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Article de revue

L'esprit dans l'œuvre de Durkheim, Mauss et Hertz

Pages 211 à 222

Notes

  • [1]
    Heonik Kwon est professeur d’anthropologie à la London School of Economics et auteur d’un ouvrage couronné, After the Massacre : Commemoration and Consolation in Ha My an My Lai (2006) et Ghosts of War in Vietnam (2008). Il vient de publier The Other Cold War, Columbia University Press (2010).
  • [2]
    Les titres sont de la rédaction [NDLR].

1 Durkheim, Mauss et Hertz, trois des fondateurs de la jeune école sociologique française, avaient en commun le souci et l’intérêt de découvrir l’origine de la solidarité sociale, d’un point de vue moderne et laïque, en rompant avec l’explication traditionnelle et théologique. Alors que les trois savants cherchaient à savoir comment les hommes construisent leurs identités collectives, la manière spécifique par laquelle chacun a poursuivi cet intérêt a varié considérablement. Ceci est particulièrement remarquable dans la façon dont ils ont approché le rapport entre l’âme et le corps et, plus largement, entre le spirituel et le corporel (psychique et physique pour Mauss ; ou l’homo duplex de Durkheim) dans la constitution de la sociabilité humaine.

2 Pour Durkheim, l’unité du corps et de l’âme (ou conscience) est central dans la construction de la solidarité sociale, et il décrit sous cet éclairage les rituels des tribus d’indigènes, d’Australie et d’ailleurs, comme des événements au sein desquels la conscience d’une origine et d’un destin communs est engendrée par des actes rituels et une participation corporelle. Quoi qu’il en soit, dans la construction rituelle de l’identité collective décrite par Durkheim, l’unité du corps et de la conscience existe parallèlement à une condition contraire, ce qui signifie la séparation de l’âme et du corps. Il décrit des identités totémiques ou ancestrales à travers lesquelles les participants vivants créent eux-mêmes le sentiment d’une existence collective. Les rituels affirment l’existence des rapports inséparables, solidaires entre les vivants et les morts et, selon les propres termes de Durkheim, « chaque individu est le double d’un ancêtre ». Le culte des morts, dans ce schéma, rend sacrée l’entité profane que les morts représentent en rapport avec les vivants : l’unité généalogique. Cette construction symbolique de l’unité sociale requiert la séparation de l’âme et du corps, qui est nécessaire, selon Durkheim, à la création des « véritables esprits » :

3

Un revenant n’est pas un véritable esprit. D’abord, il n’a généralement qu’une puissance d’action restreinte. C’est un être vagabond à qui n’incombe aucune tâche déterminée ; car la mort a eu justement pour effet de le mettre en dehors de tous les ordres réguliers ; c’est, par rapport aux vivants, une sorte de déclassé. Un esprit, au contraire, a toujours une efficacité d’un certain genre et c’est même par là qu’il se définit ; il est préposé à un certain nombre de phénomènes, cosmiques ou sociaux ; il a une fonction plus ou moins précise à remplir dans le système du monde [Durkheim, 1995 : 280].

4 Pour Durkheim, la distinction catégorielle entre « le véritable esprit » et le « revenant » est liée à la distance conceptuelle relative entre l’âme et le corps. Il écrit : « Une âme n’est pas un esprit… c’est un prisonnier du corps. Elle s’échappe pour de bon seulement au moment de la mort, et même ainsi nous avons vu avec quelles difficultés la séparation est définitive. » L’esprit est le résultat d’une séparation réussie de l’âme qui s’échappe de la prison du corps, alors qu’un échec dans ce processus de la séparation mortelle débouchera sur un revenant. Le premier se développe à travers un « culte positif » dans lequel le vivant s’associe à la mémoire du mort par des voies constructives et regénérantes sur le plan social, tandis que le deuxième tombe dans un « culte négatif » qui accompagne un ensemble comprenant des tabous, des pollutions et des privations.

5 Cette façon de diviser la mort en deux domaines moraux séparés et de porter son attention sur l’analyse de l’esprit positif de la société – les esprits transcendantaux libérés de la prison du corps – a été très influente dans les études des symboles religieux qui ont suivi. Ces études souvent se réfèrent non seulement à la théorie de la centralité sociale de Durkheim, mais aussi à l’œuvre de Hertz sur la hiérarchie morale.

Durkheim et Hertz, deux conceptions de la solidarité sociale[2]

6 Robert Hertz, un étudiant de Durkheim et un penseur très indépendant, a ouvert une voie qui permet de repenser le dualisme moral symbolique. Alors que Durkheim s’intéressait essentiellement à la question de savoir comment la solidarité sociale était créée et se maintenait, Hertz se chargea « d’étudier les réponses des sociétés aux transgressions au sein de cette solidarité » [Parkin, 1994 : 18]. L’une des préoccupations majeures de Hertz était l’opposition sémantique entre deux objets apparemment identiques, comme la main droite et la main gauche. Il se demandait pourquoi le côté droit représentait, dans la langue française et autres, les valeurs positives de la force, de la dextérité, de la foi, de la loi et de la pureté, tandis que le côté gauche représentait toutes les valeurs et les significations opposées, y compris « la mauvaise mort » et son impact culturel sur les âmes humaines (les esprits des morts dont les âmes n’ont pu se séparer de la prison du corps), qui sont étroitement associés à la main gauche dans le matériau ethnographique que Hertz a dégagé. Hertz croyait que, pour ces esprits malchanceux, « la mort serait éternelle, parce que la société maintient toujours à l’égard de ces individus maudits une attitude d’exclusion. » Quoi qu’il en soit, dans l’esprit du temps, Hertz était optimiste quant à l’évolution des symboles moraux :

7

« La distinction entre le bien et le mal, qui était si longtemps solidaire de l’antithèse de la droite et de la gauche, ne s’effacera pas de nos consciences. La contrainte d’un idéal mystique a été capable de faire de l’homme un être unilatéral… [Quoi qu’il en soit] une société libérée et prévenue s’efforcera de développer les énergies qui dorment dans notre côté gauche et dans notre hémisphère cérébral droit, et assurer, par un entraînement approprié, un développement plus harmonieux de l’organisme » [Hertz, 1973 : 8].

8 C’est pourquoi on peut dire que le corps humain ambidextre libéré de la prééminence de la main droite représente un corps social démocratique dégagé de la hiérarchie morale symbolique du côté droit et du côté gauche. Hertz a vu que l’antithèse de la droite et de la gauche était une bipolarité à la fois complémentaire et asymétrique –la bipolarité représentant la condition naturelle de ce que Durkheim appelait homo duplex et l’asymétrie résultant de l’imposition de normes collectives hiérarchiques sur le corps individuel. Par ailleurs, il conclut que la bipolarité symbolique était « un dualisme réversible » au sein de sociétés archaïques ou égalitaires, voulant dire par là que ces sociétés ne postulaient pas une hiérarchie morale fixe dans la vie du défunt, dans la mesure où cette conception faisait défaut dans leur propre vie. L’aspect de la réversibilité symbolique explique pourquoi les rituels mortuaires (ou leur absence) dans des sociétés égalitaires sont absolument non adaptées à la théorie de la hiérarchie morale fondée sur l’observation de sociétés hiérarchiques.

9 Cela démontre qu’il existe une différence considérable entre Durkheim et Hertz sur la solidarité morale. La distinction entre « véritables esprits » et « revenants » ou fantômes, pour Durkheim, est une question de structuration sociale liée aux places variables qu’occupent les esprits dans les représentations collectives alors que, pour Hertz, c’est une question politique liée à la hiérarchie des valeurs morales ; en d’autres termes, la distinction parle de la nature de la société pour Durkheim et, pour Hertz, de l’idéologie de la hiérarchie morale et politique. Lorsque Hertz parle de sa vision de l’ambidextrie dans l’évolution des symboles moraux, ce qu’il a à l’esprit, c’est un rétablissement de la liberté de la pensée humaine dégagée de la rigidité de la hiérarchie morale symbolique.

10 Quoi qu’il en soit, l’idée de l’ambidextrie symbolique de Hertz reste abstraite et métaphorique aujourd’hui. S’il avait survécu au carnage de la Première Guerre mondiale, laquelle en fait a bouleversé la façon de voir la mort et la mort de masse, et s’il avait eu la chance d’écrire davantage sur le symbolisme moral de la mort, peut-être aurait-il tenté de développer et d’étoffer cette idée. Je ne saurais le dire ; ce que je sais, c’est que s’il l’avait fait, Hertz aurait probablement puisé des forces dans la théorie du don de Marcel Mauss en tant que théorie de la solidarité humaine (tout comme Mauss a bénéficié de la théorie des symboles moraux de Hertz dans sa théorie de la magie).

11 L’intérêt de Mauss pour l’origine de la solidarité morale était fortement influencé par Durkheim, néanmoins, comme Hertz, Mauss s’est éloigné ultérieurement de la conception durkheimienne de façon significative. Mary Douglas explique leurs différences du point de vue de l’intérêt pour la solidarité sociale (pour Durkheim) par rapport à l’intérêt pour la solidarité humaine (pour Mauss). Je pense que c’est une façon intéressante de caractériser la différence entre Durkheim et Mauss et j’y reviendrai vers la fin de cet essai ; mais permettez-moi d’abord d’introduire quelques aspects de l’ethnographie du Vietnam d’aujourd’hui, à travers laquelle j’ai été amené à m’intéresser au travail de Hertz par rapport à celui de Durkheim, et ensuite à celui de Mauss en rapport avec celui de Hertz.

L’apport de la jeune école sociologique française à l’histoire contemporaine du Vietnam

12 La fin de la guerre froide a créé une grande spéculation à propos de la soi-disant liberté de l’argent. Anthony Giddens, par exemple, décrit l’ordre global nouveau, après 1989, comme un saut majeur capitaliste vers une formation nouvelle, illimitée, dominée par les marchés financiers. Giddens remarque que le capitalisme d’après 1989, qui n’affronte plus de rival sur le plan du développement de l’économie, est devenu l’option unique pour l’espèce humaine entière. Selon lui, ceci engendre un sens profond de l’englobement et de l’inévitabilité, et l’argent dans ce développement de la marche triomphale du capitalisme après sa victoire sur le communisme, qui a été remportée sans verser de sang, est devenu sûr de lui-même et impitoyable dans la poursuite d’une liberté de mobilité absolue [Hutton et Giddens, 2000 : 2-3]. La fin de la guerre froide au Vietnam (dans l’ordre géopolitique) a apporté aussi des changements radicaux, dont une guerre brutale comme élément de la guerre froide, et l’argent qui a fait visiblement partie de ces changements importants.

13 Tout au long des années 1990, les communautés au Vietnam ont été occupées par des mouvements de viec ho (« l’œuvre de l’adoration ancestrale »). Durant cette période, les communautés villageoises et les groupes lignagers ont été en compétition les uns avec les autres afin de reconstituer leurs autels d’ancêtres et revigorer les rites communaux ancestraux, à l’inverse de l’horizon fixé par l’ère précédente où ces rites étaient incompatibles avec la politique révolutionnaire et, par là, largement prohibés par l’État. Après la fin de la guerre, en 1975, l’appareil d’État du Vietnam unifié avait fortement incité à centraliser et à contrôler les pratiques commémoratives. Il avait renforcé la commémoration des héros morts pour la révolution comme principal devoir civique, et, en même temps, avait découragé la culture traditionnelle religieuse. Le renouveau du culte des ancêtres constitue un aspect du tournant formidable qui a été pris dans les rapports de force des années 1990 et dans les rapports en pleine transformation entre l’État et la société vietnamienne. Dans les régions du centre et du sud (le Sud Vietnam d’alors), le renouveau a eu lieu parallèlement à la reviviscence d’une activité rituelle qui lui est catégoriquement opposée. Dans nombre de communautés de cette région, durant les années 1990, de nombreux autels offerts aux esprits des morts qui ne sont pas des ancêtres ont fleuri, et les habitants ont initié des rites dédiés à ces revenants déplacés et itinérants, leur offrant de la nourriture et de l’argent comme part de leurs rites ancestraux [Kwon, 2008].

14 Il en résulte que l’organisation des rites ancestraux du Vietnam de la région du centre se présente aujourd’hui typiquement en deux structures distinctes. Il y a, d’un côté l’autel, nouvellement refait, au centre de l’espace intérieur de la maison, qui comprend des souvenirs des ancêtres de la famille ; de l’autre, un autel extérieur, habituellement là où le jardin du devant côtoie la rue, et vulgairement appelé khom dans la langue de la province du Quan Nam. Cet autel extérieur, dédié aux fantômes, ressemble à un nid d’oiseau se dressant sur une seule grande colonne, bien qu’il puisse avoir des formes variables : dans certaines régions pauvres, la canette vide de coca-cola suspendue à un arbre est très populaire. Au sein de cette organisation duelle, représentée, côté maison, par des ancêtres et d’autres divinités sises à l’intérieur – appelées ông bà au sein du rituel, ce qui signifie « grand-pères et grand-mères » –, et, côté rue, par les esprits errants – auxquels on s’adresse rituellement en tant que cô bác, « tantes et oncles » –, l’acte de commémoration, dans cette région, se fait comme suit : les participants s’inclinent et font des offrandes côté maison, puis ils se tournent de l’autre côté en répétant leurs gestes de commémoration. Les offrandes présentées à ces esprits incluent des répliques de billets de 100 dollars, et une partie significative de ces billets est brûlée au bénéfice des revenants déplacés comme ils le sont au bénéfice des ancêtres de la famille et du village. À travers ces actes de foi doubles, les acteurs de la commémoration s’engagent dans deux symboles religieux séparés et dans les deux centres de mémoire.

15 Dans ce système de structure duelle et de pratique double, apparaissent deux manières distinctes de concevoir la solidarité sociale. Côté maison, on pourrait dire, avec Durkheim, que l’acte commémoratif affirme les rapports solidaires entre les vivants et les morts, engendrant par là le sentiment d’une appartenance mutuelle et celui d’une totalité sociale cohérente. L’organisation de ce rite ancestral inclut également des interactions avec des esprits errants. À la fin du culte, les participants se tournent, marchent vers l’autel extérieur dédié aux revenants, et font des prières et des offrandes au nom des esprits déplacés – lesquels ne possèdent pas le privilège de trouver une place dans la maison, contrairement aux ancêtres dont on croit qu’ils ont une place sur l’autel ou dans le temple. Le culte, côté rue, ne suit pas un ordre strict comme celui qui se pratiquait à l’intérieur, il apparaît même plus chaotique. L’acte de prière pour les esprits peut s’accompagner d’incantations vulgairement connues sous le nom d’« appel des âmes errantes ». Dans ce contexte, l’acte rituel n’est pas une déclaration de solidarité établie entre les vivants et les morts, comme Durkheim l’explique, mais plutôt un acte d’hospitalité pour les inconnus et ceux qui n’ont pas de lien : de la communauté morale des villageois jusqu’à la foule des étrangers qui sont supposés exister à proximité de la communauté au temps de l’événement. La catégorie rituelle du co bac appartient aux esprits des morts qui ne sont pas les ancêtres des participants. Ces esprits sont là en tant que marginaux de la société, par rapport aux ancêtres, et en tant qu’étrangers cosmologiques par rapport à la communauté lorsque celle-ci démontre sa solidarité spirituelle avec les ancêtres et autres divinités spécifiques. Ils ne font pas partie des relations de la communauté, néanmoins ils sont physiquement proches de leur activité quotidienne en prenant place en son sein. Le culte côté rue reconnaît les droits des revenants à exister dans le monde des vivants, mais il distingue aussi leur statut social de celui des ancêtres.

16 Lorsque des villageois vietnamiens font des prières aux revenants avec, dans leurs mains, de l’encens qui fume abondamment, ils le font généralement seuls. C’est le cas dans le contexte domestique et lors des rites de la communauté villageoise. Dans le domaine domestique, les membres de la famille s’inclinent ensemble devant l’autel de la maison et marchent ensuite séparément vers l’autel extérieur afin de répéter l’action au nom des revenants. À certaines occasions spécifiques, l’ordre du rituel peut être inversé de telle manière que des individus prient devant l’autel extérieur avant de se rassembler à l’intérieur pour le rite ancestral. Même si les Vietnamiens se meuvent au sein d’un groupe entre les deux côtés du complexe rituel, comme lors de la cérémonie dans le temple dédié aux ancêtres du village, leur performance rituelle dédiée aux âmes errantes apparaît alors comme une action collective, ces actions étant effectivement des actions individuelles séparées qui se déroulent parfois simultanément. Des rituels dédiés aux ancêtres sont accomplis selon le sexe et l’âge, alors que dans les interactions rituelles avec les revenants un tel ordre social fait défaut.

17 Quoi qu’il en soit, les acteurs solitaires du côté rue ne sont pas non plus complètement seuls. Certains préparent un repas pour les revenants, brûlent des billets de banque, et prient pour eux, tout en sachant, tacitement, que beaucoup d’autres, à proximité ou ailleurs, peuvent agir de même. À ce moment-là, leur mouvement de foi multiplié et synchrone est à la fois une pratique individuelle isolée et un acte d’unité. La pratique individuelle est nécessaire afin de distinguer la forme rituelle du culte collectif des ancêtres. L’acte d’unité est nécessaire afin de relier le rite à beaucoup d’autres qui sont des événements isolés. Comme pratique individuelle, le rituel est dédié aux revenants, aux étrangers. Conçu comme une part de l’acte d’unité, le rite n’est pas purement dédié aux revenants mais plutôt aux autres ancêtres, éloignés de leur base sociale. Au sein de la multiplicité de ces actions individuelles, l’association avec l’« étranger » représente malgré tout une forme de pratique familiale (mais exécutée par d’autres), ce qui crée une forme de solidarité au-delà des limites sociales données. Le dernier point renvoie à l’histoire politique de la guerre du Vietnam, en particulier en raison des déplacements massifs de population, morts ou vivants, loin de leur terre ancestrale. L’histoire de ces déplacements est liée aussi à la politique d’après-guerre qui, mobilisant les institutions traditionnelles du culte des ancêtres au bénéfice de la Révolution, a exclu du culte un nombre considérable d’ancêtres familiaux pour des raisons politiques (par exemple, ceux qui ont combattu du côté opposé lors de la Révolution).

Le culte des esprits vietnamien : une question idéologique

18 La culture vietnamienne contemporaine de la commémoration contribue, à mes yeux, mais d’une façon plus complète, à reprendre l’héritage théorique de la jeune école sociologique française. J’ai souligné, précédemment, la nécessité qu’il y a à considérer les catégories des ancêtres et des esprits ancestraux du point de vue de la progression de l’histoire moderne postérieure à l’époque de Durkheim. La guerre du Vietnam a été à la fois l’un des événements les plus formateurs et une violente manifestation de la guerre froide globale. Dans des lieux où l’on a expérimenté la guerre froide globale du XXe siècle – cette signification contradictoire de la guerre froide qui comprend une guerre civile tumultueuse divisant la communauté d’une façon radicale et violente –, la catégorie des ancêtres n’est plus une unité homogène, au sens où Durkheim l’entendait, mais plutôt une catégorie blessée et brisée. Dans ce contexte historique, les communautés ont lutté contre les contradictions entre les normes morales traditionnelles et la réalité politique moderne (par exemple entre la norme de l’incinération à la maison et la réalité d’une guerre totale mobilisant des masses dans le cas vietnamien). Ils ont été aussi conduits à distinguer sur le plan politique entre la mort naturelle et la mort de masse – celle de la guerre –, et à constituer une généalogie cohérente sur le plan idéologique à partir de l’histoire de la violence généralisée et universelle à travers les frontières idéologiques (je pense par exemple aux difficultés rencontrées par des familles vietnamiennes et les communautés locales au sujet des traces et de la mémoire de ceux qui ont combattu la guerre révolutionnaire). Si la gauche et la droite sont toutes deux constitutives, sur le plan généalogique et historique, du moi social, comment cette identité peut-elle se voir réconciliée avec la citoyenneté dans l’État social, qui a été fondé sur la coupure du lien avec le mauvais côté, selon la façon dont est définie la communauté politique ? Pour répondre à cette question cruciale de l’histoire moderne et du développement social, la mise à jour par Hertz de la dynamique de la hiérarchie morale dans le symbolisme de la mort est très inspirante. Dans l’œuvre de Hertz, la vérité des « véritables esprits » de Durkheim apparaît comme une vérité contestée, inséparable des formes politiques et des orientations idéologiques de celui qui porte la vérité, et comme une question idéologique plutôt que comme un aspect de la nature de la société.

Le don (d’argent) comme remise en question de l’ordre établi et l’apport de Mauss

19 La manière dont les communautés vietnamiennes d’après-guerre se sont confrontées à la hiérarchie morale de la mort a été dans une large mesure constituée sur la base de la pratique du don. Le don d’argent qu’ils faisaient aux esprits des morts remettait en question l’ordre politique établi de la commémoration et contribuait à offrir des alternatives dans les relations entre les morts et, ici, entre les vivants et les morts. Le don d’argent vietnamien aux morts recoupe la disparité entre moralité et politique du culte des ancêtres. L’héritage théorique de Durkheim jusqu’à Hertz nous aide donc à comprendre le sens de ce don.

20 Le sens du don d’argent vietnamien s’accorde aussi avec la théorie maussienne du don. Non pas au sens étroit du don comme création d’obligations – comme on a souvent compris son travail –, au sens où l’argent donné aux revenants aurait pour but d’obliger les esprits à accorder aux donateurs une compensation sous la forme de chance ou de prospérité. Cette façon de raisonner est fréquente dans le monde de l’ethnographie, mais je ne partage pas cette interprétation mécanique de l’esprit du don (parfois Mauss lui-même tombe dans ce travers de l’interprétation mécanique, par exemple, lorsqu’il parle du hau (de l’esprit) des dons des Maoris) [Mauss, 1990 : 10-13]. La contribution maussienne au legs de Durkheim ne consiste pas seulement à ajouter un système d’échanges à une théorie de la solidarité sociale existante mais, ce qui est plus important encore, à montrer, comme le remarque Douglas, que la théorie du don est une théorie de la solidarité humaine [ibidem]. Dans la vie politique moderne, des formes et des revendications de solidarité coexistent, dans le champ des actions sociales, et il n’y a pas une seule catégorie de « véritables esprits » mais plutôt une multiplicité d’esprits, chacun revendiquant la vérité. Dans le cas discuté ici, c’est dans l’acte de faire un don que nous voyons apparaître un nouvel horizon fait de solidarité, tout comme dans la manière dont les humains luttent pour des revendications conflictuelles au sujet de l’identité des esprits véritables.

21 Lorsque Hertz écrit au sujet des esprits dans les rites de mort, ou lorsque Mauss parle de l’esprit du don, ce ne sont pas les mêmes esprits auxquels pensait Durkheim, les véritables esprits de la société. Du point de vue de Hertz, contrairement à Durkheim, les entités spirituelles damnées (c’est-à-dire les esprits qui sont pour Durkheim en marge de la société) sont des esprits pleins de sens, dignes de ce nom. Mauss, de son côté, était moins prêt que Durkheim à considérer les esprits comme existant ici, baignant dans la réalité de la vie sociale, mais plutôt comme un pouvoir et un potentiel encastrés dans les actions et les interactions humaines. Comme le montre Bruno Karsenti, « Alors que l’être humain de Durkheim est double [homo duplex], seulement en relation avec ce qui est situé à l’extérieur et seulement avec ce qui d’une façon secondaire impose son empreinte sur l’individu, l’être humain de Mauss d’un autre côté constitue un objet complètement équipé en lui-même, un de ceux qui se tient seulement par référence à lui-même et à l’unité qui l’incorpore matériellement » [Karsenti, 1998 : 79].

Une théorie pour éclairer la spiritualité de la solidarité humaine

22 Durkheim, Hertz et Mauss s’intéressaient tous trois à la fondation de la société et à la question de savoir comment les esprits doivent prendre part à la mise en place de cette fondation ; ils exploraient déjà les différentes manières par lesquelles les esprits joignent leurs mains à celles des vivants en créant la société.

23 Quoi qu’il en soit, malgré leurs différences, ces fondateurs de la sociologie et de l’anthropologie modernes considéraient tous trois que la vocation de ces disciplines est d’éclairer la spiritualité de la solidarité humaine. C’est dans ce sens que Durkheim considérait les esprits de la société, ce que les gens considéraient naguère comme autorité divine. C’est dans ce sens, je crois, que Hertz portait son attention sur la situation délicate de ces esprits exclus du domaine formel de la solidarité sociale, et dans laquelle Mauss a vu le pouvoir du don, non seulement du point de vue du soutien aux formes sociales existantes, mais aussi dans sa capacité à refaire et à changer l’horizon de la solidarité humaine (et cela est en partie la raison pour laquelle il a refusé d’accepter l’antinomie entre l’argent et le don chez Malinowski). C’est enfin dans ce sens, je crois, que nous devons considérer l’interaction vietnamienne rituelle avec les ancêtres et les revenants, au sein de laquelle le respect de la communauté à l’égard des « véritables esprits » coexiste avec un souci pour les esprits exclus de la sphère privilégiée, lequel se traduit par des actes ambidextres de don d’argent.

24 En regardant en arrière, vers la période de formation de l’anthropologie et de la sociologie modernes, à l’aune de ce que les Vietnamiens établissent aujourd’hui sur les ruines de l’histoire moderne, il semble clair que le souci de Hertz concernant le côté sombre de la solidarité sociale, et l’intérêt de Mauss pour les horizons de la solidarité humaine, au-delà du domaine étroit de la solidarité sociale et politique établie, ne sont pas des développements intellectuels purement séparés, divergents par rapport au souci central de Durkheim. Ils contribuent plutôt, ensemble, à défricher les chemins sur lesquels une société avance avec la progression de l’histoire – que Durkheim ne pouvait connaître.

Références bibliographiques

  • DURKHEIM E., 1995 [1915], Les formes élémentaires de la vie religieuse, traduit du français par K.E. Fields, New York, The Free Press.
  • HERTZ R., 1973, « La prééminence de la main droite : Une étude du symbolisme religieux », in NEEDHAM R., Right and left : Essays on Dual Symbolic Classification, Chicago, The University of Chicago Press.
  • HUTTON W. et GIDDENS A. (dir.), 2000, Global capitalism, New York, The New Press.
  • KARSENTI B., 1998, « The Maussian Shift : A Second Foundation for Sociology in France ? », in JAMES W. and ALLEN N.J. (dir.), Marcel Mauss : A Centenary Tribute, Oxford, Berghanh.
  • KWON H., 2008, Ghosts of War in Vietnam, Cambridge, The Cambridge University Press.
  • MAUSS M., 1990 [1950], The Gift, traduit du français par W.D. Hallis, Londres, Routledge.
  • PARKIN R., 1994, Introduction à Robert Hertz : Péché et expiation dans les sociétés primitives, traduit et édité par Robert Parkin, Occasional Paper n° 2, Oxford, British Center for Durkheimian Studies.

Date de mise en ligne : 18/01/2011

https://doi.org/10.3917/rdm.036.0211

Notes

  • [1]
    Heonik Kwon est professeur d’anthropologie à la London School of Economics et auteur d’un ouvrage couronné, After the Massacre : Commemoration and Consolation in Ha My an My Lai (2006) et Ghosts of War in Vietnam (2008). Il vient de publier The Other Cold War, Columbia University Press (2010).
  • [2]
    Les titres sont de la rédaction [NDLR].

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