Couverture de RDM_035

Article de revue

Le cadeau : du don à l'épiphanie

Pages 313 à 332

Notes

  • [1]
    Cité par Marie-France Noël [1998].
  • [2]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2000 (1e édition : 1992).
  • [3]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2000 (1e édition : 1992).
  • [4]
    Le Petit Robert de la langue française. Edition 2006.
  • [5]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française. 2000 (1ère édition : 1992).
  • [6]
    À partir de Domitien selon C. Guittard [2003].
  • [7]
    Étrenne signifie, dès le XIIe siècle, « premier usage que l’on fait d’une chose » ; sens lié à l’idée de nouveauté, de nouvelle année… d’où, par extension, étrenner… notamment une femme !!!
  • [8]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française. 2000 (1ère édition : 1992).
  • [9]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française. 2000 (1ère édition : 1992).
  • [10]
    Journal des demoiselles, Paris, 1863.
  • [11]
    Servius, Vergilii Aeneidem, Paris, Belles Lettres, I, 720 cité par D. Vidal [1993 : 68].
  • [12]
    Les étymologies anciennes associent les Charites à la notion de joie : « La charis peut renvoyer à un état du sujet (joie, plaisir), à un attribut de l’objet (éclat, charme, beauté), au geste de générosité (bienfait), à l’attitude qui en découle (reconnaissance) » cité par E. Prioux [2007].
  • [13]
    L’ouvrage de 1770, « Le grand vocabulaire français », rédigé par une société des gens de lettres, faisant référence à Chrysippe, nous offre cette traduction assez complète (chez Panckoucke, libraire à l’Hôtel de Thou, rue des Poitevins).
  • [14]
    Voir l’apport de D. Vidal [1993].
  • [15]
    Cité par G. Sissa [2003 : 116].
  • [16]
    Euripide, Alceste, 1115-1122. Cité par G. Sissa.
  • [17]
    Nous pourrions ajouter cette citation : « Un jour Mme de Sévigné avait reçu, comme « tombé des nues », le plus beau chapelet du monde. Un cadeau ! De qui peut- il être ? Et la marquise de chercher… », La Revue hebdomadaire, Plon, 1910 : 176.
  • [18]
    Nous envisageons, bien entendu, une version idéale du rituel nuptial !!!!

1 En son temps, Georg Simmel plaidait pour une sociologie du cadeau, percevant ainsi, et avant l’heure, l’importance majeure du don dans l’approche sociologique. Le cadeau, non seulement par son contenu, mais, également, par la manière de donner et de recevoir, devait permettre, selon l’auteur, de développer une échelle intéressante des rapports de réciprocité. Depuis, l’Essai sur le don de Marcel Mauss et les nombreux travaux en découlant ont exploré ce mode majeur de l’échange sans véritablement l’épuiser.

2 Pour notre part, nous souhaitons revenir sur le mot « cadeau » au centre de l’interrogation de Simmel. Car ce vocable est un don particulier dans le sens où nous devons glisser, pour l’appréhender, les notions de découverte, d’apparition et de surprise entre « l’acceptation » et « le rendre ». En « effet », et il s’agit bien « d’effet », le don ne surgit qu’après la déchirure du papier-cadeau, de l’enveloppe, du voile. Le cadeau suggère-t-il une épiphanie ? Une apparition ? Une naissance ? Cette dernière notion renvoie-telle à celle de « don de vie » ? Le cadeau suggère-t-il, au-delà, la sexualité ? Force est de constater qu’il n’est pas étranger à l’idée de séduction…

3 Ces différentes interrogations semblent promettre une approche intrinsèque du don, de sa dimension symbolique. Si le cadeau suscite l’épiphanie, ce travail ne provoquera pas de révélation, mais il peut offrir une synthèse de ce moment d’échange extrêmement complexe.

4 Mais comment appréhender la polysémie du concept de cadeau ? Une approche étymologique et historico-anthropologique devrait apporter quelques lueurs, mais elle ne doit pas se priver d’explorer une idée voisine : celle d’étrennes, ces cadeaux que nous dévoilons le premier jour de l’année…

Le cadeau comme expression d’une naissance

5 Au cours du temps, le concept de cadeau a pris différentes acceptions qu’il convient d’explorer. Le mot désignait, à l’origine, « les grandes lettres placées en-tête des actes ou des chapitres dans les manuscrits en écriture cursive » esquissées par « les maîstres d’escriture, à gros traits de plume » [Nicot [1], 1608]. Emprunté à l’ancien provençal « capdel » (personnage placé en tête, capitaine), on est en droit de penser que « le mot désignait déjà une grande initiale ornementale (comprenant souvent une tête de personnage) placée en tête d’un alinéa » [2]. Incontestablement, le cadeau renvoie à l’idée de lettre capitale, c’est-à-dire « une lettre imprimée dont le dessin diffère de celui du bas de casse et qui sert à commencer une phrase, un nom propre, écrire un titre etc. ». Plus exactement, il s’agit d’une « lettre ornée de grands traits de plume pour décorer les écritures, remplir les marges, le haut et le bas des pages » [3].

6 Cette dimension « calligraphique » du cadeau renvoie incontestablement à l’idée de commencement, d’origine, à l’instar du mot « initiale ». La lettre cadelée marque la naissance du texte, le début de la création littéraire, son avènement. Initial est un « adjectif qui s’applique à ce qui constitue le commencement de quelque chose ». En outre, le cadeau, dans cette acception, fait partie intégrante des enluminures, terme signifiant « éclairer » comme la lumière de l’aube qui annonce la naissance du jour. Cette caractéristique « ornementale » se retrouve d’ailleurs actuellement dans le papier-cadeau qui enjolive, égaye le présent. Dès le XVIe siècle, le cadeau prend le sens d’enjolivure [4] (1532)…

7 Au-delà du lien avec la lettre initiale, la notion de naissance peut se retrouver en substituant le terme d’étrennes à celui de cadeau. Ce glissement sémantique n’est pas problématique car étrenne revêt, « dans son premier emploi, le sens latin de cadeau » [5]. En effet, les étrennes sont des présents offerts lors de la nouvelle année et cette pratique remonte à l’époque romaine. Ils étaient distribués lors de la fête des saturnales se déroulant du 17 au 23 décembre [6]. Cette période festive marquait l’avènement du solstice d’hiver suscitant la re-naissance de la nature et des jours. Actuellement, les cadeaux égaient le nouvel an voire un anniversaire, une nouvelle année offerte à celui qui est fêté. Il est probable que ces dons « marqueurs d’événements » signifient en fait une limite : dons-remerciements d’un temps passé, d’un temps donné, d’une vie donnée et dons-augures, dons-offrandes pour une année à venir qui doit être la plus propice possible. L’étrenne s’assimile à un « présent », à ce temps fugitif entre le passé et le futur. Le verbe « étrenner » suggère le commencement d’un usage et renvoie au vocable « inaugurer » issu du terme « augure ». Les cadeaux d’anniversaire et les étrennes sont, en fait, des dons de passage, des amulettes accompagnant des repères temporels. Il est probable qu’ils témoignent d’une gratitude liée à un moment de vie donné, offert, et qu’ils renvoient vraisemblablement à un sentiment de finitude ; donc à la mort…

8 J.T. Godbout et A. Caillé [1992] font l’hypothèse que le père Noël est, en fait, un ancêtre, qu’il rétablit une filiation et crée un lien avec le passé. Oui, mais la filiation suggère également l’avenir, la continuité. Le terme « étrenne » est issu du latin « strena » signifiant « pronostic, présage, signe » puis « cadeaux pour servir de bon présage ». Le passé est révolu et nécessite un remerciement ; l’avenir arrive et doit être conjuré.

9 Ainsi, de cette première approche centrée sur le cadeau-lettre capitale et la notion d’étrenne, nous pouvons retenir que l’objet offert marque très certainement l’idée de commencement, de naissance voire de passage entre deux cycles : le cadeau est littéralement un présent. Mais au-delà, les idées de filiation et de continuité renvoient indubitablement à la notion de sexualité ; seul moyen de transcender la mort…

Le cadeau comme véhicule de la séduction et de la sexualité

Le cadeau comme fête galante

10 Si nous acceptons que le terme « cadeau » contienne l’idée de naissance, de commencement, il n’est pas interdit d’envisager un lien avec la notion de sexualité ou, du moins, avec celle de reproduction. Par ailleurs, ôter le papier d’emballage revient à une « mise à nu » du don, à déshabiller le présent… Enfin, l’acte offrir constitue un élément majeur de la séduction et de l’approche de la sexualité : « Il s’était imaginé jusque-là que pour aborder et conquérir une de ces créatures tant désirées, il fallait des soins infinis, des attentes interminables, un siège habile fait de galanteries, de paroles d’amour, de soupirs et de cadeaux. Et voilà que tout d’un coup, à la moindre attaque, la première qu’il rencontrait s’abandonnait à lui, si vite qu’il en demeurait stupéfait » [Maupassant, 1895 : 103]. Les cadeaux se mêlent aux baisers et à la quête du plaisir : « Jusqu’au dernier instant il soutiendra son rôle d’amant passionné ; ce ne seront alors que chauds empressements, que sensibles transports, promesses de plaisirs, baisers, cajolerie, et même de cadeaux une abondante pluie » [Barbier, 1865 : 115].

11 Si l’acception première du mot « cadeau » évoque l’ornement et la calligraphie, un déplacement de sens s’opère au cours du XVIIe siècle. Le terme signifie alors « une fête galante avec musique et banquet offerte à une dame ». Selon M.-F. Noël [1998], Gilles Ménage [1650] parle de « fête que l’on donnait principalement à des femmes, une partie de plaisir » ; sens que M.-F. Noël retrouve chez Molière :

12

« Nous mènerions promener ces dames hors des portes et leur donnerions un cadeau » (Les Précieuses ridicules, scène XI)
« J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux et les promenades, en un mot toutes les choses du plaisir » (L’École des femmes, scène II).
« Notre belle marquise, comme je vous ai mandé par mon billet, viendra tantôt ici pour le ballet et le repas, et je l’ai fait consentir enfin au cadeau que vous voulez donner » (Le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène VI).

13 Ainsi, cette seconde acception suggère, dans cette quête du plaisir, les notions de séduction et de sexualité : « Jeux, bals, cadeaux, querelles, tapages, nous n’avions pas d’autres occupations. Quand un espagnol trouvoit mauvais que nous donnassions une sérénade à sa femme, et qu’il n’avoit pas l’honnêteté de nous ouvrir sa porte, nous montions chez lui par les fenêtres. Il y avoit tous les jours quelque père ou quelque mari qui portoit ses plaintes au gouverneur » [Lesage, 1821 : 86].

14 Nous retrouvons cette même proximité entre le cadeau et le plaisir (sexuel) dans les propos de H. Boulainvilliers [1732 : 337] : « Les plaisirs qui font naître l’homme étaient inconnus aux jeunes gens avant le mariage fixé à 20 ans ; au lieu des ébats et des cadeaux qui rendent notre jeune noblesse déjà molle et épuisée ». Mais, plus près de nous, Roland Barthes est encore plus explicite : « Le cadeau est attouchement, sensualité : tu vas toucher ce que j’ai touché, une troisième peau unit » [1977 : 89].

15 Toutefois, après cette citation résumant parfaitement notre première approche, revenons sur le vocable voisin d’étrennes…

À l’origine des étrennes

16 Le terme « étrenne », par une curieuse extension de son sens premier, s’avère plus explicite puisque l’expression « avoir l’étrenne d’une femme [7] » signifie la déflorer. Certes, nous percevons l’idée d’étrenner mais ce verbe pourrait s’appliquer à de nombreuses autres situations. Ce choix spécifique peut s’avérer porteur de sens. D’ailleurs, le verbe « offrir » suggère la même dimension « puisque la forme pronominale s’est spécialement employée avec le sens de déclarer son amour, le sujet étant une femme (1561) et surtout être prête à se donner à un homme (1865) ». Continuons donc d’explorer cette piste prometteuse en regardant ce qui s’échangeait lors de la fête des saturnales. À ce sujet, J. Tournemine [1704] est très précis : « Alors pour êtrenes on presentoit la vervene & des branches d’arbres coupées dans un bois consacré à la déesse Strenua ». J. Spon [1674] nous offre une version similaire : « L’usage des étrennes fut introduit sous l’autorité du roi Tabius Sabinus […] qui reçut le premier la verveine du bois sacré de la déesse Strenia pour le bon augure de la nouvelle année soit qu’ils s’imaginassent quelque chose de divin dans la verveine […] soit qu’ils voulussent faire allusion du nom de cette déesse Strenia dans le bois de laquelle ils prenaient la verveine ». Or ce terme de « verveine » est équivoque et il convient d’être prudent. Étymologiquement, il provient du latin « verbena » « qui désignait des rameaux d’olivier de laurier, de myrte portés en couronnes par les prêtres dans les sacrifices, et les herbes sacrées avec lesquelles le roi frappait symboliquement un traité [8] ». La notion de traité nous rapproche du don… Mais, plus largement, les anciens désignent par le nom de « verbena » tout rameau provenant d’une plante sacrée ou nécessaire à une pratique sacrée [Daremberg et Saglio, 1877]. Puis, au fil du temps, ce terme fut réservé à une seule classe de plantes voire à un seul spécimen : « Selon les uns, le romarin, selon d’autres, l’olivier ou le myrte, le laurier ou enfin la verveine » [idem]. Ces « verbenae » servaient à divers usages :

17

  • elles constituaient à elles seules une offrande (donc un don, un présent, un cadeau) ;
  • elles servaient à orner les autels avant le sacrifice (fonction d’ornement : lien avec les lettres cadelées, l’enluminure adjointe à la notion d’offrande, de sacrifice) ;
  • elles permettaient de confectionner des couronnes destinées aux prêtres, aux sacrificateurs, aux victimes et aux nouvelles mariées (notion d’union, de vie conjugale avec le mariage et, une fois de plus, de sacrifice) ;
  • elles formaient des guirlandes pour décorer les maisons privées et les temples lors des cérémonies (fonction d’ornement et lien avec les guirlandes du nouvel an ?) ;
  • elles servaient à des usages médicaux.

18

« Parmi toutes les verbenae qu’employaient les médecins, la verveine était peut-être la plus réputée ; son efficacité allait de pair avec sa vertu magique » [Daremberg et Saglio, 1877].

19 Sans entrer dans l’étude des symboles qui s’avère toujours hypothétique, compte tenu de leur ambivalence et d’une polysémie liée à la multiplicité des groupes humains, le Dictionnaire historique de la langue française (Le Robert) nous apprend :

20

« Le laurier était considéré comme l’allié des forces de lumière et de feu et consacré à l’Apollon solaire… [il] était pris comme emblème de gloire et de victoire à Rome et en Grèce… ».
« [L’olivier] est employé […] par allusion à la genèse comme symbole de paix ».
« Le myrte désigne à la fois l’arbuste et, dans l’usage littéraire, son feuillage ; il est employé comme symbole de l’amour […] par allusion au fait que les Anciens consacraient l’arbuste à Vénus ». Myrte est issu du grec murtos signifiant également myrte, branche de myrte et clitoris.

21 La verveine est appelée également herbe de Vénus. Son domaine de prédilection réside dans les jeux de l’amour et elle constitue l’élément indispensable à la constitution des philtres d’amour. « On les voit, docteurs et sorciers du village, guérir tour à tour leurs maîtres et s’en faire redouter ; car ils savent calmer leurs maux, ils peuvent par les mêmes moyens jeter des sorts sur leurs troupeaux et sur le cœur des jeunes filles. On assure que la verveine leur donne cette dernière puissance, surtout quand ils sont jeunes et beaux. Ainsi, l’on voit que la verveine est encore chez nous, comme elle le fut chez les anciens, l’herbe des enchantements » [Bibaud, 1826]. Sur cette base, la relation entre les étrennes et la sexualité peut finalement être envisagée même si elle n’est pas entièrement fondée compte tenu de la dimension équivoque des verbenae. Quant au lien « sexualité-cadeau », il émerge implicitement, nous l’avons vu, de la notion de fêtes galantes, de soirées organisées pour le plaisir…

22 Compte tenu de ces rapprochements, il devient possible de considérer le cadeau comme un possible don de vie. Bien entendu, cette association lie, et c’est indubitablement une limite à notre démarche, les notions d’acte sexuel et de procréation. Gardons cette faiblesse en mémoire et poursuivons l’analyse…

Le cadeau comme don de vie

Strena ou la force vitale

23 Les étrennes marquant le début d’une nouvelle année, les cadeaux survenant, de nos jours, lors des anniversaires, il est possible de les envisager comme le symbole d’un don de vie, d’une année supplémentaire à vivre. Cadeau divin ou offrande destinée à susciter un heureux présage pour les mois à venir, le présent peut être considéré comme un jour gagné sur la mort, un sursis, une sur-vie, une grâce (un « état de grâce » ?) supplémentaire. Strena, Strenia ou Strenua, cette déesse romaine à l’origine du mot « étrenne », est considérée, par de nombreux auteurs, comme la déesse de la force [Tournemine, 1704 ; Ampère, 1863 ; Corblet, 1863]. Pour l’abbé Migne [1855], Strenua est la déesse qui agissait ou faisait agir avec vigueur. J.F & L.G Michaud [1833] parlent d’une déesse latine inspirant l’activité, le courage, les actions vigoureuses. Pour Migne [1855], elle est également la divinité des profits imprévus, présidant aux étrennes de début d’année. Collin de Plancy [1819] développe la même notion : « Les romains adoraient aussi, sous le nom de strena ou strenae, des divinités qui présidaient aux présents et aux profits qu’on attendait pas » [p. 195]. Ampère [1863] perçoit, derrière la figure de Strenia, Salus, la déesse de la santé. Ce rapprochement n’est pas inconcevable car le nouvel an s’accompagne de vœux de bonne santé. En résumé, nous pourrions dire que cette divinité représente la force de vie, la force vitale à l’œuvre dans la naissance, dans l’épiphanie, dans la manifestation de l’être.

La nourriture comme source de vie

24 La notion de don de vie peut également être pensée comme un don de nourriture sans laquelle notre existence s’éteint rapidement. Encore une fois, cette dimension est présente dans l’évolution historique et sémantique du mot « cadeau ». Selon Leroux [1786 : 170], cet objet d’échange « est un festin, un repas magnifique et splendide, un traitement somptueux ». Le terme « cadeau » peut, en fait, être associé à celui de « régal » : « Je remarquerai […] que le mot […] régale ou régal, vieux mot français, […] signifiait fête, cadeau, bon traitement » [de Mably, 1794-1795 : 366]. « En moyen français et jusqu’au XVIIe siècle, le mot [régal] désignait une fête de plaisir, un repas somptueux offert en l’honneur de quelqu’un […] on peut comparer cet emploi à celui de cadeau [9] ». Le terme « régal » a produit celui de « galant » et le verbe « régaler » signifiant « donner un divertissement » puis « faire plaisir », « offrir un festin à quelqu’un », « offrir à boire ou à manger ». M.-F. Noël [1998] estime que le mot « cadeau », dans le sens de repas, est particulièrement utilisé dans les campagnes jusqu’au XVIIIe siècle. Il permet alors de caractériser un partage de nourriture, certes d’exception, mais n’ayant pas la solennité d’un banquet.

25 Fête, repas, enluminure, nous avons, a priori, épuisé les ressources de l’étymologie et un changement d’approche s’impose. En fait, l’évolution sémantique du terme « cadeau » semble se condenser dans l’idée de la grâce…

Derrière le cadeau, la grâce…

Grâce et vitalité

26 D. Saintillan [2003] a tenté de clarifier la notion grecque de « charis » en revenant à son acception originelle. La tâche est ardue mais l’auteur estime que les trois grâces, les Charites, suggèrent en fait l’idée de vie, une vie envisagée comme une perfection. Les trois divinités sont connues sous les noms de « Aglaiè, Euphrosunè et Thaliè », vocables signifiant « splendeur », « liesse » et « abondance ». Il faut comprendre le dernier terme comme une qualité intrinsèque de la vie elle-même, une vie qui est un trop plein de vie, une vie qui ne demande qu’à jaillir spontanément. Une vie de la vie selon Hegel. Et ce surcroît de vie autorise la prodigalité, la dépense généreuse. Ce trop plein propose le don, spontanément et par essence même. La charis symbolise « cet éclat éphémère qui vient à rayonner sur l’homme lorsqu’il atteint le faîte de l’adolescence – celui que désignait l’expression “la fleur de l’âge” pour ensuite en disparaître dans le vieillissement et la mort » [Saintillan, 2003 : 7]. Nous pouvons imaginer un homme jeune, débordant de vie, d’enthousiasme, interrogeant le monde environnant avec joie et spontanéité. La littérature témoigne de cette notion d’abondance vitale et nous pouvons citer, en guise d’exemple, cet extrait qui établit un lien entre cette profusion et le charme, donc la grâce dans l’une de ses acceptions modernes : « Madame Villers avait-elle eu une jeunesse ? Avait-elle connu les élans soudains de gaieté, les fous rires, le besoin d’animation, le trop-plein de vie, l’insouciance innocente qui donnent des charmes si vifs » [10].

27 Nous pouvons rapprocher la déesse Thaliè de la divinité romaine Strena symbolisant la force, la vitalité, la santé. Néanmoins, afin d’éviter toute analogie précoce, étudions la deuxième notion de la triade : la splendeur…

Une épiphanie de lumière et de beauté

28 Au contraire de Thaliè, Aglaiè suggère une vision extérieure de l’essence vitale qui apparaît alors comme une splendeur ; la splendeur de l’apparition, de la beauté qui se donne à voir. La belle apparence se montre en pleine lumière, comme surgie du néant. Ainsi, le deuxième élément de la triade, « Aglaiè », contient l’idée d’apparition, d’épiphanie, de naissance, comme ces étrennes qui apparaissent avec l’éclat du solstice d’hiver, du renouveau de la lumière. Pour établir un lien avec l’idée de cadeau, nous pouvons évoquer ce moment singulier où l’emballage se déchire et où l’objet donné émerge en pleine lumière, soulevant la surprise et le plaisir comme un diamant surgissant de son écrin. Vivre, c’est apparaître en pleine lumière…

29 Les deux divinités Aglaiè et Thaliè établissent un lien entre l’abondance, source de don, et l’apparence sensible. Il s’agit, pour reprendre les termes de Saintillan, d’une vie qui se dépense et qui se montre… Par extension, cette lumière, autorisant l’épiphanie, symbolise la splendeur du héros, l’éclat de ses exploits (de la gloire) et ce rayonnement se retrouve dans les objets d’art, dans les objets façonnés par Héphaïstos, mari d’Aphrodite et, selon l’Iliade, époux de l’une des Charites : « Et Kharis aux belles bandelettes, qu’avait épousée l’illustre boiteux des deux pieds, l’ayant vue, lui prit la main… ».

30 Ainsi, « abondance » et « splendeur » s’associent pour nous évoquer une manifestation vitale, spontanée et généreuse. Mais pareil événement suscite de l’émotion, voire des sentiments, du plaisir… Que suggère Euphrosunè ?

Grâce et sexualité

31 La dernière notion « portée » par la triade évoque le plaisir lié à la vie elle-même, la liesse lorsque la vie s’épanouit notamment dans la fête, dans le banquet, dans ces plaisirs partagés par l’ensemble des participants. Par cette notion de liesse, il faut entendre l’allégresse communicative d’une ambiance festive, ludique, une joie de vivre pensée comme une force et qui est inhérente, pour les Grecs, à la vie elle-même.

32 Les Charites, assimilées aux Grâces par les Romains, étaient les divinités de la fête et du jeu et, comme compagnes d’Aphrodite, elles incarnent la sexualité, la vie qui se donne et se transmet. Mais pour reprendre les termes de Saintillan, elles symbolisent la sexualité envisagée pour elle-même, les activités gratuites et vouées au plaisir. « Le mot charis est un nom d’action construit sur le verbe chairô signifiant “se réjouir” » [Saintillan, 2003 : 6]. Il convient de comprendre cette notion de plaisir comme un plaisir sans entraves, comme la libre expression de la vie qui se donne à voir, qui se contemple : il s’agit, pour reprendre les propos de l’auteur, d’une épiphanie, d’une dépense généreuse, d’un rayonnement de la beauté sollicitant le désir. En fait, abondance et splendeur marquent l’apparition de la vie, d’une vie exubérante, surgissante et Euphrosunè incarne le désir d’exister, de perdurer notamment à travers le plaisir. Pouvoir d’exister et désir d’exister se rejoignent… Le don apparaît et se propage car les charites représentent originellement, non pas l’échange, mais la chose donnée elle-même, la matière et l’enjeu du don [Saintillan, 2003]. Nous rejoignons ainsi l’idée de force de la chose donnée chère à Marcel Mauss.

Les trois Grâces ou « le donner, recevoir et rendre »

33 Saintillan relève, à propos des Charites et de leurs liens avec les obligations du don, deux dimensions distinctes dans les poèmes homériques. Dans l’espace originel de la fête et du banquet, les « normes du don » s’imposent d’elles-mêmes, immédiatement, par contagion mimétique liée à la liesse. Dans une deuxième acception, elles apparaissent secondairement lorsque la notion de justice percute celle de « charis ». Elles relèveraient alors d’une construction sociale. Les obligations sont effectivement contenues dans les « charites », elles sont intrinsèques à la triade. Car toute manifestation spontanée, abondante donc généreuse, suscitant le plaisir, induit une acceptation inconditionnelle et un geste de retour. Le don est plaisir partagé, communion. Le temps social est celui où le don fait système ; c’est le temps de l’agôn voire de la face noire du don : la vengeance réelle ou symbolique (la sorcellerie).

34 Les Charites sont donc directement liées aux trois obligations du don. Ce que semble indiquer Sénèque : « Pourquoi il y a trois grâces ? […] Selon certains, il y en aurait une pour donner, la seconde pour recevoir, la troisième pour rendre » [p. 34]… Historiquement, deux allégories des Charites se distinguent : l’une les dépeignant comme les servantes d’Aphrodite et symboles de séduction, l’autre comme présidant les bienfaits et incarnant les trois obligations [Saintillan, 2007]. Ainsi, la révélation de Mauss dans son essai sur le don est une redécouverte, certes magistrale, éminemment pertinente, d’un phénomène étudié depuis l’Antiquité. Seulement, ces réflexions anciennes ont peu à peu été oubliées à cause du mode de raisonnement adopté par leurs auteurs. S’appuyant sur une analyse iconographique des Trois Grâces, étudiant la gestuelle et les détails corporels, ces travaux ont souffert d’une tendance occidentale à privilégier l’écrit par rapport à l’image [Vidal, 1993]. Pour Sénèque, l’approche par l’image relève plus de la poésie que de la philosophie mais doit-on cependant la dédaigner ? Curieusement, les trois Grâces, dans leurs représentations, sont deux à regarder dans une direction tandis que l’une porte son regard dans le sens opposé. À la lueur de la réciprocité, l’une donne-t-elle et regarde-t-elle le donataire ? Les deux autres symbolisent-elles les deux temps du bénéficiaire regardant son donateur : le recevoir et le rendre ? Pour Servius, « L’une d’entre elles est représentée de dos tandis que les deux autres nous font face parce que, pour un bienfait, nous pouvons en espérer le double en retour » [11]. Nous percevons, à travers ces deux exemples, la difficulté d’une telle approche interprétative, mais nos propos ne souhaitent pas justifier telle ou telle traduction. Nous souhaitons simplement mettre en évidence les liens étroits entre les Grâces et les obligations du don… Continuons donc !

35 « D’abord, on appelait les trois déesses Charites, nom dérivé d’un mot grec qui veut dire joie [12], pour marquer que nous devons également nous faire un plaisir et de rendre de bons offices, et de reconnaître ceux qu’on nous rend. Elles étaient jeunes, pour nous apprendre que la mémoire d’un bienfait ne doit jamais vieillir, vives et légères, pour faire connaître qu’il faut obliger promptement et qu’un bienfait ne doit point se faire attendre. Aussi les grecs avaient-ils coutume de dire qu’une grâce qui vient lentement cesse d’être une grâce […] Elles se tenaient par la main ; ce qui signifiait que nous devons par des bienfaits réciproques, serrer les nœuds qui nous attachent les uns aux autres. Enfin, elles dansaient en rond, pour nous apprendre qu’il doit y avoir entre les hommes une circulation de bienfaits ; et de plus, que par le moyen de la reconnaissance, le bienfait doit naturellement retourner au lieu d’où il est parti » [13]. Le juste retour des choses en quelque sorte ! Ainsi, nous percevons clairement que la nature même du don est interrogée à travers les représentations des Grâces [14], que le triple mouvement « donner, recevoir-accepter-reconnaître, et rendre » crée le lien et fait système par la circulation des bienfaits. Si l’interprétation iconographique peut susciter la critique, il est indéniable qu’elle révèle clairement les liens qu’établissaient les auteurs anciens entre les trois Grâces et l’essence du don… La danse des Grâces suggère l’enchaînement des bienfaits comme la guirlande symbolise la chaîne des étrennes…

36 Afin de résumer ce chapitre, il est vraisemblable que la polysémie du cadeau découle de la notion de charis puisque le don de vie, l’épiphanie, la sexualité, la fête et le banquet, l’ornementation transparaissent à travers la triade des charites. Toute l’évolution sémantique du terme semble contenue dans cette notion grecque. Enfin, l’approche iconographique des trois Grâces nous permet de reboucler sur le don, mais avons-nous fait le tour de notre concept ? Le rapport du cadeau à la sexualité peut être appréhendé par une autre approche : celle des dons nuptiaux. Ce regard complémentaire va singulièrement mettre en évidence cette particularité de la « chose offerte » : le dévoilement.

Le don nuptial

37 G. Sissa [2000] nous offre une approche intéressante des rituels nuptiaux dans la Grèce antique. Elle note, en suivant Pollux, que cette cérémonie de la première nuit est en réalité une mimesis du commencement s’organisant autour du cadeau offert et du voile soulevé. Plus précisément, le marié offre des cadeaux à sa compagne et, en retour, celle-ci découvre son visage et apparaît en pleine lumière. « Les dons offerts par le mari s’appellent hedna, opteria, anakalypteria ; car ce dernier mot désigne non seulement le jour où la mariée est dévoilée (ekkalyptei) mais aussi les cadeaux qui sont offerts ce jour-là. Les dons-du-voile-soulevé s’appellent aussi bien dons-du-salut » [Pollux, III, 36 [15]]. Le cadeau actuel et le papier qui l’entoure condenseraient donc les actes réciproques du rituel nuptial. Les dons-du-voile-soulevé ont pour objet une épiphanie, une apparition de la grâce et une reconnaissance : le mariage offre un nom. Et cette première nuit est un commencement, un prélude à la vie conjugale future. En fait, les dons-du-salut fonctionnent comme des dons d’appel, des offrandes permettant la manifestation, le surgissement de la beauté ; d’une beauté qui, à son tour, va s’abandonner, s’offrir et, peut-être (re)produire la vie. Thaliè et Aglaiè se manifestent lors du dévoilement…

38 Cependant, les points de vue divergent sur le moment du rituel :

39

  • selon certains, le dévoilement a lieu au cours du banquet et nous retrouvons ainsi l’une des dimensions du cadeau et de la notion de « charis ». Si Thaliè et Aglaiè symbolisent la beauté féminine, Euphrosunè surgit à son tour dans cette référence au banquet ;
  • pour d’autres auteurs, la mariée se dévoile dans l’intimité.

40 G. Sissa évoque l’analyse de J. Toutain [1940] qui, par une approche diachronique, concilie les deux thèses. Il est probable qu’à l’origine, la jeune fille restait couverte pendant le repas et se dévoilait dans la chambre nuptiale. Cela lui permettait de se protéger du « mauvais œil » (des mauvais regards) pendant le festin. Au fil du temps, cette superstition diminuant dans les sociétés grecque et romaine, son visage fut « révélé » au cours du banquet de noce ; la mariée étant ainsi présentée à l’ensemble des invités. Comme le note G. Sissa, les documents attestant d’un dévoilement privé dans le secret de l’alcôve ne font que mettre en scène « fantastiquement l’allusion qui est déjà dans le rituel public et [ils] nous répètent que, par le dévoilement, commence le déshabillage » [2000 : 120]. La déchirure du papier-cadeau symbolise ainsi la mise à nu, la révélation de la beauté et l’accès à l’acte sexuel. Le papier de soie entourant le présent suggère le voile. Les trois Grâces, à l’origine, sont représentées vêtues d’une robe diaphane. Le voile est l’objet essentiel du rite nuptial : « Plus exactement, l’anakalypterion représente sous une forme pudique et publique la scène secrète qui aura lieu la nuit. Si le voile recouvre la nymphe, le lit nuptial est habillé d’un voilage » [Sissa, 2000 : 118]. D’ailleurs, les cadeaux du salut, du dévoilement portent également, selon Pollux, le nom de diaparthenia, dons-de-la-vierge-déflorée [Sissa, 2003 : 118]. Le présent émergeant de son enveloppe symbolise, sans conteste, l’acte sexuel ou, du moins, ses prémices… D’ailleurs, les trois Grâces le suggèrent. Suscitée par une épiphanie de beauté, la vie (l’abondance spontanée qui jaillit – jet, jeton – au terme de l’ébat) est conditionnée à l’acceptation (s’offrir, s’abandonner) et à l’obligation de rendre : le re-jeton. Le plaisir est là, incarné par Euphrosunè. Et l’acceptation relève d’un temps différent de l’acte de rendre : la réponse est lointaine, incertaine comme tout contre-don, distinguant ainsi sexualité et procréation. Les dons et les contre-dons sont sexués comme dans la cérémonie de la Kula.

Épiphanie et reconnaissance

41 Cependant, le cadeau qui surgit de sa chrysalide doit plaire au donataire. Ou, autrement dit, il doit susciter de la reconnaissance ; il doit être au goût du bénéficiaire. Le rite nuptial procède de la même démarche. Selon Pollux, le moment spécifique où le marié lève les yeux sur la nymphe pour la première fois se nomme « dons-du-regard » [Sissa, 2000]. L’inconnue dévoilée est alors prise pour épouse. Lorsque l’époux soulève le voile et porte le regard sur la mariée, il signifie son acceptation du mariage. Dans l’Alceste, Admète, veuf fidèle, accepte de toucher la main de l’inconnue qui lui est offerte mais détourne le regard, témoignant ainsi de son refus. Il ignore qu’il s’agit, en fait, de sa véritable épouse [16] !!! « Montrer que lui-même la voit pour la première fois, signifie, pour le mari, accomplir et sceller l’introduction de la nouvelle venue » [idem : 120]. Les dons-du-regard faisant suite au dévoilement scellent l’alliance du mariage. La femme inconnue est reconnue comme épouse, l’épiphanie induit la reconnaissance à l’instar du cadeau émergeant de son écrin. À condition que ce dernier plaise et qu’il suscite la surprise !!!

La surprise ou le cadeau qui tombe des nues

42 Collin de Plancy [1819] associe la notion de « strena » à des présents et des profits inattendus. Il introduit donc l’idée de surprise qui est, de fait, très associée à celle de cadeau, du moins dans son acception actuelle. Castil-Blaze [1852] établit le même rapprochement avec le sens ancien : fête galante, banquet. Il évoque Mme de Sévigné qui, au terme de la visite d’une galerie de tableaux, se retrouve face à un orchestre et à une table dressée à son attention : « Voilà ce que l’on nommait avec raison un cadeau » [p. 86]. Pour l’auteur, une galanterie annoncée perd les deux tiers de son prix ; on ne tombe pas des nues pour reprendre ses propres termes. Ce n’est pas une surprise, un accaduto, un cadeau… Castil-Blaze définit le terme latin italianisé d’accaduto comme une surprise, une chose qui tombe des nues, un cadeau. Au-delà de la remarque de Castil-Blaze, nous trouvons des exemples, dans la littérature, où la notion de cadeau est associée à cette expression singulière « tomber des nues » : « Comme elle se tourmentait beaucoup pour savoir si cet amant magnifique était jeune ou vieux, beau ou laid : Ma chère Grandi, lui dit Mlle Arnould, quand un si brillant cadeau tombe des nues, celui qui le fait ne peut être qu’un ange » [Arnould, 1813 : 173-174]. Plus près de nous, J. Desmarais [2000 : 96] use de la même association : « Juste avant les élections, au moment où le boycott connaissait quelques ratés, tel un cadeau tombé des nues, le Gouvernement décidait d’envoyer la gendarmerie… » [17]. L’expression « tomber des nues » est intéressante car elle exprime une apparition, une arrivée à l’improviste (1732). Le vocable « nue » est issu d’une forme altérée du latin « nubes » signifiant « nuage, essaim, voile, obscurité, multitude ». Le voile tombe, la beauté apparaît… et l’expression « tomber des nues » renforce le lien entre le cadeau et les rites nuptiaux. Enfin, la citation d’Arnould est intéressante car il parle de brillant cadeau ; idée suggérant celle de charis. D’ailleurs, la surprise provoque un éclat particulier : « Un éclat brillant se reflétait dans ses yeux. Celui que l’on retrouve dans ceux des enfants qui découvrent leurs cadeaux de Noël » [Belliard : 156]. Ainsi, les dons-du-voile-soulevé provoquent l’apparition du visage de la nymphe, contre-don de beauté et de promesses [18]. Cette épiphanie induit à son tour une réaction de surprise : don de plaisir et de ravissement puis dons-du-regard. L’émotion de la découverte, le désir deviennent dette et suggèrent un nouvel enchaînement des présents jusqu’à l’abandon final. Au Moyen-Âge, le terme de « surprise » désignait un impôt extraordinaire et il prendra, plus tard, le sens de cadeau, de plaisir fait à quelqu’un pour le surprendre agréablement. La pochette-surprise ravit l’enfant qui, le voile ôté, découvre la friandise ou le jouet dissimulé. Ainsi, les dons jouant, pour reprendre le jeu de mots d’un compagnon d’études [Rémy, 2008], structurent le rituel amoureux jusqu’à l’ultime présent scellant l’alliance du mariage.

43 Mais, au-delà de ces lignes, cette approche a priori significative sous-tend-elle quelles perspectives ? Détient-elle, au final, quelque valeur opératoire ?

Quelle finalité pour ce cadeau nimbé de séduction ?

44 En conclusion, cette approche sémantique, historico-anthropologique, de la notion de cadeau éclaire particulièrement les dimensions symboliques de cet objet d’échange. Les rapports à la notion de « charis » et aux rites nuptiaux mettent en relation, structurent l’évolution étymologique de ce vocable. Il est indéniable que le cadeau témoigne de l’alliance du mariage, dans sa dimension sociale au niveau des groupes mais, également, dans l’intimité du couple. La mise en scène de la sexualité par le dévoilement allie charme et surprise et, surtout, met en évidence un enchaînement des dons permettant l’abandon final.

45 Cette première analyse pointe particulièrement les notions de séduction et de sexualité et devrait nous permettre, dans un second temps, d’apprécier l’idée de « cadeau empoisonné ».

46 Enfin, dans un article sur l’effet placebo, écrit en collaboration avec Alain Caillé, nous avions montré que ce « pouvoir » du médicament ne faisait office que par une acceptation inconditionnelle du patient par le médecin. Ainsi, la signification première du terme « placebo » renvoyait à la notion de « plaire au patient ». Sur cette base, nous avions envisagé l’effet placebo comme un cadeau fait au patient dans le sens où tout présent cherche à plaire au donataire. Le médicament, ce traitement du médecin, devient ainsi le vecteur de la réputation du praticien car ce mot, issu du latin « reputatio » signifie, entre autres, « envoi en retour d’un cadeau »… À la lueur de cette approche et de notre mise en perspective avec les rites nuptiaux, le questionnement de l’effet placebo par la notion de cadeau semble prometteur. Car le médicament paraît avoir un rapport curieux à la notion d’emballage (de voile) qu’il conviendra de creuser. Enfin, T. Parsons a clairement établi une particularité du colloque singulier : par son rapport au corps et à la nudité (le dévoilement), cette relation n’est pas dénuée de sexualité…

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Date de mise en ligne : 01/12/2010

https://doi.org/10.3917/rdm.035.0313

Notes

  • [1]
    Cité par Marie-France Noël [1998].
  • [2]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2000 (1e édition : 1992).
  • [3]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2000 (1e édition : 1992).
  • [4]
    Le Petit Robert de la langue française. Edition 2006.
  • [5]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française. 2000 (1ère édition : 1992).
  • [6]
    À partir de Domitien selon C. Guittard [2003].
  • [7]
    Étrenne signifie, dès le XIIe siècle, « premier usage que l’on fait d’une chose » ; sens lié à l’idée de nouveauté, de nouvelle année… d’où, par extension, étrenner… notamment une femme !!!
  • [8]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française. 2000 (1ère édition : 1992).
  • [9]
    Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française. 2000 (1ère édition : 1992).
  • [10]
    Journal des demoiselles, Paris, 1863.
  • [11]
    Servius, Vergilii Aeneidem, Paris, Belles Lettres, I, 720 cité par D. Vidal [1993 : 68].
  • [12]
    Les étymologies anciennes associent les Charites à la notion de joie : « La charis peut renvoyer à un état du sujet (joie, plaisir), à un attribut de l’objet (éclat, charme, beauté), au geste de générosité (bienfait), à l’attitude qui en découle (reconnaissance) » cité par E. Prioux [2007].
  • [13]
    L’ouvrage de 1770, « Le grand vocabulaire français », rédigé par une société des gens de lettres, faisant référence à Chrysippe, nous offre cette traduction assez complète (chez Panckoucke, libraire à l’Hôtel de Thou, rue des Poitevins).
  • [14]
    Voir l’apport de D. Vidal [1993].
  • [15]
    Cité par G. Sissa [2003 : 116].
  • [16]
    Euripide, Alceste, 1115-1122. Cité par G. Sissa.
  • [17]
    Nous pourrions ajouter cette citation : « Un jour Mme de Sévigné avait reçu, comme « tombé des nues », le plus beau chapelet du monde. Un cadeau ! De qui peut- il être ? Et la marquise de chercher… », La Revue hebdomadaire, Plon, 1910 : 176.
  • [18]
    Nous envisageons, bien entendu, une version idéale du rituel nuptial !!!!

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