engagements (paiement d’une somme d’argent, versement d’une part de l’argent gagné en France…) contre divers services de voyage légal ou clandestin (paiement du billet d’avion, du passeport et du visa, transport en voiture, financement d’un passeur, mais aussi promesse d’embauche en France, accès à une place pour se prostituer) » [Simoni, 2010].
-
[4]
L’« esclavage moderne » ne se traduit pas uniquement dans le phénomène de la prostitution forcée. De même, l’asservissement pour dettes n’est pas systématiquement lié à un système de « remboursement » par la prostitution. Nous avons mis l’accent sur cet aspect parce qu’il est à la fois le plus documenté jusqu’ici et qu’il permet de poser avec plus d’acuité, nous semble-t-il, le problème du statut des migrantes avant leur départ du pays d’origine.
-
[5]
L’objet, ici, n’est pas de se prononcer sur la pertinence des termes de trafic ou de traite, mais d’analyser des situations qualifiées de telles dans les politiques publiques.
-
[6]
Telles la Global Alliance Against Trafficking in Women-GAATW et la Fondation Against Trafficking in Women (<www.gaatw.org>).
-
[7]
Un esclavage qu’il qualifie d’interne par opposition à l’esclavage externe (mieux connu) des captifs de guerre et condamnés.
-
[8]
Terme, rappelons-le, très souvent employé dans la presse, qu’il s’agisse d’ailleurs de prostitution ou de travail forcé, de femmes (dans le premier cas) ou des deux sexes (dans le second cas).
-
[9]
En réalité, les trajets migratoires Sud-Sud (et ceux des campagnes des pays pauvres vers les villes) sont au moins aussi importants que les trajets Est-Ouest et Sud-Nord le plus souvent évoqués.
-
[10]
Pour le rôle joué par la loi de Sécurité intérieure (18 mars 2003), alors en préparation, dans la difficulté à protéger les victimes premières de ces trafics, c’est-à-dire les femmes contraintes à se prostituer elles-mêmes, cf. en particulier Jacsik [2008] et Monnet [2003].
-
[11]
Dispositif national d’accueil et de protection des victimes de la traite des êtres humains Ac. Sé, créé par l’association SRPS-ALC (<www.acse-alc.org>).
-
[12]
Comment débusquer et/ou identifier des victimes d’esclavage domestique ou de travail forcé, par exemple ?
-
[13]
Le rapport 2002 des Nations unies sur la population donnait 47 % de femmes, soit presque un immigrant sur deux en Europe.
-
[14]
L’un des facteurs qui poussent certaines immigrantes à la prostitution volontaire est en effet la possibilité d’un argent acquis rapidement (mais non facilement) et disponible pour des transferts immédiats à la famille [Oso Casas, 2006, p. 93-94].
-
[15]
Endettement d’autant plus important que la fermeture de plus en plus drastique des frontières occidentales augmente conséquemment le risque et donc le prix du passage. Fait sur lequel les grandes organisations criminelles mais aussi de petites communautés villageoises s’appuient pour mettre sur pied un commerce de transport humain illégal particulièrement lucratif.
-
[16]
Bien des migrants et migrantes franchissent les frontières en échange d’un paiement qui ne met en péril ni leur sécurité, ni leur santé, ni leurs conditions d’existence, exception faite des risques liés à leur présence irrégulière dans le pays de destination, et n’implique aucune forme d’asservissement.
-
[17]
Et quand la contrainte de se prostituer est découverte dans le pays de destination, elle peut être minimisée pour une raison sur laquelle nous allons revenir. Ainsi : « Queen ne pensait pas devoir travailler comme prostituée de rue en France, mais elle ne pouvait plus reculer et, surtout, elle voulait rester en Europe. Elle a accepté les conditions et a effectivement travaillé dans la prostitution de rue pendant trois ans » [Guillemaut, 2008, p. 16].
-
[18]
Cf. supra, note 12. Sur la signification de l’argent gagné par le biais de la prostitution, voir aussi Oso Casas [2006, p. 94] : « […] parmi les immigrantes qui arrivent en Espagne, certaines ont opté volontairement pour la migration en sachant qu’elles travailleraient dans la prostitution. Et que cette décision peut faire partie d’une stratégie de progrès économique et même d’ascension sociale. » Ainsi que les articles de Pascale Absi et Olivier Douville [2011] : « Plutôt que d’évoquer la sacralité du corps, son inaliénabilité, ou le respect de son destin conjugal et procréateur, les femmes allèguent systématiquement leur emprise sur les hommes et leur argent ainsi que l’ambition qui les a conduit à refuser de se contenter d’un salaire de bonne ou de la pension d’un mari », ou encore de Catherine Deschamps [2011].
-
[19]
En France, par exemple, pour obtenir un titre de séjour, une prostituée étrangère est obligée de dénoncer. Elle se voit alors transférée de l’Unité de soutien aux investigations territoriales à la Brigade de répression de proxénétisme : « Dans ce cadre, la victime apparaît comme simple témoin, et jamais à ce jour comme victime de la traite » [Jaksic, 2008, p. 16]. Voir aussi [Monnet, 2003] et [Schweiger, 2011].
-
[20]
De manière particulièrement coercitive, avec davantage de contrôle de la part des prêteurs ou des patrons [Oso Casas, 2006, p. 99], mas aussi par le biais de l’autorité des représentants du culte communautaire [Guillemaut, 2008].
-
[21]
« Ces populations, particulièrement démunies, vont former un terreau propice au développement d’activités de type criminel qui seront vues pour nombre d’entre elles comme des activités de subsistance indispensables à la survie de leur famille. »
-
[22]
Je remercie Anne Ducloux pour cette information donnée à titre personnel. Cf. aussi [Ducloux, 2012].
-
[23]
Cf. dans ce même numéro de la Revue du MAUSS l’article de Berthe Lolo : « Le problème de fond […] concerne au premier chef la société qui postule qu’une femme seule ou non mariée appartient à tous les hommes ; partant, elle est assimilée à une prostituée » [2012].
-
[24]
Pour un approfondissement de la question de la dette et de l’asservissement qui peut en résulter, voir en particulier les études de Testart [2001] ; Malamoud et alii [1988] ; et Rospabé [1995] sur le statut plus particulier des femmes, qu’il reconsidère sous l’angle d’une dette de vie du groupe social « preneur » de femmes.
-
[25]
Des pratiques d’esclavage pour dettes ont persisté jusqu’à la colonisation en Afrique, en Inde et en Asie du Sud-Est. Elles ont été bannies ou n’ont jamais été développées en Amérique du Nord, au Proche-Orient antique et en Occident.
-
[26]
Pour un développement sur les conditions d’admission de l’esclavage pour dettes : notamment « une société bâtie en dépendance » (« qui ne fait aucune place au concept de liberté »), la vente d’un fils, d’une épouse…, la possibilité pour le riche de devenir maître (en achetant des esclaves) voir [Testart, op. cit., p. 161-163].
-
[27]
Car ici, Testart va à l’appui de Vatin [2011] lorsqu’il précise qu’« une société qui admet la dépendance est […] entièrement bâtie en dépendance », c’est-à-dire que rien ni personne n’est sans maître ni propriétaire. Tout y est alors affaire de plus ou moins grande dépendance [ibid., p. 161].
-
[28]
Par exemple, en Afrique, au XVIIIe siècle, dit Testart, les personnes ont « des droits sur d’autres personnes, sur des esclaves, sur des filles à marier dans la mesure où elles rapporteront la compensation matrimoniale […] comme on a des droits sur des choses pour en tirer profit », toutefois ces droits ne concernent pas tous les aspects de la personne et ne sont pas réductibles au seul droit de propriété qu’on a sur l’esclave [2001, p. 82]. Même chose dans la Rome antique, où un femme, même libre, ne peut tester sans autorisation (afin de ne pas être en mesure d’aliéner des biens de la famille) (cf. Eugène Petit, Traité élémentaire de droit romain, Librairie Arthur Rousseau, Paris, 1909).
-
[29]
L’une des trois formes de dépendance relative à un endettement citée par Testart est la suivante (à côté du tefa des Chin centraux (confins de la Birmanie), et du gagé (cf. note suivante)) : « […] La réduction en esclavage d’un homme libre pour cause de dettes […] n’est probablement jamais directe ni immédiate : elle passe généralement par une étape intermédiaire au cours de laquelle le débiteur insolvable est d’abord gagé, puis, lorsqu’il s’avère qu’il ne sera jamais capable de se libérer de sa dette, soit qu’elle s’accroisse des intérêts, soit par l’effet du temps, il devient esclave à part entière » [p. 122, nous soulignons].
-
[30]
La forme d’asservissement pour dettes dite du « placé en gage » (Afrique, Asie), qui n’est pas de l’esclavage (mais « tout comme », précise bien Testart), se caractérise par l’« assignation à résidence auprès du créancier ; travail et obéissance, sinon servilité ; principe du travail qui ne rachète pas la dette » [ibid., p. 158]. Cf. infra, la saisie automatique de tous les revenus de l’immigrante par le protecteur-proxénète.
-
[31]
Selon les propos du directeur de l’association ALC (Nice, France), interrogé par nos soins en 2008 : « Quand on parle d’esclavagisme sexuel, il y a une similitude avec l’exploitation sexuelle (on les trouve dans la rue, ou on les contacte directement), mais ce n’est pas la même mise en danger : elles ne sont pas libres d’aller et venir, et elles ont une dette qui est une forme d’enfermement sans issue. »
-
[32]
« Un certain nombre de femmes, surtout les plus jeunes, entreprennent un dialogue avec leur(s) parent(s) dans le but d’obtenir leur aval pour rompre leur contrat ou le renégocier, ce qu’elles ne réussissent pas toujours » [Simoni, op. cit., p. 139].
-
[33]
Voir à ce propos les analyses des systèmes de dette en Orient et Extrême-Orient : « C’est le débiteur qui, en se référant aux modèles culturels, apprécie le bien reçu, fixe le montant ainsi que l’échéance du remboursement […] Tout se joue à l’insu du créancier, dans la conscience du bénéficiaire » [Pigeot, 1988, p. 103, nous soulignons].
-
[34]
Ce point de vue pourrait bien ne pas toucher que les jeunes femmes. Dans son beau compte rendu critique du livre de Laurent, Beautés imaginaires (dans ce numéro même de la Revue du MAUSS), Roberte Hamayon rapporte : « Dans le contexte actuel d’urbanisation et de libéralisation que connaît le Burkina-Faso, des jeunes prêts à tout pour ne pas retourner au village usent de leur corps comme une chance à saisir ; des hommes parvenus et corpulents draguent de belles femmes pauvres et des femmes mariées aisées paient des étudiants pauvres » [Hamayon, 2012, nous soulignons].
-
[35]
Matrones ou premières arrivées accédant au statut d’encadrement (et d’encaissement du remboursement) des nouvelles arrivées.
-
[36]
Et dans ce dernier cas, on pourrait dire qu’elles ont accepté une dette (une forme de dépendance) pour se défaire (ou s’arranger) d’une autre dette, celle qui les lie à leur milieu social et culturel d’origine, ou à leur famille.
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[37]
« Les femmes qui ont fui leur famille pour s’extraire de persécutions et qui ont migré vers la France dans le but d’une protection auront tendance à s’émanciper rapidement de la traite », tandis que « celles qui ne sont pas maîtres de leur projet migratoire et qui ont été envoyées en France pour accéder aux ressources économiques du territoire français (y compris par la prostitution) » auront moins tendance à s’émanciper : elles tenteront de détourner une partie de leurs revenus au profit direct de leur famille, « sans que leur exploitant(e) le sache » [Simoni, op. cit., p. 139].
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[38]
« C’est au prorata de l’argent personnellement gagné que l’on parvient à se libérer des obligations communautaires et familiales traditionnelles. »
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[39]
« La liberté moderne est essentiellement l’absence de dette. »
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[40]
Comme au Japon, où l’on dépense « en vertu d’une certaine idée du confort et du progrès accompli dans la vie socioéconomique, par adhésion personnelle à la conscience collective que le Japon est un pays riche » [Cobbi, 1988, p. 160]. Ou encore pour satisfaire les besoins de base de la famille mais aussi « les désirs de consommation » de leurs « petits maquereaux », fils ou frères à qui, témoignent les femmes latino-américaines, elles envoient de l’argent pour leurs chaussures de marque [Oso Casas, 2006, p. 104].
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[41]
« Plus insidieuse est la dette issue du don, car elle oblige sur un registre qui est celui de la reconnaissance du donataire et ipso facto de la déqualification de soi, momentanément ou non, comme être autonome » [Giraud, 2009, p. 46].
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[42]
« La propriété de soi-même est à l’origine de la propriété des “choses”, mais la propriété de soi-même, c’est aussi la liberté ».
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[43]
Pour ne prendre que ce seul exemple : « Dans la partie iranophone de l’actuel Ouzbékistan, l’esclavage était pratiqué et l’enfermement des femmes comme la polygamie permettait de ne voir qu’un “ventre” dans ces jeunes femmes » (A. Ducloux, com. personnelle).