Notes
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[1]
Ce texte est la mise en forme de deux interventions faites, l’une au colloque « Figures du collectif » de Saint-Martin de Vignogoul (28 mai 2010) et l’autre à celui sur « Pratiques de la folie » (11 juin 2010). Bon nombre des précisions apportées ici doivent beaucoup à la discussion à laquelle ces interventions ont donné lieu.
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[2]
Leibniz généralise alors à toutes les substances ce qui est affirmé, par saint Thomas, des anges ou des intelligences.
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[3]
Pour reprendre la célèbre formule de Leibniz dans sa lettre à Arnauld du 30 avril 1687 [1972, p. 252] : « Ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. »
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[4]
Sur la distinction de ce sens courant d’avec le sens philosophique hérité de la tradition, voir Vincent Descombes [1992].
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[5]
D’où la difficulté, voire la contradiction insurmontable, qu’il y a à dénier à la société toute réalité (on se souvient du fameux « La société n’existe pas » de Margaret Thatcher) tout en la créditant d’une puissance formidable susceptible d’anéantir l’individu.
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[6]
Égoïsme que résume la formule : « chacun chez soi, chacun pour soi » [Chanial, 2009, p. 184 et sqq.]
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[7]
Encore faut-il préciser que cela ne vaut que pour le rapport du souverain aux citoyens (c’est-à-dire aux individus en tant qu’ils ont une volonté générale), et non aux particuliers (c’est-à-dire aux individus en tant qu’ils ont une volonté particulière) : car si le souverain n’est rien d’autre que l’ensemble des citoyens, il n’en forme pas moins un tout indivis relativement à chaque particulier (il est donc irréductible à une simple collection de particuliers).
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[8]
On peut rendre sensible à cette distinction en considérant la différence qu’il y a entre « être un français » et « être français » : la première expression signifie être un élément parmi d’autres dans une collection, ici celle de la population, la seconde appartenir à un tout supérieur, en l’occurrence celui de la nation.
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[9]
« En somme, on ne peut donc pas agir sur des possibilités d’action, mais sur des actions allant à leur dernier terme et qui ont déjà produit leur effet. »
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[10]
La discipline comprise en ce sens correspond proprement à l’acte par lequel le cadre se trouve prédéfini et mis en place.
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[11]
Cf. en particulier la fin de l’Alcibiade, la récurrence frappante du « vous » qui renvoie à l’expression « toi et la cité » adressée par Socrate à Alcibiade en 134d-134e [1999, p. 187-188].
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[12]
Marx parle précisément « du singulier singularisé » (des vereinzelten Einzelnen), mais au sens où le singulier s’identifie à l’individu.
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[13]
Cela est vrai aussi bien de la subjectivation collective à l’échelle nationale (« l’entreprise-France ») que de la subjectivation individuelle (« l’individu-entreprise », figure subjective que le dispositif de l’auto-entreprenariat a pour fonction principale de stimuler et de diffuser).
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[14]
Cette logique est toujours maintenue, en dépit d’un recul du gouvernement sur la question des normes de régularisation des sans-papiers, et elle continue d’inspirer en profondeur le projet relatif aux retraites, même si c’est dorénavant à un médecin qu’il appartiendra de vérifier que le métier a bien été « usant » pour chaque salarié pris individuellement.
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[15]
Nous soulignons. Au passage, on voit combien il est erroné de dénoncer dans le néolibéralisme une méconnaissance de cette « vérité » que « chacun est différent des autres ».
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[16]
Voir à ce sujet les auteurs cités par Bernard Baertschi [2009, p. 116-117et p. 122123]. Carl Elliott, William Safire et Anjan Chatterjee établissent significativement un parallèle entre neuroamélioration et chirurgie esthétique, soit entre « neurologie cosmétique » et « chirurgie cosmétique ».
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[17]
Ce terme a, en allemand, le sens de « communauté », le plus souvent comprise comme réalité organique et indivise.
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[18]
Dans Le Souci de soi [1984, p. 56], Foucault distingue trois significations du terme d’« individualisme » à propos du monde hellénistique et romain : 1) la valorisation de l’individu aux dépens de son groupe d’appartenance ; 2) la valorisation de la vie privée (par exemple la vie de famille) ; 3) l’intensité des rapports à soi en tant qu’ils procèdent d’une pratique de transformation de soi. Les deux premières significations s’inscrivent parfaitement dans la partition individuel/collectif, bien loin qu’elles puissent la déjouer ou en perturber le jeu. Seule la troisième ouvre sur une autre possibilité, celle de la remise en cause de cette partition.
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[19]
Foucault désigne expressément la population comme « un ensemble d’éléments » [2004, p. 76-77].
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[20]
Sur ces trois points qui différencient la gouvernementalité du pastorat, voir Hubert Dreyfus et Paul Rabinow [1984, p. 306-307].
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[21]
La faiblesse de la position de Rousseau est justement d’opposer abstraitement l’« agrégation » à l’« association » (soit la collection-sommation à la totalisation intégrative) sans prendre la peine de distinguer entre différentes formes de collection [Rousseau, 2001, p. 54]. Rappelons que le mot « agrégation » vient du latin grex qui signifie « troupeau ».
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[22]
L’auteur renvoie en note à Alain Badiou.
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[23]
Engels le propose pour traduire le français « commune », dans sa correspondance avec Marx, à propos de la Commune de Paris.
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[24]
Celui qu’incarnent les noms d’Elinor Ostrom et de Charlotte Hess.
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[25]
Comme le souligne Franck Chaumont [2006] dans un texte intitulé : « Au commencement (du politique) était l’acte. » Précisons qu’il ne s’agit là que d’une analogie, celle qu’il y a entre la relation du savoir à l’acte analytique et la relation du sujet à l’agir commun. Il n’est donc pas question de comparer directement l’acte analytique à l’agir commun.
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[26]
Lors du colloque « Figures du collectif » de Saint Martin de Vignogoul, Patrick Chemla a attiré mon attention sur la similitude de vue entre mon approche et la démarche de la psychothérapie institutionnelle (Tosquelles, Oury). Après lecture du séminaire de Jean Oury sur Le Collectif [2005], il me semble que le collectif est ici pensé comme « machine » davantage qu’en termes de subjectivation.
1 Pourquoi parler de « subjectivation » plutôt que de « sujet » ? On appellera « subjectivation » le processus par lequel se constitue un sujet ou, plus exactement, une subjectivité. « Subjectivation » fait immédiatement entendre un rapport à « subjectivité » : ce qui est une manière de dire que la subjectivité, loin d’être une donnée première, est toujours le résultat d’une subjectivation. On aura donc autant de modes de subjectivation qu’il y a de façons, pour un tel processus, de s’accomplir. On parlera de « subjectivité » plutôt que de « sujet », dans la mesure où la subjectivité se définit d’emblée comme un rapport à soi-même. Afin de prévenir toute confusion, on précisera qu’il ne s’agit pas ici du rapport réflexif par lequel un ego se retire dans la solitude de son intériorité, mais d’un rapport à soi qui est d’ordre pratique. Autrement dit, ce qui est en question, c’est une certaine action sur soi, plus précisément ce que chacun fait de lui-même en faisant quelque chose en relation avec les autres, aussi bien en faisant quelque chose avec les autres que contre les autres. Un mode de subjectivation est ainsi le processus par lequel se constitue un certain rapport à soi, dans certaines conditions historiques données, processus qui est lui-même historique en ce qu’il opère par transformation des modes antérieurs de subjectivation. Ce qui est une manière de dire qu’au cours de leur histoire, les hommes n’ont jamais cessé d’être produits ou de se produire eux-mêmes comme subjectivités, sous des formes indéfiniment multiples et renouvelées. En ce sens, les subjectivités sont toujours inscrites dans une histoire qui est celle de leur propre constitution et de leur propre transformation. L’histoire des subjectivités n’est par conséquent rien d’autre que l’histoire des processus de subjectivation.
2 Cependant, une fois cette définition générale donnée, on peut distinguer deux grands types de subjectivation. Selon un premier type, une subjectivité se constitue en fonction de la manière dont le pouvoir investit l’individu en le prenant pour cible d’une intervention spécifique : le rapport à soi est alors l’effet d’une action exercée par le pouvoir sur l’individu qui est pris par lui comme objet, de sorte qu’on a là, si l’on peut dire, une subjectivation en apparence paradoxale, puisque c’est une subjectivation qui est dérivée d’une objectivation, qui est comme produite par cette objectivation, ce qu’on pourrait appeler une subjectivation par objectivation. C’est en étant objectivé par une technique de pouvoir selon telle ou telle « pratique divisante » fondant une classification et s’autorisant d’un savoir de type scientifique (le fou et le sain d’esprit, le malade et l’homme en bonne santé, le brave homme et le criminel, etc.) que l’individu est constitué ou produit comme subjectivité. Étant regardé ou objectivé comme malade, il se regarde lui-même comme malade et se comporte comme tel. En d’autres termes, il « n’agit qu’en étant lui-même agi » [Macherey, 2009, p. 77] par telle ou telle norme, son action sur lui-même n’étant jamais que l’indice d’une passivité fondamentale. Selon un second type, le rapport à soi résulte de l’action accomplie par l’individu sur lui-même : on a donc un travail d’autotransformation, un travail de soi sur soi qui est une activité de formation de soi, et non le simple effet d’un investissement opéré par le pouvoir. Mais il faut bien comprendre qu’un tel travail est toujours le fait de ceux-là mêmes qui sont ciblés par des techniques de pouvoir et qui sont par là constitués comme sujets. Il n’y a jamais, et il ne peut y avoir, de sujets situés dans une pure position d’extériorité relativement aux dispositifs de pouvoir. Il n’y a pas d’En Dehors radical dont les sujets pourraient s’autoriser pour lutter contre de tels dispositifs, pas d’« intériorité sauvage » qui échapperait totalement à leur action. Les sujets sont, en ce sens, toujours déjà pris dans de tels dispositifs. En revanche, il y a une possibilité qui est celle d’un retournement, d’un renversement ou d’une torsion, par laquelle les sujets qui sont produits par ces dispositifs entrent en rapport avec eux-mêmes afin de se transformer, de se réapproprier leur rapport à eux-mêmes : la question est alors celle des techniques par lesquelles les individus instaurent un rapport à soi autre que celui qui est produit par le pouvoir, sans pour autant lui être nécessairement opposé (il y a place à cet égard pour des rapports de composition très divers : quelqu’un qui est regardé comme malade peut se regarder lui-même, non pas comme en bonne santé, mais comme expérimentant une forme de vie échappant à la partition médicale de la maladie et de la santé [Montaigne, 1992, p. 825]).
3 On doit donc distinguer deux types de rapports à soi : d’un côté, un rapport à soi produit par la soumission à une norme qui est celle du pouvoir, et en ce sens la subjectivation consiste en un assujettissement à la norme, de l’autre, un rapport à soi conquis contre le premier au prix d’un travail d’autotransformation qui est hétéronormatif, c’est-à-dire qui procède d’une autre ou d’autres normes que celle que met en œuvre le pouvoir, norme qui peut être retournée le cas échéant contre le pouvoir. Entre les deux types de subjectivation, la différence tient ainsi au rapport que le rapport à soi entretient avec le pouvoir et sa norme.
Les deux figures du collectif : la collection et l’être collectif
4 Quel intérêt peut-il y avoir, dans ces conditions, à examiner la question de la subjectivation à partir de la dualité de l’individuel et du collectif, étant entendu que l’individuel et le collectif renvoient à deux dimensions de l’existence humaine ? Quelle lumière peut-on en attendre relativement à la compréhension des processus de subjectivation en cours dans nos sociétés ? Afin d’en décider, il convient de considérer de plus près cette dualité de l’individuel et du collectif : à quelles conditions une telle dualité devient-elle une opposition ? Et en quoi cette opposition peut-elle affecter les processus de subjectivation jusqu’à déterminer, le cas échéant, des formes de subjectivation collectives ?
5 On peut, tout d’abord, mentionner le sens philosophique du mot « individu », celui qui procède directement de l’étymologie (in-dividuum), et qui fait de l’individu un indivisible ou un élément en deçà duquel on ne peut plus descendre (donc le terme d’une décomposition analytique), sans qu’il soit d’ailleurs, par là, impliqué qu’on parle exclusivement de l’être humain. On parlera alors de l’individu comme d’une réalité ultime et dernière. On trouve dans la scolastique l’expression remarquable de species infima qui sera reprise plus tard par Leibniz [2001, p. 214] : l’individu c’est l’« espèce dernière [2] ». Si l’on opère une division en partant d’une espèce quelle qu’elle soit, il arrivera un moment où l’on atteindra l’espèce de degré inférieur qui est telle qu’on ne peut plus descendre en deçà. Selon cette acception, deux individus diffèrent nécessairement l’un de l’autre par quelque caractère interne, et pas seulement par le nombre : deux individus qui seraient en tout point identiques mais qui diffèreraient seulement par le nombre (solo numero) ne seraient pas deux individus mais le même individu. Un individu est en ce sens un « être réel », alors qu’une simple collection (un tas de pierres ou un troupeau) forme tout au plus un « être d’agrégation » (Leibniz). L’unicité et l’indivisibilité caractérisent donc l’individu. Dans cette ontologie, toute la réalité est du côté de l’individu, un être d’agrégation n’est pas vraiment un être [3]. Pour tombée en désuétude qu’elle soit, cette signification conserve encore suffisamment de force pour nourrir nombre d’emplois de ce terme, comme nous aurons bientôt l’occasion de nous en convaincre.
6 Cependant, lorsqu’on parle sans plus, aujourd’hui, d’« un individu », et ce depuis le XVIIe siècle, c’est pour signifier par là une personne indéterminée, soit un échantillon quelconque de l’espèce humaine, littéralement « quelque un [4] ». Il n’y a rien là qui puisse fonder une opposition de l’individuel au collectif. Ce qui se présente plutôt à l’esprit, c’est une différence d’échelle qui est avant tout fonction du nombre : on a affaire à du collectif dès qu’on passe de l’unité numérique à la pluralité, donc dès qu’on passe de « un seul » à « plusieurs », que ce « plusieurs » soit seulement un « quelques-uns » ou qu’il soit un « grand nombre » ou une « multitude », ou encore qu’il soit un « tous », c’est-à-dire qu’il comprenne tous les membres de l’espèce humaine. La pluralité qui est corrélative de l’individu est donc une pluralité indéfinie susceptible de degrés très variés d’extension numérique. Toute collection d’individus, quelle que soit son importance numérique, constitue dès lors une telle pluralité. Sous cette première figure, celle de la collection, le collectif ne s’oppose pas à l’individu, soit parce qu’il n’a pas de réalité propre, l’individu seul en ayant une, soit parce que le passage de l’individu au collectif coïncide avec le passage de l’unité à la pluralité.
7 Pourtant, on oppose aujourd’hui couramment l’individuel et le collectif comme s’il y avait là, non pas simplement deux dimensions de l’existence humaine, mais deux systèmes de valorisation antagonistes, l’atome égoïste d’un côté et le tout solidaire de l’autre, ou encore, si l’on adopte un point de vue directement opposé, l’indépendance d’un côté et le nivellement ou l’uniformisation de l’autre. Par parenthèses, on voit ici que l’image de l’atome renvoie encore à l’étymologie de l’indivisible. Mais elle se trouve cette fois-ci investie d’une signification négative qui pointe une valorisation indue : ce n’est donc pas que l’individu soit l’unique réalité (comme c’est le cas pour l’ontologie dont il a été précédemment question), c’est qu’on voudrait, par l’affirmation de l’autosuffisance de l’individu, amputer l’existence humaine d’une dimension qui lui est essentielle et qui est celle de la société. Inversement, à protester contre l’écrasement de l’individu par la société, on attribue par là, à cette dernière, un indice de réalité d’autant plus fort que la menace pour l’existence de l’individu est jugée sérieuse [5]. On bâtit ainsi une opposition entre l’individualisme et le collectivisme, ou encore entre l’individualisme et le holisme, comme on aime à dire aujourd’hui à partir de l’opposition anthropologique construite par Louis Dumont, en donnant à entendre que l’individualisme serait la valorisation de l’individu aux dépens du lien social et le collectivisme la valorisation du collectif aux dépens de l’individu. Il ne faut pas oublier qu’un Pierre Leroux, saint-simonien dissident, inventeur du mot « socialisme » en 1834, donne tout d’abord à ce terme un sens négatif, le socialisme était selon lui l’« exagération » de la société. Il faut également garder en mémoire que, lorsqu’il fait son apparition en 1826 sous la plume d’un autre saint-simonien, P.-J. Rouen, le terme opposé d’« individualisme » prend aussi une acception négative puisqu’il renvoie à l’égoïsme consacré par la doctrine économique du laissez-faire [6], de sorte que Pierre Leroux peut définir l’individualisme comme l’« exagération » de l’individu en symétrie avec sa définition du socialisme comme exagération de la société [1994, p. 247-249].
8 Cette opposition n’est pas sans se perpétuer aujourd’hui, sous des formes diverses : ainsi, lorsqu’on caractérise la période ouverte à la fin des années 1970 par le triomphe de l’individualisme et, corrélativement, par le recul ou la perte du sens du collectif, dans la mesure où une telle appréciation n’est pas sans impliquer une certaine valorisation de ce sens dont on déplore la perte. Indéniablement, ce qui se propose à nous sous cette seconde figure du collectif, c’est tout autre chose que la collection : au lieu du collectif comme collection, on a plutôt affaire au collectif comme tout. Il faut noter que holisme vient du grec holon qui signifie justement « tout », à la différence de pan qui vient de pâs (sens partitif : chaque, chacun), et qui signifie l’ensemble, comme dans pandémie ou panoptique, où la vision est totale en ce sens que tous les prisonniers sont à chaque instant exposés à la surveillance du gardien). Le tout pris en ce sens constitue un véritable être collectif, irréductible comme tel aux individus qui en font partie. La relation est alors celle du tout à ses parties, non celle, plus lâche, des éléments à un ensemble. C’est ce que dit Aristote dans le livre ? de la Métaphysique [1974, p. 312-314] : un tout est ce qui ne manque d’aucune de ses parties constituantes, alors qu’une somme ou un ensemble se dit de toutes les choses pour lesquelles la position des unités est indifférente (ce qui est précisément le cas du nombre).
9 Si l’on résume, « collectif » (collectum, supin de colligere qui signifie « réunir ») s’entend pour l’essentiel de deux manières : 1) ou bien la réunion de plusieurs éléments forme un ensemble, littéralement une collection, quel que soit le lien existant entre les éléments eux-mêmes, ce qui peut fort bien signifier que ce lien est adventice et extérieur aux individus, c’est-à-dire uniquement le fait d’un acte de dénombrement qui aurait pu tout aussi bien ne pas exister ; 2) ou bien la réunion produit un être totalement différent (toto genere) de ses éléments qui acquiert par là une vie et une existence indépendante en tant que tout, il s’agit donc du tout en tant qu’il est irréductible à une simple collection, donc de l’être collectif comme être moral ou spirituel supérieur à l’individu : la « Nation », la « Société », la « Collectivité », la « Communauté », de quelque nom qu’on le baptise, l’« Humanité » de Pierre Leroux ou le « Grand Être » d’Auguste Comte, etc. Toute la question est alors de savoir quel est le statut qu’il faut accorder à cet être moral. Pour toute une tradition de philosophie politique (de Hobbes à Renan en passant par Rousseau), un tel être est lui-même un individu de degré supérieur : comme tout il est un individu qui est fait d’individus, il est, très exactement, un « individu collectif », selon l’expression de Vincent Descombes [1992] reprise de Louis Dumont. Par exemple, on dira d’une nation qu’elle constitue, dans ses rapports avec l’étranger, c’est-à-dire avec les autres nations, un individu (Rousseau parle même d’« être simple »), alors que, dans son rapport interne à ses membres que sont les citoyens, elle n’est jamais qu’une « collection d’individus [7] ». D’où le problème de la réalité d’une entité comme l’Humanité : dans la mesure où cette dernière peut difficilement prétendre constituer à son tour un individu composé de ces individus que sont les nations ? puisque lui fait défaut cette relation à un autre individu du même genre qui lui serait extérieur ? faut-il se résoudre à ne voir en elle qu’une simple fiction ? Bref, tant que le collectif se réduit à la pluralité indéfinie de la collection, aucune opposition n’est concevable entre le collectif et l’individuel. Mais dès l’instant que le collectif prend par totalisation et intégration la figure d’un individu ou d’un organisme supérieur à ses membres, l’opposition ne peut que se cristalliser. Tout est ici fonction de la façon dont on conçoit les deux figures du collectif : d’un côté, une collection d’individus qui ne doivent d’être réunis qu’au fait de partager une propriété commune, ce que le latin exprimera par le distributif omnis, de l’autre, un tout intégral auquel ne manque aucune de ses parties, ce que le latin exprimera par totus ; ainsi, comme le note Vincent Descombes [ibid.], omnis homo, tout homme au sens de chaque homme, renvoie à un tout distributif, tandis que totus homo, un homme total, renvoie à un tout collectif ou intégral [8].
10 Si l’on opère cette distinction entre le collectif comme collection et le collectif comme tout intégratif ou comme communauté, entre le collectif comme totalisation-sommation et le collectif comme totalisation intégrative, il faut alors se demander dans quelle mesure la subjectivation est susceptible de s’inscrire elle-même à l’intérieur de cette dualité : peut-il y avoir subjectivation collective si le collectif n’excède pas la collection ou l’ensemble ? Car comment envisager qu’une collection, qui est par elle-même dépourvue d’unité, puisse se rapporter à elle-même de quelque façon que ce soit ? À l’inverse, si l’on a en vue la formation d’un tout collectif, faut-il donc opposer entre elles subjectivation individuelle et subjectivation collective, comme si l’opposition des deux formes de subjectivation prolongeait l’opposition de valeur entre l’individu et le collectif ? Plus largement, et au-delà, ne peut-on sortir de cette alternative du collectif-collection et du collectif-être collectif ? Ne convient-il pas, au contraire, de déplacer les lignes et de dénoncer cette opposition comme inconsistante ?
Le « gouvernement par l’individualisation » : « omnes et singulatim »
11 Gouverner définit un exercice spécifique du pouvoir, celui qui consiste à conduire des conduites ou à agir sur des actions possibles, mode d’action qui n’est réductible ni à la violence ni au lien volontaire du contrat [Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 313-314]. Pour Pierre-Henri Castel [2009, p. 226], cette idée est sous-tendue par « un concept de l’action impossible à défendre » : au nom de l’identité sémantique du verbe « faire » dans « faire » et « faire faire », il conteste qu’on puisse agir sur des actions « possibles » ; selon lui, on ne peut agir que sur des actions déjà faites, dont l’issue est déjà connue [9]. Foucault avait pourtant prévenu qu’il jouait intentionnellement sur l’équivoque du verbe « conduire », qui signifie à la fois mener les autres et se comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités [Dreyfus et Rabinow, ibid., p. 314]. Conduire la conduite correspond par conséquent à un mode d’action oblique et indirect : non pas commander directement à des individus d’agir de telle ou telle manière, mais aménager par avance un espace de possibilités tel que les individus auront à y inscrire leur propre action. Un tel mode d’action présuppose que l’on ait affaire à des « sujets libres », c’est-à-dire à des sujets qui ont devant eux un champ de possibilités où plusieurs conduites peuvent prendre place. Plus largement, ce qui est en cause, c’est le sens élargi du terme de « discipline » : non pas la discipline comme fabrique de corps dociles (dans l’atelier, l’asile ou la prison), mais la discipline comme structuration du champ d’action des individus [10]. On aura une illustration très parlante de ce mode d’action si l’on se reporte aux propos de Marie-Anne Montchamp, présidente de la fondation « FundaMental ». Opposant deux approches des troubles psychiques, l’approche « curative » classique et l’approche en termes de « santé mentale », cette dernière caractérise ainsi cette seconde approche : il s’agit d’« une autre approche qui est de créer les conditions pour que la personne puisse produire à sa manière et avec ses stratégies propres, pour parvenir au résultat que l’on attend d’elle » [Borrel, 2010, p. 131]. Tout est dit : on n’entend pas dicter à la personne ce que l’on attend d’elle, mais agir en amont sur les conditions de son action pour l’amener à faire par elle-même ce que l’on attend d’elle. Nul besoin pour cela de supposer un mystérieux « acteur des acteurs » ou un quelconque « faire faire » transcendant au « faire » [Castel, 2009, p. 226] : il s’agit simplement d’aménager un cadre à l’intérieur duquel les actions des autres auront à s’inscrire. C’est là ce que Foucault appelle « gouvernementalité ».
12 Ce mode de gouvernement a pour objet les hommes pris à la fois collectivement et individuellement. En ce sens, il implique que soient révoquées les métaphores célèbres du timonier et du pilote qui, dans de nombreux textes de l’Antiquité grecque, ont pour fonction de penser le rapport de l’homme politique à la cité. Car, ce sur quoi porte l’acte de gouverner ce ne sont pas les individus en tant que tels, c’est la cité considérée comme un tout (holon), c’est donc le navire en tant que tel et seulement indirectement les membres de l’équipage. Pour le dire avec Foucault : « C’est la cité dans sa réalité substantielle, dans son unité, avec sa survie possible ou sa disparition éventuelle, c’est cela qui est l’objet du gouvernement, la cible du gouvernement. Les hommes, eux, ne sont gouvernés qu’indirectement, dans la mesure où ils sont embarqués eux aussi sur le navire. » [2004, p. 127]. Rien n’est plus significatif à cet égard que la façon dont Platon établit un parallèle constant entre l’individu et la cité, donnant par là à entendre que la cité, comme un individu, entre en rapport avec elle-même et constitue en ce sens comme lui un sujet de connaissance et de conduite [11]. Si la métaphore du pilote est constamment convoquée pour signifier ce rapport du dirigeant à la cité, celle du pasteur est en revanche explicitement récusée dans Le Politique. Le dirigeant commande, il prescrit, et c’est précisément la raison pour laquelle il ne peut être un berger et, si, du temps de Kronos, les dieux faisaient paître les hommes, c’était précisément que la politique n’existait pas encore. On a donc un lien direct entre la définition de l’art politique comme art de commander et la récusation de l’idée du magistrat-pasteur. Inversement, on a un lien non moins direct entre le recours au modèle pastoral et une redéfinition de l’art politique impliquant un abandon du primat du commandement.
13 En quoi consiste pour l’essentiel une telle redéfinition ? Foucault dégage trois grands traits du pouvoir pastoral tel qu’il apparaît entre le IIIe et le VIe siècle à travers la mise en place des églises et des communautés monastiques chrétiennes : en premier lieu, c’est un pouvoir qui s’exerce sur une multiplicité davantage que sur un territoire ; en second lieu, c’est un pouvoir de soin qui est finalisé (il vise au salut de ceux qui lui sont confiés) ; en troisième lieu, c’est enfin un pouvoir individualisant « qui vise à la fois tous et chacun dans leur paradoxale équivalence, et non pas l’unité supérieure formée par le tout » [ibid., p. 133], de sorte qu’on a affaire à une totalisation distributive et non à une totalisation par unification dans un individu supérieur. Omnes et singulatim, telle est la formule du pouvoir pastoral, ce qu’on pourrait traduire par « tous et un par un » (omnes est le pluriel de omnis et singulatim signifie littéralement « individuellement »). Il convient de bien entendre le « et » de cette formule : il signifie que « tous » ne peut être atteint que par le « un par un », il exclut donc absolument que l’on puisse substituer à cette formule une formule du genre totus et singulatim, qui, de plus, ne voudrait rien dire, dans la mesure où le tout intégral ne peut qu’exclure le « un par un ». Foucault distingue, à cet égard, plusieurs modes spécifiques d’individualisation propres au pouvoir pastoral (décompte analytique des mérites et des démérites, inscription dans de multiples réseaux de servitude et d’obéissance, production d’une vérité intérieure cachée) en soulignant que c’est notamment par là que le pastorat esquisse la gouvernementalité [ibid., p. 187].
14 Si cette dernière hérite en effet du modèle du pouvoir pastoral, c’est dans la mesure où elle s’articule autour de deux pôles, d’un côté le pôle « globalisant et quantitatif » de la population, de l’autre le pôle « analytique » de l’individu, de telle sorte qu’on a affaire à une combinaison inédite et complexe « de techniques d’individualisation et de procédures totalisatrices » [Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 304-308]. De même que le pasteur ou le berger dénombre matin et soir toutes les brebis de son troupeau, a l’œil sur toutes et sur chacune, de même le gouvernement moderne opère par dénombrement et par mise en série tout en veillant au sort de chacun pris en particulier. De ce point de vue, la statistique comme « connaissance de l’État » acquiert une importance décisive en faisant apparaître une « distribution de cas » à l’échelle des populations (par exemple, pour l’appréciation des risques de mortalité entraînés par telle ou telle maladie [Foucault, 2004, p. 62, 104, 107-108, 280]. Il convient toutefois de préciser qu’entre les deux niveaux, celui des individus et celui de la population, il y a une relation très particulière qui est d’instrument à fin : le gouvernement des individus est le moyen du gouvernement des populations, si bien que la formule de la gouvernementalité est précisément « le gouvernement de tous par le gouvernement de chacun ». Dans cette perspective, l’individu n’est pas un indivisible, il n’est pas la donnée première, mais le résultat d’une individualisation par des techniques de pouvoir, l’effet d’un découpage opéré à l’intérieur d’une multiplicité par la norme. Comme le fait très justement Marx à l’encontre de l’illusion d’un « individu naturel », l’individu n’est jamais qu’un « individu individualisé », c’est-à-dire fait ou produit comme individu à l’intérieur d’une société donnée [Marx et Engels, 1974, p. 115] [12].
15 Ce mode de gouvernement qui procède par individualisation est aujourd’hui encore le nôtre. On peut même dire que jamais l’exigence d’individualisation n’a été poussée aussi loin depuis l’avènement de la gouvernementalité néolibérale, c’est-à-dire de cette forme de gouvernementalité très particulière qui accomplit une véritable mutation à l’intérieur du symbolique en faisant de l’entreprise le modèle même de toute subjectivation [13]. On peut aujourd’hui le vérifier aisément. Il suffit pour cela d’opérer une simple traduction : le « un par un » de singulatim devient alors le « au cas par cas » de la politique actuelle, tant à l’égard des sans-papiers qu’à l’égard des candidats à la retraite [14]. Mieux, cette exigence d’individualisation est assumée sans complexe aucun dans le domaine de la politique de « santé mentale ». La présidente de FundaMental, citée plus haut, affirme ainsi : « On voit aujourd’hui qu’il est indispensable que la recherche pluridisciplinaire travaille sur ces sujets pour arriver à proposer des diagnostics intelligents autour du patient, en admettant que chacun est différent. Demain, il faudra qu’on puisse passer commande à des laboratoires pharmaceutiques pour produire des molécules configurées ou adaptées à des situations quasi individualisées. » [Borrel, 2010, p. 134] [15]. Ce qu’il y a de remarquable dans ce propos, c’est qu’il lie étroitement l’exigence d’individualisation à l’impératif de la performance dans la « compétition économique ». Ce qui est en question n’est en effet rien d’autre que le « bien-être psychique » ou le « mieux-être psychique » requis « pour produire son plein résultat » [ibid., p. 131-132]. Chez certains auteurs, l’exigence est explicitement celle d’une amélioration indéfinie de notre fonctionnement cérébral permettant à chacun de s’assurer un « avantage compétitif » dans sa relation avec les autres ; sa formulation la plus aboutie est « mieux que bien » (Better than Well) [16].
16 On touche ici à un point fondamental. On a affaire à une forme de pouvoir qui, d’une part, classe les individus en catégories et les individualise sur ce mode, et qui, d’autre part, attache chaque individu à une identité par une certaine conscience ou connaissance de soi [Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 302-303]. Il s’agit de deux volets parfaitement complémentaires. La fiction naturaliste de l’« individu-cerveau » (au sens précis que Bentham donne au terme de « fiction ») prête son appui au gouvernement par l’individualisation. L’objectif est de transformer le rapport de chacun à lui-même de manière à obtenir qu’il prenne soin au mieux son cerveau. Pierre-Henri Castel [2009, p. 101] parle très justement, à ce sujet, d’« individualisation cérébrale » : le cerveau neuroscientifique permet d’apposer le sceau de l’objectivité sur l’idée que l’individu est susceptible d’une définition substantielle et fait du rapport personnel de l’individu à son cerveau un enjeu essentiel, en ce sens qu’« il faut désormais prendre soin de son cerveau pour pouvoir s’adapter à la vie sociale et s’y imposer comme individu ».
17 On comprend, à la lumière de toutes ces considérations, qu’il serait parfaitement stérile et inopérant d’opposer abstraitement le collectif à l’« individualisme » régnant. Il faut sortir de la fausse alternative de l’individualisme et du communautarisme, de l’individu coupé des autres et de la chaleur fusionnelle de la Gemeinschaft [17]. Il faut lutter et contre l’individualisation et contre la totalisation qui en est le corrélat indissociable au lieu de dresser l’individualité contre le « monstre froid » de l’État ou de célébrer les vertus de la communauté traditionnelle contre le « chacun pour soi » [Dreyfus et Rabinow, 1984, p. 308] [18]. Toute la question est de savoir identifier précisément la forme du collectif produite par la gouvernementalité en fonction du type d’individualisation qui lui est propre. Il se dégage de ce qui a été dit qu’on a affaire à un certain type de subjectivation collective qui relève indéniablement de la collection [19] et non du tout supérieur de type intégratif. L’objectif du gouvernement étant la population, cette dernière est constituée à la fois comme objet et sujet : elle est un objet ou une cible, ce sur quoi l’on dirige certains mécanismes pour obtenir certains effets, mais en même temps elle apparaît comme un « nouveau sujet collectif » puisque « c’est à elle qu’on demande de se conduire de telle ou telle façon » [Foucault, 2004, p. 44]. Un tel sujet collectif est donc bien le résultat d’une subjectivation collective, et, s’il est un sujet, ce n’est pas en tant qu’il serait pourvu d’une conscience de soi collective, mais d’abord et avant tout parce qu’il se comporte ou conduit d’une certaine façon, façon qui n’est jamais que l’effet d’une intervention du pouvoir qui le vise (conformément au premier type de subjectivation dégagé au début de ce texte). Ce sujet collectif est donc constitué comme un sujet agissant, de sorte que, si rapport à soi il y a, celui-ci est fondamentalement d’ordre pratique (conformément au sens général donné au terme même de « subjectivation » au début de ce texte).
18 Cependant, ce sujet collectif n’est pas une collection comme les autres, précisément en ce qu’il relève d’une totalisation qui procède elle-même d’une individualisation. Entre la collection qu’est un troupeau d’animaux sauvages et la collection qu’est un troupeau de brebis, il y a déjà cette différence que le second troupeau possède une certaine unité qui est due à l’activité de soin prodiguée par le pasteur ou le berger à chacune des brebis. L’invocation de la « pulsion grégaire » ne suffit pas à différencier les deux collections, comme Freud le fait remarquer contre Trotter dans son essai sur la psychologie des foules : car alors « le pasteur manque au troupeau » [Freud, 1988, p. 185], ce qui interdit de rendre compte de la cohésion propre à ce type de « troupeau », puisque cette dernière vient du double lien existant entre chaque membre et le pasteur tout comme entre chaque membre et tous les autres. Mais, de plus, s’agissant du gouvernement des populations, il faut préciser qu’il poursuit un tout autre objectif que le salut, celui du bien-être, de la santé, de la sécurité, de la protection contre les accidents, etc. Il faut aussi souligner à quel point ce mode de gouvernement réalise une sorte d’extension du pouvoir pastoral, lié jusque-là à une institution religieuse particulière (l’Église), à l’ensemble du corps social. Il faut enfin préciser que cette extension n’a pu se faire qu’au prix d’une multiplication des pouvoirs : on n’a donc plus affaire à un pasteur ou un chef, mais à un essaimage des foyers de pouvoir à travers toute la société, ce qui exclut que la cohésion puisse venir de la relation de soumission directe et personnelle à un dirigeant ou gouvernant [20]. La gouvernementalité moderne réalise l’individualisation en prenant appui sur une multiplicité de pouvoirs (famille, éducation, employeurs, médecine, psychiatrie, etc.) et non sur un pouvoir central exercé par une seule personne. On a donc une collection organisée à partir de techniques d’individualisation mises en œuvre par des pouvoirs multiples, ce qui interdit de la réduire à une simple sommation d’éléments indifférents les uns aux autres. On distinguera à l’intérieur de la première figure du collectif, celle de la collection, entre la collection constituée par simple sommation et la collection constituée par individualisation (le « troupeau » du pastorat ou la « population » de la gouvernementalité) [21].
Les singularités et l’agir commun
19 Toute la question est de savoir si l’on peut sortir de l’« alternative » de la collection et du tout intégratif, quelle que soit la forme prise par la collection. En réalité, entre les deux, il n’y a pas vraiment alternative ou opposition excluante. Il y a seulement une partition à laquelle il faut impérativement se soustraire. En particulier, il serait vain, et dangereux, de chercher à prendre appui sur la totalisation par individualisation pour mieux faire échec à la totalisation productrice d’une unité supérieure, au motif que cette dernière serait négatrice de l’individualité, en mettant en balance différentes formes de l’individualisation, par exemple en préconisant un type d’individualisation qui induirait un renforcement de l’« autonomie » de l’individu. Ce qui est préconisé par là n’est autre que la « solution » connue sous le nom d’empowerment : prenant acte de l’irréversibilité du tournant néolibéral, on cherche à aménager un filet de protection sociale censé permettre à l’individu de mieux supporter le choc de la concurrence. Accepter cette préconisation serait accepter de se situer de fait sur le terrain de la gouvernementalité dominante, au lieu de construire les conditions d’une véritable résistance portée à la hauteur de cette logique normative. En fait, ce qui est plus profondément en cause, à travers cette attitude, c’est la différence entre la singularité et l’individualité, différence qui interdit de rattacher la singularité à la partition de l’individuel et du collectif.
20 Quelques distinctions s’imposent ici. La singularité n’est pas stricto sensu le singulier. En effet, le singulier ou bien relève de la partition grammaticale des genres (le singulier dans sa relation au pluriel), ou bien ressortit au domaine de la quantité logique. Dans ce dernier cas, on convient de distinguer trois types de jugements ou de propositions en fonction des trois statuts possibles du sujet de la proposition : si le sujet est tout d’abord universel, il est quantifié par un « tous », et on est alors en présence d’une proposition universelle (« tous les hommes sont mortels ») ; s’il est ensuite particulier, il est quantifié par un « quelques », et on a affaire à une proposition particulière (« quelques hommes sont mortels ») ; s’il est enfin singulier, son extension est réduite à « un seul », et on a une proposition singulière (« Caïus est mortel »). Ce qui est donc en question ici, c’est, semble-t-il, la pure extension numérique : « un seul », « quelques » pris indéterminément, ou « tous ». « Universelle » qualifie une proposition qui attribue une certaine propriété à « tous » les individus membres d’un genre. « Particulière » une proposition qui opère cette attribution seulement à « plusieurs » de ces individus. « Singulière » une proposition qui restreint explicitement cette attribution à « un seul » individu. On voit qu’il existe un certain rapport entre la singularité comme quantité logique d’une proposition et l’individualité de l’individu dont une propriété se trouve affirmée par cette même proposition.
21 Mais qu’entend-on exactement alors par « individualité » ? Il est entendu qu’« il n’y a qu’un Caïus » [Kant, 1989, p. 112], mais que signifie au juste ce « un » ? S’agit-il d’une simple unité de compte ? On dira la même chose de n’importe quel autre individu : de même qu’il n’y a qu’un Caïus, il n’y a qu’un Socrate, ou qu’un Cicéron, etc. À s’en tenir à cette formulation, on évitera difficilement la conclusion que tous ces « uns » ne se distinguent en rien l’un de l’autre. Comme le dit Lacan [2006, p. 356], commentant la formule « de l’un à l’autre » (à entendre au sens de « de l’un à l’autre un ») qui résonne comme « un petit air de ballade » : « Nous sommes strictement au niveau de ce que l’on appelle l’identité numérique, qui marque la pure différence en tant que rien ne la spécifie. L’autre n’est autre en rien, et c’est justement pour cette raison qu’il est l’autre. » Avec cette remarque, nous ne sommes pas sans retrouver la question philosophique de l’individu évoquée plus haut : en soi le fait qu’il n’y ait qu’un Caïus ne fait pas de Caïus un véritable individu, sauf à entendre par là une unicité qualitative et pas simplement une identité numérique. On peut donc en déduire que c’est une telle unicité qui constitue l’individualité de l’individu. Mais cette unicité est elle-même difficilement dissociable d’une certaine identité à soi-même. Certes un individu est différent des autres, de tous les autres, mais c’est précisément parce qu’il est en même temps identique à soi ou coïncide avec soi (toujours l’indivision de l’individuum), de telle sorte que les changements qui l’affectent ne remettent pas en cause son unité intérieure. Cette unité intérieure, en ce qu’elle lui est propre, fait qu’il est réellement autre que tous les autres, à la différence de l’un numérique indifférent qui est le même que tous les autres uns et qui, pour cette raison, « n’est autre en rien ». Ce qui change au cours de l’histoire, c’est la détermination du lieu de cette identité à soi. Ainsi, l’individu du libéralisme classique, de ce qu’on a appelé « l’individualisme possessif » (Mac Pherson), est l’individu « propriétaire de soi » qui se possède dans ses facultés, tant celles de son corps que de son âme, et qui, pour cette raison, réalise une extension de soi dans les produits de son travail à travers la mise en œuvre de ces facultés. Certes, cette relation de propriété ne relève pas en toute rigueur d’une identité substantielle, mais elle est suffisamment forte pour autoriser l’individu à s’identifier à ce dont il est propriétaire. L’individu « entreprise de soi » du néolibéralisme est quant à lui un individu-cerveau défini par une certaine identité à soi conçue en des termes intégralement naturalistes : chacun est son cerveau et doit en prendre soin pour l’emporter dans la compétition sociale. Par conséquent, la définition de l’individualité par l’unicité, c’est-à-dire la différence par rapport à tous les autres, non seulement s’accorde avec la gouvernementalité néolibérale, mais est même en un sens requise par elle. On voit qu’il est insuffisant, même si c’est nécessaire, de distinguer, à la suite de Pierre Bruno [2010, p. 134], l’Un en tant qu’unité qui présuppose « l’identité du Un à lui-même » de l’Un en tant qu’unicité qui implique que « nul n’est identique à nul autre [22] » : la question est de penser le type d’unicité qui constitue la singularité dans sa différence d’avec l’individualité.
22 Dans le mot « singularité », il convient en effet d’entendre deux choses, et non une seule : en premier lieu, bien sûr, l’unicité ; mais, en deuxième lieu, l’étrangeté de ce qui est « hors ordre », littéralement « extra-ordinaire », et qui échappe par là à toute comparaison et à toute ordination (celle d’une mise en série notamment), et est comme tel irréductible à la subjectivation collective de type statistique. La singularité n’est pas l’unicité en soi, mais seulement l’unicité de l’étrangeté à soi-même, cette étrangeté à soi par laquelle je suis destitué de mon identité et de mon autonomie. En d’autres termes, c’est moins la différence à tous les autres que la différence à soi qui est ici déterminante. C’est une telle étrangeté radicale que dit magnifiquement l’unheimlich de Freud, c’est-à-dire l’étrangeté de ce qui habite la maison (le Heim) et qui est familier : Lacan [2004, p. 60] rappelle à juste titre que, chez Freud, « la définition de l’unheimlich, c’est d’être heimlich », ce qui signifie que « l’inquiétante étrangeté » est celle du plus intérieur à moi-même (intimus). Elle est ce qui se soustrait à la particularisation opérée à partir d’un universel commun institué comme norme, et c’est justement pourquoi elle échappe à toute comparaison, elle est ce dont l’écart à la norme ne peut être mesuré, tant il est vrai que l’écart qui est susceptible d’être mesuré relève encore de la norme. Elle est donc ce qui interdit l’identification, aussi bien l’auto-identification de moi par moi que l’identification de moi par autrui. Si la singularité est ce qui résiste à l’identification, c’est parce qu’elle consiste dans le fait de différer de soi et non simplement dans le fait de différer de tous les autres. En ce sens, elle ne peut que faire échec aux « leurres du semblable » ou à la « captivation imaginaire par l’image du semblable », pour emprunter à Lacan ses expressions. Il faut en effet rappeler que la similitude du semblable n’a rien à voir avec la ressemblance : le semblable n’est pas le ressemblant, il est l’identique, non pas bien entendu en ce qu’il serait le même homme que moi, mais en ce que son humanité est la même que la mienne, de sorte que la similitude du semblable exprime l’identité de moi et de tout autre dans la même humanité. La différence entre l’individualité et la singularité consiste, sous ce rapport, en ceci que l’individualité se constitue par particularisation progressive à partir de cette identité présumée de l’humanitas (toujours la décomposition analytique qui se termine avec la species infima), alors que la singularité est par principe inaccessible à la subdivision de l’universel. En d’autres termes, la singularité affirme l’altérité intérieure par laquelle chacun diffère de soi, tandis que tant l’universel générique de l’humanité que l’individualité de cet homme-ci nient cette altérité au nom de l’identité à soi.
23 Quelle relation la singularité, ainsi définie, entretient-elle avec le collectif considéré dans la diversité de ses figures ? On vient de le relever, elle ne peut qu’exclure le collectif comme collection, qu’il s’agisse de la collection comme dénombrement ou sommation ou qu’il s’agisse de la collection constituée par individualisation. Il est également évident qu’elle ne peut qu’exclure la figure du tout supérieur de type intégratif. Dans les deux cas, le collectif implique en effet une certaine « communauté », à tout le moins sous la forme d’une ou de plusieurs propriétés possédées par ses éléments ou ses membres. Or la singularité exclut toute communauté de ce genre, elle est par définition ce qui n’est pas et ne peut être commun à plusieurs. Il n’y a rien de commun entre des singularités. Précisons : la singularité exclut doublement le commun en tant qu’il relève de l’avoir, et sous la forme de l’avoir-en-commun, et sous la forme plus faible de l’avoir-de-commun. « Avoir quelque chose en commun avec d’autres » signifie au moins partager quelque chose avec eux, et, par là, une certaine manière d’être ensemble, tandis que « avoir quelque chose de commun avec d’autres » signifie proprement présenter quelque point de ressemblance extérieure avec eux.
24 Mais a-t-on dit avec cela le dernier mot ? Tout dépend du sens que l’on veut bien donner au terme de « commun ». L’étymologie nous indique que le terme renvoie au préfixe cum et au substantif munus. Ce dernier a en latin trois significations : 1) la fonction, la charge, ou la tâche ; 2) l’obligation ; 3) le don. La question est donc de savoir comment entendre ce cum-munus, c’est-à-dire cet être-avec du munus. Disons schématiquement qu’il est aujourd’hui deux grandes façons de l’entendre qui se proposent à nous. La première consiste à fonder la tâche, l’obligation et le don sur un « être-en-commun » qui serait le nôtre à tous en tant qu’hommes. La seconde consiste à faire procéder la tâche, l’obligation et le don d’un « être-en-commun » qui appartiendrait par nature à une certaine catégorie de choses (l’air, l’eau, la connaissance, etc.). La première renoue avec une interrogation de type métaphysique relative à l’être de l’homme, tandis que la seconde relève de l’économie politique des commons.
25 Interpréter le munus à partir d’un « être-en-commun » est chose délicate dans la mesure où l’on se doit d’éviter l’écueil d’une « essence commune » définie en termes positifs. On sait que Marx a tenté de penser le communisme comme la mise en œuvre par les « individus associés » d’une telle essence : le mot même de Gemeinwesen (littéralement « être commun » au sens d’essence commune) en porte témoignage, lui qu’on trouve aussi bien dans les Notes de lecture de 1844 que dans les grands textes de la maturité [23]. Invoquer une telle essence commune comme principe positif qui nous obligerait les uns envers les autres, en nous assignant la tâche de la réaliser dans nos productions, de telle sorte que « nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre » [Marx, 1968, p. 33], voilà une entreprise bien difficile tant le discrédit qui atteint le concept d’essence humaine ou de nature humaine est aujourd’hui profond. La tentative de Roberto Esposito [2010, p. 29 et 35] est d’autant plus originale, à cet égard, qu’elle comprend l’« être-avec » du munus de façon toute négative : ce qui nous mettrait en commun, ce qui nous constituerait « en tant qu’êtres-en-commun » ou « êtres-avec », ne serait rien d’autre qu’un « manque infini, une dette non acquittable, un défaut irrémédiable », c’est-à-dire notre propre « finitude mortelle ». Bref, la « communauté » serait une communauté de la dette et de la faute, à l’opposé d’une communauté procédant du partage d’une ou plusieurs propriétés. Une telle interprétation suppose l’identification de la tâche à une « loi » ou à un « devoir », de telle sorte que la dimension de l’activité à accomplir se trouve effacée derrière celle d’obligation.
26 La seconde approche, celle qui tend à prévaloir dans un certain courant de la pensée économique [24], opère une classification des choses en vertu de leurs supposés caractères intrinsèques. C’est ainsi qu’un certain nombre de critères (non-rivalité, durabilité, etc.) viennent spécifier à quelles conditions des choses peuvent relever de la catégorie des commons : on peut alors ranger, dans cette catégorie, des choses aussi différentes que les bibliothèques ou les ressources naturelles qui font l’objet d’une gestion collective, ou encore les connaissances diffusées via Internet. Mais cette approche entretient une fâcheuse équivoque sur la nature du rapport à établir entre les hommes et ces choses : la seule gestion ou le seul usage, si « collectifs » soient-ils, peuvent-ils relever de la dimension du commun ? Pour dissiper cette confusion, il n’est d’autre voie que celle qui pose qu’il n’y a de commons que par l’agir commun en tant qu’il est coproduction de règles qui imposent tant un certain type de rapport aux choses qu’un certain type de rapport des agents entre eux. Ce qui emporte cette conséquence qu’aucune chose n’est en elle-même commune, que ce soit la connaissance, ou les ressources naturelles, ou encore autre chose. En d’autres termes, seul l’agir commun donne à des choses de devenir communes.
27 Par conséquent, c’est de l’accomplissement de la tâche par tous que procèdent et l’obligation et le don qui sont faits à tous : le second et le troisième sens de munus sont subordonnés au premier, ils dérivent de lui, loin que ce soit la « loi » ou l’« obligation » imposée par notre condition de mortels qui soit première. Cette priorité conférée à l’agir sur l’obligation et le don implique un concept fort de l’action : l’agir commun est absolument irréductible à une séquence comportementale mesurable et quantifiable, il ne procède pas non plus d’un projet sur lequel des individus se seraient préalablement accordés, il n’est pas déductible de la conscience ou de la volonté d’un ou plusieurs sujets, il est, à l’inverse, ce qui produit comme sujets ceux qui s’engagent à mener à bien une certaine tâche, précisément pour autant qu’ils tiennent cet engagement. À cet égard, et sous certaines conditions, on peut établir un parallèle entre l’agir et ce que Lacan a nommé l’acte analytique : de même que le savoir qui opère dans la cure ne précède pas l’acte analytique mais en est le produit, ce qui implique que l’acte ne puisse se déduire d’un quelconque savoir [25], de même le sujet, lui-même défini par un certain « savoir », ne préexiste pas à l’agir commun dans la mesure même où il en procède. Plus précisément, un tel agir produit un sujet collectif en opérant une transformation des singularités qu’il implique, mais sans que, jamais, cette transformation n’induise un « sujet commun », puisqu’un tel sujet équivaudrait à la suppression pure et simple des singularités (à supposer que l’idée même d’un « sujet commun » ait le moindre sens). Cette transformation ne fait en elle-même aucune difficulté : les singularités ne sont pas des individus, elles sont prises dans un devenir-autre ou dans une altération qui les fait sans cesse différer d’elles-mêmes, et l’agir commun les fait différer d’elles-mêmes d’une façon si radicale que toutes ces différences à soi produisent un nouveau sujet collectif [26]. Il ne peut y avoir de communauté des singularités, mais il y a place pour un agir commun des singularités et pour la subjectivation collective qui en résulte.
28 Pour nous résumer, le commun n’est pas une détermination de l’être (ce qui nous met en commun, fut-ce sous la forme du manque ou du défaut), ni non plus une détermination de l’avoir (la somme de ce qu’on a en commun ou de ce que l’on met en commun), c’est une détermination de l’agir (ce qu’on fait en commun, ou plutôt l’agir commun lui-même, car « ce qu’on fait » pourrait renvoyer au produit ou à l’œuvre comme résultat) : le munus n’est pas une dette métaphysique, c’est d’abord la tâche à accomplir et, par suite, l’obligation qui lie tous les coparticipants qui sont engagés dans l’accomplissement de cette tâche.
29 L’agir commun détermine ainsi une subjectivation collective originale qui ne relève ni de la collection ou de l’ensemble, ni de l’être collectif ou d’un tout intégratif réalisant une unité supérieure, mais bien d’un collectif de singularités : ni collection d’éléments, ni individu supérieur, l’unité que réalise un tel collectif ne procède que de la tâche commune que s’imposent les singularités, par les règles qu’elles coproduisent en l’accomplissant pour son accomplissement. La vraie question n’est donc pas de savoir si la subjectivation est individuelle ou collective, elle est de savoir si cette subjectivation s’inscrit dans la partition normative individualisation/ totalisation ou si, au contraire, elle la déjoue et la met en échec en procédant de l’agir commun.
Références bibliographiques
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Notes
-
[1]
Ce texte est la mise en forme de deux interventions faites, l’une au colloque « Figures du collectif » de Saint-Martin de Vignogoul (28 mai 2010) et l’autre à celui sur « Pratiques de la folie » (11 juin 2010). Bon nombre des précisions apportées ici doivent beaucoup à la discussion à laquelle ces interventions ont donné lieu.
-
[2]
Leibniz généralise alors à toutes les substances ce qui est affirmé, par saint Thomas, des anges ou des intelligences.
-
[3]
Pour reprendre la célèbre formule de Leibniz dans sa lettre à Arnauld du 30 avril 1687 [1972, p. 252] : « Ce qui n’est pas véritablement un être n’est pas non plus véritablement un être. »
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[4]
Sur la distinction de ce sens courant d’avec le sens philosophique hérité de la tradition, voir Vincent Descombes [1992].
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[5]
D’où la difficulté, voire la contradiction insurmontable, qu’il y a à dénier à la société toute réalité (on se souvient du fameux « La société n’existe pas » de Margaret Thatcher) tout en la créditant d’une puissance formidable susceptible d’anéantir l’individu.
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[6]
Égoïsme que résume la formule : « chacun chez soi, chacun pour soi » [Chanial, 2009, p. 184 et sqq.]
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[7]
Encore faut-il préciser que cela ne vaut que pour le rapport du souverain aux citoyens (c’est-à-dire aux individus en tant qu’ils ont une volonté générale), et non aux particuliers (c’est-à-dire aux individus en tant qu’ils ont une volonté particulière) : car si le souverain n’est rien d’autre que l’ensemble des citoyens, il n’en forme pas moins un tout indivis relativement à chaque particulier (il est donc irréductible à une simple collection de particuliers).
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[8]
On peut rendre sensible à cette distinction en considérant la différence qu’il y a entre « être un français » et « être français » : la première expression signifie être un élément parmi d’autres dans une collection, ici celle de la population, la seconde appartenir à un tout supérieur, en l’occurrence celui de la nation.
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[9]
« En somme, on ne peut donc pas agir sur des possibilités d’action, mais sur des actions allant à leur dernier terme et qui ont déjà produit leur effet. »
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[10]
La discipline comprise en ce sens correspond proprement à l’acte par lequel le cadre se trouve prédéfini et mis en place.
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[11]
Cf. en particulier la fin de l’Alcibiade, la récurrence frappante du « vous » qui renvoie à l’expression « toi et la cité » adressée par Socrate à Alcibiade en 134d-134e [1999, p. 187-188].
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[12]
Marx parle précisément « du singulier singularisé » (des vereinzelten Einzelnen), mais au sens où le singulier s’identifie à l’individu.
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[13]
Cela est vrai aussi bien de la subjectivation collective à l’échelle nationale (« l’entreprise-France ») que de la subjectivation individuelle (« l’individu-entreprise », figure subjective que le dispositif de l’auto-entreprenariat a pour fonction principale de stimuler et de diffuser).
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[14]
Cette logique est toujours maintenue, en dépit d’un recul du gouvernement sur la question des normes de régularisation des sans-papiers, et elle continue d’inspirer en profondeur le projet relatif aux retraites, même si c’est dorénavant à un médecin qu’il appartiendra de vérifier que le métier a bien été « usant » pour chaque salarié pris individuellement.
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[15]
Nous soulignons. Au passage, on voit combien il est erroné de dénoncer dans le néolibéralisme une méconnaissance de cette « vérité » que « chacun est différent des autres ».
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[16]
Voir à ce sujet les auteurs cités par Bernard Baertschi [2009, p. 116-117et p. 122123]. Carl Elliott, William Safire et Anjan Chatterjee établissent significativement un parallèle entre neuroamélioration et chirurgie esthétique, soit entre « neurologie cosmétique » et « chirurgie cosmétique ».
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[17]
Ce terme a, en allemand, le sens de « communauté », le plus souvent comprise comme réalité organique et indivise.
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[18]
Dans Le Souci de soi [1984, p. 56], Foucault distingue trois significations du terme d’« individualisme » à propos du monde hellénistique et romain : 1) la valorisation de l’individu aux dépens de son groupe d’appartenance ; 2) la valorisation de la vie privée (par exemple la vie de famille) ; 3) l’intensité des rapports à soi en tant qu’ils procèdent d’une pratique de transformation de soi. Les deux premières significations s’inscrivent parfaitement dans la partition individuel/collectif, bien loin qu’elles puissent la déjouer ou en perturber le jeu. Seule la troisième ouvre sur une autre possibilité, celle de la remise en cause de cette partition.
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[19]
Foucault désigne expressément la population comme « un ensemble d’éléments » [2004, p. 76-77].
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[20]
Sur ces trois points qui différencient la gouvernementalité du pastorat, voir Hubert Dreyfus et Paul Rabinow [1984, p. 306-307].
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[21]
La faiblesse de la position de Rousseau est justement d’opposer abstraitement l’« agrégation » à l’« association » (soit la collection-sommation à la totalisation intégrative) sans prendre la peine de distinguer entre différentes formes de collection [Rousseau, 2001, p. 54]. Rappelons que le mot « agrégation » vient du latin grex qui signifie « troupeau ».
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[22]
L’auteur renvoie en note à Alain Badiou.
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[23]
Engels le propose pour traduire le français « commune », dans sa correspondance avec Marx, à propos de la Commune de Paris.
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[24]
Celui qu’incarnent les noms d’Elinor Ostrom et de Charlotte Hess.
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[25]
Comme le souligne Franck Chaumont [2006] dans un texte intitulé : « Au commencement (du politique) était l’acte. » Précisons qu’il ne s’agit là que d’une analogie, celle qu’il y a entre la relation du savoir à l’acte analytique et la relation du sujet à l’agir commun. Il n’est donc pas question de comparer directement l’acte analytique à l’agir commun.
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[26]
Lors du colloque « Figures du collectif » de Saint Martin de Vignogoul, Patrick Chemla a attiré mon attention sur la similitude de vue entre mon approche et la démarche de la psychothérapie institutionnelle (Tosquelles, Oury). Après lecture du séminaire de Jean Oury sur Le Collectif [2005], il me semble que le collectif est ici pensé comme « machine » davantage qu’en termes de subjectivation.