Couverture de RDM_038

Article de revue

Bibliothèque

Pages 499 à 523

Notes

  • [1]
    Amselle, p. 29.
  • [2]
    Ibid., p. 30.
  • [3]
    Ibid., pp. 52-53.
  • [4]
    Voir l’important ouvrage de Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Le Seuil, « Débats », Paris, 2010.
  • [5]
    Amselle, p. 53.
  • [6]
    Ibid., p. 59.
  • [7]
    Ibid., p. 63.
  • [8]
    Ibid., p. 75.
  • [9]
    Ibid., p. 83.
  • [10]
    Glissant cité par Renaut, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Flammarion, Paris, 2009, p. 326.
  • [11]
    Renaut, ibid., p. 339.
English version

Amselle Jean-Loup, L’Ethnicisation de la France, Lignes, Paris, 2011.

1 La reconnaissance du « droit à la différence », érigée comme une nécessité par la sensibilité anticolonialiste, après avoir joué un rôle largement positif, semble désormais largement pervertie. On observe, en effet, un inquiétant repli sur les identités collectives des groupes stigmatisés. Mais la responsabilité occidentale dans la construction de cet identitarisme ne peut être écartée. En effet, l’exigence adressée aux démocraties de proposer un libéralisme plus hospitalier à la différence n’a pas été suffisamment entendue. Elle s’est, pour l’essentiel, traduite par un renforcement de l’identité majoritaire, renforcement pouvant aller jusqu’à la xénophobie et au racisme. C’est cette triste réalité qui se situe au cœur de l’ouvrage incisif de J.-L. Amselle, dans lequel l’auteur insiste sur les ravages de l’assignation identitaire, notamment sur le bénéfice pour les gouvernants, en termes de détournement des problèmes économico-sociaux, de ce que l’on pourrait appeler une « stratégie de la distraction » : « Enfermer l’individu dans des niches ethnoculturelles, c’est le priver de sa liberté ; c’est aussi fournir à nos politiques de droite comme de gauche un moyen très économe, sinon de résoudre la crise des banlieues, tout du moins de proclamer qu’il est impossible de la résoudre puisque, précisément, elle ne résulte pas de causes économiques et sociales (chômage) mais de causes culturelles [1]. » J.-L. Amselle n’hésite pas à attaquer frontalement « la gauche multiculturelle et postcoloniale » pour laquelle, écrit-il, « la revendication du primat de la culture entre en phase avec le discours postcolonial de plus en plus présent au sein des “issus de la diversité”, c’est-à-dire des groupes auxquels on impose de se ranger derrière le label de la diversité [2] ».

2 Le constat de J.-L. Amselle peut paraître excessivement sévère, mais il est brillamment argumenté. Évoquant, en même temps que la mise en place d’une politique de surveillance, une extension du biopolitique en France, il montre que les deux volets, biopouvoir et surveillance, « qui tombent sous le coup de la critique foucaldienne, sont également confortées en un sens par la montée concomitante des idées postcoloniales, elles-mêmes en partie issues de la French Theory, c’est-à-dire de la gauche déconstructrice heideggérienne ». C’est, poursuit-il, « sur la base de la déconstruction des grands récits issus des Lumières – le récit républicain et le récit de la lutte des classes – qu’a pu se développer à gauche, ou au sein d’une partie de la gauche, un récit postmoderne et postcolonial axé sur la reconnaissance, dans un contexte multiculturel ; de l’ethnicité, de la race, des minorités visibles, en un mot du “fragment” [3] ». Or ce récit a pour effet pervers, et Amselle n’est pas le premier à le souligner [4], de « conforter par une sorte d’effet boomerang l’identité nationale “blanche” catholique dominante, celle des « Français de souche » comme on dit au Front national, ou celle des “souchiens” comme on dit chez “Les indigènes de la République” [5] ».

3 On comprend que le pouvoir politique puisse s’accommoder aisément d’une pareille situation. La fragmentation du corps social sur des bases ethnico-culturelles ou, plus encore, la croyance en la fragmentation permettent en effet « d’opérer une nouvelle découpe du corps social pour en faire un corps politique manipulable [6] ». Il est difficile de rester sourd à l’avertissement de l’auteur : « Mesurer la diversité, ce n’est donc pas seulement l’enregistrer, c’est aussi la faire advenir, la créer [7]. » Ainsi se construit une sorte de raciologie dont les effets nécessaires se mesurent en termes de stigmatisation ethnique (il suffit de songer à l’exemple de la campagne menée contre les Roms en 2010) : « C’est en cela que réside l’aporie de la race – et de la culture – toujours tiraillée entre la subsomption et le raffinement des catégories ethniques [8]. » Amselle, dès lors, considère qu’il existe une sorte d’alliance objective entre le multiculturalisme institutionnel et la xénophobie ambiante dont la conséquence principale est le renforcement des « identités nationales conçues comme “blanches”, chrétiennes ou les deux à la fois [9] ».

4 Peut-on accompagner l’auteur jusqu’au terme de son raisonnement ? S’il est incontestable que la volonté de promouvoir, dans le champ politique, la notion de « droit à la différence », a rendu problématique la reconnaissance d’une communauté de destin liée à l’appartenance à l’humanité commune, il est non moins évident que l’universalisme peut se dégrader en assimilationnisme. Or l’analyse de J.-L. Amselle n’est sans doute pas totalement à l’abri de ce piège. Il est, en effet, difficile de le suivre lorsqu’il cherche à effacer la distinction, essentielle, entre créolité et créolisation. Alors que le premier comporte un caractère essentialiste, le second est radicalement différent puisqu’il implique un processus « capable de produire de l’identique et du différent [10] ». Le métissage culturel apparaît dès lors comme « l’une des conditions d’une combinatoire du Même et du Divers qui ne dissolve pas la diversité [11] ». Glissant emprunte à Deleuze et Guattari l’image du rhizome. Celui-ci doit s’enraciner quelque part, « même dans l’air », ce qui signifie non dans une essence quelconque mais dans un moment d’histoire partagée. Il est dommage que cette dimension n’ait pas reçu l’attention qu’elle me semble mériter.

5 Alain POLICAR

CHOLLET Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2011.

Un plaidoyer bien argumenté en faveur de la démocratie directe

6 Voilà un ouvrage roboratif, à rebours des analyses sceptiques qui appréhendent la démocratie directe comme une chimère du passé. Sous le titre Défendre la démocratie directe, sur quelques arguments des élites suisses, l’ouvrage prend argument du cas suisse, un exemple de démocratie qu’on oublie trop souvent dans la pourtant abondante littérature sur la question, pour déployer un vigoureux plaidoyer en faveur de la démocratie directe aujourd’hui. L’auteur, jeune chercheur au Centre d’histoire des idées politiques et des institutions de l’université de Lausanne, est docteur de science politique, mais il a gardé une salubre distance critique par rapport à la doxa des politologues et avance nombre de propositions iconoclastes.

7 Le premier chapitre donne le ton de l’essai. Il y développe les raisons pour lesquelles il faut défendre la démocratie directe, une posture peu fréquente dans le monde des professionnels de la science politique. Les quatre chapitres suivants exposent le pourquoi et le comment de l’intérêt de la démocratie directe. A. Chollet commence par définir la démocratie, dans une approche d’abord axiologique, complétée dans le chapitre suivant par ses dimensions institutionnelles. Il livre ensuite une petite histoire de la démocratie directe en Suisse et revient, dans le chapitre V, sur les critiques que suscite la démocratie directe avant de conclure par un éloge des citoyens ordinaires.

8 Le plaidoyer repose sur deux arguments qui parcourent l’ensemble de l’ouvrage : le premier expose une conception ambitieuse, forte de la démocratie, le second répond de façon serrée aux critiques que suscite la démocratie directe, deux argumentations illustrées brièvement par l’exemple suisse.

Qu’est-ce que la démocratie ?

9 La démocratie est un sujet à la fois rebattu, aux définitions multiples, réduites néanmoins, le plus souvent, dans l’opinion aussi bien savante que populaire, à la forme représentative qu’elle a prise dans les sociétés contemporaines, voire parfois oublié de façon très significative, comme dans l’ouvrage de Jacques Lagroye, un des manuels de référence de sciences politiques, dont l’index ne cite pas la notion. Interroger le sens axiologique et institutionnel de la démocratie n’est pourtant pas un exercice inutile, comme le démontre Antoine Chollet.

10 Dans son appréhension axiologique, l’auteur distingue quatre dimensions : l’égalité, la liberté, l’autonomie et l’émancipation. À l’instar de Jacques Rancière, A. Chollet souligne la centralité de la notion d’égalité dont il précise de façon pertinente qu’il faut l’entendre comme « égalité politique, c’est-à-dire l’égale participation aux affaires communes ». Avant de revendiquer l’égalité sociale, le principe de l’égalité démocratique repose sur la reconnaissance de l’égale compétence de tous les citoyens, l’égale légitimité de leurs opinions, sous réserve du respect de la règle majoritaire. D’où l’intérêt du tirage au sort. La liberté, deuxième valeur « n’a de sens que si elle est égale pour tous ». L’égale liberté n’a donc rien à voir avec la conception libérale. Le « sens le plus profond de la liberté politique, en fin de compte, c’est celui de pouvoir participer ». L’autonomie apparaît comme la troisième dimension de la démocratie, mais, dans la foulée de Cornelius Castoriadis, A. Chollet refuse les interprétations purement individualistes de ce principe. L’autonomie doit être à la fois individuelle et collective. Si la démocratie s’appuie nécessairement sur des individus autonomes, elle doit également renvoyer à la capacité collective à déterminer ses propres lois et règles. La valeur d’émancipation complète cette définition, en tant qu’action positive de libération (Rancière). La démocratie est un processus tout à la fois d’égalisation, de libération, d’autonomisation et d’émancipation. La démocratie, par conséquent, n’est pas tant un régime qu’un projet agonistique et toujours en mouvement.

11 En tant qu’institutions, pratiques, dispositifs et discours qui donnent corps à l’égalité, à la liberté, à l’autonomie et à l’émancipation, la démocratie s’avère une forme politique difficile à instituer, contradictoire et toujours menacée. Le premier objectif de toute institution démocratique est de faire participer les citoyens. C’est la reconnaissance du fondement ultime de la démocratie, le pouvoir du peuple, mais c’est en même temps la source de son instabilité, de sa précarité. Car la démocratie est l’institution politique qui affirme précisément qu’il ne peut y avoir de science, ou de connaissance objective, des affaires politiques. Pour faire droit à ce principe, une démocratie doit être à la fois directe, participative et délibérative, et réduire l’emprise à la fois des représentants et celle des experts. A. Chollet rejette l’argument de la taille et de la complexité, le monde moderne ne lui paraît pas plus complexe que les sociétés qui l’ont précédées. Nous sommes en revanche en présence de régimes que l’on peut qualifier, à bon droit, d’oligarchiques, d’élitistes ou d’aristocratiques, qui instituent la séparation entre les citoyens et les professionnels de la politique et nient, de fait, l’essence du fait démocratique que représente le pouvoir du peuple.

Les critiques de la démocratie directe

12 Dans son ouvrage, l’exemple suisse est brièvement présenté, puis surtout sollicité pour les critiques qu’elle suscite. A. Chollet fait lui-même une présentation nuancée de la pratique référendaire suisse en tant qu’illustration de la possibilité de la démocratie directe comme de ses difficultés et des ambiguïtés qu’elle véhicule du fait de ses caractéristiques mêmes. Il critique une mythologie qui ferait de la démocratie une manifestation remontant à la nuit des temps suisses. Il ne sous-estime pas plus le rôle des élites politiques qui ont un rôle déterminant concernant l’issue des votes référendaires, dans les initiatives comme dans les campagnes référendaires. Il souligne néanmoins que les votations populaires ont des effets non négligeables : elles affirment le droit de veto du corps civique, légitiment les décisions politiques, relativisent l’importance des élections. Les outils référendaires donnent au citoyen une fonction de contrôle qui s’exerce au moment du vote mais « qui étend ses effets avant et après celui-ci ». Pour A. Chollet, l’idée principale de son ouvrage est néanmoins que « les élites suisses, dans leur grande majorité, nourrissent à l’égard de la démocratie des sentiments pour le moins mitigés, et se font bien souvent les avocates des positions antidémocratiques plus ou moins savamment camouflées ». Il observe que les professionnels de la science politique, toutes écoles confondues, ne sont pas en reste pour stigmatiser cette forme de démocratie, invoquer par exemple l’urgence et la nécessité d’une action forte, ou encore tenir pour acquise la séparation nécessaire entre gouvernants et gouvernés. La réponse à ces critiques nourrit des analyses rigoureuses sur la logique de la critique de la démocratie dont A. Chollet distingue quatre raisonnements-clés.

13 La première critique oppose une élite éclairée à un « peuple » nécessairement ignorant. Les meilleurs esprits – Mosca, James Madison, Schumpeter… – ont alimenté ce discours. Certains accusent la presse, certains partis, des associations ou encore des groupes d’intérêt d’instrumentaliser l’opinion publique, sans s’apercevoir, selon A. Chollet, que c’est la structure des médias, la force ou le mode de financement des partis ou des associations, et l’existence même des groupes d’intérêts sectoriels qui devraient en réalité être mis en cause, et non la démocratie elle-même. La critique de la représentation lui paraît une des tâches les plus urgentes de tout discours démocratique. Il prône une conception délégative du pouvoir : « On devrait déléguer qui vote et parle à ma place et non pas en mon nom comme prétend le faire un représentant. » Il défend, de la même façon, la révocabilité des magistrats, c’est-à-dire la possibilité de lancer un référendum demandant la destitution d’un élu. À l’encontre d’une tradition désormais bien établie, A. Chollet propose de réhabiliter une vision positive de la notion de populisme, qu’il oppose comme son contraire à l’élitisme : « La défense de la démocratie directe doit s’appuyer sur une conception populiste de la politique. » Parler au peuple « ne signifie pas s’abaisser à un niveau inférieur de réflexion, ni flatter de “sombres instincts” », mais articuler un discours politique qui s’adresse à l’ensemble des citoyens. La droite n’est selon lui en rien populiste : « Plutôt que de vouer le populisme aux gémonies, il serait grand temps d’en revendiquer à nouveau l’usage, car c’est bien à la gauche qu’il appartient. »

14 La défense des droits naturels, en tant que la démocratie directe devrait connaître des limites quant aux sujets qu’elle peut aborder, est la deuxième idée bien partagée qu’A. Chollet met en cause. Certes, historiquement, défendre les droits naturels, c’est affirmer des droits contre le pouvoir absolu. Il souhaite cependant souligner que les droits fondamentaux, y compris les droits de l’homme, le droit international, ne sont pas des « textes sacrés » mais le produit d’une décision politique positive : « Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. » Il faut donc défendre ces droits, mais en leur reconnaissant un caractère éminemment politique donc contestable. Hors du pouvoir du peuple, il n’y a pas de fondement ultime à l’action politique dans une démocratie.

15 L’État, plus exactement « la nécessité de disposer d’un appareil d’État cohérent, efficace, souverain et séparé de la société », représente la troisième pensée-clé des défenseurs de la conception représentative des démocraties qu’il soumet à la critique. Selon A. Chollet, le « kratos » ne peut être assimilé au seul État. Une bureaucratie n’est pas l’expression d’une pure rationalité, elle n’applique pas vraiment ses règles. Il n’y a pas plus de science de l’administration que de science politique. L’administration relève de la confrontation des opinions. Aux yeux d’A. Chollet, la souveraineté d’un appareil d’État qui s’autonomise est un danger au moins aussi grand pour la démocratie que l’existence de grands groupes économiques ou d’intérêts fortement organisés. Le fédéralisme lui paraît un rempart contre les dérives bureaucratiques, un moyen de contrôle tout à fait central contre la confiscation du discours politique par l’expertise.

16 Enfin, par rapport à ceux qui identifient la démocratie au désordre, A. Chollet estime qu’il faut revaloriser le désordre. La politique, dans une démocratie, ne vise pas l’ordre, elle vise l’égalité, la liberté, l’autonomie, l’émancipation. Réhabiliter le désordre, c’est contester l’utopie d’une société délivrée de ses divisions internes, c’est rappeler que de telles divisions se recréent en permanence.

Conclusion

17 En conclusion, A. Chollet fait l’éloge des citoyens ordinaires sans idéaliser le contenu de leurs décisions. « La politique est faite d’opinions échangées, débattues, confrontées et, après tout cela, mesurées à l’aune de la règle majoritaire. » Quelles que soient les décisions populaires, elles lui paraissent toujours légitimes. À l’argument souvent avancé que les Suisses sont conservateurs, il objecte qu’on ne peut pas faire démissionner un peuple si ses décisions ne nous conviennent pas. Il faut contester le mythe d’un peuple uni et homogène. C’est la question de savoir qui appartient au peuple et qui n’y appartient pas qui est probablement la question première, originaire de la démocratie. La démocratie repose donc sur ce paradoxe d’un peuple infigurable et néanmoins central. Il appartient à l’éducation civique et aux institutions de donner à ce peuple la capacité d’exercer pleinement la promesse démocratique.

18 Il s’agit d’un plaidoyer bien structuré, aux raisonnements limpides, qui témoigne d’une bonne connaissance de la littérature, à la lecture agréable. Le fait que les systèmes représentatifs libéraux sont exactement adaptés au capitalisme tel que nous le connaissons est une idée assez répandue, la confiance dans la compétence des citoyens ordinaires et dans les dispositifs de démocratie directe comme alternative est moins fréquente. Elle est ici défendue avec talent. On pourrait observer que les analyses d’Arend Lijphart, sur les limites de la règle majoritaire, ou celle d’Amartya Sen qui estime que les défauts de la démocratie exigent plus et non pas moins de démocratie, complèteraient utilement la thèse d’A. Chollet, mais on sait les choix qu’il faut faire pour respecter la contrainte des courts ouvrages tels que celui-ci.

19 Par Antoine BEVORT.

Recensions et brèves, par Alain Caillé

COLLIOT-THÉLÈNE Catherine, La Démocratie sans le demos, PUF, « Pratiques théoriques », Paris, 213 p., 27 euros.

20 Difficile d’imaginer contraste plus grand que celui qui est offert par ce livre de Catherine Colliot-Thélène, la meilleure spécialiste française de Max Weber, et celui d’Antoine Chollet consacré à la démocratie directe (notamment en Suisse) et ici louangeusement commenté par Antoine Bevort. A. Chollet, comme A. Bevort, montre toutes les possibilités effectives de la démocratie directe pour peu qu’on accorde véritablement sa confiance à la démocratie et au peuple. C. Colliot-Thélène, pour sa part, nous invite à nous débarrasser une fois pour toutes de l’idée même de peuple et, bien sûr de celle de souveraineté. Jamais un peuple n’a pu exercer un pouvoir. Celui-ci a toujours été approprié par les gouvernants-dominants et il ne peut pas en aller autrement. Autant pour le versant wébérien. Ce qui a constitué l’essence de la démocratie moderne n’a donc pas été la souveraineté du peuple mais la part de respect des droits subjectifs accordés aux sujets. Longtemps, c’est à l’État national que ceux-ci ont demandé le respect de leurs droits. Les pouvoirs étant maintenant démultipliés, infra ou supra-nationaux tout autant que nationaux, la fiction d’un peuple identifié à la nation étatisée se dissout définitivement. Et l’idée d’une démocratie mondiale, d’une citoyenneté mondiale est une pure illusion. L’argumentaire est intéressant et bien mené. On entend les harmoniques foucaldiennes (pas de souveraineté, juste de la gouvernementalité). Mais n’est-ce pas là jeter le bébé avec l’eau du bain ? Et se débarrasser trop vite de toute représentation de ce que les membres d’une communauté politique (et historique, et culturelle etc.) ont en commun ? Est-il si sûr qu’ils n’aient aucune envie de faire peuple (et cela plus encore pour les couches dites populaires) ? À suivre ce raisonnement, on ne peut plus voir, dans la démocratie, qu’un individualisme généralisé. N’est-ce pas le plus sûr moyen d’assurer sa destruction ?

PULCINI Elena, Invidia. La passione triste, Il Mulino, Bologne, 2011, 168 p., 15 euros.

21 « Pourquoi me haïssez-vous tant ? Je ne vous ai pourtant rien donné ! » Les lecteurs du MAUSS s’en souviennent : c’est cette phrase si parlante de Confucius que Jacques Godbout a placée en exergue de son beau livre, Ce qui circule entre nous (Le Seuil). On ne saurait mieux dire que le remerciement le plus courant auquel doit s’attendre le donateur est l’envie. Ou le ressentiment, qui en est si proche, si bien discuté par Nietzsche, Scheler et Nygren (et mis en lumière, dans les relations entre enfants d’immigrés et autochtones plus anciens, par Julien Rémy). On lira donc avec une attention toute particulière (en italien, malheureusement, sauf à ce qu’en soit faite rapidement une traduction, comme on peut l’espérer) cet ouvrage de notre amie Elena Pulcini qui restitue de manière particulièrement limpide et synthétique tout ce qui s’est dit sur cette « passion triste » (disait Spinoza) – cette unique passion qui n’engendre aucun plaisir, juste une honte inavouable – en littérature, en philosophie ou en psychanalyse. Comment la surmonter ? Par d’autres passions, répond très judicieusement Elena Pulcini (en écho à ce qu’A. Hirschman nous a appris sur la généalogie de la notion d’intérêt). Mais cette autre passion peut-elle être celle de l’authenticité, de la fidélité à soi-même comme elle le suggère in fine ? Il est permis d’en douter. C’est là, en effet, une vertu trop individualiste pour permettre aux envieux de sortir d’eux-mêmes. Seule une idéologie politique nouvelle, une quasi-religion qui mobiliserait en masse pour l’invention d’un monde durable, pourrait, peut-être, faire l’affaire. Le « convivialisme », cette doctrine qui se cherche un peu partout, et qui pose la question de savoir comment les hommes pourraient « s’opposer sans se massacrer » (Mauss), même s’ils ne peuvent plus faire reposer tous leurs espoirs sur la perspective d’un enrichissement sans fin ? Mais, dira-t-on, la condition d’un succès possible du convivialisme n’est-elle pas, justement, que soit contenue l’envie ? On mesure l’importance de la question.

SUE Roger, Sommes-nous vraiment prêts à changer ? Le social au cœur de l’économie, LLL, Paris, 2011, 248 p., 19 euros.

22 Au-delà même de la crise financière, qui n’en est que le symptôme, nous sentons bien que c’est toute notre économie, tout notre monde industriel et postindustriel occidental qui est en train de se défaire. Nous faut-il donc basculer dans une économie et une société de connaissance ? Plus et mieux que cela répond R. Sue, vers une économie et une société des connaissances, qui assument leur dimension résolument plurielle et supra-utilitaire. Vues sous cet angle, ce sont toutes nos institutions qu’il faut radicalement revoir, à commencer par l’école, qui ne garantit que la maîtrise des connaissances qu’elle transmet, de plus en plus éloignées de la culture et du savoir vivants, en allant jusqu’aux relations de travail dans l’entreprise. Mais le principal agent de construction de cette société des connaissances, c’est le monde associatif, seul à même de combler l’écart croissant entre les besoins sociaux et les ressources de l’économie marchande et de l’État (par exemple : les besoins de santé et d’éducation croissent de 10 % par an, l’économie au maximum de 2 %). L’urgence est donc de développer une véritable « politique de l’association » dont l’auteur (qui, curieusement, ne cite pas sous cette rubrique le livre de Jean-Louis Laville qui porte ce titre) présente les principaux traits, à commencer par une institutionnalisation du volontariat. On ne peut que souscrire mais, là encore, reste à désigner l’espace idéologico-politique dans lequel une telle vision doit s’inscrire pour prendre forme et force. Le convivialisme ?

LAVILLE Jean-Louis, Politique de l’association, Le Seuil, Paris, 2010, 360 p., 20 euros.

23 Curieusement, justement, nous n’avons guère parlé de ce livre, il y a un an, au moment de sa sortie, tant il paraissait évident qu’il faudrait en parler longuement. Cette perspective est toujours d’actualité, tant la question débattue par Laville, comme chez Roger Sue mais avec une entrée et une tonalité différentes, est celle d’un souhaitable et possible avenir politique des associations. On trouvera là, notamment, un ample matériau sur l’histoire du projet associationniste saisi dans son rapport à l’économie, et une très utile mise au point sur les différences entre tiers-secteur, économie sociale et économie solidaire, ainsi que sur les impasses d’une approche de la question à travers la théorie économique. Un des points cruciaux mis en lumière est qu’on ne saurait se satisfaire, pour cerner les « spécificités méritoires » de l’économie sociale, du « caractère simpliste de la référence à la non-lucrativité » (p. 204) qui est loin de mettre les organisations de l’économie sociale à l’abri des dérives bureaucratiques ou financières (les hauts salaires peuvent y être particulièrement élevés). C’est donc bien sous l’angle politique du rapport à la démocratie qu’il faut poser la question du statut de l’économie sociale, morale populaire ou solidaire. On en est bien d’accord : il ne peut y avoir « d’autre économie » que pour autant qu’il y a une « autre politique ».

DEWITTE Jacques, Kolakowsk. Le clivage de l’humanité, Michalon, Paris, 2011, 126 p., 10 euros.

24 On a connu, en France, la critique de l’intérieur du marxisme par les anciens marxistes (trotskystes), C. Castoriadis, C. Lefort, F. Lyotard de Socialisme ou Barbarie. On connaît beaucoup moins celle du Polonais Kolakowski. Qu’est-ce qui, dans le marxisme même, a pu conduire au léninisme et au stalinisme ? Son anthropologie, répond Kolakowski, organisée autour de l’idée, résume J. Dewitte, « d’une pureté immédiate, d’une source de vie et de créativité qui n’admet aucune division ni scission interne, et dans la vision eschatologique d’un retour à une unité indivise » (p. 69). Comme toujours, l’exposé de J. Dewitte est admirable de clarté, de sympathie avec l’auteur commenté et de finesse. Mais quelle vision politique alternative adopter ? Dans le sillage du pessimisme chrétien, il faut œuvrer, selon Kolakowski, à l’avènement d’un projet « conservateur-libéral-socialiste ». Pas très loin, peut-être, de l’anarchisme tory que notre ami Jean-Claude Michéa lit chez Orwell.

CALLATAŸ Damien de, Le Pouvoir de la gratuité. L’échange, le don, la grâce, L’Harmattan, Paris, 2011, 182 p., 18 euros.

25 Les lecteurs du n° 35 du MAUSS, intitulé « La gratuité. Éloge de l’inestimable », ont pu apprécier et estimer l’article de Damien de Callataÿ qui, en ouverture de ce numéro, à la fois éclairait l’étymologie de la notion et attirait notre attention sur le fait que la gratuité n’est jamais pensée en tant que telle, ou bien que, alors, elle est souvent confondue avec autre chose (ce qu’on ne paye pas, les biens collectifs ou publics par exemple). Ils trouveront ici l’argumentaire complet : « Au sens fondamental, la gratuité qualifie un rapport sans contrainte pénible aux choses bonnes du monde, c’est-à-dire celles dont les bienfaits sont éprouvés sans qu’aucune peine ne leur soit associée » (p. 166). Elle est étroitement liée à la grâce. Je suis, pour ma part [A.C.], d’autant plus sensible à cette approche qu’elle est parfaitement symétrique à celle que j’ai tenté de développer pour l’économie, en proposant la définition suivante : « L’activité économique a trait aux moyens mis en œuvre pour obtenir des biens ou des qualités désirables – appelons-les des désirables – par une dépense d’énergie pénible parce que contrainte » (A. Caillé, Dé-penser l’économique, La Découverte, Paris, 2005, p. 219). D’où l’on peut déduire qu’il n’est de véritable richesse que de la gratuité. On regrettera cependant que l’auteur s’arrête sur l’ambivalence et les ambiguïtés du don pour rejeter sans vraie discussion le « paradigme du don », qui ne fait guère mystère de ces ambiguïtés, au contraire, et pour plaider in fine pour le partage à la place du don. Est-ce bien la peine de critiquer la charité (identifiée au don, et réciproquement) pour réhabiliter la communion ? En fait, le problème central, pas soulevé, est celui de l’articulation du don et de la donation, et de celle-ci avec la gratuité. Discussion à poursuivre.

KARSENTI Bruno, L’Homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, PUF, « Quadrige », Paris, 466 p., 24 euros.

26 Il n’est pas de lecteur ni de sympathisant du MAUSS qui, ayant lu le beau petit livre de B. Karsenti, Mauss. Le fait social total, n’en ait été aussitôt séduit. Son gros livre L’Homme total, désormais réédité en poche, était moins convaincant pour les Maussiens. Peut-être comprend-on mieux pourquoi en lisant la préface rédigée pour cette réédition. « En fait, y écrit B. Karsenti, L’Homme total a été écrit à l’ombre d’un grand livre, dont il ne représente à certains égards qu’un prolongement, et comme une manière de s’insinuer dans son sous-titre. Les Mots et les choses, de Michel Foucault, se présentait, on s’en souvient, comme une “archéologie des sciences humaines” ». Il est des Maussiens foucaldiens (et réciproquement). Pour ma part, je dirai que les rapports de Foucault à la sociologie en général, et à Mauss en particulier, restent à préciser.

BUCLET Nicolas, Le Territoire, entre liberté et durabilité, PUF-Fondation Nicolas Hulot, Paris, 213 p., 14 euros.

27 Une excellente histoire critique (très appuyée sur Gilbert Rist) de l’idée de développement durable, qui montre bien comment elle ne peut revêtir quelque réalité qu’à l’échelon local et territorial. Les auteurs du MAUSS (S. Latouche, J. Godbout et A. Caillé) sont très fortement mobilisés, et à bon escient. Un premier livre, proprement Maussien, donc, sur le développement durable territorial.

LARA Philippe de (dir.), Naissances du totalitarisme, Le Cerf, Paris, 2011, 256 p., 20 euros.

28 C’est peu dire que nous n’avons pas fini de réfléchir sur les causes, les formes et l’essence du totalitarisme. Pas fini avec le totalitarisme lui-même, très vraisemblablement et malheureusement, sous toutes ses formes, directes, inverses ou transverses. Ce livre, coordonné par Philippe de Lara, qui réunit des textes de B. Bruneteau, E. Gentile, Th. Gonthier, Ph. Raynaud et P. Thibaud, est donc bienvenu. On lira peut-être, plus particulièrement, le texte de Philippe de Lara lui-même, qui revient sur l’interprétation de Louis Dumont, en débat critique avec l’école sociologique française et avec Vincent Descombes ; celui de Paul Thibaud qui, dans le prolongement du livre de Friedrich Heer (Autopsie d’Adolf Hitler, Stock, 1 971), s’interroge sur les sources austro-catholiques de l’hitlérisme, ainsi que celui de Philippe Reynaud, qui esquisse un bref bilan de la portée de l’interprétation, d’abord proposée par Hermann Rauschning, de l’hitlérisme comme « révolution du nihilisme ».

SAPIR Jacques, La Démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011, 258 p., 19,50 euros.

29 Où il est amplement montré, une fois démontés certains artefacts statistiques, que la globalisation économique et financière n’a en définitive enrichi personne, sinon les 1 % les plus riches des populations des pays développés et ceux des pays – asiatiques notamment, la Chine en particulier – qui ont pratiqué un fort protectionnisme, en contradiction parfaite avec les dogmes libre-échangistes censés justifier lesdites globalisations. Et que la crise financière actuelle, qui est la conséquence de la désindustrialisation de l’Occident liée à la globalisation, va très probablement emporter l’euro et provoquer des ravages considérables. Nous sentons tous venir la catastrophe : « Si tout le monde cherche à exporter, on ne peut qu’aboutir à une nouvelle crise généralisée » (p. 228), mais restons tétanisés face à la crainte qu’un changement de trajectoire, i.e. le refus de jouer le jeu libre-échangiste néolibéral, en nous mettant à l’index, ne rende la catastrophe pire encore. Trois séries de mesures pourtant sont possibles, écrit l’auteur, et la France, même isolée au départ, pourrait déclencher un mouvement en ce sens : 1) adopter des mesures de protection contre le « dumping social et écologique » de certains pays ; 2) passer d’une logique de la monnaie unique à celle de la monnaie commune. 3) réécrire les directives européennes concernant la concurrence et les services publics (p. 254-255). Pourquoi pas, en effet ? Et, d’ailleurs, aurons-nous encore le choix, bientôt ? Encore faudrait-il des discours politiques à la hauteur d’un tel défi (Mélenchon, Montebourg et quelques autres : encore un effort pour devenir effectivement crédibles). Et surtout, on aimerait que J. Sapir explicite celle de ses trois propositions qui semble la plus originale : passer de l’euro monnaie unique à l’euro monnaie commune. Et qu’il ne fasse pas l’impasse sur les problèmes écologiques que susciterait sa proposition d’une forte relance de la production industrielle.

MAUCOURANT Jérôme, Avez-vous lu Polanyi ?, Flammarion, « Champs », Paris, 2011, 262 p., 10 euros. Préface d’A. Caillé.

30 Signalons la réédition au format poche de cet ouvrage synthétique et très clair sur Polanyi, sans équivalent en français, dont nous avions repris le premier chapitre, biographique, dans le n° 29 de la Revue du MAUSS semestrielle, « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout marchand ».

POLANYI Karl (traduit et présenté par Bernard Chavance), La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire de la société, Flammarion, Paris, 2011, 420 p., 26 euros.

31 Et signalons aussi, reçue à l’instant même de clore ces recensions, cette traduction enfin faite de The Livelihood of Man, véritable parachèvement de Trade and Market in the Early Empires. En français : Les Systèmes économiques.

GUILLEBAUD Jean-Claude, La Vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds, Les Arènes, Paris, 2011, 280 p., 22 euros.

32 À certains égards, une discussion de ce livre aurait eu toute sa place dans le présent numéro. Inscrit en introduction dans le sillage de la discussion entre Judith Butler et Catherine Malabou (in Sois mon corps. Une lecture contemporaine de la domination et de la servitude chez Hegel, Bayard, 2010), il s’attache en effet à décrire certaines « dominations MUTANTES » de notre temps : celles qui s’exercent, au nom de la libération, à travers une « intrication toujours plus serrée du meilleur et du pire, de la rationalité et de l’idéologie » (p. 23). Mais le titre de ce livre riche et éclairant n’est peut-être pas très heureux. Il ne désigne pas assez clairement son objet. Il faut le lire pour comprendre qui sont les nouveaux pudibonds visés. Non pas une quelconque secte intégriste, mais un curieux alliage, désormais omniprésent, entre un certain féminisme (ou « gendrisme ») déconstructionniste radical et le posthumanisme (déjà bien analysé et critiqué par Jean-Pierre Dupuy) appuyé sur le culte des réseaux, de la santé parfaite et de l’intelligence artificielle version hard (celle qui rêve à la transplantation des cerveaux pour atteindre à l’immortalité). Qu’ont-ils en commun, qui n’apparaît pas tout de suite (d’où l’intérêt de ce livre) ? La haine du corps. Le cheminement mérite qu’on s’y attarde. Comment sera-t-on passé de l’apologie soixante-huitarde de la jouissance au rejet du corps ? Via l’aspiration à la maîtrise absolue de l’individu sur lui-même, qui passe par l’aspiration à la désexualisation (ou dégendrisation) dont le manifeste cyborg de Donna Haraway (« Nous sommes tous des chimères, des hybrides de machines et d’organismes pensés et fabriqués. En un mot, nous sommes tous des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie », cité p. 101) est la plus brillante illustration (le refus de la maternité naturelle en étant le corrélat logique). Comme toujours chez Jean-Claude Guillebaud, le livre est une mine d’informations parfaitement maîtrisée sur tous ces courants de pensée qui donnent d’autant plus froid dans le dos qu’ils ont pignon sur rue. Comment résister à cette haine du corps et de la naturalité pour sauver « la vie vivante » (et la chair du monde selon Merleau-Ponty) ? Tout le monde ne sera peut-être pas convaincu par l’alliance prônée par J.-C. Guillebaud entre un islam ou un christianisme originels (i.e. non cléricalisés) et un nietzschéisme hédoniste revu par Onfray. Mais après tout, pourquoi pas ? Ça ne manquerait pas de sel.

MÉDA Dominique, Travail : la révolution nécessaire, 2009, L’Aube, Paris, 58 p., 8 euros.

33 Il aurait fallu signaler plus tôt ce petit livre, très éclairant (mais mieux vaut tard…). Issu d’une recherche menée au CEE, il fait apparaître un paradoxe français (encore un !) assez saisissant. De tous les pays européens, la France est celui où l’on considère le plus que le travail est important ou très important dans la vie (de 60 à 80 % des personnes interrogées contre 40 %, par exemple, au Danemark ou en Grande-Bretagne, cf. p. 10), où il est question « d’accomplissement de soi et de fierté » (p. 18). Mais il est également celui où l’on désire le plus qu’il occupe moins de place dans la vie (p. 20). Comment expliquer ce paradoxe ? Après avoir examiné plusieurs réponses possibles, D. Méda, constatant que les Français sont aussi ceux qui aimeraient pouvoir consacrer davantage de temps à leur famille (p. 25), conclut à « un dysfonctionnement de la sphère du travail assez spécifique à la France (dégradation des conditions de travail et sentiment d’insécurité de l’emploi) » (p. 26). Que de choses vont particulièrement mal en France, serait-on tenté de dire !

VIROLI Maurizio, Républicanisme, Le Bord de l’eau, Paris, 238 p., 20 euros. Postface de Serge Audier.

34 Par un des plus grands érudits italiens, professeur à Princeton, une brillante reconstitution de l’histoire du républicanisme, qui est également un vigoureux plaidoyer en sa faveur, en discussion active avec Pocock, Skinner et Pettit. Pour l’auteur : « Le républicanisme soutient une théorie complexe de la liberté politique qui incorpore l’exigence libérale et l’exigence démocratique ; et l’on peut dire qu’inversement, le libéralisme et la démocratie sont tous les deux des versions appauvries du républicanisme » (p. 43). L’argumentation est convaincante (comme l’est la mise en lumière, contre les critiques qui assimilent républicanisme et communautarisme, que la vertu exigée par la république n’est pas d’un moralisme exacerbé. Mais il en faut quand même un peu…), surtout si on l’inverse en disant que la démocratie et le libéralisme ne peuvent être satisfaisants qu’à la condition d’intégrer certains des traits prêtés au républicanisme par l’auteur, et notamment la lutte contre toutes les formes de domination. La participation des citoyens aux affaires de la cité est assurément souhaitable, et nécessairement à travers la vie associative. Elle n’est toutefois pas un but en soi, « mais un moyen de protéger la liberté » (p. 68), de réaliser cette lutte contre la domination qui est la marque propre du républicanisme, à la différence du libéralisme qui ne lutte que contre les interférences avec la vie privée (sur la différence, cf. p. 36). La postface de S. Audier, très informée et éclairante comme toujours, met bien en lumière la différence entre ce républicanisme classique, de Cicéron aux théoriciens contemporains, et le républicanisme jacobin à la française.

CHANIAL Philippe, FISTETTI Francesco, Homo donator. Come nasce il legame sociale, Il melangolo, Genova, 2011, 110 p., 12 euros.

35 À signaler cette reprise en italien de l’introduction donnée par Philippe Chanial au volume qu’il a coordonné, La Société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée (La Découverte-MAUSS, Paris, 2008), suivie d’une remarquable présentation philosophique du paradigme du don par Francesco Fistetti.

BRUNI Luigino, La Ferita dell’altro. Economia e relazioni umane, Il Margine, Trento, 2009 (2007) 212 p., 14 euros.

36 Toujours en italien, signalons également cet ouvrage (dont nous avons publié, dans le MAUSS n° 35, une traduction partielle du beau chapitre « Philia, Eros et Agapè ») d’un des chefs de file (avec Stefano Zamagni) de l’importante école de l’economia civile, presque inconnue en France, et qui accomplit en économie politique un travail parallèle à celui des Pocock, Skinner ou Viroli en philosophie politique. Une des entrées spécifiques à ce courant est la théorie des « biens relationnels » dans leur rapport à un bonheur posé comme irréductible à l’utilité subjective individuelle. Ces biens relationnels, liés au plaisir intrinsèque d’une relation sociale non instrumentale, irréductibles aux biens privés ou publics (quid des biens communs ?) se caractérisent par l’importance de l’identité des parties prenantes, par la simultanéité, par la présence de motivations non instrumentales, par leur propriété d’émergence, et par leur gratuité (p. 159 sq.). On l’aura compris : ces analyses sont extrêmement proches de celles du MAUSS. Jacques Godbout et moi-même disions que, dans la relation de don, se manifeste non seulement une valeur d’échange et une valeur d’usage des biens et services transférés, mais d’abord une valeur de lien. C’est précisément cette valeur de lien (mais dont le concept est absent chez Bruni) que vise à cerner le concept de « bien relationnel ». Un des intérêts de cette analyse est qu’elle permet de rendre compte du fameux paradoxe d’Easterlin, la diminution du bonheur malgré la croissance du revenu. La felicità peut décroître malgré l’accroissement des biens privés (et même des biens publics) si la quantité de biens relationnels diminue davantage. Cela étant, faut-il parler en termes de « biens », au risque de rester dans un cadre économiciste ?

DUFOUR Dany-Robert, L’individu qui vient… après le libéralisme, Denoël, Paris, 2011, 385 p., 22 euros.

37 Excellente thèse que celle défendue, dès les premières lignes et les premières pages de ce livre, en rupture avec les discours dominants qui dénoncent – ou célèbrent – l’individualisme aujourd’hui régnant. Ils se trompent profondément, écrit l’auteur pour la bonne raison que « l’individu n’a encore jamais existé ». Il n’est pas là, présent, omniprésent, mais à cultiver et à faire advenir. Ce qui domine, ce n’est pas l’individualisme mais un « égoïsme grégaire ». Bonne formule, là encore. Qui permet un positionnement intéressant, ni progressiste à tous crins, ni réactionnaire : accepter toutes les libérations apportées par la modernité démocratique en rupture avec « l’ancien régime du Père avec ses commandements répressifs », sans céder pour autant aux sirènes du « nouveau régime du Fils avec ses injonctions à la jouissance par le Marché » (p. 37). Voilà qui suppose de faire le tri, parmi les régulations éthiques héritées du passé, entre ce qui était de l’ordre des répressions nécessaires à la lutte contre la pléonexie (le « toujours plus ») et la démesure, et ce qui ressortissait à une surrépression. Condition nécessaire pour mener la véritable politique de civilisation prônée par Senghor puis Morin. Celle-là débouchera sur l’institution d’un individu ou d’un individualisme sympathiques. Où l’on retrouve un écho à nombre de thèses du MAUSS et, plus spécifiquement, au n° 31, « L’homme est-il un animal sympathique ? ». En un mot, l’individu n’est pas toujours déjà-là, à libérer. Il est à instituer. Remarquons simplement – l’auteur ne le dit pas – que c’était le projet même de Durkheim et, en un sens, de la Troisième République. Toujours actuel, donc, en un sens. À actualiser de part en part, en un autre.

STEINER Philippe, Les Rémunérations obscènes, Zones, 2011, 144 p., 12 euros.

38 Dans une inspiration qui fait également écho au MAUSS, en apportant du grain à moudre au projet d’instauration conjointe d’un revenu minimum et d’un revenu maximum – même si l’auteur n’entre pas dans cette discussion –, on trouvera, outre une utile collation des données sur l’explosion des très hautes rémunérations (plus que hautes, interstellaires), une très bonne critique des arguments plus ou moins techniques qui sont avancés pour les justifier. Parfaitement inconsistants, comme on peut l’imaginer. Encore faut-il le montrer.

DORNIER Carole et POULOIN Claudine (dir.), Les projets de l’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743). Pour le plus grand bonheur du plus grand nombre, Presses universitaires de Caen, 296 p., 22 euros.

39 Issu d’un colloque de Cerisy, on lira ou parcourra avec intérêt ce recueil consacré à un précurseur de Bentham, plus connu sous le nom de Bernardin de Saint-Pierre, lu et commenté, à l’époque, dans l’Europe entière (et notamment par Leibniz puis Kant) pour son Projet de paix perpétuelle (1713), et qui témoigne, bien avant Condorcet, d’une foi absolue dans le Progrès. Comment obtenir le plus grand bonheur du plus grand nombre ? On méditera la réponse suivante : « Rien ne contribuerait davantage à augmenter le bonheur du souverain et de ses sujets, que de trouver le secret de les obliger par leur propre intérêt à ne songer qu’à le perfectionner dans les talents de leur condition » (cité p. 132) ; ainsi que l’esquisse d’une mesure des plaisirs et des peines par « les prix en argent de certains plaisirs journaliers » (cité p. 133).

LAVAL Christian, VERGNE Francis, CLÉMENT Pierre, DREUX Guy, La Nouvelle école capitaliste, La Découverte, Paris, 2011, 275 p., 19,50 euros.

40 À certains égards, sur des enjeux aussi lourds et centraux que ceux de l’école et du savoir, ce livre fait œuvre de salubrité publique. Pas vraiment à droite, comme on s’en doute au vu de son titre, il dissipe fortement l’illusion que les remèdes à la crise de l’école puissent venir de la gauche. D’une Gauche standard en tout cas. L’école (et l’Université) n’est pas un sanctuaire agressé « par une marchandisation qui viendrait de l’extérieur » et qu’il suffirait de « sanctuariser ». Le combat principal n’est pas seulement, voire n’est pas tant à mener contre la réduction des effectifs que contre l’application généralisée du New Public Management, telle que mise en œuvre, à l’initiative de la gauche de gouvernement, justement, en 2001, et parachevée par la RGPP en 2007. Les principes et la logique de ce NPM appliqué à l’école et à l’Université – en un mot, la mise en concurrence généralisée de tous contre tous à grand renfort de reporting et benchmarking – sont excellemment décrits, analysés et critiqués, notamment dans le premier chapitre. On regrettera seulement que les perspectives politiques alternatives concrètes ne soient guère évoquées. Pas de discussion, par exemple, de « Refonder l’Université » (O. Beaud et alii). Si nous voulons à la fois conserver et inventer quelque chose, on ne le fera pas avec les seules forces de la gauche politico-syndicale (bien compromise dans cette aventure) ni de la gauche de gauche.

BEAUD Olivier, Les Libertés universitaires à l’abandon ?, Dalloz, Paris, 2010, 345 p., 24 euros.

41 Après l’incroyable et longue grève des universitaires en 2009 contre la loi LRU, tout semble rentré dans l’ordre. Plus personne ne résiste. Tout le monde se rue pour faire partie des Labex (laboratoires d’excellence), et Idex (Initiatives d’excellence) etc. La course à l’excellence est partout. Mais on n’aura peut-être pas oublié le rôle majeur qu’a joué, en 2009, la critique juridique serrée proposée par O. Beaud des décrets d’application de la loi LRU, critique unanimement saluée comme décisive, de la gauche à la droite. Elle est ici développée et replacée dans un contexte plus général. Où l’on mesure à quel point les libertés universitaires sont essentielles à l’idéal universitaire et à l’efficacité des universités. Et combien nous en sommes aujourd’hui éloignés. Tout ce qui a été perdu. Définitivement ?

ATTIGUI Patricia et CUKIER Alexis (dir.), Les Paradoxes de l’empathie. Philosophie, psychanalyse et sciences sociales, CNRS Éditions, Paris, 2011, 475 p., 35 euros.

DE WAAL Frans, L’Âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, Les Liens qui libèrent, Paris, 2010, 391 p., 22,50 euros.

42 On sait toute l’importance qu’a prise la discussion philosophique, anthropologique ou éthologique autour de l’empathie, depuis, notamment, les travaux de Frans de Waal sur les grands singes et la découverte (on lira sur ce point la dernière synthèse qu’il présente sous le titre L’Âge de l’empathie) des neurones miroirs par G. Rizzolati et V. Gallese. On trouvera là l’état le plus actuel de la discussion (ne manquent que les travaux de J. Deety). À lire plus particulièrement, peut-être, le chapitre II, rédigé par V. Gallese, un des deux découvreurs des neurones miroirs, et le chapitre III, de Bérangère Thirioux, qui défend les travaux menés au Collège de France autour de A. Berthoz et G. Jorland. L’école française reproche aux Italiens « d’avoir, jusque là, davantage décrit les mécanismes de la sympathie que ceux de l’empathie, qu’elle continue de manquer en lui refusant ses caractéristiques spatialisante et aperceptive » (p. 94). La discussion, il faut le dire, est d’une grande complexité, puisqu’elle porte à la fois sur le sens courant des mots, sur leur usage dans la tradition philosophique, dans la recherche sur le cerveau et en éthologie, en rapport avec les « théories de l’esprit ». La théorie de l’empathie, par ailleurs, permet-elle d’alimenter la sociologie ou la philosophie critique, en rapport avec la théorie de la réification, telle que revivifiée par Axel Honneth ? Les lecteurs du présent numéro du MAUSS pourront suivre ou auront suivi la discussion serrée que mène sur ce point Christian Lazzeri, également présent dans ce recueil, et la complèteront par la lecture de l’article conclusif d’A. Cukier qui propose, dans le registre de la critique sociale des usages de l’empathie, de distinguer entre dyspathie (la capacité à réguler ou diminuer son empathie), contrôle de l’empathie dans les interactions et désempathie (l’usage de la dyspathie et du contrôle en vue de détruire ou de contrôler l’autre et son empathie), p. 402.

JORION Paul, Le Prix, Éditions du croquant, Paris, 2010, 364 p., 23 euros.

43 Aucun Maussien s’intéressant à l’économie ne peut ignorer ce livre. Partant du postulat que le prix est, dans le champ de l’économie, le pendant de la vérité dans celui du savoir, il présente les éléments d’une théorie intégralement sociologique de la valeur. Ou plutôt d’une physique sociale de l’interaction dont la théorie économique ne serait qu’un moment. P. Jorion reprend là et développe les analyses qu’il avait présentées, il y a vingt ans déjà, dans la Revue du MAUSS trimestrielle, puis dans le numéro 3 de la Revue du MAUSS semestrielle (« Pour une autre économie », 1994). Dans celui-ci, je lui demandais [A.C.] si ses formulations aristotélo-polanyiennes, qui expliquaient la valeur des biens par la valeur sociale relative de leurs producteurs, pouvait être généralisée au monde moderne. Ou encore s’il était possible de passer, et comment, de ce que j’appelais une théorie restreinte de la valeur – dégagée à partir d’une étude des relations de face à face – à une théorie généralisée et à une théorie générale. Oui, répond P. Jorion : – « Je comprends aujourd’hui la question qu’A. Caillé me posa : “Le modèle de la formation des prix… est-il transposable à d’autres niveaux de réalité que celui de la relation en face à face ?” », p. 300 sq.) – dans la conclusion de son ouvrage qui entend présenter une « théorie unifiée ». L’idée générale est que, plus on s’éloigne du face à face et de la stabilité de la valeur des groupes en présence, plus il y a d’incertitude et de subjectivité de l’évaluation. Et plus les prix oscillent (théorie généralisée) et, si l’on fait un pas de plus, encore, dans l’indétermination de cette valeur (théorie générale) – ce qui est le cas des marchés financiers –, plus ils vibrent (p. 306). Stimulant.

SINGLETON Mike, Histoire d’eaux africaines. Essais d’anthropologie appliquée, Academia Bruylant, Louvain-la-Neuve, 398 p.

44 Les familiers du MAUSS connaissent et apprécient la verve, l’humour et le style époustouflant de notre ami Mike Singleton, ancien missionnaire puis/et anthropologue, professeur d’anthropologie, désormais à la retraite, de l’université de Louvain-la-Neuve. Il rassemble ici, de façon toujours délectable, toute une série de récits vivants sur le rapport à l’eau – si central et essentiel, fait social total –, dans diverses parties de l’Afrique, dans un vibrant et convaincant plaidoyer pour une approche résolument culturaliste et hyperrelativiste (mais pas « absolument »…). Le long texte introductif, qui explique pourquoi les femmes wakonongo de Mapili font semblant de ne pas savoir remonter un seau du fond du puits à l’aide d’un treuil installé par l’auteur, peut être lu comme la condensation, en forme de quintessence, de toute la carrière d’anthropologie de M. Singleton et de son épistémologie radicalement constructiviste et nominaliste.

Notes

  • [1]
    Amselle, p. 29.
  • [2]
    Ibid., p. 30.
  • [3]
    Ibid., pp. 52-53.
  • [4]
    Voir l’important ouvrage de Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains !, Le Seuil, « Débats », Paris, 2010.
  • [5]
    Amselle, p. 53.
  • [6]
    Ibid., p. 59.
  • [7]
    Ibid., p. 63.
  • [8]
    Ibid., p. 75.
  • [9]
    Ibid., p. 83.
  • [10]
    Glissant cité par Renaut, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités, Flammarion, Paris, 2009, p. 326.
  • [11]
    Renaut, ibid., p. 339.
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