1Le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales s’est employé, depuis de nombreuses années, à la suite de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, à distinguer le domaine du don de ce qui relève du marché et de l’intervention de l’État. Après avoir étudié ainsi ce qui différencie ces trois domaines, ne serait-t-il pas intéressant de rechercher aussi ce qu’ils ont en commun ? En prenant connaissance des études parues dans la Revue du MAUSS depuis 1993, sur la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, j’ai été frappé par la difficulté récurrente à situer la place du « rendre ». Pour Philippe Rospabé, « l’obligation de rendre un bien n’est que le sous-produit de cette réciprocité générale qui gouverne la circulation de la vie entre communautés humaines » [1996 : 15I]. Je me suis alors demandé en quoi pouvait consister cette réciprocité générale et elle m’est apparu se trouver dans le partage.
2Dans les encyclopédies et les dictionnaires, le mot « partage » fait l’objet de développements nettement plus importants que le mot « don », signe d’un champ sémantique plus large. Ces sources sont unanimes à distinguer deux significations principales du mot. Dans un premier sens, « partage » désigne l’action de diviser en plusieurs éléments distincts un ensemble : on peut ainsi partager un gâteau en plusieurs tranches ou un terrain en plusieurs lots… Cette division en plusieurs éléments par une personne peut avoir pour but de « partager entre » diverses personnes un bien : une aide humanitaire peut être partagée entre les membres d’un même village par une personne chargée de cette mission sans en être elle-même l’origine ou le bénéficiaire : on parlera alors de distribution. Il est aussi possible de « se partager » un héritage ou une somme d’argent gagnée au loto : on parlera alors de répartition.
3Il est possible aussi de « partager avec » lorsque celui qui partage transmet à quelqu’un d’autre, non pas un bien (au sens le plus large) qui lui vient d’autrui, mais une part de ce qu’il possède : si ce bien est un objet matériel parmi d’autres que l’on possède, du temps dont on dispose ou de l’argent, partager consiste à se séparer d’une partie de ce qu’on a au profit de quelqu’un d’autre ; mais on peut aussi partager dans ce sens un bien sans s’en défaire quand on transmet par exemple à quelqu’un une part des informations, des connaissances ou des savoir-faire que l’on a pu acquérir. Dans les deux cas, il y a transfert de ce qu’une personne possède à une autre. Le langage courant utilise surtout le mot « partage » dans ce sens quand il s’agit de don : « partager avec », c’est alors prélever une partie de ce qu’on possède pour en faire don à quelqu’un d’autre. Mais le don n’est pas la seule manière de transmettre à d’autres une partie de ce dont on dispose, ceci se pratique aussi, mais de manière différente, dans d’autres domaines. Dans le marché, celui qui vend se sépare d’un bien qui lui appartenait et le transfère à l’acheteur et celui-ci lui transmet en retour un autre bien (troc) ou une contrepartie en monnaie : il s’agit ici non d’un don mais d’un échange. Au niveau de l’État, les contributions (directes ou indirectes) et les divers prélèvements auxquels sont soumis les citoyens les conduisent à se séparer d’une part de ce qu’ils gagnent ou de ce qu’ils possèdent et à partager ainsi avec d’autres les charges collectives ; l’État, quant à lui, procède à son tour à d’autres partages en redistribuant une part des sommes collectées sous formes de prestations à différents ayants droit. Les différents vocabulaires utilisés : don, échange, achat-vente, contributions-prestations… permettent de bien différencier entre eux les divers modes de transfert de biens, mais présentent l’inconvénient de ne pas laisser apparaître ce qu’ils ont de commun, qui est précisément d’effectuer de nouvelles affectations des biens entre des individus ou des groupes, d’en modifier le partage. Le fait que, dans des cas de partage ne relevant pas du don, on dise souvent « donner » – au lieu de « transmettre » – quelque chose à quelqu’un, prête à confusion (quand on dit, par exemple, que dans l’échange c’est « donnant-donnant »). C’est sur ce type de partage que porteront mes réflexions.
4Il existe un second sens du mot « partage » qui désigne le fait d’avoir ou de faire en commun quelque chose avec quelqu’un. Dans ce cas, on ne transmet plus quelque chose à d’autres, mais on participe (on prend part) à une réalité commune et, là aussi, on « partage avec » d’autres mais d’une autre manière. On peut ainsi partager le même logement, des sentiments, des centres d’intérêt, des valeurs, des opinions, des responsabilités ou des engagements divers… Il n’y a plus ici celui qui apporte et celui qui reçoit mais toutes les personnes concernées se retrouvent au sein d’une même réalité formant un tout. Pourtant, à y regarder de plus près, les deux sens du mot ont en commun de désigner des manières d’avoir des relations les uns avec les autres et, souvent, c’est parce que l’on a partagé au premier sens du terme qu’on peut partager au second : par exemple, pour participer à l’activité d’une entreprise, d’une administration ou d’une association, y faire quelque chose ensemble, ses membres doivent mettre à sa disposition (transférer) une part du temps et/ou de l’argent dont ils disposent. L’exemple, à la fois le plus simple et le plus fort, de la complémentarité entre les deux sortes de partage est celui du repas : dans le repas, pris en famille ou entre amis, celui qui l’a préparé en sert à chacun une part, première forme de partage ; dans le même temps, les convives mettent en commun des nouvelles, partagent ce qu’ils vivent et se divertissent ensemble, seconde forme de partage. Le repas nourrit ainsi à la fois les personnes et la communauté qu’elles constituent.
5L’objet de mon étude ne sera pas le partage dans l’ensemble de ses significations, mais le partage au sens précis que je retiens ici et qui me paraît son sens fort : le fait, pour une personne (physique ou morale), de transférer une part de ce dont elle dispose à une autre. Je commencerai par situer les uns par rapport aux autres les différents domaines dans lesquels il se réalise, j’en décrirai ensuite les modalités puis je m’interrogerai sur ses motivations et sur ses rapports avec la reconnaissance. Ceci me conduira à proposer de faire au partage toute la place qu’il mérite.
Topographie du partage
6Pour situer les différentes formes de partage les unes par rapport aux autres j’établirai ce que j’appellerai une « topographie », par analogie avec ce qui se pratique en géographie. Je m’inspirerai pourcela d’une rose des vents élaborée par Alain Caillé. Dans son livreThéorie anti-utilitariste de l’action, Alain Caillé montre que, chez Marcel Mauss, sont « mises en lumière dès les premières lignes del’Essai sur le don, les quatre dimensions premières, irréductibles, de tout acte de don, organisées en deux paires d’opposés : l’intérêt (égoïste) et le désintéressement (altruiste), l’obligation et la liberté. » [Caillé 2009 : 20]. Mais, ajoute-t-il, « ces quatre pôles ne sont pas spécifiquement ceux du don, […] mais tout autant et plus généralement ceux de l’action sociale » [ibidem : 23]. Ils sont ainsi susceptibles de caractériser, au-delà du don, les autres formes de partages qu’on rencontre dans la famille, sur le marché et au niveau de l’État. Si le comportement des êtres humains est largement motivé par l’intérêt pour soi, cet intérêt n’est pas exclusif : le comportement peut aussi être inspiré par l’intérêt pour l’autre, tel qu’il se manifeste dans ce qu’Alain Caillé appelle l’aimance, c’est-à-dire la sympathie et l’amour que les humains sont capables de ressentir les uns pour les autres. Dès lors, une première tension dans les relations humaines existe entre l’intérêt pour soi, que Caillé situe à l’ouest de la rose des vents qu’il propose, et l’intérêt pour l’autre qu’il situe à l’est. Une seconde tension oppose obligation et liberté : nos actes sont parfois imposés par les contraintes qui pèsent sur nous, parfois inspirés par la liberté et la créativité dont nous sommes capables, le plus souvent un peu par les deux, mais dans des proportions variables. Si l’on situe l’obligation au nord et la liberté au sud, on dispose d’une rose des vents à quatre points cardinaux.
7L’impact des quatre pôles des relations humaines sera différent selon qu’ils seront exclusifs ou complémentaires. L’intérêt pour soi,s’il rejette tout intérêt pour l’autre, poussera à prendre, au besoin par la violence, ce qui lui appartient ; au contraire, s’il tient compte de l’intérêt de l’autre, il pourra déboucher sur des échanges réciproques. La liberté qui refuse toute contrainte conduira à en abuser chaque fois que cela sera possible ; mais, respectueuse des règles communes, elle apportera la possibilité de partager avec d’autres les fruits de sa créativité. L’intérêt pour l’autre, s’il va jusqu’à se consacrer totalement à lui (pour le soigner, par exemple) se traduira par le sacrifice d’un épanouissement personnel et non par un partage réellement réciproque. L’obligation, enfin, peut être imposée par le détenteur du pouvoir dans le but de dominer ceux qui sont sous sa dépendance ; elle peut aussi être mise au service de l’intérêt collectif et d’un partage équitable. Nous sommes là en présence de l’ambiguïté des motivations qui poussent les hommes et les peuples à entrer en relation, pour le meilleur quand ils font preuve de bienveillance et décident de s’associer et de partager, pour le pire quand ils font preuve de malveillance et cherchent à se détruire : à tout moment, ils peuvent basculer de l’un à l’autre.
8Ces différents pôles ainsi identifiés, il me paraît possible de situer, dans des zones différentes de la rose des vents, les quatre grands domaines dans lesquels des partages s’effectuent, selon que tel ou tel pôle y est plus ou moins dominant. Alain Caillé le fait lui-même pour ce que j’appelle le domaine du don (et non le tiers secteur, car certains auteurs le limitent à être « un rapport entre inconnus ou étrangers » [Godbout, 2008 : 346] alors que le don existe surtout entre proches). Ce qui spécifie le don, pour Alain Caillé, « c’est le primat des motivations actives de l’aimance et de la liberté sur leurs conditions passives que sont l’intérêt pour soi et l’obligation. Pour filer la comparaison spatiale et cartographique, on entre dans la zone du don de générosité, dans l’obligation de donner, recevoir et rendre en passant à droite de l’axe nord-sud, dans celle du don de liberté-créativité en passant en dessous de l’axe est-ouest. Il apparaît ainsi que le quadrant spécifique du don, celui qui allie l’ouverture à autrui et au possible est le quadrant sud-est » [2009 : 23-24]. Je retiens cette proposition, mais je nuancerai ce qu’Alain Caillé écrit ensuite : « Inversement, à la gauche de l’axe nord-sud, on se trouve dans le champ du prendre-refuser-garder. » Il est vraique l’intérêt personnel, s’il refuse de tenir compte d’autrui, conduit à prendre-refuser-garder. Mais l’intérêt pour soi n’est pas forcément exclusif de l’intérêt pour l’autre ; ce qui peut conduire à entrer dans certaines formes de partage, comme nous allons le voir en regardant ce qui se passe dans les autres domaines du partage.
9Dans la famille – plus ou moins large selon les époques – il y a bien parfois du chacun pour soi, mais l’élément le plus caractéristique est l’intérêt pour l’autre : l’amour et la solidarité au sein du couple, entre parents et enfants et entre membres de la même lignée. La famille est le lieu de nombreux dons et contre-dons mais elle ne peut être ramenée purement et simplement au domaine du don et à la liberté qui le caractérise, car les liens familiaux s’imposent à ses membres : on ne choisit pas sa famille, on dépend d’elle comme elle dépend de chacun de ses membres ; l’obligation de se soumettre à l’autorité des parents et aux rôles respectifs de chacun fait partie intégrante du fonctionnement familial, même si aujourd’hui la liberté y est plus présente qu’autrefois [De Singly, 2000]. La famille est donc bien un lieu de partage spécifique, et même souvent celui qui compte le plus dans la vie des gens, et il est possible de la situer entre obligation et intérêt pour l’autre, soit dans le quadrant nord-est de la rose des vents.
10Progressivement, d’autres institutions se sont créées pour mieux répondre aux besoins des hommes. Un premier ensemble de ces institutions est aujourd’hui désigné sous le terme d’État. L’État a la charge de veiller à ce que soient pourvus aussi bien les besoins et les intérêts individuels de ses membres que les besoins et les intérêts de la société dans son ensemble. Pour y parvenir les pouvoirs publics imposent aux citoyens le respect des lois et le partage des charges collectives ; si ceux-ci s’y soumettent, ce n’est pas toujours par souci du bien commun mais souvent par souci de ne pas encourir les sanctions qui accompagnent le refus d’obéir. Domine donc ici l’obligation de se soumettre à l’intérêt commun et de le faire au moins par intérêt personnel : nous sommes dans le quadrant nord-ouest de notre rose des vents, même si l’État est amené, au moins dans les démocraties, à respecter aussi la liberté (droits de l’homme) et à s’intéresser à chacun de ses membres (justice sociale).
11La création et le partage des moyens de vivre se sont longtemps effectués au sein de groupes humains réduits. Le développement des relations entre individus et groupes a entraîné la création denouveaux lieux d’échange, toujours plus larges, que l’on désigne par l’expression générique de marché. Le marché se caractérise surtout par la liberté des échanges – chacun est libre d’accepter ou non les offres des partenaires – et par la poursuite de l’intérêt individuel – chacun cherche à obtenir au meilleur prix les biens qu’il souhaite acquérir. Même s’il doit se soumettre aussi à certaines règles et tenir compte des intérêts concurrents, le marché peut être situé au sud-ouest de la rose des vents, au croisement de l’intérêt pour soi et de la liberté.
12Nous avons ainsi situé les uns par rapport aux autres les quatre grands domaines dans lesquels s’effectuent les partages. Nous pouvons maintenant compléter notre schéma et l’intituler « La rose des vents du partage » car celui-ci se retrouve au centre des tensions entre intérêt pour soi-intérêt pour l’autre et entre obligation et liberté et qu’il est présent dans chacun des domaines.
Le partage et sa réciprocité
13Le partage conçu comme le fait, pour une personne, de transférer à une autre une part de ce dont on elle dispose met en relation trois éléments : la personne (physique ou morale) qui apporte quelque chose, l’objet (au sens le plus large) du transfert, la personne qui reçoit. Il est possible de regarder ce partage aussi bien du point de vue de celui qui apporte que du point de vue de celui qui reçoit. L’Homo œconomicus des théories utilitaristes n’a ni âge, ni sexe,ni histoire : il est un pur calculateur. L’être humain concret, homme ou femme, déroule sa vie dans le temps et ce n’est pas apporterqui est premier dans son existence individuelle mais recevoir : il commence par recevoir de ses parents la vie elle-même, puis la nourriture et l’affection dont il a besoin pour s’épanouir. Ce fait de recevoir provoque chez lui le désir d’apporter quelque chose en retour : le bébé, dès les tout premiers mois, rend à ses parents les sourires prodigués, puis l’enfant leur manifeste sa reconnaissance par des signes d’affection ou en offrant ses premières réalisations, des dessins par exemple. Le jeune continue ensuite, pendant de nombreuses années, à recevoir les moyens de vivre ainsi que l’éducation de la part de sa famille puis l’instruction transmise par l’école. Plus il grandit, plus on exige de lui qu’il apporte aussi quelque chose : participation aux tâches domestiques mais surtout participation à sa formation en remplissant ses obligations scolaires. Le fait de recevoir entraîne pour lui l’obligation d’apporter son concours.
14Il en est de même par la suite vis-à-vis de l’État : parce qu’il reçoit de lui protection et services publics, le citoyen se trouve dans l’obligation de participer à ses charges. L’adulte, pour continuer à recevoir ce dont il a besoin pour lui et sa famille, se trouve également dans l’obligation, pour « gagner sa vie », de participer à la production des biens ou des services, par son travail ou par les biens dont il peut avoir la disposition. Pour recevoir l’argent nécessaire pour vivre, il lui faut commencer par apporter son concours. Il doit ensuite, pour se procurer ce dont il a besoin, le payer avec l’argent gagné. Apporter est ici la condition pour recevoir : nous retrouvons les deux faces qui caractérisent tout partage, mais inversées. Arrivé à la retraite, la personne cesse d’apporter sa participation aux tâches de production, mais elle continue de recevoir ses moyens de vivre des droits qu’elle a acquis ; le fait qu’elle reçoit lui permet de continuer à apporter : affection et aide à ses enfants, petits-enfants et amis et, bien souvent, concours à la vie associative. Avec l’âge avancé, la personne a de plus en plus besoin de soins et d’assistance et se retrouve ainsi en situation de recevoir plus qu’elle ne peut apporter. Ainsi, le partage sous mode de transfert, tel qu’il se déroule tout au long de la vie, apparaît comme le procédé par lesquels les êtres et les groupes humains reçoivent les uns des autres les moyens dont ils ont besoin pour vivre et apportent leur contribution à la vie commune. La réciprocité qui le caractérise n’est pas toujoursperçue car elle se fait selon des modalités bien différentes selon les domaines dans lesquels elle a lieu. Examinons ce qu’il en est dans les divers domaines.
15Dans la famille, l’apport des biens et des services nécessaires à la vie se fait principalement sous la forme du don entre générations : obligation de donner pour les adultes, de recevoir pour les enfants, puis de rendre à leur tour à la génération précédente, devenue âgée, et surtout à la génération suivante. Ce mode de partage est pour une part spontané, dans la mesure où il est inspiré par les liens affectifs entre membres d’une même famille où l’amour mutuel invite à dépasser les intérêts individuels ; il est aussi souvent imposé par le chef de famille lorsqu’il fixe autoritairement les règles de vie en commun, la part de chacun dans les tâches à accomplir et la distribution des ressources. Longtemps très personnelle et indiscutée, l’autorité du chef de famille, du « pater familias », devient aujourd’hui l’objet d’une répartition entre les conjoints, au nom de l’égalité entre l’homme et la femme. Entre eux, le partage, non seulement des tâches et des dépenses à assumer mais aussi de l’autorité sur les enfants, se fait de plus en plus de manière négociée, sous le mode d’un consentement réciproque et de la convivialité.
16Au-delà du don en famille, dans le domaine du don à des proches ou dans des associations, le partage n’est pas imposé maislibre et la contrepartie « n’est ni nécessaire ni obligatoire ou exigible : elle est une possibilité, elle peut même être attendue, mais elle ne saurait être exigée. Elle n’en est ni la fin, ni le moyen, ni même la condition. On ne donne pas contre autre chose, on donneà quelqu’un » [Chanial, 2008 : 565]. Par contre, la réciprocité en est souvent le résultat lorsqu’au don répond un autre don en retour. Lorsque donner, recevoir et rendre se succèdent, la convivialité se développe entre les personnes ; inversement, le refus de recevoir ou de rendre provoque la rupture des relations et l’affrontement ; l’incapacité de rendre – ou de rendre plus – met, elle, en situation de dépendance, comme l’ont bien montré les études sur la Kula et le Potlatch. « Le don non rendu rend inférieur celui qui a accepté. Si l’on ne contre-donne pas, le plus grand des malheurs survient : la domination. On perd la face, on perd son nom, on n’existe plus pleinement en tant qu’être humain » [Boilleau, 1998 : 157]. Là réside aussi l’ambiguïté de l’aide humanitaire qui place ceux à qui elle est destinée en situation de dominés.
17Dans le marché ou, plus exactement, sur les marchés (de l’emploi, de la production, de la distribution, des capitaux…), chacun cède librement à un autre une part de ce dont il dispose, mais cette fois-ci la réciprocité des obligations est immédiate, même si ses effets se développent ensuite dans le temps (travaux échelonnés ou vente à crédit par exemple) : le vendeur cède une part de ses biens ou de son temps à l’acheteur et l’acheteur en paie le prix avec une partie de son argent. « L’échange c’est donc l’ensemble de deux transferts inverses par lesquels deux parties s’obligent réciproquement » [Testard, 2007 : 29] et, « par voie de réciprocité, chacun des deux transferts est le “contre-transfert” de l’autre et délivre ainsi la contrepartie au partenaire de l’échange » [Chanial, ibidem]. Le constat fait par Mauss que, dans le don, le fait de recevoir entraîne l’obligation de rendre, est également valable dans cette autre forme de partage. Cette réciprocité développe l’interdépendance entre les individus par la division du travail ; elle est régulée par le prix du marché. Mais souvent, les contractants ne sont pas à égalité et les plus forts imposent leurs conditions, surtout s’ils arrivent à une situation de monopole. D’où la nécessité, pour les plus faibles, de s’unir pour faire contrepoids aux puissants au sein d’organismes syndicaux, de consommateurs, de producteurs… et à travers des actions collectives pour obtenir une réciprocité plus équitable.
18Pour se développer, cette économie de marché suppose l’existence d’une autorité politique, d’un État, qui assure la sécurité sur un territoire donné et les autres tâches d’intérêt collectif (élaboration des règles de droit, voies de communication, santé, éducation…) et fixe la participation des citoyens aux dépenses communes. Nous sommes alors dans un type de partage imposé par l’État ou les autres collectivités publiques qui instituent volontairement un partage inégal des contributions des citoyens et des prestations apportées par l’État, en fonction des moyens et des besoins de chacun, organisant ainsi la solidarité entre les membres de la société et entre les générations. La réciprocité est donc ici partielle et différée dans le temps : ceux qui apportent à un moment donné leur contribution peuvent à un autre moment devenir les bénéficiaires des services publics ou des prestations particulières à certaines catégories de la population. L’égalité consiste dans le fait que la loi est la même pour tous : dans les mêmes circonstances, les uns et les autres ontles mêmes droits et les mêmes devoirs. Cette égalité, pour rester réelle, suppose la lutte contre les pratiques qui s’efforcent de la contourner (clientélisme, corruption, passe-droits…).
19Ne s’en remettre qu’à l’État pour administrer la vie économique et sociale conduit à l’impasse qu’ont connue les régimes totalitaires ; ne se fonder que sur le fonctionnement aveugle du marché conduit aux graves dérèglements et aux injustices que nous connaissons ; s’en remettre à la seule générosité individuelle pour les corriger relève de l’utopie. Les partages, pour devenir équitables et créateurs de liens humains, ont besoin d’un équilibre entre ces diverses formes. Mais, dans tous les cas, le partage repose sur la réciprocité et la foi des acteurs sociaux « dans un réseau où les choses circulent et finissent par revenir d’une façon ou d’une autre, une sorte de loi de l’univers ou de la société qui fait que l’on donne et plus largement que l’on partage (c’est moi qui complète)parce que l’on veut faire partie de ce système, parce que l’on sent que cela fait partie des conditions pour faire partie de la société » [Godbout, 2007 : 121].
Les motifs du partage
20Pourquoi le partage est-il aussi présent dans la vie des hommes ? Pour deux raisons principales, me semble-t-il. La première réside dans le fait que l’être humain est fragile, incapable de se suffire à lui-même et dépendant des autres pour accéder à la vie et se procurer les moyens de l’entretenir. La seconde consiste dans le caractère limité de la plupart des ressources disponibles, ce qui les rend d’autant plus désirables qu’elles sont plus rares. Il existe deux moyens pour se procurer ce que l’on désire : le prendre par la force, quitte à en dépouiller les autres par la violence, ou au contraire s’unir aux autres, accroître ensemble la quantité de biens disponibles et négocier la part susceptible de revenir à chacun, comme cela s’est produit avec le passage de la chasse et de la cueillette à l’élevage et à l’agriculture, puis à l’industrie, mais s’accompagne chroniquement de retour à la violence.
21Pour quelles raisons les êtres humains peuvent-ils être conduits à accepter de collaborer avec les autres et de se défaire d’une part de ce qu’ils possèdent pour partager ? Pour des motifs qui me semblentrelever de trois ordres, que je qualifierai d’utilitariste (la poursuite de l’intérêt), de moral (le respect des règles) et de religieux ou métaphysique (la conception de l’existence).
22La première raison est à chercher dans l’intérêt, mais l’intérêt sous toutes ses formes : pour soi, pour sa famille, pour la collectivité ou pour l’autre en tant que personne. Tout un courant de pensée voudrait ramener ces différentes formes d’intérêt à une seule : l’intérêt personnel. Chez le néolibéral Frédéric Lordon, par exemple, seul l’intérêt individuel égocentrique motive les hommes, les autres formes d’intérêt (pour les autres ou pour la collectivité), pouvant se ramener à lui. Ce concept d’intérêt, écrit-il dans son livre L’intérêt souverain, « on le trouve chez Spinoza, et c’est leconatus. Effort que chaque chose déploie pour persévérer dans son être, le conatus est une vis existendi, une force d’exister » [Lordon 2006 : 33]. « Si le conatus est effort, il est aussi fondamentalement intérêt – l’intérêt de la persévérance dans l’être, c’est-à-dire du maintien dans l’existence et dans l’activité […]. Si, en effet, et tel est bien le sens fondamental du conatus, une existence est essentiellement concernée par elle-même, alors il n’est pas une action qu’elle entreprenne qui ne soit la manifestation de ce qui doit être qualifié littéralement d’égocentrisme radical. Exister, c’est être intéressé à soi » [ibidem : 34]. Cet intérêt égocentrique de l’individu constitue un grave danger pour la société car « le geste de prendre pour soi en est l’expression la plus élémentaire. Au moment même où le geste pronateur se révèle comme le moment le plus brut du conatus, il s’annonce également comme le péril social par excellence dès lors qu’il menace de prendre des mains d’autrui ce qu’il ne peut pas prendre à la nature. C’est donc dans l’élan pronateur du conatus que la violence essentielle trouve son origine, et c’est contre cet élément-là que le travail de civilisation dresse d’abord ses précautions archaïques […]. Le changement de mains des choses doit être strictement codifié. » [ibid. : 37]. Lordon est bien conscient que le conatus individuel de chacun et le désir de prendre se heurtent aux autres conatus individuels mais aussi au « conatus du groupe, de son effort propre pour persévérer dans son être de groupe, et chacun des dispositifs qu’il imagine est en soi une réaffirmation de son primat sur les individus. » [idem : 178]. Cependant, si l’individu tient compte des autres et en vient à partager avec eux, ce n’est pas par un quelconque intérêt altruisteou par sens civique mais uniquement parce que c’est son intérêt personnel de ne pas enfreindre les règles en vigueur dans la société, d’éviter de se mettre en opposition aux autres et, au contraire, de s’associer à eux pour être plus fort.
23Trop désireux de démontrer que l’intérêt individuel est le seul véritable ressort des relations sociales, Lordon aborde peu l’intervention du pouvoir politique dans les partages, au point d’affirmer : « Il n’y a pas de comité directeur caché, en charge explicite de la persévérance du groupe » [id. : 219], comme s’il était possible, pour un groupe, de se passer d’une autorité pour le réguler et en assurer la cohésion ! Plus grave encore, Lordon passe complètement à côté de cette autre dimension humaine qu’est la capacité de se mettre à la place de l’autre, d’éprouver pour lui de la sympathie et de pouvoir partager ses sentiments, ses joies ou ses épreuves, capacité longuement étudiée, récemment, par la Revue du MAUSS[2008]. Ce n’est pas seulement pour le profit que nous pouvons en tirer que nous nous intéressons à autrui, mais aussi pour lui-même. Comme le dit le prix Nobel de la paix 2006, Muhmmad Yunus, dans son livre Vers un nouveau capitalisme, « la théorie économique esquisse une image outrageusement simplifiée de la nature humaine en supposant que tous les individus sont exclusivement motivés par la maximisation du profit. Il nous suffit de songer brièvement aux gens que nous connaissons pour comprendre que c’est manifestement faux » [Yunus, 2007 : 24]. Que, dans tous nos actes, nous poursuivions toujours, plus ou moins consciemment, des intérêts personnels, c’est fort possible, mais cela n’empêche pas de pouvoir, aussi, chercher l’intérêt des autres et l’intérêt commun.
24Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss [1925] distinguait, lui, la notion de don et de désintéressement et « la notion d’intérêt, de recherche individuelle de l’utile » [édition 2007 : 236]. Je pense que l’aspect utilité et l’aspect intérêt individuel ne sont pas nécessairement liés. De façon générale, les hommes cherchent à se procurer, de manière rationnelle et au moindre coût, ce qui leur paraît utile et ceci qu’ils agissent dans leur intérêt personnel, dans l’intérêt d’autrui ou dans celui de la collectivité. Dans la notion d’intérêt, en effet, il y a lieu de distinguer, d’une part, l’intérêt pour des choses ou des activités – la nourriture, les biens matériels, les voyages, la science, l’art… que l’on va essayer de se procurer de la manière économiquement la meilleure possible et, d’autre part,dans l’intérêt de quelles personnes ces choses ou ces activités sont recherchées socialement. Dans cette dernière signification, trois types d’intérêt apparaissent : l’intérêt individuel pour soi, qui est principalement poursuivi dans les échanges marchands ; l’intérêt pour autrui, qui est spécialement à l’œuvre en famille et dans les dons et les contre-dons ; l’intérêt collectif, davantage pris en charge par les pouvoirs publics. « Là où l’économie de marché repose sur le principe de l’intérêt et de la liberté des particuliers, là où la sphère politico-administrative repose sur le principe de l’intérêt public ou collectif et de la contrainte nécessaire à sa mise en œuvre, l’association comme le don selon Marcel Mauss repose sur le principe de liberté et d’obligation étroitement mêlés à travers lequel se réalisent des intérêts communs » [Laville, 1998 : 79].
25Il est tout naturel de rechercher son intérêt individuel ou celui de sa famille, il est plus difficile de rechercher l’intérêt d’autrui, sauf s’il s’agit d’un proche dans le besoin. En revanche, il est beaucoup moins spontané de prendre en considération l’intérêt collectif : d’abord parce qu’il est lointain et difficile à discerner, ensuite parce qu’il exige souvent de lui sacrifier des intérêts particuliers. « Jamais l’individu abandonné à la seule pression de ses besoins n’admettra qu’il est arrivé à la limite extrême de ses droits […]. Pour qu’il en soit autrement, il faut qu’il y ait un pouvoir moral dont il reconnaisse la supériorité qui lui crie : “tu ne dois pas aller plus loin” » [Durkheim, 1971 : 226-227]. C’est la raison pour laquelle l’intervention d’une autorité est nécessaire et la crainte qu’elle inspire constitue une motivation pour accepter les règles de partage qu’elle impose.
26Avec cette intervention, nous entrons dans le domaine de l’obligation, l’un des autres pôles de notre rose des vents où se situe la motivation pour le partage. Les transferts entre les êtres humains ne sont pas seulement motivés par des intérêts et par la poursuite de l’utilité mais aussi par des obligations d’ordre moral ayant cours dans la société où ils vivent. Alvin W. Gouldner en distingue deux grands types. La première règle, la norme de réciprocité (« nous devons aider ceux qui nous viennent en aide »), est « un élément de la culture humaine tout aussi universel et fondamental que le tabou de l’inceste, même si, comme lui, il revêt, dans le temps et l’espace, des formes concrètes variées » [Gouldner, 1973 : 47]. Cettenorme permet de comprendre pourquoi les hommes sont conduits à apporter quelque chose aux autres dans la mesure où, et pour que, les autres leur apportent leur aide. Nous sommes ici en présence de l’intérêt pour soi. Par contre, cette norme « ne peut pleinement s’appliquer dans les relations avec les enfants, les personnes âgées ou avec les personnes atteintes de handicaps physiques ou mentaux ; on peut donc théoriquement en inférer que d’autres formes, fondamentalement différentes, d’orientation normative, se développent au sein des codes moraux » [ibidem : 47-48]. Pour lui, il s’agit d’une autre norme, qu’il intitule norme de bienfaisance et cette norme est tout aussi fondamentale que la précédente et consiste, dans les relations aux autres, à tenir compte de leurs besoins et pas seulement de nos intérêts. Je pense que ces deux normes existent bien au sein des sociétés mais qu’elles ne s’opposent pas autant l’une à l’autre que semble le penser Gouldner : il n’y a pas d’un côté la réciprocité, qui ne s’appliquerait qu’aux échanges intéressés, et de l’autre la bienfaisance qui ne concernerait que les dons gratuits. Ce sont toutes les formes de partage qui doivent (devraient !) tenir compte de l’autre et de ses besoins, non seulement les dons mais aussi les échanges marchands (commerce équitable) et les interventions de l’État (souci des plus faibles) et être suivies de réciprocité – y compris dans les dons – par les contre-dons.
27Il existe enfin un troisième niveau de motivation pour le partage, qui ne relève plus de l’obligation de respecter les règles en vigueur dans un milieu donné sous peine de se voir sanctionné, mais de la liberté de faire ou non le choix de la bienveillance. Ce choix dépend pour une large part de la conception de la vie que l’on reçoit de sa famille et plus largement de la culture environnante. Longtemps, et encore aujourd’hui pour une partie importante de la population, cette culture a été de nature religieuse : c’est parce que les esprits, les dieux, ou le Dieu unique avaient fait don aux hommes de la vie et de tous les biens présents dans la nature que les hommes se devaient et de leur faire des offrandes en retour et de partager entre eux ce qu’ils avaient reçu. Pour juguler le risque toujours présent de voir la violence l’emporter, les religions ont érigé les principes moraux en interdits religieux : « Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne prendras pas la femme de ton voisin, ni rien de ce qui est à lui… », qu’on retrouve aussi bien dans le décalogue de Moïse que dans ladoctrine de l’octuple sentier de Bouddha, et les monothéismes ont fondé l’amour du prochain sur l’amour de Dieu : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit et ton prochain comme toi-même. ».
28Le fondement religieux de la morale, par la crainte de l’au-delà qu’il inspire, peut contribuer à encourager les hommes à partager au lieu de prendre mais il peut aussi avoir l’effet inverse. Au nom de la religion, on a souvent séparé les hommes entre vrais croyants et hérétiques, entre fidèles et infidèles et, à ce titre, autorisé ou même prôné la violence et instauré des discriminations. La référence à une religion particulière pour fonder une morale n’est donc plus suffisante aujourd’hui dans la mesure où elle est récusée par les non-croyants et aussi dans la mesure où la mondialisation et les mouvements de population qui l’accompagnent font qu’aucune religion n’est plus adoptée par la totalité d’une population sur un territoire donné : elle ne peut (ou ne devrait) donc plus prétendre édicter les règles de la vie en commun pour l’ensemble de cette population. Les religions qui faisaient partie de l’espace public dont elles étaient l’inspiratrice se trouvent aujourd’hui renvoyées dans l’espace privé des convictions personnelles. J’ai analysé ce phénomène dans mon livre Vivre avec ou sans religion ? [Autant, 2003]. Dès lors il a fallu trouver un autre fondement métaphysique qui puisse être commun à tous et transcender les oppositions raciales et religieuses. Il a été trouvé dans la reconnaissance del’égale dignité de tous les êtres humains, proclamée par les diverses déclarations des droits de l’homme. Dans les États respectant la laïcité il n’est plus nécessaire de partager (au second sens du terme) les mêmes convictions religieuses pour vivre ensemble : le fondement du partage et de sa réciprocité est l’appartenance à une même communauté humaine.
Le partage, lieu de la reconnaissance
29Depuis les théories élaborées par Hegel et reprises par G.H. Mead, la reconnaissance a fait l’objet de nombreuses études qui connaissent un regain d’intérêt depuis quelques années. Il n’est pas possible d’en rendre compte ici, même brièvement. Je me contenterai d’ébaucher quelques remarques la concernant, à partir du partage tel que je l’ai défini. Comme le constate AxelHonneth dans La lutte pour la reconnaissance, la théorie de Mead « tend, non moins que celle de Hegel, à distinguer trois formes de reconnaissance mutuelle » [Honneth, 2000 : 115]. Hegel situe ces trois formes dans « la famille, la société et l’État », Mead situe la première forme non pas dans la seule famille mais au sein « des relations primaires avec l’autre comme individu concret », relations qui relèvent le plus souvent de ce que j’ai appelé le « domaine du don ». Avec ces deux auteurs, nous nous retrouvons donc en présence des quatre domaines qui nous sont apparus être ceux du partage et qui sont aussi ceux de la reconnaissance. Voyons comment partage et reconnaissance s’articulent.
30Si l’on regarde le partage du point de vue de celui qui apporte, cela implique de sa part qu’il reconnaît le ou les bénéficiaires comme dignes d’intérêt. La manière fondamentale de le faire consiste, nous l’avons vu, à reconnaître en tout homme un être semblable à soi et digne du même respect ; si cette reconnaissance est refusée à telle ou telle catégorie de la population en raison de sa condition sociale (caste, esclavage…), de sa race, de sa religion ou de son absence de religion, elle ne se verra pas reconnaître les mêmes droits au partage que les autres et pourra devenir objet d’exploitation, de mauvais traitements ou même voir sa vie supprimée. Reconnaître l’autre comme être humain digne de respect ne suffit cependant pas pour partager avec lui – il n’est pas possible de partager avec la terre entière –, il faut aussi le reconnaître à un titre particulier, par exemple comme faisant partie de la famille ou, dans le domaine du don, comme ami, comme membre de la même communauté ou de la même association, comme relevant d’une catégorie particulièrement digne d’intérêt (pauvres, victimes…). Dans le domaine du marché, il faut être reconnu (ou au moins supposé être) solvable par le vendeur ou digne de confiance par l’acheteur. L’État, quant à lui, n’accorde la plupart de ses prestations qu’à ceux qu’il reconnaît comme ses citoyens : le fait de n’avoir pas été considérés comme des citoyens à part entière, d’avoir été mis à l’écart de bien des partages, explique la révolte des esclaves ou des peuples colonisés et leurs luttes pour accéder à une pleine liberté et à la reconnaissance de leur égalité avec tous les autres hommes ou tous les autres peuples.
31Dès lors, pour celui qui reçoit, le partage n‘est pas seulement la mise à sa disposition d’un bien, de temps ou d’argent, c’est aussi et parfois surtout la preuve concrète qu’il est reconnu dans sa dignitéet dans sa spécificité. Cette reconnaissance est pour lui source de confiance en soi et le rend capable d’entrer à son tour dans le cycle de la réciprocité. En famille, les dons matériels et l’affection reçus sont le signe que nous sommes reconnus comme des personnes singulières, dignes d’amour. Ce sentiment d’être aimé place dans une situation qui permet d’aimer à son tour et d’apporter aux autres : « L’expérience d’être aimé est pour chaque sujet la condition de sa participation à la vie publique d’une collectivité […], seul le sentiment d’être reconnu et approuvé dans sa nature instinctuelle particulière confère au sujet la confiance en lui-même dont il a besoin pour contribuer, au même titre que les autres membres de la communauté » [ibidem : 51-52].
32Le fait qu’il a été reconnu permet ainsi, à celui qui a reçu, de partager à son tour ; partage qui devient alors, pour lui, source de nouvelle reconnaissance et d’épanouissement. Dans la vie économique, « un sujet qui remplit bien la fonction qui lui est assignée dans le cadre de la division sociale du travail trouve un degré de reconnaissance qui suffit à lui donner conscience de sa particularité […]. Un individu n’est capable de se respecter pleinement lui-même que s’il peut identifier, dans la distribution objective des fonctions, la contribution positive qu’il apporte à la reproduction de la communauté » [idem : 107]. Nous nous trouvons ici dans une sorte de spirale : la reconnaissance engendre le partage et le partage la reconnaissance… Mais la spirale inverse existe aussi : le mépris de l’autre engendre la violence et l’exploitation, l’exploitation provoque la révolte et de nouvelles violences, et ces violences entraînent une haine et un mépris réciproque plus grands. C’est cette ambiguïté des rapports humains que je vais tenter maintenant de présenter sous forme de schéma.
La société vue du partage
33En postface de l’ouvrage collectif La société vue du don, Philippe Chanial propose, sous forme de schéma, une sorte de carte de l’ensemble des relations humaines établie à partir du paradigme du don [2008 : 569]. J’ai repris les différents éléments de son schéma et des commentaires qui l’accompagnent et j’ai cherché à les mettre en relation de manière différente, non plus à partir du seul don, mais à partir du partage dans ses différentes modalités. Le schémarécapitulatif qui en résulte permet de faire apparaître comment, dans la société vue du partage, il n’y a pas d’un côté la bienveillance et de l’autre la réciprocité, mais aussi que la bienveillance (l’intérêt pour l’autre) est à la source aussi bien de la reconnaissance de l’autre que de la réciprocité dans tous les modes de partage. De même, la malveillance (le mépris de l’autre) peut se retrouver dans toutes les formes de relations humaines, y compris dans le don lorsque celui-ci a pour but d’humilier et de dominer.
Commentaires
34Ce schéma présente les différentes dimensions de la vie sociale dans les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres.
35Les relations humaines s’établissent au sein de quatre grands domaines :
- la famille : relations familiales,
- l’État : relations entre les pouvoirs publics et les citoyens,
- le marché : relations entre les agents économiques,
- le domaine du don : relations de type personnel : amis, associations…,
37Elles peuvent être inspirées par la malveillance et consistent alors à PRENDRE :
- la vie et les biens de l’autre par la violence : entre États (la guerre),entre factions rivales (la vengeance), entre personnes (le viol et le meurtre),
- l’ascendant sur l’autre, en abusant de son pouvoir pour lui imposer une domination : domestique en famille, politique dans le domaine del’État, économique sur le marché, sociologique dans le domaine du don (potlatch, paternalisme…).
39Elles peuvent être inspirées par la bienveillance qui conduit à PARTAGER et se manifeste par :
- la reconnaissance de l’autre : citoyenne par l’État, professionnelle sur le marché, personnelle au sein de la famille, des amis, des associations…,
- la réciprocité dans les partages : prestations de l’État et en retourcontributions des citoyens, échanges de biens ou de services sur le marché, dons et contre-dons dans les relations interpersonnelles, au sein de la famille et en dehors.
Pour un paradigme du partage
41Il ressort donc que le partage est présent partout dans la vie sociale et mérite qu’on s’y intéresse pour lui-même. Depuis longtemps, deux paradigmes s’affrontent dans les sciences sociales : l’individualisme et le holisme. Le paradigme individualiste « procède de l’idée que le rapport social peut et doit être compris comme la résultante de l’entrecroisement des calculs effectués par les individus » [Caillé, 1996 : 25]. Ce paradigme affirme le primat del’intérêt individuel et débouche sur le libéralisme économique : les individualistes sont partisans d’abandonner au libre jeu du marché la prise en charge de la plus grande partie de la vie économique.Le paradigme du holisme, lui, « tient à la certitude qu’il y a dans la totalité […] quelque chose de plus que dans ses parties ou dans leur somme […], la totalité est plus importante que leur somme » [ibidem]. Ce paradigme donne la priorité à l’intérêt collectif sur les intérêts privés : dans ses formes extrêmes, il a servi de fondement aux totalitarismes ; dans ses formes démocratiques, il estime que l’État doit jouer un rôle particulièrement important dans la vie économique et sociale.
42Les excès auxquels ont conduit les applications exclusives de l’un ou de l’autre de ces paradigmes ont entraîné leur remise en cause : effondrement du communisme d’un côté, critiques de plus en plus sévères du capitalisme et crise actuelle de l’autre. D’où la volonté de chercher un autre fondement à la vie économique et sociale et la naissance d’un nouveau paradigme dont le ressort n’est plus d’abord l’intérêt privé ou l’intérêt collectif, mais l’intérêt pour autrui en tant que personne. Ce paradigme du don,dont Marcel Mauss a été l’initiateur, repose sur l’hypothèse d’une certaine universalité de l’obligation de donner, de recevoir et de rendre qui serait le fondement véritable de l’ensemble des relations sociales. Ce paradigme permet de bien rendre compte de ce qui se passe dans les relations familiales, entre proches et dans la vie associative où prime la convivialité. Mais le don, si on le prend dans le sens précis des écrits de Mauss, est une démarche libre, unilatérale, qui se veut désintéressée et ne doit pas comporter de contrepartie, au moins immédiate : son domaine est donc distinct de celui du marché où, si l’échange est libre, il est intéressé et comporte une réciprocité immédiate. Le domaine du don est aussi distinct de celui de l’État dont les interventions, imposées, n’instituent qu’une réciprocité différée et partielle. Si donner c’est toujours partager, partager ce n’est pas seulement donner.
43Dès lors, au lieu d’opposer les trois grands paradigmes qui s’efforcent de rendre compte de la vie économique et sociale, ne serait-t-il pas préférable de reconnaître qu’ils peuvent se compléter ? Chacun des trois paradigmes n’éclaire vraiment qu’un domaine particulier : l’individualisme, le marché ; le holisme, les interventions de l’État ; le paradigme du don, les relations de personne à personne. Ne serait-t-il pas intéressant, alors, de situer ces trois paradigmes dans le cadre plus vaste de ce qui pourrait devenir un paradigme du partage, puisque le partage est leur point commun ? Dans Ce qui circule entre nous, Jacques T. Godbout plaide pour « un modèle moins caricatural et moins réducteur que celui sur lequel repose l’analyse (néolibérale), un modèle qui tienne compte des marchands, certes, et de l’État (les bureaucrates et les politiques), mais aussi des associations et des réseaux primaires » [2007 : 96]. Le partage me paraît pouvoir être ce modèle. La réciprocité générale qui gouverne la circulation de la vie entre nous ne repose pas seulement sur l’obligation de donner, de recevoir et de rendre, propre au don, mais plus largement sur la nécessité, pour vivre, d’un partage réciproque : recevoir des autres à la mesure de nos besoins, leur apporter dans la mesure de nos capacités. La société n’est pas seulement un « espace de dons mutuels » [Chanial, 2001 : 362] mais, plus largement, l’espace des partages multiples qui en constituent le fondement.
44Quel serait l’intérêt d’un tel paradigme ? Chacun des domaines que nous avons analysés a déjà fait l’objet de nombreuses étudesaussi bien économiques que sociologiques. Le MAUSS y a apporté sa contribution à partir du concept de don qui lui a permis « d’analyser la société en clé de don » [Chanial, 2008 : 29]. Le faire « en clé de partage » pourrait consister, comme nous avons commencé de le faire ici, à construire une grille d’analyse permettant de mieux comprendre la complexité de nos sociétés modernes, leur évolution, et d’éclairer ainsi les choix fondamentaux à faire à l’heure où de graves inégalités et le gaspillage des ressources menacent l’avenir de notre planète.
Bibliographie
- AUTANT É., 2003a, Vivre avec ou sans religion ? Les enjeux de la foi, Paris, Publibook.
- – 2003b, D’où viennent les religions ? Comprendre le phénomène religieux, Paris, Publibook.
- BOILLEAU J.-L., 1998, « Symbolisme, don, politique », Revue du MAUSS semestrielle, « Plus réel que le réel, le symbolisme », n° 12, second semestre.
- BOLTANSKI L., 1990, L’amour et la justice comme compétence, Paris, Editions Métailié.
- BOLTANSKI L. et THÉVENOT A., 1991, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
- BOLTANSKI L. et CHIAPELLO E., 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris Gallimard.
- BORGETTO M., 1997, La Devise : « Liberté, Egalité, Fraternité », Paris, PUF.
- CAILLÉ A., 1996, « Ni holisme, ni individualisme méthodologique, Marcel Mauss et le paradigme du don »,
- – 1998, « Don et association », Revue du MAUSS semestrielle, « Une seule solution : l’association ? Socio-économie du fait associatif », n° 11.
- – 2004, « Présentation », Revue du MAUSS semestrielle, « Don, identité, estime de soi », n° 23.
- – 2009, Théorie anti-utilitarisme de l’action, fragments d’une sociologie générale, Paris, La Découverte.
- CHANIAL Ph., 2001, Justice, don et association, Paris, La Découverte/ MAUSS.
- – 2008, La société vue du don, Paris, La Découverte.
- DELAUNAY J.-C. et GADREY J., 1991, Les enjeux de la société de service, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, cité par Michel Chauvière.
- DE SINGLY F., 2000, Libres ensemble, Paris, Nathan.
- DURKHEIM É., 1971, Le socialisme : sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simonienne, Paris, PUF.
- FRIEDEBERG E., 1993, Le pouvoir et la règle, Paris, Seuil.
- GODBOUT J.T., 1992, L’esprit du don, Paris, La Découverte.
- – 1996, « Les bonnes raisons de donner », Revue du MAUSS semestrielle,n° 8.
- – 2000, Le don, la dette et l’identité, Paris, La Découverte/MAUSS.
- – 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil.
- – 2008, in CHANIAL P., La société vue du don, Paris, La Découverte.
- GODELIER M., 2007, Au fondement des sociétés humaines, Paris, Albin Michel.
- GOUDNER A.W., 1973, For sociologie Renewal and critique in Sociologie today, Londres, Allen Lane, chapitre IX. Extrait traduit dans la Revue du MAUSS semestrielle, n° 32, second semestre 2008.
- HONNETH A., 2000, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Le Cerf.
- LAVILLE J.-L., 1998, « Espace démocratique », Revue du MAUSS semestrielle,« Une seule solution : l’association ? Socio-économie du fait associatif », n° 11.
- LE GOFF, cité par Godbout Jacques T, 2000, Le don, la dette et l’identité, Paris,La Découverte/MAUSS.
- LORDON F., 2006, L’intérêt souverain, Paris, La Découverte.
- MAUSS M., [1925] 2007, Essai sur le don, édition, Paris, PUF.
- LAZZERI Ch., 2004, « Le problème de la reconnaissance dans le libéralisme de John Rawls », Revue du Mauss semestrielle, « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi », n° 23, premier semestre.
- LEENHARDT M., 1937 (réédition), Les gens de la Grande-Terre, Nouméa, Editions du Cagou.
- MALINOWSKI B., 1963, Les argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard.
- REVUE du MAUSS semestrielle, 1996, « L’obligation de donner. La découverte sociologique capitale de Marcel Mauss », n° 8, second semestre.
- REVUE du MAUSS semestrielle, 2008, « L’homme est-il un animal sympathique ? », n° 31, premier semestre.
- ROSPABÉ P., 1996, « L’obligation de rendre », Revue du MAUSS semestrielle,n° 8.
- TAROT C., 1993, « Repères pour une histoire de la grâce », Revue du Mauss semestrielle, « Ce que donner veut dire », n° 1, premier semestre.
- TESTART A., 2007, Critique du don, Paris, Syllepse.
- TYLOR E.B., 1876, La civilisation primitive, Paris, C. Reinwald et Cie.
- TÖNNIES F., 1944, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF.
- WEBER M., 1971, Économie et société, Paris, Plon.
- WINK D, 1995, Sociologie des sciences, Paris, A. Colin.
- YUNUS M., 2007, Vers un nouveau capitalisme, Paris, J.-C. Lattès.